Six Semaines en Océanie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 64-103).
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SIX SEMAINES EN OCEANIE

II.[1]
SAMOA.

Samoa. — Du 17 au 29 Juin. — Le 14, à midi, départ de Loma-Loma. Suivent trois jours de calme ou de vents contraires, et nous voilà en panne à quelques milles de Nina-Tobutava (Keppel-Island) et de Tafari (Boscowen-Island). Tâchons d’atterrir. La baleinière du capitaine s’engage dans un dédale de récifs à fleur d’eau. Heureusement, un indigène, accompagné d’un petit garçon, tous deux blottis dans un morceau de bois creux, vient à notre rencontre et sert de pilote.

L'air est brumeux, et le soleil, légèrement voilé, jette un tissu de fil d’or sur le bassin intérieur, qui ressemble à une immense vasque de vermeil incrustée de pierres précieuses. Au dehors, la haute mer, vert foncé, inquiète, courroucée, moutonnante, contraste, par son agitation fébrile, avec l’immobilité métallique de la lagune. Nous approchons de basses collines toutes boisées[2]. C'est l'île de Nina-Tobutava, qu'un chenal étroit sépare d’un de ces îlots, souvent annulaires, toujours couverts de cocotiers, qui dépassent à peine le niveau de la mer et forment un des traits caractéristiques des archipels océaniens.

A quelques milles au nord, Tafari s’élève tout d’une pièce, laissant à ses pieds à peine de la place pour les huttes d’une trentaine d'habitans. Malgré la proximité de ce cône colossal, à cause de l'état de l’atmosphère et de la position du soleil, nous n’en distinguons que la sombre silhouette, qui offre une ressemblance frappante avec Stromboli.

Tout près de l’endroit où nous débarquâmes, on trouve sur la plage même la cabane de l’un des trois blancs qui résident dans cette île. Ce sont des traders. On appelle ainsi des commerçans commandités par des maisons australiennes, anglaises, allemandes qui leur cèdent, au prix double des marchés d’Europe, des canifs, des couteaux, des cotonnades, du tabac et d’autres objets recherchés par le sauvage, et aucun ne l’est plus que les armes à feu. Le trader qui exploite tel ou tel archipel les échange, parfois avec un bénéfice de 700 à 800 pour 100, contre du copre et du coton. Il envoie ces produits à Apia, à Suva, à Levuka, à Tonga, là où est la maison qui l’a commandité et qui se charge de l’exportation en Europe, le plus souvent en faisant des profits énormes. Si le trader est sobre, intelligent, énergique, et s’il n’est pas tué, ce à quoi il s’expose surtout dans les archipels mélanésiens, il fait en peu d’années une fortune relativement considérable. La vie qu'il mène ne lui coûte presque rien. Il a apporté dans son île de petites provisions de conserves qu'il renouvelle à l’occasion. Sa nourriture se compose principalement de yam, de bananes et de volaille. Il a pour costume un gilet et un pantalon de flanelle qui tiennent lieu de linge; un chapeau de paille pour le beau temps et un sudouest qui, dans la saison des pluies, protège la tête, le front et la nuque.

Mais, hélas ! beaucoup de ces hommes ne sont ni sobres, ni actifs, ni énergiques. Le climat les énerve. Ils ne travaillent que juste pour vivre, et ils vivent au jour le jour. Il y en a qui, étendus dans leur hutte sur une natte, ou à l’ombre d’un cocotier dans un hamac, seuls ou avec une compagne indigène, passent leur temps à ne rien faire et finissent par disparaître. Il y a aussi des hommes énergiques; mais ceux-là ont ordinairement, à un trop haut degré, les défauts de leurs qualités. Ce sont les derniers épigones des grands spadassins, des rowdies d’autrefois, dont les hauts faits, accomplis surtout en Mélanésie, ont épouvanté le public australien et trouvé un écho jusque dans les journaux d’Europe. Il s’en accomplit encore, mais plus rarement. Seulement, si la moitié de ce qu'on m’a raconté est vrai, c'en est encore trop. Une personne réellement digne de foi dit avoir vu un trader, pour essayer un fusil de chasse qu'il venait d’acheter, ajuster et toucher un indigène qui cueillait des noix sur le haut d’un cocotier. d’autres,.. mais trêve d’atrocités ! La revanche ne se fait pas attendre et cela finit par devenir une suite de représailles entre blancs et indigènes.

Mais il y a aussi, parmi les traders, de fort braves gens, et, ce qui vaut la peine d’être noté, le métier, naguère assez mal famé, se moralise à vue d’œil depuis que les communications avec le monde civilisé se multiplient, que l’acheteur indigène apprend peu à peu la valeur réelle de la marchandise qu'on lui offre, et que le jour commence à se faire dans des régions jusqu'ici enveloppées de ténèbres.

Les armes à feu, je l’ai dit, sont l’article le plus recherché par les indigènes. C'est surtout le cas quand on fait la guerre ou quand on s’y prépare. Quoique le temple de Janus ne se ferme jamais dans les îles de l’Océanie, les habitans de race mélanésienne sont des poltrons. Chez eux, la guerre n’est qu'une suite de guet-apens, de massacres de femmes et d’enfans qu'on dévore après les avoir surpris et tués dans quelque chemin creux. Mais des batailles ! jamais. Tout au plus, quand, par un hasard malencontreux, les deux armées se rencontrent malgré elles, le plus brave de la bande s'avance vers l’ennemi pour lui décocher des invectives, après quoi il se sauve à toutes jambes. Les hommes de Samoa, des Polynésiens, au contraire, sont nés guerriers ; ils aiment à se livrer bataille en rase campagne.

Mais guerrier ou non, bravement ou lâchement, sauf pendant de courts intervalles, on se fait la guerre. La guerre est dans les habitudes des insulaires, et ces habitudes servent les intérêts du trader. Dernièrement, le capitaine d’une des croisières anglaises avait réussi à opérer une réconciliation entre deux grands chefs. Ils étaient venus à son bord, s’étaient embrassés devant lui et avaient juré de vivre en paix. Malheureusement, le trader de la localité avait encore une provision de fusils à vendre. La croisière n’eut pas plus tôt pris la mer, que les hostilités recommencèrent. Il est vrai qu'on n’a pas pu constater la complicité du trafiquant.

Le trader qui nous reçoit au seuil de sa cabane semble un homme de bonne composition; c'est un peu le type de Robinson Crusoé. Sa femme, une Maori d’une des réserves de l’île du nord de la Nouvelle-Zélande, nous frappe par des restes de beauté, par la noblesse de ses traits, sa haute taille et la dignité naturelle avec laquelle elle nous souhaite la bienvenue. Elle parle l’anglais plus correctement que son mari, bien qu'il soit fils d’Albion. Pendant que nous visitons ses magasins, les deux autres traders, l’un Anglais et l’autre Danois, arrivent, et tous ensemble nous nous mettons en route pour Hihipu, la capitale de l’île.

Quel magnifique tapis vert ! quelle abondance de feuillages exotiques ! Tous ces géans aux feuilles colossales incisées, veloutées, luisantes, étendent leurs bras et prodiguent leur ombre aux jolies cabanes-paniers éparpillées sur le gazon. Pour faire circuler l’air dans les habitations, on a soulevé les nattes des piliers qui servent de parois et de rideaux. Ces intérieurs n’ont donc pas de secrets pour nous. Mais toute la population est dehors. Fort peu d’hommes, parmi eux quelques beaux garçons. En revanche, un grand nombre de jeunes filles ; elles se sauvent avec un air effaré qui ne me paraît pas naturel ; les jeunes femmes, loin de s’enfuir, viennent à nous en riant. Il y a aussi des matrones entre deux âges d’une corpulence considérable et des vieilles femmes aux contours impossibles. Mais tout ce monde rit et semble enchanté de nous voir. Ce qui me frappe dans cette foule de femmes et d’enfans qui s’attachent à nos pas, c'est le grand nombre de chevelures blondes tirant sur le roux.

Les deux édifices principaux sont l’église et le palais du gouverneur. l’église se distingue par une toiture colossale, et le government house par les carreaux de ses fenêtres. Car, sachez-le bien, ces îles, que sa majesté George Ier, il y a environ trente ans, s’est pacifiquement annexées, possèdent un gouverneur, un magistrat, un juge et des agens de police. Ces derniers se font une fête de rapporter régulièrement aux traders leurs cochons de lait, régulièrement volés par des chevaliers d’industrie, qui abondent dans cette capitale.

Dans une hutte, une femme, accroupie devant un tronc d’arbre qui lui sert de métier, frappe avec un marteau sur l’écorce d’un certain arbre. C'est leur manière de faire l’étoffe de leurs pagnes. Une jeune fille, blottie à côté d’elle, applique des taches noires sur l'écorce et produit ainsi un dessin fort original. Elle déroule devant nous sur le gazon un tapis de ce genre, de 14 pieds de large sur 120 de long.

Mais le soleil baisse, et il est temps de quitter ces îles enchanteresses jetées au milieu de l’océan. Les navigateurs les évitent, parce que l’accès en est difficile, et par conséquent elles sont très rarement visitées. Depuis quatre ans, aucun bâtiment de guerre anglais n'y a montré son pavillon. Nous avions eu bien de la peine pour y arriver; mais, guidés par le même pilote, nous glissons sans incident sur les haut-fonds de la lagune et arrivons à bord de l’Espiègle avant la nuit.


19 juin. — Devant nous se dressent les hautes montagnes arides de Savaï[3]. A notre droite, vers l’est, une chaîne de collines d’un vert bleuâtre s’enfuit à perte de vue : c’est Upolu. Upolu, Savaï et Tutuila sont les trois grandes îles du groupe des Navigateurs, aujourd’hui mieux connu sous son nom indigène de Samoa. Les populations ont bâti leurs villages sur la plage. l’intérieur n’est pas habité.

La corvette, laissant à bâbord l’île de Savaï, longe la côte septentrionale d’Epolu, et, vers quatre heures du soir, après avoir passé près des carcasses de deux grands navires naufragés, jette l’ancre devant la ville d’Apia.


20 Juin. — Apia se présente fort bien, avec ses maisonnettes blanches entremêlées d’arbres, avec les pavillons des trois consuls d’Allemagne, d’Angleterre et des États-Unis, avec l’église de la mission catholique, au bord de l’eau, et des montagnes, couvertes d’une infinité de cocotiers, qui forment l’arrière-plan.

Quatre grands trois-mâts (bark-ships) et une goélette, tous allemands, un navire anglais et un bâtiment américain, outre un grand nombre de canots qui vont et viennent, donnent au port une certaine animation.

Notre Espiègle est entouré de nacelles surchargées d’indigènes, hommes et femmes. Les premiers se distinguent par le tatouage magnifique de leurs cuisses : on dirait des culottes noires brodées de blanc. La couleur naturelle de leur peau rappelle le bronze florentin. Les femmes ont le teint brun clair. C’est la bonne et belle race polynésienne pur sang.

Enfin on nous donne la pratique. MM. les consuls sont très sévères en matière de police sanitaire, et ils ont bien raison. Les récifs du corail qui traversent en tous sens la lagune d’Apia obligent la baleinière à faire de grands détours avant d’arriver au débarcadère.


Le docteur Canisius, consul des États-Unis, Westphalien de naissance, naturalisé Américain, le docteur Stübel, consul d’Allemagne, Saxon, appartenant au service diplomatique allemand, et le consul anglais, M. Churchward, ancien officier de cavalerie, forment le triumvirat qui gouverne à Apia.

La municipalité semble constituée d’après le modèle des factoreries européennes en Chine. Le roi n’a pas aliéné le terrain qu’occupe cet établissement, mais, moyennant une rente viagère de 20 dollars par mois, il en a abandonné l’usufruit et l’administration à ce qu’on appelle la municipalité. C’est, en réalité, une sorte de condominium exercé par les consuls des trois puissances signataires d’une convention (1879) : l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis. Par un autre traité conclu la même année, le roi reconnaît la juridiction exclusive du haut commissaire britannique relativement aux sujets anglais qui résident dans cet Archipel. Ce qui distingue la municipalité d’Apia des settlement de Chine, c’est qu’ici l’administration, on peut dire le gouvernement, est exercé en commun par les consuls des trois puissances, tandis que, en Chine, par exemple à Shanghaï, les établissemens des Anglais, des Français, et des Américains sont complètement séparés. Notons tout de suite que le règne des triumvirs d’Apia est un succès. C’est peut-être, dans des proportions fort restreintes, il est vrai, le premier exemple d’une solution du problème difficile et délicat d’une administration gérée en commun par les représentans de différens états. Reste à savoir si ce résultat est dû à la vertu intrinsèque de la constitution municipale ou au bon sens et à l’esprit de conciliation des consuls. Le mécanisme est des plus simples et des plus économes : un magistrat et six hommes de police sont placés sous la direction et sous la surveillance directe du magistrat. Lui et les agens de police sont des hommes de couleur. Cependant ils ne rencontrent aucune difficulté à faire respecter leur autorité par les blancs[4].

