Alphonse Piaget (p. 127-144).
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LE MONDE


I

— Combien de pièces ?

— Cinq pièces, Monsieur, sans compter la cuisine et les commodités ; d’abord une grande entrée, puis la salle à manger, le salon, deux chambres à coucher ; et puis une grande terrasse.

— Et vous avez dit… combien ?

— Dix-neuf cent cinquante, plus les droits de fenêtres et l’eau, environ cinquante francs. Mais je crois qu’en allant le voir, le propriétaire ferait une diminution ; même, si monsieur le désirait, je pourrais le lui demander.

— Non, c’est inutile : je reviendrai.

Un portier si convenable était, cela ne pouvait faire de doute, un vieux serviteur. À ses jambes alourdies par le manque de promenades et déformées par des ascensions multiples dans les escaliers, à sa tête de même teinte que la muraille comme s’il se faisait une attraction entre des couleurs depuis longtemps voisines ; à ses réponses polies enfin, on reconnaissait là le vieux concierge, le bon concierge d’autrefois, quand il y en avait très peu. Aujourd’hui que chaque maison est une cité, comprenant une administration, gérant, architecte, etc., le concierge est devenu un fonctionnaire presque inamovible, puissant, et qu’il fait bon ménager si l’on n’a pas un loyer supérieur à mille francs. Car quel propriétaire hésitera jamais à donner congé à un locataire mécontent quand les petits appartements se louent si facilement, et qu’un bon concierge est chose si rare ? Le concierge le sait, et le fait durement sentir à ses subordonnés si ceux-ci n’ont pas la présence d’esprit de le saluer convenablement en passant devant sa loge, ou le talent, dès le début, de le prendre de très haut.

Alors commence, pour le malheureux petit locataire, la série des vexations que tient à sa disposition le gardien de l’immeuble. Depuis les plus simples : retards dans la distribution des lettres, stations à la porte, la nuit, surtout quand il pleut, jusqu’aux plus rouées et aux plus psychologiques (rendons justice au flair du cerbère) : on y est toujours pour les créanciers, et jamais pour les bonnes nouvelles, on est souvent absent pour les lettres chargées, mais, le sourire sur les lèvres, il vous apporte le papier timbré, carte de visite des huissiers, avec une exactitude rigoureuse, et si, par malheur, vous lui laissez cent francs pour payer une traite, la loge est toujours vide quand le garçon de recette se présente.

Ce brave homme de concierge était donc une merveille, et tout autre que Soran l’eût admiré ; car est-il besoin de dire que cette conversation avait lieu à Paris, la seule ville de France qui possède des concierges ; ne s’attend-on pas aussi à voir revenir Soran dans ce tourbillon, avec un besoin de réaction contre toute sa vie passée ?

Après cette chute complète, au premier abord irréparable, Jacques prit le sage parti de chercher une diversion aux idées absurdes qui le torturaient et, abandonnant Noirchain, il résolut d’habiter Paris et de chercher la paix dans le tumulte.

Le lendemain de cette scène qui devait décider du sort de son existence, triste sort (pourquoi le cacher, puisqu’on le devine ?), après une nuit affreuse, nuit encore de lutte terrible, comme il avait accoutumé d’en avoir maintenant, cet homme qui devait lutter sans cesse, il voulut revoir cet être monstrueux et sublime, preuve éclatante de l’impossibilité des rêves qu’il avait jusque-là caressés. Il alla à sa demeure ; avec quelle émotion il la demanda, avec quel désespoir il apprit que le matin même, elle était partie pour un long voyage.

— Mademoiselle est absente, lui dit-on, mais son père est là, revenu lui-même aujourd’hui.

Jacques, résolu à dissimuler, voulant tenter d’apprendre quelque chose, se fit introduire.

Un vieillard sévère et triste le reçut.

— Je sais tout, Monsieur ; vous aimez ma fille, mais c’est impossible, impossible (et le vieillard, triste et sévère, répéta ces deux mots comme avec la douleur de lutter, lui aussi, contre une invincible fatalité). Elle est partie, Monsieur ; moi-même je vais la rejoindre aujourd’hui, nous quittons ce pays pour toujours.

Que pouvait faire Jacques, sinon de fuir un séjour à jamais insupportable ? Il prit congé du vieillard, respectueusement, et il l’entendit murmurer : Malheureux enfant !

