Alphonse Piaget (p. 81-90).
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III

Jacques Soran était depuis quatre mois à Noirchain. L’automne arrivait avec ses suggestions doucement moroses, et la solitude semblait plus nue au milieu des grands arbres roussissants, sous la pâleur du ciel sans soleil.

À peine, si heureux dans son parc, Jacques entrevoyait-il la campagne, dans de peu fréquentes promenades. Ici, pourtant, ce n’était pas la foule qui l’effrayait ; les plaines sont éternellement silencieuses, à peine troublées par l’apparition d’un paysan ; le village même, avec ses mineurs silencieux est calme, aux allures de nécropole qu’il aimait. Cependant il restait chez lui, s’y trouvant bien, ayant assez d’espace et assez d’air, et, rarement, par pur caprice, il s’aventurait au dehors.

Le matin, à cinq heures, Jacques, réveillé par le jour entrant dans sa chambre aux contrevents jamais clos, se levait. Depuis une heure déjà, le vieux mineur, qu’il avait gardé sympathique par son mutisme, était debout ; il lui versait un seau d’eau froide sur le corps, et, après cette bienfaisante et sommaire toilette, Jacques descendait à la chapelle. Là, sans tous les moyens matériels des églises, sans encens et sans cierges, avec son seul esprit, il priait, ou s’abîmait dans les réflexions les plus consolantes souvent, quelquefois les plus tristes. Oh ! ce n’est pas que le doute effleurât jamais de son aile noire une âme si sublimement convaincue : il croyait fermement et catholiquement. Mais, parfois, des hésitations l’empoignaient et lui donnaient comme un vertige. Que faisait-il à Noirchain ? Cette retraite, cette abstraction du monde lui était-elle permise et n’était-ce pas d’un orgueil immense que de vivre ainsi seul, ne pensant qu’à son unique bonheur, sans faire autour de soi du bien ? Ne devait-il pas se répandre au dehors, comme le prédicateur ou le missionnaire, pour verser un peu dans le cœur des incrédules ou des tièdes, des paroles de foi et de consolation ? Involontairement aussi lui venait cette pensée bien plate, mais s’imposant, que si tous suivaient son exemple, le monde s’éteindrait rapidement, et cette vie claustrale non sanctionnée par un ordre lui semblait un crime, sa pureté presque immorale.

Cette chasteté, au reste, il ne l’avait pas acquise sans lutte, la chasteté de l’esprit et du désir sans doute, car celle du corps s’obtient encore assez promptement dans une vie privée de toute tentation extérieure.

Le tempérament de sa mère qui s’était dans son enfance manifesté par des soifs de caresses et des faims d’amour reparaissait quelquefois en lui, et cet atavisme inévitable n’allait pas sans d’intolérables souffrances. Tout, dans sa retraite, alors, devenait excitation à des sens courageusement contraints, mais déséquilibrés par un ascétisme trop au-dessus de la nature. Des hallucinations quelquefois le troublaient, et il lui semblait autour de lui dans le parc, dans la chapelle, voir des formes se dessiner, visions d’autant plus obscènes à des yeux si purs.

Parfois même, à l’empyrée de ses réflexions les plus saintes, un mot le précipitait dans la terrestre réalité, un mot, comme un enfant vicieux qui cherche des excitations malsaines où il devrait trouver de fortifiantes exhortations.

Il lisait, un jour, le livre de Ruth : il admirait cette grande amitié de Noémi pour sa fille, et quel candide cynisme quand elle l’envoyait séduire Booz ; le profane, le lecteur non initié au merveilleux symbolisme de la Bible, est sans doute choqué de ce cru proxénétisme ; pour lui, au contraire comme un suave parfum s’élevait de cette simple histoire ! Mais il y trouvait un enseignement, une leçon contre lui-même : le scribe sacré ne voulait-il pas sanctifier le « Croissez et multipliez ! » de la Genèse ; le respect dont la Bible entoure cet acte si vulgaire de la génération, comme déjà dans l’histoire de Sarah, n’était-il pas un exemple pour lui ? devait-il attendre, comme un autre Booz, qu’une nouvelle Ruth vînt le trouver ? Et ces pensées, très saines en somme, dégénéraient bientôt en une troublante excitation ; même, des sensations charnelles se dressaient en lui ; alors, il s’enfuyait dans la campagne.

Ce jour-là, un jour serein d’automne, il sortit par la petite porte dans le fond du parc ; il allait, perdu dans des pensées hésitantes et vacillantes, et il regrettait presque de retrouver là l’absolue tranquillité de son parc, sans le moindre bruit pouvant le distraire de lui-même et le protéger contre des tentations se précisant maintenant honteusement.

Il marchait en jetant autour de lui des regards

suppliants comme pour chercher un être animé, un paysan ou un mineur, des femmes ou des enfants, qui lui donneraient un peu, à lui si moribond, le spectacle consolateur de la vie.

Il marchait quand un spectacle inattendu l’arrêta.

Au milieu d’un champ en friche, une femme était assise sur un pliant, en face d’un chevalet, la brosse à la main : devant elle, un paysage uniforme monotone et gris, avec de rares bouquets d’arbres, car de ce côté la nature est plus sauvage et moins gaie qu’en arrivant à Noirchain, témoignait, par un tel choix, d’une âme élevée d’artiste, d’un cœur triste aussi, sans doute, d’une compréhension bien profonde de la nature nue.