Dès qu’on franchit les très étroites limites de la municipalité, on se trouve dans le royaume de Melietoa. La constitution de ses états est purement patriarcale. Les chefs de famille seuls exercent des droits politiques. Ils sont ou chefs, alii, ou gens du commun, tulafale. Il y a parmi eux un petit nombre de personnages qui, grâce à leur richesse relative et à un prestige traditionnel, sont appelés hauts alii et hauts tulafale. Ce sont eux qui sont, ou plutôt, qui étaient les grands propriétaires fonciers du pays. Les droits politiques s’exercent par les chefs et les tulafale réunis en assemblée de village quand il s’agit d’intérêts de village, et en assemblée de districts quand on discute des intérêts de district. l’autorité de ces assemblées, investies de pouvoirs législatifs et judiciaires, n’est jamais contestée dans le village ou dans le district, tandis que les réunions des chefs et des tulafale à Mulinuu, résidence du roi, sont considérées comme de pure forme. On y fait des discours, mais sans prendre de résolutions ; et, si on en prenait, elles n’auraient pas de sanction. Melietoa n’est roi que pour les trois puissances qui l’ont reconnu comme tel, il ne l’est guère, ou dans un sens très restreint, pour ses soi-disant sujets. Sauf un vice-roi titulaire et un juge suprême, tous deux résidant à Mulinuu, il n’y a pas l'ombre de gouvernement organisé, pas d’autorité, pas de prestige, pas d’impôts, pas un sou dans les coffres du roi, excepté les 20 dollars que lui paie mensuellement la municipalité.

En ce qui concerne la population indigène de l’Archipel, à défaut de recensement, on est réduit à se contenter des calculs approximatifs des missionnaires. Les instructeurs indigènes, wesleyens et congrégationalistes donnent le chiffre de 34,000 âmes. Les missionnaires catholiques le portent seulement à 30,000. Selon eux, la population aurait diminué de 6,000 âmes dans les trente dernières années.


Le commerce de ces îles est principalement entre les mains de deux grandes maisons allemandes, deutsche Handels und Plantagen-Gesellschaft, représentée par M. Weber, et Ruge et Cie, toutes deux de Hambourg[5]. Elles ont acquis des terrains d’une très grande étendue[6] et mènent de front les transactions commerciales et l’exploitation du sol. C'est par bâtimens allemands qu'elles expédient en Europe les produits de leurs plantations et qu'elles en importent les articles destinés à être répandus parmi les insulaires. La plupart des marchandises importées sont d’origine étrangère. Les cotonnades et les armes à feu viennent d’Angleterre, les ustensiles et les provisions d’Amérique ou d’Australie, le reste d’Allemagne. Presque tous les Européens qui résident dans ces îles sont aux gages de la compagnie allemande et de la maison Ruge, ou trafiquent pour elles. En ce qui concerne les relations commerciales, l’exploitation du sol et le mouvement maritime, ces deux établissemens dominent la situation, grâce à l’importance des capitaux engagés, à l’activité éclairée des directeurs, à la réputation de solidité dont ils jouissent, mais il faut bien le dire aussi, grâce à l’absence d’une concurrence sérieuse.

J'ai vu et observé l’Allemand sur différens points du globe. Je l'ai rencontré partout et je l’ai trouvé partout le même. Il a peut-être oublié sa langue, ce qui lui arrive parfois, surtout à la seconde génération ; il a adopté quelques-uns des usages du milieu où il vit, quelques conforts qu'il ne connaissait pas dans le Vaterland, mais, en tout ce qui touche à la tournure d’esprit et au caractère, il reste allemand. Il est d’ordinaire intelligent, toujours frugal, sobre, économe, patient, persévérant, courageux, mais pas jusqu'à la témérité. Il ne vise pas aux gains rapides et n’aime pas à se risquer. À ce sujet il se distingue de l’Anglo-Saxon qui, plus entreprenant que lui, cherche les aventures hasardées et, très souvent, en sort avec succès. l’Allemand avance un peu plus lentement, mais plus sûrement ; il reste où il a pris racine et ne se laisse pas évincer. Enfin, l’Allemand, si l’on parle en particulier des classes populaires, est plus instruit et mieux préparé que ne l’est d’ordinaire l'Anglo-Saxon de la même couche sociale, à s’adapter aux exigences d'une situation nouvelle ; comme cultivateur, il partage avec l’Écossais la réputation d’être le premier colon du monde.

Tout ce qu'on voit à Samoa lorsqu'il s’agit de l’élément blanc, porte l’empreinte allemande. Il n’y a ici, comme il a été dit, que deux maisons, qui monopolisent de fait l’exploitation de ces îles, et qui cumulent le négoce avec la culture. Ce système offre de grands avantages ; il peut aussi, dans certaines circonstances, avoir de grands inconvéniens. Jusqu'ici les plantations d’Upolu ne donnent aucun profit. Si les Allemands de Samoa ont à craindre la concurrence étrangère, ils jouissent ici, de toute façon, des bénéfices du beatus possidens. Jusqu'à présent, l’esprit d’entreprise du capitaliste anglais et australien trouve dans d’autres archipels du Pacifique un champ d’activité trop vaste, pour avoir besoin de s’attaquer aux fortes positions occupées dans ces îles par les deux maisons hambourgeoises.

Somme toute, en comparant les Anglais et les Allemands, tels que je les ai vus à l’œuvre, je trouve entre eux une grande affinité, et je ne constate ni chez les uns ni chez les autres aucune trace de décadence. Ils n’ont qu'à vouloir pour réussir. Ce sont des pairs entre les nations. Seulement l’Angleterre est plus riche que l’Allemagne, plus riche en capitaux qu'elle est obligée, pressée et souvent fort embarrassée, de faire valoir. Sur ce terrain, la lutte ne serait pas égale[7].

Nous avons visité la plantation dite Utumapu de la Handels Gesellschaft. On voit d’abord la mer en passant près de quelques hameaux habités par des pêcheurs dont plusieurs étaient atteints de la terrible maladie appelée éléphantiasis, ensuite nous nous dirigeâmes, toujours en montant, vers l’intérieur de l’île. Au bout d’une heure et demie, nous arrivâmes près de la crête des montagnes qui forment l’épine dorsale d’Upolu. C'est là, au centre de la plantation qui s’étend d’une mer à l’autre, de la côte nord à la côte sud, que se trouve sur un point culminant une jolie maisonnette, bien tenue, habitée par un jeune Allemand, un des inspecteurs de l'établissement. Et quel panorama ! On ne voit qu'une mer de cocotiers, et, par-dessus les arbres, l’immense horizon de l’océan. La petite langue de terre qui avance dans la mer est Mulinuu, résidence du roi. Les cocotiers qui, vus d’en haut, ressemblent à une forêt épaisse, présentent, quand on les approche, l’aspect d’un échiquier tracé avec une exactitude géométrique. Chaque arbre est séparé de ses voisins par la distance scrupuleusement mesurée de huit pieds. Une route carrossable, sans cesse envahie, il est vrai, par la végétation, facilite l’exploitation de ces terrains, qui, dans l'ensemble, font l’effet d’une immense pépinière. On plante aussi le caféier avec l’intention, si l’expérience réussit, de faire du café le principal produit de cette grande plantation. On en est encore aux tâtonnemens, mais partout on reconnaît la main du cultivateur intelligent, méthodique, consciencieux, le génie de la nation allemande à l’œuvre aux antipodes.


J'ai passé des heures fort agréables à la mission catholique en compagnie de Mgr Lamaze, évoque d’Olympe et vicaire apostolique de l’Océanie centrale, et des quatre prêtres, jeunes et vieux, tous Français, qui partagent avec lui les labeurs de l’apostolat. Il a acquis un vaste terrain derrière l’église pour y construire un village, où il a réuni une partie de ses convertis en leur abandonnant gratis l’usufruit des terres qu'ils cultivent. Ils quittent rarement ces lieux et forment une communauté séparée, une sorte de reduccion, comme on disait autrefois dans l’Amérique du sud. Les hommes sont tous mariés, et chaque famille a sa cabane à elle. Les résultats obtenus, me dit-on, sont des plus satisfaisans. l’important est de préserver les nouveaux chrétiens du contact des indigènes qui vivent extra-muros et surtout de celui des blancs. En traversant cette pépinière du christianisme, nous n’avons vu que de joyeuses figures; les champs étaient bien cultivés et les huttes proprement tenues. Quelques-uns des hommes sont destinés à servir de catéchistes.

A mi-côte d’un mamelon de la propriété s’élève une petite église en pierre que le navigateur aperçoit longtemps avant d’arriver au port. Complètement détruite par un ouragan, l’année dernière, elle est déjà rebâtie grâce aux dons de quelques bienfaiteurs et à la coopération d’hommes de bonne volonté fournis par la communauté. Cet endroit s’appelle Vaca, et c'est là que les futurs catéchistes reçoivent leur instruction et commencent à être initiés aux études classiques.

Dimanche, nous avons assisté à la grand'messe dans l’église de la Mission. Les jeunes indigènes (surtout les femmes), chantaient avec des voix mélodieuses. Quelle différence, au point de vue musical, toute à l’avantage de ces insulaires, avec les chrétientés de la Chine et les couvens des Koptes catholiques de l’Égypte !

Dans l’après-midi, l’évêque, ses pères et ses hôtes, les membres de la communauté et quelques notabilités catholiques, le grand juge du roi en tête, se réunirent sur la pelouse, moitié cour, moitié jardin, qui sépare l’église du presbytère. La fille du juge eut l’honneur de préparer le kava.

Le kava est un breuvage que l’on prépare avec une racine qui est nettoyée, raclée et mâchée par des jeunes filles, ensuite lavée de nouveau et versée dans une grande cuvette de bois. Le résultat final de cette série d’opérations peu appétissantes est une boisson qui a le goût de la rhubarbe. Les résidens blancs l’apprécient autant que les indigènes. Dans toutes les réunions d’amis, dans les réjouissances publiques et réceptions de personnages, on sert le kava. Ce sont des jeunes filles de qualité, d’une conduite régulière, qui le préparent en présence de l’assemblée. Dans ces réunions, les hôtes sont assis en cercle. Les deux ou trois jeunes filles se tiennent au centre, devant la cuvette destinée à recevoir le produit de la mastication. À en juger par les grimaces involontaires des jeunes Hébés aux joues enflées, c’est un rude travail qui exige de puissantes mâchoires. Dès que le breuvage est prêt, le maître de la maison bat des mains. Ce signal est répété par toute la compagnie. Les conversations cessent, et, au milieu d’un profond silence, le chef prononce le nom de l’hôte qui occupe la place d’honneur. Une jeune fille s’avance vers lui gravement, s’incline avec grâce et lui sert le liquide dans une moitié de noix de coco. Vidée ou touchée seulement des lèvres, la tasse est remplie de nouveau et présentée par la même jeune fille aux autres invités toujours par ordre de préséance.

Les missionnaires me disent que, dans leurs voyages, ils acceptent volontiers d’assister à ces réunions, qui disposent favorablement les esprits et préparent le terrain aux discussions sérieuses.

Après le kava, de jeunes catéchumènes vêtus de leur pagne d’écorce avec des fleurs dans les cheveux et une épée de bois à la main, exécutèrent avec beaucoup d’entrain plusieurs danses de guerre. Les femmes n’y prenaient aucune part : « Elles ne fréquentent pas les bals, » me dit un des missionnaires d’un air significatif dont je ne compris le sens qu’après avoir assisté à un sava.

Cependant, la brise du soir commençait à apporter un peu de fraîcheur. C’était bien une des journées les plus étouffantes dont j’aie mémoire. Dans ce groupe, quand l’atmosphère est tranquille, le thermomètre marque pendant toute l’année de 25° à 27° Réaumur. Néanmoins, les Européens y vivent jusqu'à un âge avancé, tandis que les indigènes atteignent rarement la vieillesse.

Au départ, les missionnaires me disent que, dans dix ans d’ici, les habitans de Samoa se rappelleraient le nom de l’Espiêgle, celui du capitaine Bridge et le mien. Ils sont doués d’une mémoire et d’une faculté d’observation remarquables. Ils donnent des noms aux moindres mouvemens de terrain, à toutes les falaises, aux plus petites criques. Ils connaissent exactement les habitudes des différens animaux. En général, ils sont éveillés à un certain degré et intelligens jusqu'à une certaine limite qu'ils ne dépassent jamais.

Le couvent des sœurs, dont deux sont Françaises et cinq indigènes, se trouve à quelques pas de la mission. Depuis vingt-six ans, la supérieure n’a quitté cette maison qu'une seule fois par raison de santé et encore pour quelques semaines seulement. C'est elle qui a tout créé, tout organisé, qui a bâti la petite chapelle, vrai bijou d’architecture monacale, et qui a répandu dans beaucoup de familles européennes et indigènes les bienfaits d’une bonne et solide éducation. Dans l’école des blanches, j’ai vu deux petites filles allemandes du type teutonique le plus prononcé. Mais elles ne savaient pas un mot d’allemand, elles ne parlaient qu'anglais et samoën.