Il rentra à Noirchain. La maison lui parut laide, le parc où il voulut se promener un peu pour concentrer ses pensées lui sembla horrible ; il revit le petit réduit où ils avaient causé ensemble, et cette vue lui fut une torture affreuse. Il ouvrit le piano, et joua les premières mesures de la Sonate… mais ses doigts se crispèrent, son cœur se serra, et il s’enfuit éperdu.

Sa vie était finie, maintenant ; pourquoi vivrait-il ? L’existence lui souriait lorsqu’il ne soupçonnait pas l’amour : elle lui apparut radieuse lorsqu’il le connut ; elle lui était maintenant un supplice, à cause de cet amour même. Il aimait et son amour puisait une force terrible dans son impossibilité. Pourquoi rester ici maintenant, quand tout y était douleur et tristes souvenirs ! Pouvait-il vivre seul, quand son cœur ne pouvait trouver la solitude ; pouvait-il vivre dans la solitude quand son esprit n’était plus seul ! Chercher un refuge dans la religion ? il ne pouvait plus prier ! dans la mort ? il était encore trop religieux ! une seule chose : fuir et espérer.

Deux jours après, Jacques était à Paris. Il rappela ses souvenirs et se mit à la recherche d’un appartement. Au bout de quelques jours, il redevint Parisien, et du premier coup d’œil il put deviner les mœurs d’un endroit à l’aspect de ses maisons, à l’allure de ses habitants ; car chaque quartier de Paris n’est-il pas un des visages différents de cette ville si dissemblable d’elle-même ?

Il fut d’abord attiré (notre pauvre nature n’est-elle pas sans cesse le jouet de la contradiction ?) par les quartiers bruyants. Les grands boulevards l’amusèrent avec leur mouvement de vaste usine où tout le monde a son objectif et son emploi, où tous luttent contre la vie et pour la vie. Cependant, leurs habitués aux allures louches, très bien mis, avec de mauvais chapeaux (le chapelier fait rarement crédit), leurs cafés remplis de folliculaires en quête de chantage et de boursiers en chasse d’affaires, le dégoûtèrent un peu. Un moment séduit, Jacques comprit que, peut-être quelquefois, il aurait besoin de repos, et qu’il n’en trouverait pas au milieu de ce vacarme, et il s’en alla, l’esprit attristé par le spectacle de tous ces misérables cachant sous les dehors d’une louable activité les appétits les plus vils et les moins hautes aspirations.

Au delà de la place de l’Opéra, le spectacle change. Sur le boulevard des Capucines et le boulevard Haussmann, peu de passants ; pas de cafés ; les habitants, très riches, restent chez eux ou sortent en voiture : ici, c’est encore la solitude plus nue qu’à Noirchain ; et puis, les maisons sont bien laides !

Jacques traversa les Champs-Élysées :

un immense plan incliné aboutissant à un Arc de Triomphe assez décoratif, et tout le long de l’avenue, des pelouses et des arbres ;

une cohue d’équipages, voitures de luxe et timides fiacres respire la poussière dans une promenade de rigueur, cependant que des piétons, citadins badauds ou provinciaux voulant poser pour les Parisiens, se promènent pour voir ;

sur des chaises très confortables de bonnes familles sont assises à leur place accoutumée, comme dans leur jardin, avec l’aisance d’une vieille habitude.

Jacques, un peu fatigué de sa longue promenade, reprit le chemin du quartier Latin où ses souvenirs lui avaient fait choisir un hôtel. Il descendit l’avenue des Champs-Élysées et traversa le pont de la Concorde. Il passa derrière la Chambre des Députés et se trouva alors dans le vrai Faubourg Saint-Germain. Nouveau contraste avec le tumulte qu’il quittait. Ce n’est pas le calme et la morgue un peu anglaise du boulevard Haussmann ; une atmosphère de monastère et de couvent respire ici. De vieilles maisons grises avec des portes hautes et massives quelquefois ornées de rocailles ; c’est le quartier des La Rochefoucauld et de tant de vieilles familles. Parfois, une voiture sort discrètement, emmenant une douairière dans un silence funèbre. Peu de monde dans les rues ; à peine un ouvrier ou un employé revenant des ministères voisins ; quelquefois des visages glabres et uniformes de domestiques.