Jacques resta bouche bée ; dans ce lieu perdu qu’il considérait comme sien, qu’il ne croyait habité que par des troupeaux, des mineurs, et des paysans, et lui-même, surtout, un être semblable à lui, un frère de la grande famille de ceux qui souffrent et qui admirent, il ne pouvait en douter, partageait son monopole !

Ah ! loin de lui maintenant cette misanthropie et ces idées de réclusion ! au diable, enfin, la solitude et le mutisme ! il avait besoin de paroles, et, dans un blasphème, fruit d’une trop longue contrainte, il jura qu’il était fatigué de ses entretiens avec lui-même et avec Dieu !

Elle était là, envoyée avec un à-propos miraculeux par une Providence charitable, cette Ruth qu’il avait autrefois tant appelée, et dont il avait cru pouvoir se priver, dans son orgueil et son absurde outrecuidance !

Jacques s’approcha comme nonchalamment, timide et tremblant.

Parlerait-il, essaierait-il de percer le mystère qui certainement faisait vivre une femme dans un tel pays, ou, plutôt, pourquoi supposer un mystère quand peut-être cette retraite n’avait que des causes très simples, le besoin de repos, des vacances, par exemple ! Pourtant, avec cet instinct, une seconde vue, une acuité exquise de l’esprit qu’il devait à sa diète et qui le trompait rarement, il devinait que sa première supposition était juste…

Il avait maintenant un désir très ferme de parler à cette femme, mais, avec une crainte d’enfant vierge, il n’osait.

Il osa pourtant une chose bien audacieuse, peut-être bien indiscrète : n’est-ce pas là le propre des timides ? Ils tremblent, ils sont indécis, et, brusquement, pour l’étonnement des observateurs, ils franchissent d’un seul bond les obstacles que les courageux auraient attaqués plus franchement et avec moins de succès ; est-ce une grâce particulière récompense de leur modestie ? C’est ce qu’aurait sans doute pensé Soran s’il avait réfléchi à son action en ce moment ; mais n’est-ce pas plutôt, tout simplement, la détente brusque d’un ressort longtemps comprimé, le déploiement soudain et énergique de forces longtemps emprisonnées ?

Il s’avança (plus tard il s’expliqua très mal son courage, l’attribuant à une sorte d’inconscience) et, debout, derrière elle, le regard fixé sur sa nuque, il eut une intensité de volonté irréfléchie, même si cela semble bizarre, c’est-à-dire qu’il ne songea pas à ce que son attitude pouvait avoir d’inconvenant envers une inconnue.

Brusquement (combien à ce moment il pensa aux bramines !), elle se retourna et le regarda…

Quoi alors ?

Est-ce la vulgaire entrée en connaissance d’un homme et d’une femme, comme tous les jours à Paris, ou ailleurs, ou autre part, dans la rue ou dans un salon, après une présentation ou un hasard, après un hasard en somme, toujours ridicule ou au moins embarrassante, avec des mensonges et des habiletés ?

Il n’y eut rien de tout cela.

Un moment interloqué, moment bien court, puisque des yeux interrogateurs demandaient une réponse immédiate, Jacques retrouva sa présence d’esprit, sans trop d’assurance, avec le trouble et le balbutiement qui plaisent aux femmes en pareille circonstance, et il put dire quelque chose.

— Pardonnez-moi, madame, mon indiscrétion, mais mon isolement, ma privation d’art, dans cette retraite, excuseront peut-être à vos yeux ma curiosité. Au reste, vous serez indulgente… vous avez du talent.

Soudain, il rougit beaucoup de son aisance et que ce compliment fût si banal, de sa manière, en un mot, d’homme du monde…

Banalement aussi, elle répondit :

— C’est vous-même, monsieur, que j’accuserai (elle souligna ce mot) de trop d’indulgence.

Cette voix lui donna comme un vertige : il se trouva, en même temps, absurde dans sa préciosité de gentleman, et si bête dans ce commencement de concetti qu’il lui fallait continuer.

Il regretta de ne pas brusquement s’être jeté à ses pieds… il lui aurait dit… : « Voilà dix ans que je souffre, seul, sans affection et sans ami ; une divinité vous a envoyée pour panser mes plaies et vous le voudrez sans doute puisque, dédaigneuse des paysages coquets et jolis, vous peignez une nature si triste… »

Et puis alors, il trouva cela encore bien plus absurde ; il se demanda s’il pensait jouer un personnage de roman, et il songea que son grand corps, précipité à côté du chevalet, serait un spectacle très risible…

Il ne pouvait donc sortir de cette situation, il en prit son parti, fit le sacrifice de sa vanité, s’efforça de ne plus se voir ni s’entendre, et se dit qu’après tout, il n’y avait pas là de témoins de son embarras, et que pour elle, il saurait bien, s’il réussissait, lui expliquer plus tard la banalité sous laquelle il avait été entrevu…

Il voulait donc réussir, mais à quoi ?

Toutes ces réflexions furent plus sommaires pendant le petit temps qui s’écoula après qu’elle eut parlé…

À son tour maintenant ; il ne trouva pas mieux que ceci :

— Ce pays n’est pourtant guère intéressant pour un artiste.

Elle eut l’air étonné.

— Je l’aime ainsi, dit-elle, cette vaste plaine très dénudée me parle beaucoup.

Il se gourmanda et s’en voulut grandement. Il venait de dire une ineptie, consciemment, et, certainement, elle devait le prendre en grande pitié. Très simplement alors, avec une franchise de pénitent :

— Je ne sais pourquoi j’ai dit cela, je pense juste le contraire…

Et il s’en alla.