Le soleil est impitoyable, la chaleur indescriptible, et cependant nous voilà au milieu du jour en route pour Mulinuu. Des devoirs de cour nous y appellent. Mgr Lamaze, qui aura la bonté de nous servir d’interprète, les consuls d’Allemagne et d’Angleterre, veulent bien nous tenir compagnie.

La capitale du roi des Samoëns, située à un peu plus de 2 milles à l’est d’Apia, occupe une langue de terre entre deux sinuosités de la baie. C'est, à proprement parler, une forêt de cocotiers, mais je suppose qu'il y a aussi des maisons plus ou moins cachées dans le bosquet. Nous n’en avons entrevu que fort peu. Il y a cependant une sorte de place publique où l’on a dressé la potence, qui a un air monumental. A quelques pas de là se trouve une jolie cabane habitée par. le grand-juge du roi. Ce personnage et sa fille, qui sont catholiques, en sortaient pour baiser l’anneau de l’évêque, et, à l'ombre des bois de justice, nous engageâmes avec eux une conversation qui ne manquait pas d’intérêt, lorsque nous entendîmes, derrière nous, les pas précipités d’un homme essoufflé qui avait apparemment hâte de nous dépasser. On l’arrêta et nous fîmes route ensemble. Cet individu portait une chemise qui ne sortait pas des mains de la blanchisseuse et un pantalon de toile qui s’en allait en loques. Ses traits manquaient de distinction et l’expression de sa physionomie était à l’avenant. Nous perdîmes notre peine à vouloir lui arracher un seul mot. A tout ce qu'on lui disait il répondait par de gros rires. Ce ne fut qu'aux approches de la maison des réunions publiques, vers laquelle il dirigeait ses pas, que j’appris son nom. C'était tout simplement le roi. j’éprouvai alors quelques scrupules en songeant au sans-gêne avec lequel j’avais apostrophé sa majesté.

Glissons sur l’audience. Une grande cabane couverte de nattes sales, tous les rideaux levés pour laisser entrer l’air, qui était embrasé ; le roi et les Européens assis sur des chaises de Vienne achetées pour les occasions solennelles où les consuls viennent non ad audiendum verbum regium, mais pour faire entendre leur voix au roi. Quelques chefs réunis à la hâte étaient blottis sur les nattes, les genoux près de la bouche et le dos contre les piliers de l’enceinte. Il y eut un discours qui n’en finissait pas et dont le sujet était mon éloge. l’orateur, un des grands chefs, en le prononçant, semblait s’endormir. C'était aussi notre cas. A la fin, n’en pouvant plus, je me levai brusquement ; autre infraction à l’étiquette. Mes amis en firent autant. Le roi, qui, pendant toute la cérémonie, n'avait fait que sommeiller ou rire d’un gros rire faux, sourit cette fois-ci franchement. Tout le monde, sauvages et policés, étaient enchantés de se séparer, et nous nous sauvâmes à toutes jambes, non sans avoir rendu visite, dans sa hutte, au vice-roi, qui a l’air de quelqu'un.

Melietoa n’est pas, me dit-on, un idiot. C'est un homme ordinaire, qui, si on l’avait laissé à sa place, serait aujourd'hui, ou ne serait plus un des grands chefs de tribu samoëns. Mais on l’a fait roi ; or il est roi, comme je l’ai dit, vis-à-vis des puissances signataires, il ne l’est pas aux yeux des autres chefs, qui ne l’ont jamais franchement reconnu comme souverain. Les trois consuls lui demandent, c'est leur devoir, sûreté pour les blancs nombreux épar- pillés en dehors de la municipalité sur différens points des îles, et, à cet effet, ils réclament de lui le rétablissement de la paix, constamment rompue de tribu à tribu. Ils n’ont ni la mission, ni les moyens d’intervenir eux-mêmes directement pour atteindre ce double but : ils s’adressent donc au roi, qui est impuissant. C'est une situation fausse et à la longue intenable.

On sait ce qui s’est passé à Tonga et à Fiji. l’Angleterre a reconnu roi le grand-chef George, dont le père déjà avait été le maître de cet archipel et qui, d’ailleurs, se trouve doublé d’un alter ego blanc, le missionnaire Baker. La reconnaissance de l’Angleterre consolidait, elle ne créait pas son pouvoir. A Fiji, un chef ambitieux, encouragé et poussé par des résidens blancs, entreprit de se soumettre les autres chefs. Il échoua et n’eut à choisir qu'entre la ruine ou l’abdication ; l’Angleterre n’avait pas d’autre alternative que d’annexer ou d’abandonner aux chances du hasard ses sujets établis dans les îles.

L'analogie saute aux yeux. Il y a à Samoa des intérêts considérables à sauvegarder. Les quelques croisières anglaises et allemandes qui arrivent de temps à autre peuvent bien redresser des torts individuels, elles ne peuvent pas garantir d’une manière permanente le maintien de l’ordre public; et les intérêts en cause peuvent être compromis d’un moment à l’autre aussi longtemps qu'une paix stable n’aura pas succédé aux guerres intestines de tribu qui se reproduisent comme les fièvres intermittentes. Cette paix suppose un gouvernement régulier et fort qui est impossible en l’absence d'un chef assez puissant à qui le confier. Un simulacre de roi ne suffit pas. Melietoa n’est pas à la hauteur de la situation. C'est, à tous égards, un pauvre sire.


Nous menons joyeuse vie à Apia. La présence d’un bâtiment de guerre est un petit événement. Il met un peu de variété dans l’existence, assez terne, des résidens. Dîners à bord, dîners à terre, excursions à cheval et en bateau. Quel contraste avec la douce monotonie de la vie à bord ! Mais c'est pour la bonne bouche, pour la veille de notre départ, qu'on nous a réservé un sava, une soirée dansante arrangée par MM. Stübel et Churchward dans la maison d'un grand chef du voisinage.

La nuit était noire et la pluie, fouettée par une forte brise, tombait par intervalles. La baleinière, dirigée par le capitaine Bridge, pirouettant sur les petites vagues saccadées de la lagune, échoua plus d’une fois sur des bancs de corail, mais finit par pénétrer dans la crique près de laquelle se trouve la résidence du chef. Après que nous y eûmes pris le kava en compagnie des notables de la tribu, avec les cérémonies voulues, on nous mena à la hutte destinée aux réunions publiques.

Là, un étrange spectacle s’offrit à nos regards. La salle était remplie de monde. Au milieu, près des trois arbres qui supportent le faîte du toit et qu'on avait ornés de guirlandes de fleurs et de feuilles, brûlait un grand feu. C'était le seul éclairage. Les consuls d’Angleterre et d'Allemagne, les officiers et quelques matelots de l’Espiègle, deux ou trois résidons d’Apia formaient le public européen. Les spectateurs de couleur, hommes et femmes, appartenaient aux couches supérieures du monde indigène. Ce ne fut qu'à force de coups de coude que le corps de ballet put se frayer passage à travers la multitude. Un morceau de calicot aux couleurs voyantes, orné de festons de feuilles de cocotiers ou d’écorce d’arbre autour des reins, un collier de fleurs dans les cheveux, constituaient la toilette des ballerines. La jeune première se distinguait de ses compagnes par une grande perruque de cheveux blonds en forme de bonnet phrygien, ornée d’un panache de plumes écarlates qui faisaient valoir le ton caramel des épaules, du buste et des bras. Toute sa personne ruisselait d’huile de coco. Arrivées au nombre de seize en face du feu, les danseuses, la première au centre, se rangèrent en ligne, s’accroupirent sur les nattes et attendirent, immobiles comme des statues, le signal de se mettre en mouvement. Ce fut la prima ballerina qui le donna en entonnant une sorte de mélodie qui fut ensuite chantée en chœur pendant toute la durée du pas. Les mouvemens, dont la précision excitait l’admiration des Européens, étaient d’abord contenus, graves, lents, solennels, puis accélérés, à la fin vertigineux. Ces dames dansaient avec les yeux, la tête, les épaules, avec les bras, les mains et le buste ; les jambes seules restaient immobiles. Le texte, non la musique des chansons, était composé pour l'occasion en l’honneur du capitaine Bridge et de ma personne ; en effet, des sous ressemblant à nos noms se reproduisaient incessamment. A la fin du ballet, de vifs applaudissemens partirent des banquettes des blancs. Le public indigène resta impassible.

Mais il n’en fut pas ainsi lorsque la fille du grand chef, maître de la maison, parut dans la salle. C'est une beauté et une vertu. Hélas ! beaucoup des jeunes filles de ces îles ne sont ni l’un ni l'autre. Celles d’entre elles dont la sagesse est notoire, ne sortent jamais qu'en compagnie d’une ou de plusieurs duègnes. Elles sont admises de préférence à l’honneur de préparer le kava dans les occasions solennelles, et elles peuvent espérer d’être épousées par des hommes de qualité, des guerriers de haut rang d’une tribu amie. (On ne se marie jamais dans sa propre tribu.) Mais, à part cet hommage rendu à la vertu, les jeunes filles qui n’y prétendent pas n’en jouissent pas moins de la considération publique.

C'était donc une grande dame et une vertu, et de plus une beauté hors ligne. Aussi tous les regards se fixèrent sur elle, et les hôtes de couleur la saluèrent de murmures approbatifs. Je lui aurais donné dix-huit ans, mais elle n’en a que treize. Très peu vêtue, et la tête couverte d’une perruque colossale, qu'elle eut le bon esprit de perdre au début du ballet, ce qui dévoila les contours classiques de sa tête et de sa nuque, elle prit place devant le feu entre quatre hommes. Un de ces coryphées entonnait la chanson au commencement de chaque danse. C'étaient les mêmes contorsions du haut du corps, les mêmes mouvemens des bras et des mains. Cette enfant vertueuse, qui a le feu sacré de la ballerine, se démenait, comme une petite diablesse, et cependant ses gestes et ses mouvemens n’avaient rien qui rappelât les ignominies du bal Mabille. A la fin, les cinq danseurs se levèrent. C’était le moment critique. Ici, me dit-on à l’oreille, les notions de la décence commencent à se troubler. En effet, les jambes, si longtemps condamnées à l’immobilité, semblaient vouloir prendre leur revanche. C’étaient des sauts de carpe, des bousculades, une ronde infernale indescriptible. Terpsichore, voile ta face !

Le capitaine et moi, nous pensions que c’était le moment de nous retirer et de donner ainsi aux jeunes officiers du bord le bon exemple qu’ils n’eurent garde de suivre. J’avoue que je partis avec regret, tant ce spectacle, attrayant et repoussant à la fois, me semblait étrange, bizarre, original et bien au-dessus de ce que, dans ce genre, peuvent produire nos scènes d’Europe. Regardez ces effets changeans de lumière. Tantôt les flammes du foyer inondent les danseurs de vives clartés, tantôt les ténèbres les enveloppent ; alors on ne devine leur présence qu’à l’éclat de leurs yeux, qui percent l’obscurité. Plus loin tout serait pénombre, sinon nuit profonde, n’étaient des reflets mystérieux qui, venant on ne sait d’où, errent dans la salle, sautillent de lète en tête, laissent entrevoir des chevelures noires ornées de plumes et de fleurs, des figures sauvages, des regards fixés sur la scène. Ajoutez le bruit du tam-tam et du feuillage de la haute futaie du dehors, le hurlement des rafales, la chaleur étouffante, les parfums du fou nourri avec du bois odoriférant. Quelle scène, bizarre, étrange, enivrante ! Le sublime et le grotesque, un cauchemar, un conte d’Hoffmann, une vision de Dante ! Au sortir de ce lieu, j’aperçois Checco, comme toujours en pareille occasion flanqué de deux matelots. Il est indigné et me dit : Questo è l’infeno. Io l’ho veduto dipiuto. Era tale quale[8].

Et dire que les mêmes femmes qui se livrent, à peine vêtues, à ce genre de plaisirs, s’en vont le dimanche à leur église, enveloppées de la chemise réglementaire et portant à la main un gros livre d’hymnes ! Je comprends le découragement qui doit parfois assombrir la vie des missionnaires, condamnés au supplice des Danaïdes.


Tutuila, 25 au 29 juin. — Éole ne nous gâte pas. Pendant vingt-quatre heures des torrens de pluie, le vent debout, la mer houleuse. Mais ce matin tout nous sourit, le ciel, la mer, la terre. L’Espiègle rase la haute île de Tutuila, double quelques promontoires à pic lavés par les vagues, entre par une passe étroite dans un bassin qui serpente entre des coteaux abrupts et jette enfin l'ancre dans la baie de Dango-Dango. Je me croirais dans quelque fjord de Norvège, n’était l’épaisse forêt de cocotiers, surmontée d'innombrables panaches, qui couvre les terres depuis la plage et des bords mêmes de l’eau jusqu'au sommet des montagnes[9].