Habiter ici donne un brevet de bon ton et de distinction précieux, et tel étudiant à la maigre pension, mais ambitieux ou vaniteux, préfère une mansarde dans le faubourg Saint-Germain à une chambre plus gaie rue des Écoles ; le plus clair de ses ressources est absorbé par son tailleur et ses cartes de visites portent : 17, rue Casimir-Périer ! Paris n’est-il pas une ville merveilleuse peu exigeante et très exigeante : les salons ne s’ouvrent-ils pas magiquement quand l’on porte bien l’habit, que l’on reste dans un quartier aristocratique, que l’on est bien présenté et que l’on se présente bien ! Le faubourg Saint-Germain est précieux aux jeunes gens qui veulent adroitement profiter de préjugés tendant à disparaître tous les jours.

Ce quartier autrefois aurait plu à Soran. La rue du Bac, faubourg de ce faubourg, où il avait passé son enfance, répondait autrefois à ses idées grises et ternes ou peut-être les avait-elle fait naître.

Il revécut en un instant, lorsqu’il la traversa, toute son enfance. Il revit la vieille maison que son père avait habitée si longtemps, où il était mort, où lui-même était né. Il songea que ce médecin pourrait peut-être le soigner, le guérir, s’il vivait encore et qu’il aurait en lui un malade intéressant à étudier, et, alors, il réfléchit encore sur lui-même, quand peut-être le salut était dans le repos de son esprit, dans l’absence, précisément, de pensées ! Un moment il chercha si cette perte de l’équilibre n’avait pas sa cause dans une hérédité dont il était irresponsable. Il revit sa mère névrosée, si longtemps indifférente à ses caresses et, plus tard, il se le rappelait nettement, maintenant, l’embrassant avec une affection exagérée comme cherchant en lui une consolation à son délaissement, un prétexte à baisers et à amour. Même, un instant, il revit cette nuit terrible qu’il avait passée au chevet de sa mère mourante, emportée d’une manière aussi brutale, comme si Dieu avait voulu, dans cet appareil de terreur, élever son âme et commencer affreusement l’odyssée de tortures dont il ne voyait pas la fin. Il souffrit, en ce moment, toutes les souffrances de cette heure ; il voulut en détourner son esprit, mais, après plus de dix ans, il ressentit avec une netteté inéluctable toutes ses anciennes sensations : après le brusque étonnement, impression toute physique, dans l’inattendu d’un tel accident, les cris de sa mère mutilée avaient déchiré ses oreilles. Il s’était penché sur elle, trouvant, pour la calmer, de sublimes caresses, et, un moment, dans le délire, elle le repoussa durement : longtemps, alors, il sanglota, voyant encore le doigt de Dieu dans la réapparition à cette heure suprême des mauvais moments d’autrefois, expiation de péchés qu’il n’avait pourtant pas commis, expiation anticipée, pensait-il maintenant. Toutes ces réflexions le hantaient douloureusement aujourd’hui : même il sentit un instant l’horrible odeur phéniquée.

Il s’enfuit à grands pas de ce lieu néfaste. Il retrouva le quartier Latin si répugnant autrefois ; aujourd’hui, en voyant tous ces jeunes gens (n’était-il pas, lui, un vieillard ?), il les trouva charmants dans leur bruyante inconscience ; il pensa que ses dédains et ses mépris d’antan étaient bien puérils. Ne montraient-ils pas une fraîcheur et une gaminerie radieuses ? Ils lui plurent tous : les uns dans leur négligence de bohèmes imprévoyants, les autres avec leur sérieux de petits hommes, prévoyants, ceux-là, et marchant dans la voie convenue, moins attrayante mais moins trompeuse.

Le confluent du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel où Jacques arrivait avec des réflexions si nouvelles, marque un autre quartier. Le vieux faubourg est déjà éloigné. C’est ici une espèce de lieu neutre, moitié rive gauche, moitié rive droite ; aujourd’hui Jacques n’eût pas été éloigné d’habiter un tel endroit : il descendait le boulevard Saint-Germain lorsque ses yeux furent frappés d’une démarche bien connue autrefois. Un prêtre marchait à pas rapides devant lui. Jacques le devança un peu et reconnut l’abbé Gratien. Il se découvrit : celui-ci le regarda un instant et tout de suite : « Ah ! Monsieur Soran ! quelle rencontre ! » Jacques eut comme une envie de se jeter dans ses bras et de l’embrasser. Ils se serrèrent la main. « D’abord, dit Jacques, plus de cet affreux « Monsieur», je vous prie ; ne suis-je donc pas toujours votre élève et (il ne put retenir ce mot) n’ai-je pas besoin plus que jamais d’être votre pénitent ? » L’abbé Gratien fut touché sans doute de tant d’affection et avec une bonté parfaite : « Eh bien ! mon cher enfant, mon cher Jacques, dit-il, devinant une pauvre âme malade, vous n’êtes pas trop pressé, je pense, venez dîner avec moi, nous causerons beaucoup ; je reste tout près, proche de l’église Saint-Séverin. » Ils prirent la rue de La Harpe.