Ici la baie est un lac. Pas d’horizon de mer, pas de requins. Libre à chacun de se baigner ; aussi les indigènes, hommes et femmes, autant des tritons et de naïades, s’en donnent à cœur-joie. Dès qu'ils aperçoivent le navire, ils arrivent en foule. Tout le monde rit, crie, gesticule, saute du canot dans l’eau, passe par-dessous en plongeant et essaie d’escalader l’Espiègle. Mais l’abordage ne leur réussit guère. Le capitaine, très rigide en pareille matière, trouve le costume des dames trop incomplet. On leur crie du pont : Captain Bridge not at home, et elles s’éloignent en riant pour revenir aussitôt sans plus de succès, mais aussi sans trahir le moindre dépit. Plus tard, dans la journée, le ciel nous envoie quelques ondées, et alors les hommes, toujours préoccupés de leur chevelure, se coiffent d’une immense feuille de taro pliée et nouée en forme de casque antique. Les voilà transformés en dieux de l’Olympe. Les femmes s’enveloppent le haut du corps d’une seule feuille colossale. Rien de plus étrange : c'est de la mythologie pure. Ajoutons que ces insulaires sont peu colorés, tout au plus un peu olivâtres. Si les dieux de l’Olympe étaient grecs, comme c'est à présumer, il n'est guère probable qu'ils aient eu le teint plus clair.

Mais d’où vient tout ce monde? Ce sont des gens du village de Dango-Dango situé à un peu plus d’un mille à l’est. C'est à peine si on entrevoit à travers le feuillage quelques pauvres huttes. Soudain tous ces visiteurs, comme saisis de frayeur, les uns en bateau, d'autres à la nage, s’enfuient dans la direction de leur village. En même temps des canots chargés d’hommes et de femmes se dégagent d’un groupe de cabanes situées sur la plage, au nord, à égale distance de Dango-Dango et de notre mouillage. C'est le village de Fango-Tongo. Cette fois-ci, les hommes sont admis à bord. Ils nous offrent des massues en bois sculpté, des tissus de fil d’écorce et d'autres curiosités en criant : Shot, shot, c'est-à-dire shirt. Ils veulent échanger leurs marchandises contre des chemises ; les chemises sont évidemment fort rares, puisque je n’ai pas vu un seul homme porter du linge. Quant à l’argent qu'on leur offrait, ils le refusèrent avec dédain.

En novembre dernier, les habitans de Pango-Pango et de Fango-Tongo étaient en guerre. Le grand chef de Pango-Pango, nommé Maunga, étant mort, deux candidats, l’un Maunga-Mauuma, du parti du chef défunt, l’autre Maunga-Lei, de l’opposition, prétendaient au titre de Maunga tout court et au pouvoir suprême dans la tribu de Pango-Pango. Quant à la question de droit, je ferai comme l’officier anglais, qui, envoyé pour mettre fin aux troubles, déclara dans son rapport qu'il lui semblait difficile de se former une opinion sur la validité des titres de chacun des candidats. Les événemens, plus simples que la question de droit, donnent une idée de l’origine de ces guerres et de la manière dont elles sont conduites. Maunga-Mauuma attaqua et brûla une partie de Pango-Pango, tua quelques guerriers et coupa un certain nombre de cocotiers, après quoi Maunga-Lei se rendit avec les siens au village de Fango-Tongo, où il fit absolument la même chose. Une douzaine de guerriers restèrent sur le carreau. Ln trader norvégien et sa femme, une indigène, qui y habitent, n’échappèrent à la mort qu'en se sauvant à la nage. Ils trouvèrent asile auprès d’un trader anglais, marié à une Tahitienne et occupant une hutte au bout d’une petite langue de terre. A l’exception d’un missionnaire catholique, qui réside à Leone sur la côte méridionale, ces deux hommes sont probablement les seuls blancs établis dans l’Ile. Ils trafiquent tous deux pour la Compagnie hambourgeoise.

Dans l’archipel de Samoa, l’épidémie la plus contagieuse est la guerre. Le roi Melietoa, dont nous avons fait la connaissance dans sa résidence près d’Apia, prit peur et, sur sa demande et, je pense, sur la demande de trois consuls, le capitaine Aukland, du bâtiment de guerre britannique Miranda, se rendit ici, embarqua, pour les remettre au roi, qui les retient encore prisonniers, les deux chefs ennemis et rétablit ainsi une paix » boiteuse et mal assise. »

Tout ceci me parait peu émouvant. Je ne forme de vœux pour aucun des deux rivaux et leur captivité me laisse froid. Je n’ai pas même une larme à donner aux dix ou douze braves tombés sur le champ d’honneur. Ce qui m’intéresse, c'est l’origine de la querelle et l’appel fait à l’intervention étrangère.

Les questions de succession entre chefs de tribu se reproduisent dans l’ordre naturel des choses. Aucun chef n’étant assez fort pour imposer aux deux parties contendantes une solution à l’amiable, ces querelles sont nécessairement vidées par les armes. Dans ces cas, les résidons européens, s’il s’en trouve dans la localité, courent les plus grands risques. Y a-t-il dans le voisinage un bâtiment de guerre de n’importe quel pavillon, anglais ordinairement, quelquefois français ou allemand, très rarement américain, il est appelé ou il doit venir sur l’initiative de l’officier qui le commande et qui ne peut assister les bras croisés à des scènes de pillage et de massacres. Il arrive donc et rien de plus facile que de rétablir la paix pour le quart d'heure. La question de droit qui a produit ces troubles, l’officier n’en sait pas le premier mot. Supposons qu'il connaisse les us et coutumes de la peuplade (ce qui n’est pas), il n’aurait aucune mission, aucun pouvoir de juge entre indigènes indépendans. Un arrêt par lui rendu ne serait valable ni aux yeux des parties intéressées ni, faute de compétence, devant aucun tribunal européen. Il oblige donc les combattans à déposer les armes, et ils les déposent, sauf à les reprendre quand le navire sera parti. C'était, avant l’annexion, l’histoire des quatorze tribus de Fiji ; c'est ce qui se passe constamment à Samoa et dans d’autres groupes, en exceptant toujours les Tonga, dont le vrai roi est un blanc, le révérend Baker.

Si la trêve continue, c'est qu'avant de recommencer les hostilités on veut attendre le retour des deux chefs, encore prisonniers d’état du roi Melietoa, qui, je suppose, dans cette affaire sert de prête-nom aux triumvirs d’Apia.


Nous flânons dans les rues de Pango-Pango ou, pour mieux dire, entre les cabanes disséminées sur le gazon et ombragées d’arbres de toute espèce. La chaleur est écrasante. Aussi les parois des huttes, c'est-à-dire les nattes, sont toutes relevées. Nous apercevons des femmes et des enfans étendus sur le sol. d’hommes, peu ou point. J'ignore ce qu'ils font, je sais seulement qu'ils ne travaillent pas. Pourquoi travailleraient-ils? n’ont-ils pas leurs noix de coco, leurs yams, leurs tares, leurs bananes? Cela suffit. Nous entrons dans la maison des réunions publiques, qui est vide, puis dans l’église méthodiste. Elle est vide aussi, sauf quelques enfans qui y jouent. Un matelot photographe, que le capitaine a amené, prend des vues. Nous groupons les femmes, cela les amuse. Mais les jeunes filles s’enfuient, je ne sais trop pourquoi; ce ne peut être par timidité.


Aujourd'hui, le capitaine a reçu une illustre visite. La sœur de Maungo-Lei, qui en son absence tient les rênes du gouvernement à Pango-Pango, est venue à bord. C'est une femme entre deux âges, excessivement corpulente, traits grossiers, yeux luisans et expressifs, maintien d’une personne qui a conscience de sa haute position. A bord, on l’appelle la duchesse de Gerolstein. Ses trois dames d’honneur, toutes filles de chefs, nous frappaient moins par leur beauté que par la grâce de leurs mouvemens et par la familiarité respectueuse de leurs manières envers leur maîtresse. Les hommes de sa suite restèrent sur le pont, mais la noble visiteuse et ses compagnes furent admises au salon. Elles s’assirent d’abord à l’européenne, mais, sur l’invitation du capitaine, s’empressèrent d’échanger cette pose incommode contre l’attitude habituelle dans ces îles. Le grand style est d’être assis sur les deux jambes en donnant à l’une d’elles un mouvement de vibration. On leur servit des rafraichissemens qu'elles semblèrent apprécier. La duchesse, qui sait deux ou trois mots d’anglais, était fort en train ; les rires et les chuchotemens se succédaient sans interruption lorsque, soudain, des exclamations, des cris confus mêlés au bruit du tam-tam, parvinrent à nos oreilles. C'étaient les gens de Fanga-Tongo, les amis de Maunga-Mauuma et les chefs secondaires de sa tribu, qui arrivaient. Eux aussi venaient rendre visite à l’Espiègle. La duchesse et ses dames pâlirent, mais c'était la pâleur de la colère plutôt que celle de la peur. Il était trop tard pour empêcher les visiteurs importuns de venir à bord, et voilà les deux factions hostiles en présence. Un des nouveaux arrivans, un jeune homme d’une vilaine physionomie, profita de la confusion pour soustraire la massue d’un guerrier de Pango-Pango. Pour la cacher, il s’assit sur l’objet volé. Mais la duchesse, de son regard d'aigle, s’en aperçut et dénonça le coupable au capitaine, qui lui fit évacuer le navire avec une promptitude merveilleuse. Un coup de pied appliqué au fuyard par un matelot le fit disparaître comme par une trappe.

Le pont était alors rempli d’hommes à moitié nus, fleurs et plumes dans les cheveux, massues et gourdins à la main ; du reste, parfaitement tranquilles. Les matelots firent la haie, et la sœur du grand chef Maunga-Lei, suivie de ses dames et de ses adhérens, put se retirer avec tous les honneurs dus à sa position sociale ; pendant ce temps-là, les hommes des deux factions échangeaient des regards courroucés et des paroles qui évidemment n’étaient pas des complimens. Quelques momens après, ceux de Fango-Tongo se retirèrent également. C'était un beau spectacle que ces deux grands canots d’état, chacun suivi d’une nuée de petites nacelles et se dirigeant lentement vers son village. La duchesse, entourée de ses dames, se tenait debout sur une sorte de dunette. Un grand nombre de guerriers dont les corps fortement huilés luisaient au soleil, remplissaient le bateau de la poupe à la proue. Sur le devant, un homme armé d’une immense massue, occupait une estrade élevée. Il poussait des hurlemens et exécutait des pas grotesques, semblant à chaque instant près de tomber à l’eau. Tous chantaient en chœur, avec des voix mâles et presque harmonieuses, une mélodie grave et mélancolique.

Les hommes de la faction adverse avaient aussi leur loustic sur le devant du grand canot d’honneur. Mais ils ne chantaient pas. L'incident qui s’était passé à bord, non pas le vol, mais la découverte du vol et le prompt châtiment d’un des leurs, semblait avoir troublé leur égalité d’humeur.

Dans l’après-midi nous nous rendîmes à Fango-Tongo. Nous trouvâmes les notables réunis dans l’édifice public où deux jeunes filles préparaient le kava à grand renfort de mâchoires. Nous ne fûmes pas invités à prendre part au festin. J’aperçus dans cette noble compagnie le voleur de ce matin. Il tenait une courte pipe entre ses dents et nous lança des regards insolens. Mais les choses en restèrent là.

Ni ici ni à Fango-Tango, il n’y a des missionnaires à poste fixe, wesleyens ou autres. Des instructeurs indigènes sont chargés de la cure des âmes. Celui du village, un homme d’à peine cinquante ans, mais qui avait déjà l’air d’un vieillard, nous mena dans sa maisonnette. C’était une hutte comme toutes les autres. Une fenêtre à carreaux et quelques livres d’hymnes rappelaient cependant l’Europe. Sur la natte étaient étendues deux jeunes filles. On nous servit du lait de coco ; ce breuvage fut fort apprécié par les deux blancs, exténués de fatigue et de chaleur.

En continuant notre promenade, nous aperçûmes assis sous la porte de sa cabane un Européen qui nous fit signe d’entrer. C’était le Norvégien, ancien matelot et maintenant trader, le même dont j’ai parlé plus haut. Il nous raconta les péripéties de la dernière guerre, et nous avoua que les deux factions lui avaient fait de fortes commandes de fusils à aiguille, preuve certaine que la guerre recommencerait dès le retour des chefs ennemis. Les ruines de huttes incendiées, de cocotiers coupés et les troncs d’arbres calcinés qui entouraient son habitation fournissaient un triste commentaire à son récit.

La population mâle, réunie sur une place ouverte près de la mer, se livrait aux plaisirs du lawntennis ! C’est leur manière de se civiliser. Tout chemin mène à Rome.