Ils marchaient maintenant silencieusement, ayant tant de choses à se dire.

L’abbé Gratien devait avoir une quarantaine d’années, Jacques Soran avait alors à peu près dix ans de moins. Entre deux hommes de cet âge, la différence est petite et l’intimité peut être grande, l’esprit ayant à peu près un développement égal. Et cependant, en se rappelant leurs rapports au collège, Jacques se regardait comme un enfant auprès de l’abbé, et il lui témoignait un respect, il avait pour lui des prévenances qui marquaient bien cet abîme qui, dans son esprit, devait le séparer d’un prêtre.

Le prêtre n’est-il pas toujours, même pour un homme intelligent comme Soran, un être mystérieux, bizarre, pour dire le mot, occupant une place à part dans une société qui s’étonne cependant tous les jours moins facilement. Aujourd’hui, Jacques voyait dans l’abbé Gratien non un contemporain, mais un prêtre. Un peu courbé, les cheveux même grisonnants, ayant les traits régulièrement accentués, le front large, et cette grande distance entre l’œil et l’oreille qui pour les phrénologues signifie la vaste intelligence, l’abbé Gratien offrait un type intéressant et sympathique : l’œil petit et profond, avec de très rares éclairs, dit la mysticité ; la bouche un peu épaisse indique les penchants sensuels, mais l’écartement entre les sourcils exprime la lutte ; et, sur tout ce visage, ce qui avait séduit Soran autrefois, ce qui l’attirait encore aujourd’hui, un air de douceur et de suprême indulgence, qualité sans doute des seuls cœurs purs mais qui connaissent, pour avoir lutté, toutes les tentations de notre malheureuse nature.

L’abbé Gratien habitait un petit appartement assez sombre regardant sur la cour, deux pièces sans doute, devina Soran en entrant.

Il y a à Paris dans le clergé deux genres de prêtres, deux types, si l’on veut, bien définis ; au reste, ne retrouve-t-on pas dans cette distinction les caractères de quelque classe que ce soit. Ces deux types, si tranchés, que l’observateur les reconnaît du premier coup d’œil et peut classer dans sa catégorie le prêtre qui passe dans la rue, sans se tromper, c’est le prêtre riche et le prêtre pauvre, ou, plus justement, le prêtre ambitieux et intrigant, et le prêtre simple et timide. Voyez passer ce prêtre, vous connaîtrez facilement toute sa psychologie et toute sa physiologie : vous devinerez le vicaire d’une des grandes paroisses de Paris, qui en sera bientôt curé, et qui, plus tard, deviendra évêque. Étudiez sa soutane de drap fin et toujours neuve, les glands en soie de sa ceinture, le rabat soigneusement empesé, le chapeau de forme élégante ; les souliers vernis à boucles d’argent, aux talons toujours intacts. Si la soutane se relève un peu, vous entreverrez un bas noir bien tiré, et la cheville à découvert vous dira suffisamment une élégante culotte de velours s’arrêtant au genou. Soigneusement rasé, la tonsure entretenue par un barbier méticuleux, les mains blanches, de cette unique blancheur de prélat, le prêtre mondain s’avance avec une assurance et une confiance qui indique la radieuse tranquillité de l’âme. Soyez certain que, tout à l’heure, il entrera dans un bon appartement aux moelleux tapis, peut-être même orné de quelques bronzes ; le Christ, au reste, occupe la place d’honneur. N’a-t-il pas tout pour être heureux, celui qui, depuis longtemps, a imposé silence aux questions de son esprit par un acte de foi habile et qui maintenant se laisse simplement vivre, dans le confortable du corps et du cœur. L’abbé mondain est aimé du monde, respecté et peut-être craint ; est-il besoin de dire que son onction et sa douceur, comme aussi la certitude d’une parfaite discrétion, lui assurent bien des cœurs ; vénéré des maris, aimé des femmes, il coule une vie douce et tranquille.