28 juin. — L’heure du départ a sonné. Hier matin, l’Espiègle, entouré d’un grand nombre de canots, tous remplis de tritons et de naïades, leva l’ancre. Au dernier moment, la duchesse vint à bord. Elle était très simplement mise et semblait triste et préoccupée. Comme le capitaine l’exhortait à conserver la paix, elle répondit en secouant la tête : « Impossible, mauvaises gens, pas bons, mauvais sentimens, bad feelings. »

Notre navire glissa doucement entre les coulisses des rochers cachés sous le feuillage qui forment les différens petits promontoires du fjord, et après avoir gagné la haute mer, mouilla l’après-midi dans une baie de la côte occidentale de Tutuila, tout près d’une falaise constamment balayée par des vagues gigantesques. On appelle ce point West-Cape, et on a bien voulu donner mon nom à la baie examinée, sondée, dessinée hier et aujourd'hui, pour la première fois, par les officiers de l’Espiègle. Cette baie, d’un accès plus facile pour les bâtimens de haut bord que ne le sont généralement les côtes de ces îles, est destinée à devenir le point central des futures communications, par des paquebots à vapeur, de Sydney et de San-Francisco avec Apia, Fiji et différens autres groupes du Pacifique occidental.

Le petit village, visible sur la plage, appelé par les indigènes Poloa, ne contient, à côté d’une église desservie par un instructeur indigène, qu'un petit nombre de huttes sales et pauvres. Les indigènes qui sont venus hier dans leurs canots offrir des fruits et quelques gourdins grossièrement sculptés, nous ont semblé d’un aspect particulièrement sauvage. Ils n’ont pas paru aujourd'hui, le repos dominical étant très strictement observé dans les communautés weslyennes ou congrégationalistes.


Pendant que le lieutenant Ommaney et d’autres officiers, sous la direction du capitaine, se livrent à leurs travaux de sondage, je profite de ces deux jours de repos, probablement les derniers qui me restent à passer à bord de l’Espiègle, pour jeter un regard rétrospectif sur les six semaines employées à croiser parmi les archipels, et pour résumer les informations que j’ai pu puiser à de bonnes sources, sur l’ensemble de la situation de cette partie si peu connue du globe[10].

Le terme de Pacifique occidental, constamment employé dans les correspondances officielles anglaises, n’a jamais été défini d’une manière précise et authentique, mais il est entendu que l’on comprend sous ce nom tous les groupes de l’Océanie situés entre les deux tropiques et entre le 140e méridien est et le 170e méridien ouest de Greenwich. Trois races diverses se partagent cette vaste région : la papouenne, la mélanésienne et la polynésienne.

Au point de vue de la civilisation, on y distingue, en dehors de Fiji, devenu colonie anglaise, trois catégories différentes : les Nouvelles-Hébrides, Santa-Cruz, les îles Salomon, la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Bretagne, la Nouvelle-Irlande, etc., dont les habitans appartiennent à la race mélanésienne. Ce sont des sauvages pour la plupart païens et anthropophages.

Dans d’autres groupes, principalement dans ceux de Tonga et de Samoa, les populations sont chrétiennes de nom et à demi civilisées. A Tonga, il y a un roi nominalement constitutionnel, le pouvoir suprême et absolu étant exercé par un missionnaire wesleyen. l’île de Wallis est habitée, comme celle de Futuna, par une population exclusivement catholique, et gouvernée par une reine qui considère un bref de Pie IX comme le plus précieux joyau de sa couronne. Des missionnaires catholiques sont les directeurs de sa conscience et de ses états. A Samoa, un roi impuissant se trouve en présence d'une communauté européenne et indirectement sous l’influence imparfaite et limitée des consuls anglais, allemand et américain.

Enfin, il y a une troisième classe d’îles dont les populations ont fait quelques pas dans la voie de la civilisation, respectent l’autorité de leurs chefs et restent attachées à leurs us et coutumes, mais ne possèdent aucun gouvernement organisé.

La Nouvelle-Guinée est une terre encore presque inconnue. On sait cependant que les habitant, quoique divisés en plusieurs peuplades d’apparence et de mœurs différentes, forment des communautés agricoles, vivent dans de grands villages bien construits, cultivent leurs terres et sont très jaloux de leurs droits de propriétaires fonciers[11].

Depuis la fin du siècle dernier, après que les capitaines Cook et Bligh eurent ouvert ces mers aux navigateurs, des aventuriers affluèrent en grand nombre, et bientôt le gouvernement britannique se vit obligé d’intervenir pour empêcher et réprimer, autant que possible, les délits et crimes commis par ses sujets. Plusieurs actes (le premier de George IV, 1824) furent publiés à cet effet. Le plus récent, aujourd'hui en vigueur, est le Pacific Islanders Amendment Act (1875), qui investit un haut-commissaire de la juridiction sur tous les sujets britanniques qui naviguent, trafiquent ou résident dans les parages et îles du Pacifique occidental. Il est établi que tout Anglais qui enlève des insulaires par la force ou par la ruse sera traduit devant la cour du haut-commissaire. l’ordre en conseil, conforme à cet acte publié en 1877, est donc en vigueur depuis sept ans[12]. On s’est demandé quels étaient les résultats obtenus grâce à cette nouvelle organisation. Hélas ! les espérances qu'elle avait fait concevoir ne se sont pas réalisées complètement. La raison du fait saute aux yeux. Le haut-commissaire et sa cour ne sont compétens qu'à connaître des délits et crimes commis par des Anglais entre eux ou au détriment des indigènes. Leur juridiction ne s'étend pas aux actes coupables de ceux, indigènes et blancs, qui ne sont pas sujets britanniques. A toutes les réclamations du haut-commissaire le gouvernement impérial, se faisant fort de l’avis des avocats de la couronne, répondit et dut répondre par une fin de non-recevoir.

De là une grande irritation parmi les trafiquans et planteurs anglais et australiens établis dans ces îles. Ils avaient de la peine à comprendre une juridiction à laquelle ils étaient soumis, mais qui assurait l’impunité à leurs confrères, amis et rivaux, allemands, américains, scandinaves. En Australie, il y eut des conférences internationales et des réunions publiques pour condamner la politique nouvelle de la mère patrie.

Avant la création des fonctions et de la cour du haut-commissaire, la tâche de faire la police dans ces parages, d’y maintenir un peu d’ordre, de contenir les sujets anglais et les indigènes, et de redresser à l’occasion les torts des uns et des autres, était confiée aux commandans des croisières anglaises qui, au dire de tout le monde, s’en acquittaient ordinairement avec tact et circonspection. Pour infliger une punition aux gens de couleur, il leur fallait des cas de guerre, acts of war, mais, en donnant à ce terme élastique plus ou moins d’étendue, ils parvenaient à faire du bien et à empêcher du mal. l’apparition d’un navire de guerre ne manquait jamais d’imposer aussi bien aux résidons blancs qu'aux indigènes de la localité. Quand un sujet anglais blanc avait commis quelque crime ou acquis la triste réputation d’un perturbateur habituel de l’ordre public, l’officier commandant la croisière le transportait en Australie pour y être jugé, ou dans une autre île éloignée du théâtre de ses méfaits. Ces procédés étaient un peu sommaires et, quoique autorisés par les règlemens, un peu arbitraires, mais du moins efficaces dans une certaine mesure, d’autant plus que les traders n’y faisaient guère de résistance. Il est vrai que des sujets britanniques inculpés échappaient souvent à l’action du commandant de la croisière en affirmant qu'ils étaient citoyens américains.

L'installation du haut-commissaire, muni de pouvoirs législatifs et exécutifs et assisté d’une cour, mettait virtuellement fin à l’intervention judiciaire des officiers de marine, ou pour mieux dire rendait cette intervention, encore que l’on continuât à la trouver nécessaire, épineuse, délicate et compromettante au point de vue des relations personnelles et officielles entre le commodore de la station navale d’Australie et le haut-commissaire. Ce grand fonctionnaire est d’ailleurs plus puissant en apparence qu'en réalité. Ses règlemens et ordonnances ont, il est vrai, force de loi, mais le maximum des peines qu'il lui soit permis d’infliger aux contrevenans n’est que de dix livres sterling ou de trois mois de prison ! Depuis la création des fonctions de haut-commissaire, aucun sujet britannique, quelque crime qu'il ait commis et si urgent qu'il soit de le punir dans l’intérêt du maintien ou du rétablissement de l'ordre public dans la localité, ne peut être atteint sans avoir passé par les formes d’un procès régulier. Vu les distances, la rareté et la difficulté des communications, cette procédure rend souvent illusoires les poursuites dirigées contre lui. En somme, en ce qui concerne les sujets anglais, les pouvoirs du haut-commissaire, faute de moyens exécutifs, restent partout et surtout dans les archipels peu visités, plus ou moins à l’état de lettre morte; et, d’un autre côté, à la suite de l’installation de ce haut fonctionnaire, l’intervention judiciaire de la marine a été, comme je l’ai dit, dans une certaine mesure, virtuellement annihilée.

En ce qui concerne les indigènes non sujets britanniques, la cour du haut-commissaire n’a pas le droit de s’occuper d’eux, mais elle peut empêcher les officiers de la marine royale, comme sujets britanniques, d’agir en dehors de leurs pouvoirs strictement légaux. Par conséquent, les commandans des bâtimens de la reine ne peuvent agir qu'en cas de guerre. En d’autres termes, le haut-commissaire, impuissant lui-même à intervenir efficacement, paralyse le concours de la flotte au double point de vue des blancs et des indigènes[13].

La commission d’enquête nommée par le gouvernement et dont sir Arthur Gordon était le principal membre, en arrive à cette conclusion : les dispositions actuellement en vigueur à l’effet de contrôler les sujets anglais, d’exercer la justice à leur égard dans les îles du Pacifique occidental, et d’empêcher les indigènes de commettre des violences, sont tout ce qu'il y a de moins satisfaisant[14]. Elle propose ensuite plusieurs modifications dont tout le monde admettra la valeur pratique, mais dont il sera permis de révoquer en doute la parfaite efficacité. Ce qui me frappe dans son rapport, c'est que cette pièce ne touche que légèrement et avec une répugnance évidente, au contrôle international de la question. Je reviendrai à ce point, selon moi capital.

J'ai déjà parlé du trafic des travailleurs, du labour-trade, et on sait qu'à bord de tout bâtiment qui se livre au recrutement des travailleurs, doit se trouver un agent du gouvernement de Queensland ou du haut-commissaire chargé de veiller à la stricte observation des règlemens en vigueur. Queensland[15], ce territoire immense à peine entamé par les pionniers de la culture, et Fiji, dans des proportions moindres, ont besoin de bras et, pour des raisons de climat, ils ne peuvent employer que des hommes de couleur. On va donc aux îles pour y recruter ces travailleurs. Aux termes de la loi, le libre assentiment de l’individu qui s’engage est de rigueur, mais en réalité, à l’exception de quelques tribus dans certaines îles, le travailleur est simplement acheté pour une durée de trois ou cinq ans. l’acquéreur s’engage à le rapatrier au terme de son engagement, mais il ne remplit pas toujours cette obligation. C'est sous des déguisemens divers que la vente se fait. On offre des cadeaux aux chefs, aux parens, aux amis des jeunes gens qu'on veut enrôler. Il est entendu que ceux qui reçoivent ces présens obligeront, persuaderont, enfin, amèneront la recrue de gré ou de force. Un autre moyen, très souvent employé, consiste à faire des promesses fallacieuses que celui qui les fait n’a ni l’intention, ni les moyens de remplir. Il arrive ainsi que des jeunes gens, attirés par des offres brillantes, quittent leur domicile en dépit de la défense du chef de leur tribu, ou de leur commune, ou de leur famille. Or, comme en Océanie l’individu, pour ainsi dire, n’existe pas, mais qu'il se confond avec la communauté à laquelle il appartient, un acte d’insubordination semblable constitue un des crimes les plus odieux qu'un homme puisse commettre. On sait (car on ne peut l’ignorer) que le recruteur est le vrai coupable. De là des actes de vengeance accomplis, non sur la personne du coupable qui s’est soustrait aux représailles en partant précipitamment avec ses recrues, mais sur celle du premier blanc venu. A leur point de vue, la conduite des insulaires est logique, précisément parce que l’individu n’est rien à leurs yeux et qu'ils ne reconnaissent que des communautés. Ils s’en prennent donc à la communauté des blancs, c'est-à-dire à ceux qui ont en commun le teint blanc de leur peau. Mais les recruteurs, en enlevant des jeunes gens malgré l’opposition du chef de tribu ou de la communauté, ne commettent aucune infraction aux actes de 1872 et 1875; car ces actes ne demandent que le consentement individuel de l’indigène, his own consentment. Ils sont donc restés dans les limites de la loi anglaise, mais ils ont violé une des lois ou, si on veut, une des coutumes les plus sacrées des insulaires, et ont donné lieu le plus souvent, à titre de représailles, au meurtre d’un ou de plusieurs blancs.

Ce qui précède est officiellement constaté par le rapport de la commission d’enquête plusieurs fois citée. Je dois ajouter que tous les blancs que j’ai rencontrés dans mon voyage ont confirmé, les uns (fort peu à la vérité) avec indignation, d’autres en riant, le fait que la plupart des travailleurs sont livrés aux recruteurs par les chefs, moyennant un prix convenu d’avance. Dans les îles Salomon, on a lieu de croire que les chefs, en reconnaissance d’un beau cadeau, envoient leurs esclaves ou les membres de leur tribu à la plage, où le recruteur s’en empare pour les transporter à bord.

Il a été dit que ceux qui se procurent des travailleurs sont tenus par la loi de rapatrier ces hommes à la fin de leur engagement. Or il arrive constamment que l’on met une coupable négligence à remplir cet engagement. Si on les débarque dans une localité qui n’est pas la leur, ils sont souvent, et même habituellement, mis à mort par les sauvages ; c'est le rapport de sir Arthur Gordon et consorts qui le dit.

En Australie, on a l’habitude de passer légèrement sur toutes ces irrégularités. On aimerait encore mieux ne pas s’en apercevoir. Il n'en est pas moins certain que pendant la « saison de travail, » qui va de mai à septembre, où les recruteurs arrivent pour faire leurs opérations, ces îles sont fréquemment le théâtre d’actes de violence que l’on dérobe autant que possible à la connaissance du public. Au Queensland, le besoin de travailleurs est si impérieux que les autorités semblent obligées, et dans tous les cas sont accusées, peut-être à tort, de fermer les yeux sur les infractions à la loi commises par les capitaines recruteurs et sur les complaisances des agens du gouvernement chargés de la surveillance du patron. De leur côté, les indigènes de la Mélanésie s’embusquent, attaquent et tuent toutes les fois qu'ils le peuvent les équipages des bateaux que le patron envoie à terre.

« Tuer un blanc, dit le capitaine Moor[16], est un haut fait aux Nouvelles-Hébrides et aux îles Salomon. Après le crime, ceux qui l'ont commis se rendent à leur village en battant du tam-tam, et annoncent qu'ils ont tué un homme blanc. La nouvelle est aussitôt répandue dans le pays. »

Tous les capitaines de bâtimens recruteurs et tous les agens du gouvernement (de Queensland) sont munis d’une lettre imprimée qui définit leurs droits et leurs obligations. « Ces instructions, continue le capitaine Moor, restent évidemment à l’état de lettre morte. Quand l’officier d’une croisière en exige la production, les capitaines sourient de cette demande comme d’une plaisanterie de bureaucrate, ou bien ils montrent un exemplaire usé, dont ils ont eu soin d’effacer les clauses principales, à savoir : 1° que le travailleur s’engagera de sa propre volonté ; 2° qu'aucun cadeau, trade, ne sera fait à ceux qui fournissent les recrues. Quand on leur demande des explications, ils répondent : « Si je me conformais à cet ordre, je rentrerais avec mon bâtiment vide. » Et c'est la vérité. « Mais j'ose soutenir, continue le capitaine Moor, que si les travailleurs ne peuvent être engagés d’une manière conforme à la loi, le recrutement se fait dans des conditions incompatibles avec l’honneur du pavillon anglais. »

La situation des agens du gouvernement, si ce sont d’honnêtes gens, est des plus pénibles. d’une part, l’agent est lié par des ordres du ministère de Brisbane, qu'il lui est impossible d’exécuter; il est vrai que le gouvernement n’examine pas sa conduite très rigoureusement, pourvu que les travailleurs arrivent en proportion du besoin. d’autre part, l’agent est à la merci du capitaine du bâtiment auquel il est affiché. « Ce n’est pas lui, dit le capitaine Moor, c'est le patron du bâtiment qui choisit le théâtre de ses opérations. L'agent sait peut-être que la localité est dangereuse, qu'on sera obligé d’y faire le coup de feu. Cependant, comme ses instructions lui prescrivent de favoriser les opérations du capitaine, il se borne à empêcher des irrégularités. s’il y a des incidens fâcheux, on tâche de les passer sous silence, la prétention des capitaines étant d’avoir retiré de la plage leurs embarcations gaillardement, et d’avoir accompli une tâche difficile. Mais peu d’entre eux peuvent nier qu'ils ne se trouvent au moins deux fois par voyage dans le cas d’inscrire sur leur journal : « Indigènes derrière arbres, tiré sur embarcation. Répondu feu. Résultat de notre feu inconnu. Joe ou Jim ou quelque autre indigène de l’équipage tué. Enterré en eau profonde. » Je me contente de citer quelques cas où l’on a fait le coup de feu. j’en connais beaucoup d’autres. Les indigènes tirent sur tout bateau envoyé à terre, principalement pour s’emparer des fusils et autres articles destinés au paiement des recrues. »

Le fusil joue un grand rôle dans ces transactions. Il commence à changer la face des choses dans l’Ouest-Pacifique. Le capitaine Bridge rapporte[17] que dans les Nouvelles-Hébrides, les habitans sont en possession d’armes à feu de toute espèce et que les armes ont été importées par des bâtimens de la traite. Le cadeau usuel « offert » aux a amis » d’une recrue se compose ordinairement de fusils. Les travailleurs rapatriés de Queensland rapportent presque toujours d’excellens fusils de chasse. La poudre est devenue un moyen d’échange et sert de monnaie courante. l’habitude prise par les sauvages de se servir d’armes à feu et l’importation en grandes quantités de fusils de précision parmi eux produit des résultats funestes. Il est devenu plus difficile que par le passé de punir les crimes commis par les sauvages ; chaque entreprise de cette nature, toujours sur des terrains difficiles et inconnus, oblige à des préparatifs sérieux et expose à des pertes graves. Désormais pour châtier quelques sauvages qui ont tiré sur des blancs, il faut organiser une petite campagne. Comme les guerres entre tribus n'ont guère cessé, l’arme de précision est aujourd'hui l’article le plus recherché. Pour s’en procurer, les chefs offrent au recruteur les hommes et les femmes de leur tribu. Enfin les guerres entre insulaires sont devenues plus meurtrières. Le capitaine propose de prohiber absolument l’importation d’armes à feu à bord de bâtimens anglais, de donner aux commandans des croisières de la reine le droit de visiter les bâtimens de traite anglais et de saisir les fusils qu'ils y trouveraient, et il tâche de combattre d’avance l’objection qui consisterait à prétendre que cette mesure n’aurait pour conséquence que de faire passer aux pavillons étrangers le trafic des armes à feu.

Écoutons aussi des témoins qui ne sont pas anglais, mais dont les dépositions ne font que confirmer ce qu'on vient de lire.

Le capitaine Karcher, commandant d’un bâtiment de guerre allemand, écrit dans un rapport adressé au chef de l’amirauté à Berlin[18] : « Une cause perpétuelle de danger, c'est que les insulaires ne savent pas distinguer entre les différentes nationalités et cherchent à se venger des dommages causés par un blanc sur le premier blanc venu. Au dire de tout le monde, la faute en est à la conduite des recruteurs. Certes, on ne peut attacher une foi absolue aux récits des planteurs, mais si une partie seulement de ce que le consul m’a dit et de ce que d’autres affirment est vrai, le recrutement des travailleurs est simplement une traite d’esclaves. S'il faut en croire ces assertions, non-seulement les capitaines achètent des jeunes gens en échange d’armes à feu, même de fusils à culasse et de munitions ; mais encore, sous prétexte de trafiquer avec eux, les attirent à bord et ensuite les y retiennent malgré eux. d’autres, qu’ils rencontrent en mer dans leurs canots, sont simplement enlevés. » Le capitaine allemand, en des termes presque identiques à ceux du rapport du capitaine Moor, ajoute : « Si les agens du gouvernement suivaient leurs instructions, la plupart des bâtimens recruteurs rentreraient sans recrues. Ils ferment donc les yeux, laissent faire le capitaine et se contentent de l’assurance qu’il leur donne que rien d’irrégulier n’a été fait. Les interprètes servent d’appeau. Il s’ensuit des rencontres sanglantes. »

Tel est, selon les témoignages les plus authentiques et les plus autorisées, tous conformes aux observations que j’ai pu faire personnellement, l’état des choses dans ce qu’on est convenu d’appeler le Pacifique occidental.

Quelles sont les nations européennes les plus intéressées au maintien de l’ordre public dans ces parages lointains, et par conséquent les plus rigoureusement tenues d’y pourvoir ?

C’est avant tout l’Angleterre, en y comprenant aussi les colonies australiennes : Queensland, obligé par des intérêts vitaux à se procurer des bras et n’en trouvant pas parmi les aborigènes du continent australien, les représentans du type le plus bas de toutes les races sauvages du globe ; la Nouvelle-Galles, qui avance les fonds aux traders des archipels ; Victoria, qui donne les hommes : les planteurs et surtout les négocians.

En second lieu, l’Allemagne ; les États-Unis dans une bien moindre proportion ; enfin la France. Les relations avec le Mexique et les républiques sud-américaines sont nulles. Ces états restent donc en dehors de la question.

L’Angleterre. Le nombre des Anglais qui exploitent les îles est peut-être moindre que celui des Australiens, mais c’est de l’Angleterre que viennent les capitaux, ou directement, ou par l’intermédiaire des banques australiennes ; elle possède le grand archipel des Fiji ; et c’est aussi elle qui, par l’intermédiaire de son haut-commissaire assisté de deux sous-commissaires (deputy commissioners) et avec la coopération des bâtimens de guerre de la station d’Australie, s’efforce de maintenir l’ordre dans les eaux et les îles des archipels. Et, ici, je me permettrai de constater ce que personne de ceux qui ont étudié la question sur les lieux n’oserait contester, à savoir que le gouvernement britannique, servi avec zèle et intelligence, s’acquitte de cette lâche fort dispendieuse avec une assiduité, une énergie et une patience dignes de meilleurs résultats.

L’élément le plus important, mais un élément inquiet, remuant, envahissant, est fourni par les colonies australasiennes. Poussé par le besoin de se procurer des travailleurs, le gouvernement de Queensland s’est, il y a deux ans, de sa propre autorité, annexé la Nouvelle-Guinée. Lorsque le gouvernement anglais, pour de graves motifs, déclara cet acte nul et non avenu, l’opinion publique des colonies s’enflamma en faveur d’une politique d’annexion qui, à l’heure qu’il est, passionne encore les esprits. l’opinion la plus exaltée ne tend à rien moins qu’à faire du Pacifique un lac australien[19]. Le premier motif, peu sérieux il me semble, et que j’appellerais plutôt le prétexte de cette agitation, a été fourni par le projet, depuis abandonné, du gouvernement français de donner une plus grande étendue à son établissement pénitentiaire de la Nouvelle-Calédonie.

Les intérêts allemands sont principalement représentés par trois maisons hambourgeoises ; la plus importante est celle que l’on appelle deutsche Handels und Plantagen Gesellschaft. Leurs transactions embrassent les groupes de Samoa, Tonga, Gilbert, Marshall, les Carolines, presque toutes les îles de la Mélanésie, comme les Nouvelles-Hébrides, les Salomon, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande avec l’île de York. À Upolu et Savaï (Samoa) et sur d’autres îles elles possèdent de grandes plantations. Elles seules entretiennent des communications directes avec l’Europe (Hambourg) par des bâtimens fins voiliers qui sont leur propriété ou qu’elles nolisent et qui naviguent sous pavillon allemand. Elles occupent plus de cent agens (traders), la plupart Allemands. Mais les marchandises et provisions importées sont, en général, d’origine anglaise ou américaine. l’importance des maisons allemandes qui priment à Samoa, dans l’archipel de la Nouvelle-Bretagne, à l’île de York, aux Carolines, est généralement reconnue, témoin les correspondances officielles communiquées au parlement anglais.

Aux États-Unis, l’opinion publique a depuis longtemps cessé de favoriser les entreprises à l’étranger. Jalouse de sa prépondérance exclusive sur le continent américain, cette république se montre peu favorable aux expéditions lointaines, à l’acquisition de nouveaux territoires, à tout ce qui pourrait entraver le développement des ressources de son sol qui fait l’essence de sa prospérité nationale. Les bâtimens sous pavillon américain, et surtout les baleiniers, ceux-ci à cause de la récente concurrence des huiles minérales, deviennent de plus en plus rares dans les mers australes.

La France y est à titre de puissance maritime de premier ordre. La grande île de la Nouvelle-Calédonie, sa seule possession dans l’Ouest-Pacifique, est un grand pénitencier. Elle est représentée dans l’Ouest-Pacifique par des missionnaires, des officiers, des marins, des employés et des déportés, mais peu ou point par des colons. Les archipels de la partie orientale du Pacifique placés sous sa domination directe ou sous son protectorat ont plus d’importance, et le pavillon de guerre français se montre dans toutes les eaux de ce vaste océan.

En embrassant d’un seul regard l’état de choses que je viens d'analyser, on ne tardera pas à reconnaître, dans le besoin de trouver des bras, l’élément principal de ce qui, dans un avenir fort rapproché, deviendra la question du Pacifique.