Le prêtre timide, que sa timidité même rend un instrument docile aux volontés de ses supérieurs, peut parvenir, lui aussi, par son apparente médiocrité. Mais il restera toujours, s’il a la chance de venir à Paris, dans une cure écartée et modeste. La chevelure peu soignée, le ton bleui du menton et des joues, une douillette négligemment ouverte, la coiffure aux bords roussis, disent la concentration de l’esprit et la petite importance qu’il accorde au temporel. Pas un détail, du reste, qui ne suffise à le classer sûrement : la chaussure mal cirée a de grosses semelles ; et un pantalon apparaît sous la soutane, informe et sans coupe ; les mains mêmes manquent d’aristocratie et la tonsure en friche disparaît quelquefois. La psychologie du prêtre pauvre est peu complexe ; n’est-elle pas tout entière dans ce mot : il est pauvre ; la démarche est résignée, sans ambition. Le hasard l’a conduit dans ce milieu de Paris si glissant, mais inoffensif pour un homme peu sensible aux choses extérieures. Il vit naïvement, sans intrigues ; il dit sa messe et lit son bréviaire avec une longue accoutumance qui fait de ces deux devoirs des fonctions organiques de sa simple existence. N’y a-t-il pas aussi quelque paresse dans ce détachement du monde ? D’une origine infime le plus souvent, il est heureux de sa condition présente et n’a pas de désirs. N’est-ce pas la parfaite félicité pour un homme destiné à pousser la charrue ou à être, tout au plus, instituteur ?

Cette classification, comme toutes les classifications, est peut-être absolue ; néanmoins elle fera mieux comprendre le caractère de l’abbé Gratien. Celui-ci, avant tout, était un prêtre très sincère et très humain : sincère, puisqu’il avait de son ministère l’idée la plus haute, et un sentiment très net de ses devoirs ; humain, puisqu’il avait dû lutter contre des tentations et qu’il y avait succombé quelquefois. L’esprit trop haut pour se laisser séduire par des intrigues mesquines, trop perspicace pour ne pas mépriser le monde, il n’était pas encore, cependant, le prêtre humble et timide ; ne peut-on résumer d’un mot ce prêtre : c’était un homme. On se rappelle, sans doute, sa sollicitude pour Jacques enfant, ses imprudences de directeur de conscience inexpérimenté ; il comprenait aujourd’hui qu’il pouvait réparer le mal qu’il avait peut-être causé dans un excès de zèle, et il pensa que la Providence venait sans doute de le conduire sur le chemin de Soran comme un guide et comme un sauveur ; un prêtre, en effet, dans sa vie constante et intime avec des consciences si diverses, un confesseur, n’acquiert-il pas une divination qui lui permet, sur un regard, sur un simple mot, de lire dans un esprit avec une merveilleuse lucidité ? Sans nul doute, Soran traversait une crise terrible, et son devoir, à lui prêtre, était de ramener au bien celui qui s’en était peut-être écarté. Telles furent les premières réflexions de l’abbé Gratien. Depuis dix ans, sa science de confesseur, son art même, si l’on veut, car la direction des consciences ne demande-t-elle pas des qualités naturelles que suppléerait mal l’étude, s’était bien augmentée. Après avoir analysé pendant plusieurs années des natures simples d’enfants, il avait eu entre les mains, on peut s’exprimer ainsi en parlant d’un chirurgien des âmes, des consciences plus complexes d’hommes. En sortant du séminaire, il songea, un instant, à entrer dans un ordre régulier ; il étudia au collège de Juilly cette congrégation de l’Oratoire, peu sévère pourtant, et il renonça bien vite à ses premières idées. Ce renoncement complet à sa propre énergie, cet énervement volontaire de ses forces, cette fusion de la personnalité, l’absorption de soi-même, cette union de tous dans un but trop souvent temporel visé par un ordre, qu’il observait déjà dans cette simple association, le détourna de ses projets. Il ne songea plus à l’Oratoire après cette expérience, et encore moins voulut-il faire profession dans un ordre plus sévère. Il pensa que la prudence lui commandait de consulter ses forces et il se trouva trop faible pour ce renoncement exagéré à soi-même. Il occupa pendant quelque temps une petite cure de province et, depuis peu, il avait été nommé vicaire de la paroisse Saint-Séverin. Là, il était pleinement heureux.

— Eh bien ! mon cher enfant, dit l’abbé, avec une tendre familiarité, nous sommes donc bien triste ?