Oui, des bras ! On ne peut s’en passer. On les prend où on les trouve, et comme on est peu scrupuleux sur les moyens, on en prend tant que bientôt l’on n’en trouvera plus. Ce n’est pas les îles que l’on convoite, ce sont plutôt les insulaires. On m’a donné à l'égard de la mortalité des travailleurs de couleur au Queensland des chiffres énormes. Je m’abstiens de les inscrire dans ces notes, parce que j’aime à croire qu'ils sont exagérés. Mais le fait est qu'il devient de plus en plus difficile de se procurer des hommes ; que les Nouvelles-Hébrides, à la suite de ce drainage constant, n’en fournissent presque plus; que les îles Salomon aussi commencent à se dépeupler; que partout, avec des exceptions insignifiantes, la population décroît à vue d’œil. Et, pourtant, dans bien des archipels, depuis l’arrivée des missionnaires et l’apparition fréquente des croisières anglaises, les mœurs se sont adoucies, des guerres intestines sont quelquefois arrêtées, abrégées, ou empêchées, le cannibalisme a disparu à Fiji et dans d’autres îles ; mais, malgré ces améliorations incontestables, le nombre des habitans diminue constamment. Une des causes principales de cette décroissance, tout le monde en convient ici, c'est le recrutement des travailleurs. Les jeunes gens s’en vont, et peu d’entre eux rentrent dans leurs foyers. On est en train de tuer la poule aux œufs d’or.

Je fais ici abstraction du côté philanthropique de la question, ou plutôt des considérations de charité chrétienne, qui cependant mériteraient qu'on en tînt compte et qui, j’aime à le constater, entrent pour beaucoup dans l’intervention du gouvernement anglais. Je me place explicitement au point de vue des intérêts matériels, européens et australiens engagés dans cette partie de l’Océanie.

Ces intérêts sont très considérables. On y fait le commerce et on cultive le sol. La culture est encore à l’état d’expérience. Les maisons allemandes, qui ont acquis de très grands terrains, n’en retirent jusqu'ici aucun profit. Les petits farmers anglais et australiens se plaignent du peu de rendement de leurs terres. Il y a quelques grands propriétaires qui prospèrent. Je n’ai pas vu de nouveaux riches en Océanie. Mais, que l’on prospère ou que l’on en soit seulement à l’espérance, on a besoin de bras, et la difficulté de s’en procurer augmente de jour en jour. Les maisons allemandes se plaignent de la concurrence anglaise et australienne sur le terrain du labour trade, et vice versa. Le fait est que, si le travailleur de couleur venait à manquer, les plantations devraient être abandonnées[20]. A défaut d’insulaires, on aura la ressource du Chinois, mais le Chinois coûte plus cher et finit par évincer le blanc. Mille exemples dans différentes parties du globe le prouvent[21]. La conservation de la race mélanésienne est donc une question de vie ou de mort pour le cultivateur blanc en Océanie.

Pour le commerce, il est clair que les jours des grands profits de 700 à 800 pour 100 du capital engagé seront bientôt une chose du passé. Les insulaires apprennent rapidement à apprécier à leur juste valeur les articles qu'on leur offre en échange de leurs produits naturels. Et ce qu'ils demandent surtout, ce sont des fusils et des munitions; ce qu'ils donnent de leur côté, ce sont des hommes. Double manière de se détruire. Mais, je l’ai dit, la destruction des noirs est la ruine des blancs.

Il me semble qu'on tourne dans un cercle vicieux, d’où il ne sera possible de sortir qu'à la condition de trouver les moyens de protéger l'homme de couleur contre le blanc et contre lui-même. l’Angleterre l'a essayé, ainsi qu'on l’a vu, avec des résultats incomplets.

La commission d’enquête, que j’ai citée plusieurs fois, constate l’insuffisance des mesures décrétées à cet effet par l’order in council. C'est qu'à moins de sortir des limites tracées par le droit des gens, l'action du haut-commissaire et de ses organes ne peut s’étendre qu'aux sujets britanniques blancs et noirs et ne peut s’exercer à l’égard d’autres nationaux, et, en ce qui concerne les indigènes non sujets anglais, seulement dans des cas qualifiables d’actes de guerre. C’est contre cette restriction qu’échouent les efforts tentés par le gouvernement anglais. Je doute fort que les amendemens qu’on propose d’apporter à l’order in council suffisent pour améliorer l’état de choses actuel. Le seul remède, je le vois dans un arrangement international, dont les dispositions seraient applicables à tous les êtres humains, vivant ou voyageant dans les archipels ou parages du Pacifique occidental. Cette convention, reconnue par l’Europe et les états du continent américain, devrait être conclue entre les puissances les plus intéressées au maintien de la tranquillité publique et à la protection des indigènes. Ce serait à elles d’en surveiller la stricte observation. Ces puissances me semblent être, dans l’ordre des intérêts engagés, l’empire britannique, l’Allemagne, les États-Unis et la France[22].

Le Pacifique a cessé d’être une mer fabuleuse, visitée, à de longs intervalles, par de hardis navigateurs. l’âge des découvertes est près de se fermer à jamais. Aujourd’hui, cet océan est devenu un champ d’activité ouvert à l’esprit d’entreprise de toutes les nations. Le temps est venu de le faire participer aux bienfaits et aux restrictions des lois qui régissent le monde civilisé.


Dans l’histoire des îles de l’Océanie, qui est encore à écrire, les missionnaires remplissent une page importante.

C’est aux wesleyens ou méthodistes qu’appartient l’honneur d’être arrivés les premiers sur le terrain. Tenus aux constitutions de leur église, qui n’admet ni centre, ni chef, ni hiérarchie, les missionnaires de la secte fondée par Wesley se trouvent placés, dans une certaine mesure, sous l’influence de la Société wesleyenne méthodiste d’Australie, à Sydney, dont l’œuvre embrasse la Nouvelle-Zélande, Fiji, Rotuma, les îles de Tonga, une partie de Samoa, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande[23]. C’est elle qui fournit les fonds, exerce sur les missionnaires une sorte de contrôle, leur demande et reçoit d’eux des rapports réguliers qui, publiés par ses soins, tiennent les associés au courant des vicissitudes de l'œuvre[24].

A Fiji, en dehors des catholiques, il n’y a que des missionnaires wesleyens. Il n’en est pas ainsi dans les autres archipels de l’Océanie, où l’apostolat est exercé par des missionnaires des différentes confessions protestantes, surtout par des congrégationalistes et des ministres presbytériens. A l’île de Norfolk, l’évêque anglican dirige une œuvre importante qui embrasse aussi certaines portions des îles mélanésiennes.

Dans mes pérégrinations en pays païens, j’ai souvent entendu émettre par des résidons protestans des doutes sur l’efficacité des efforts de leurs missionnaires. « Ont-ils réellement, demande-t-on, planté au sein de ces peuples, avec les germes d’une certaine civilisation, ceux de la foi chrétienne? En feront-ils jamais de vrais chrétiens? » À ce sujet, les avis se partagent. Mais, hâtons-nous d'ajouter que les mêmes incertitudes planent sur l’œuvre des pères catholiques, qui, avec certaines réserves auxquelles je reviendrai, sont les premiers à en convenir.

Pour arriver au même but, les organes de l’église catholique et les disciples de Wesley, comme en général les missionnaires protestans, suivent des routes diverses, je dirai même opposées.

Le missionnaire protestant enseigne au sauvage les dogmes et préceptes de la religion chrétienne, le place sous la surveillance d'un instructeur indigène, lui fait apprendre un métier qui lui fournira les moyens de satisfaire aux besoins, nouveaux pour lui, du monde civilisé et chrétien dont il fera désormais partie.

Le missionnaire catholique commence par agir sur les cœurs ; et, s’il le peut, par retourner les volontés. Il tâche de faire entrer d'abord le païen dans le giron de l’église, et ensuite dans le giron de la civilisation. A cet effet, si les circonstances le permettent, il isole ses ouailles. Il considère le contact avec les païens et avec les blancs comme un danger auquel il ne compte exposer son converti qu’après l’avoir muni des armes de défense nécessaires. Or ces armes sont la foi entrée dans ses convictions, et la pratique de la religion chrétienne entrée dans ses habitudes. C’est là, si je ne me trompe, la différence fondamentale entre les deux méthodes.

Les missionnaires catholiques ne pensent pas que le raffinement graduel des mœurs, la culture progressive de l’esprit, le travail et les jouissances légitimes qui peuvent en résulter, que le commerce continu avec l’homme policé doivent nécessairement amener le néophyte à la foi chrétienne, et ils sont convaincus que, pour arracher le sauvage à la barbarie, il faut d’abord remplacer ses superstitions par des croyances positives, fortement enracinées dans son âme. Pour y arriver, ils croient ne pouvoir mieux faire que de former des communautés chrétiennes, des chrétientés, comme on les appelle en Chine, des reducciones, d’après l’ancienne expression espagnole, et de faire entrer les élèves dans une de ces chrétientés au fur et à mesure qu’ils quittent l’école de la mission. Il est indispensable que ces communautés soient fermées à tout intrus blanc ou homme de couleur. Les millions d’Indiens chrétiens des deux Amériques, les centaines de milliers de l’Inde méridionale, qui, tout en restant Indiens, sont devenus et restés, à travers trois siècles, de vrais chrétiens, et, au point de vue moral, de vrais civilisés, sont redevables de ce bienfait à ce système. « Pour que la morale chrétienne pénètre dans le sang, disent les pères, il faut des générations. Le grain qui commence à germer, les jeunes plantes, doivent être protégés contre l’ivraie et les intempéries des saisons. »

Dans les grands instituts protestans, comme celui de Lovedale dans la colonie du Cap et l’excellent établissement dirigé par l’évêque anglican de l’île de Norfolk, les élèves sont soigneusement préservés de tout contact avec le dehors. Mais, l’éducation achevée, ils rentrent dans leur pays et dans leurs familles ; il en résulte de nombreuses défaillances qui affligent les missionnaires. Il n’est pas rare de voir retomber dans la barbarie des jeunes gens, qui, à l’école, avaient donné les meilleures espérances, et on a remarqué que les récidivistes descendent ordinairement au-dessous du niveau où ils se trouvaient à l’état de sauvages. Je pourrais citer à l’appui de ce que je viens de dire des faits nombreux d’une autorité incontestable. Je me bornerai comme exemple à laisser parler le capitaine Moor de la marine royale britannique[25] : « Quelques-uns des jeunes gens élevés à la mission mélanésienne de l’île de Norfolk, où on leur donne une excellente éducation, revenus dans leurs îles, ont commis des actes d’une affreuse atrocité. Par exemple, le fils du chef qui vit sur la côte orientale de San-Cristoval, pendant dix ans élève à l’île de Norfolk, où il avait appris à lire et écrire, à faire de l’aquarelle et à toucher un peu du piano, commença par quitter ses vêtemens. Considéré dans le pays comme une a vieille femme, » parce qu'il n’avait encore tué personne, il chercha une occasion de faire preuve de courage. Voici comment elle se présenta. La mère ou grand'mère d’un ami, Bo, le chef de Hiara, venait de mourir. Il fallait une compensation. Par conséquent, le village de Kahua fut attaqué et beaucoup de ses habitans furent tués. Une femme chercha à se sauver avec son enfant. Cela faisait l’affaire du jeune Rahanomai : « Ne la tue pas ! lui cria son père, elle travaillera dans nos champs de yam. » Mais le jeune homme l’abattit et lui brisa le crâne avec une pierre. Il tua l’enfant de la même manière. l’année suivante, heureusement, il fut dévoré par un requin et son père est maintenant à la recherche d’une compensation. »

Les missionnaires catholiques sont exposés aux mêmes mécomptes, quand il leur est impossible de former des communautés composées exclusivement de familles de leur confession. Un prêtre mariste m’a dit : « Je ne puis isoler mes indigènes, je n’arrive qu'à des résultats imparfaits. » l’exemple le plus frappant des avantages du système des chrétientés est offert par l’état, à tout point florissant, de l’île de Wallis, perdue au milieu de l’océan, à quelques centaines de milles de Fiji et de Samoa, et de la petite île de Futuma, dont les habitans sont tous catholiques. Ici, c'est la nature qui a créé l’isolement. Ce sont aussi les deux seuls points de l’Océanie où la population augmente. La communauté de Mgr Lamaze, près d’Apia, quoique moins complètement fermée aux influences du dehors, donne, parce qu'elle se trouve sous la surveillance directe et constante de l’évêque et des pères, les résultats les plus satisfaisans.

L'apostolat catholique embrasse les Fiji, l’Océanie centrale (les îles de Tonga, Wallis et Rotuma), et le Vicariat apostolique de Samoa[26].

Les missions catholiques datent de 1837. Elles sont très pauvres et ne jouissent d’autres subventions que celles fournies par la Propaganda fide de Rome et par la Propagation de la foi de Lyon. Aucune contribution n’est imposée aux convertis.

Les missionnaires catholiques ne comptent, comme il a été dit, sur des résultats tout à fait satisfaisans que lorsqu'ils peuvent isoler leurs ouailles du contact du blanc et du païen, et ils pensent que les deux œuvres, protestante et catholique, souffrent également quand elles se trouvent en présence l’une de l’autre. Ils entretiennent les meilleurs rapports personnels avec les missionnaires wesleyens et autres, mais ils se plaignent des instructeurs indigènes, souvent disposés à user de force pour soumettre à leur autorité les membres de la communauté catholique. Ils se louent de l'impartialité des autorités anglaises là où il y en a, mais ils regrettent que la nationalité française de la plupart des pères donne parfois lieu à des suppositions erronées : « Nous sommes, disent-ils, tout en restant bons Français, les serviteurs de l’église et non les agens de telle ou telle nation. » j’ai entendu énoncer les mêmes doléances en Chine et ailleurs.

A Fiji, les missionnaires wesleyens, grâce à la position dominante qu'ils y ont occupée du temps du dernier roi et à l’influence, un peu réduite, mais toujours considérable, que l’annexion leur a laissée, sont des hommes publics, des public characters, fort en évidence. Quoique généralement respectés, on conçoit qu'ils ne manquent pas de détracteurs. On les accuse de faire le commerce, d’être des trafiquans, des traders. On m’assure que cette assertion est mal fondée. Ils augmentent, il est vrai, leur revenu au moyen d’une taxe que les indigènes acquittent en produits naturels et qui sont vendus publiquement ; mais les sommes ainsi réalisées, ils les emploient, en très grande partie, au bénéfice de leurs convertis.

On leur reproche aussi de trop étendre leur œuvre, de s’en décharger trop sur des instructeurs indigènes, souvent peu dignes de leur confiance, de visiter rarement les différentes communautés et de donner trop peu de temps à ces visites.

En résumé, les missionnaires des deux confessions visent le même but, mais leurs points de départ sont différens comme le sont aussi les voies qu'ils suivent. Le missionnaire protestant, lorsqu'il pénètre en pays sauvage, amène sa famille, dans une certaine mesure les conforts de la vie, et une portion de l’air natal qu'il a respiré dans sa jeunesse. Le plus souvent il quitte un modeste milieu qu'il échange d’emblée contre une existence plus ou moins en évidence, contre une place marquante parmi les résidens européens, s’il y en a dans l’endroit où il exerce son ministère, et ce sont ceux-là qu'il choisit de préférence. En fort peu de temps il devient un personnage important avec lequel doivent compter les représentans de la couronne. C'est une belle carrière humanitaire et civilisatrice.

Le prêtre catholique qui se dévoue à l’apostolat suit une vocation. En quittant l’Europe, il sait que probablement il ne la reverra plus. Il se sépare à jamais de sa famille et de ses amis. Il réunit dans son âme deux élémens. C'est un ascète qui répudie les jouissances de ce monde, et c'est un explorateur qui a soif des vastes horizons de l’inconnu. Il arrive seul et pauvre. Il cherche les âmes qu'il espère gagner à la foi dans l’intérieur du pays qui lui est assigné comme sphère d’activité. Il s’adapte aux idées, autant que possible aux usages, à la nourriture des indigènes, s’habille quelquefois (en Chine) à la manière du pays, ne revient que passagèrement, et quand il le faut absolument, dans les contrées civilisées. Il y trouve l’atmosphère anglaise et protestante qui règne dans une grande partie du globe. ne Français, ou Italien, ou Allemand, ou Belge, rarement Anglais[27], il est et il reste étranger dans ce milieu. Il n’a rien à attendre des hommes et il n’en attend rien, si ce n’est la considération de ceux qui le voient à l’œuvre.

Mais, faisant ici abstraction du côté purement religieux de leur activité, l’un et l’autre, le missionnaire catholique comme le missionnaire protestant, sont des philanthropes dans la meilleure acception du mot. Ils servent, chacun à sa manière, la plus noble des causes. s’ils remplissent la tâche qu'ils se sont librement imposée, ils auront bien mérité de l’humanité.


28 (29) Juin. — Nous étions, le capitaine Bridge et moi, à notre dernier dîner, lorsqu'on vint annoncer la Cité de Sydney. La voilà en vue, montrant des signaux concertés à Sydney ; elle double West-Cape et s’arrête à un demi-mille de l’Espiègle. C'est la crise de ma navigation dans le Pacifique. Au carré des officiers, on avait souvent discuté la question de savoir si on réussirait à rencontrer le steamer américain, ce qui dépendait de l’état de l’atmosphère ; si on pourrait me transporter à son bord, ce qui dépendait de l’état de la mer. l’atmosphère était claire, mais la mer houleuse. Après de rapides adieux qui me furent pénibles, on nous mit dans la baleinière du capitaine, qui fut affalée avec les précautions voulues. C'était encore le premier lieutenant, M. Lowry, qui tenait le gouvernail. Il fait nuit close et la nouvelle lune se dérobe derrière d’épais nuages. Devant nous, noir sur noir, roulant lourdement sur la houle, le Léviathan américain, de ses yeux de feu rouge et bleu (les signaux suspendus au mât de misaine) nous lance des regards courroucés. La pâle et fauve lumière que projettent les lampes des cabines à travers les écoutilles ne fait qu'augmenter l’obscurité du dehors. Ce n’est pas sans une terreur secrète que j’approche du monstre marin. Arrivés près de lui, nous apprîmes que l’état de la mer ne permettait pas de baisser l’escalier, et qu'il fallait monter par une échelle de corde, ce qui dépassait mes forces autant que mes talens de gymnastique. Après quelques pourparlers entre M. Lowry et un officier du steamer américain, on nous jeta une petite planche attachée des deux bouts à une corde. Ce fut sur ce siège de fragile apparence que je fus lancé dans l’espace et hissé à bord. La houle de la mer et le roulis du bâtiment donnaient à ma planchette les mouvemens oscillatoires d’un pendule. j’apercevais sous mes pieds, tantôt les vagues écumantes, tantôt l’embarcation de l’Espiègle. Deux ou trois fois je fus jeté assez violemment contre les flancs du steamer. Et le bon M. Lowry, debout dans la baleinière et faisant un porte-voix de ses deux mains, criait de toute la force de ses poumons : « Surtout ne lâchez pas la corde. — Je m'en garderai bien. » A la fin j’arrivai à la hauteur du bastingage. Deux bras robustes m’enlacèrent et me déposèrent sain et sauf sur le pont. Les passagers s’y étaient réunis pour assister à ce spectacle de haute acrobatie. De tous côtés, on m’adresse des félicitations et des questions bienveillantes. « Baron, comment allez-vous? — Je devine (I guess) pas blessé, baron? — Je soupçonne (I suspect) tout va bien, baron? — Pas de contusions, baron, je calcule? (I calculate). » Évidemment, et sans erreur possible, j’ai sauté d’un bond du fond de l’Océanie en pleine Amérique.

Un gros colis blanc me suivit de près, faisant la même ascension aérienne et décrivant les mêmes courbes. Dans l’obscurité, je le pris pour une balle de coton. De gros soupirs qui en sortaient me détrompèrent. Mon fidèle et dévoué serviteur et ma dernière malle n'eurent pas plus tôt été hissés à bord, que les deux navires amenèrent leurs signaux. Ce cher lieutenant Lowry. pressé de rejoindre son bâtiment, me serra la main à la hâte. La Cité de Sydney mit le cap au nord, et l’Espiègle qui se dirigeait au sud, disparut aussitôt dans les ténèbres, emportant mes regrets et mes remercîmens, mais non mes souvenirs, qui resteront gravés dans ma mémoire.


HÜBNER.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1885.
  2. Hautes de 350 pieds.
  3. s’élevant jusqu'à 6,000 pieds.
  4. Le magistrat touche 15 livres sterling par an, les policemen 20, 25 et 35 dollars par mois. Le revenu annuel de la municipalité monte à 5,000 dollars et se compose du rendement de l’impôt foncier, des licences, des frais de pilotage, des amender, etc. La municipalité, comme il a été dit, sert au roi sa rente viagère de 20 dollars mensuels et paie, à raison de 10 dollars par mois, le traitement d’un magistrat chargé d’assister, sans pouvoir judiciaire et plutôt comme témoin, aux procès entre indigènes et blancs. La population de la municipalité forme un total de 383 âmes dont 165 blancs et 218 demi-sang. La population blanche, hommes, femmes et enfans se décompose ainsi qu’il suit : Allemands, 75 ; Anglais, 41 ; Américains, 23 ; Suisses et Hollandais, 13 ; Français, 11 ; Scandinaves, 2. La population non-samoënne en dehors de la municipalité se monte à environ 200 personnes dont 75 blancs. Les autres sont des half-caste, ou des gens de couleur. La population blanche se compose de 23 Allemands, 39 Anglais, 4 Américains, 4 Scandinaves et 5 Français. Les Allemands sont inspecteurs et employés dans les plantations allemandes ou traders. Parmi les Anglais, il y a 13 missionnaires avec leurs familles. Le reste se compose presque uniquement de traders ; c’est à cette dernière profession qu’appartiennent les 4 Américains. Les 5 Français sont des missionnaires. Tous les traders anglais, américains, scandinaves trafiquent pour les deux maisons allemandes. Ces informations ont été prises sur les lieux.
  5. Les échanges commerciaux des deux grandes maisons d’Apia et de quatre petits négocians allemands sont de 112,500 dollars, ceux des commerçans de toutes les autres nations de 107,500 dollars. (Rapport du Dr Stübel, consul d’Allemagne à Apia, 18 décembre 1883.)
  6. En tout, aux îles Samoa, 6,314 acres. Elles y emploient 1,152 travailleurs recrutés principalement dans l’Archipel de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Irlande.
  7. On a bien voulu me donner les renseignemens suivans sur l’état des plantations allemandes à Samoa en novembre 1883. ¬¬¬
    Cocotiers donnant des fruits 1.101 acres
    Cocotiers qui ne donnent pas encore de fruits 1.728 —
    Jeunes cocotiers et coton, 1.932 —
    Coton seul 702 —
    Café 135 —
    Bananes, yam, taro 303 —
    Pâturage 402 —
    Total 6.321 acres.

    Depuis novembre 1883, 300 acres ont été défrichés et plantés. On essaie maintenant de planter du tabac. Les expériences sont faites sur une large échelle. Les plantations de cocotiers servent de pâturage dès que les arbres ont atteint une certaine hauteur. On entretient dans ces plantations environ mille têtes de bétail.
    Jusqu'ici le copre (amande de coco prête à être mise dans le moulin pour l’extraction de l’huile) est le principal produit. Le coton est une qualité supérieure de ce qu'on appelle le sea-island cotton. Le caféier n’a qu'un ou deux ans. Le chiffre annuel de ces productions est : 300 tonnes de copre et 1,600 balles de coton, la balle pesant environ 260 livres. Les indigènes des îles Samoa produisent de 2,000 à 3,000 tonnes de copre. Les Samoëns sont en général peu aptes au travail. Les maisons allemandes d’Apia recrutent leurs laboureurs principalement aux archipels de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Irlande. Les Chinois, les meilleurs de tous, sont devenus trop chers, et les coolies de l’Inde ne peuvent être exportés qu'aux colonies anglaises. A Apia, les gages des laboureurs des îles ont beaucoup hausse : de 25 dollars à 60; à Fiji et à Queensland, ils ont atteint le double de ce qu'on paie à Samoa. Dans les dernières années, presque tous les produits ont été exportés par les deux maisons allemandes.
    Voici le tableau du mouvement maritime en 1883:

    BATIMENS ARRIVÉS TONNES IMPORTATION EXPORTATION
    Livres sterling Livres sterling.
    Allemands.... 92 19 396 58.358 50.894
    Anglais.... 35 3.799 9.103 1.180
    Américains.... 18 2.776 26.146 pas d’exportation.
  8. C’est l’enfer, je l’ai vu en peinture. C’était absolument cela.
  9. La plus haute s’élève à 2,503 pieds au-dessus de la mer.
  10. Mes sources sont d’abord les informations prises par moi pendant mon voyage, ensuite des correspondances officielles anglaises et allemandes communiquées au parlement anglais et au Reichstag allemand. La pièce la plus importante est le Report of a Commission appointed to inquire into the working of the Western Pacific orders in council, daté Londres 16 octobre 1883, signé Arthur Gordon, A.-H. Hoskins, et J.-C. Milson, et communiqué au parlement en 1884.
  11. d’après le rapport de M. Chester, magistrat, résidant du gouvernement de Queensland à Thursday-Island du 30 août 1878, cité dans le Report of the Western Pacific royal commission, et d’après les informations verbales que le magistrat m’a données lors de mon pansage à Thursday-Island.
  12. La région à laquelle s’applique cette législation est définie vaguement. l’ordre en conseil nomme, il est vrai, les îles Friendly, Navigator, Union, Phoenix, Ellis, Gilbert, Marshall, Caroline, Salomon, Santa-Cruz, Rotumah, la Nouvelle-Guinée à l’est du 143e méridien est, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande, enfin les Louisiades, en tout une région de 3,500 milles de l’est à l’ouest, et de 2,500 milles du nord au sud. Mais il ajoute aussi toutes les autres îles du Pacifique occidental qui ne se trouvent pas dans les limites des colonies de Fiji, de Queensland et de la Nouvelle-Galles.
  13. j’ai cité ici presque textuellement le rapport de la commission concernant les ordres en conseil.
  14. Highly unsatisfactory.
  15. Le nombre des travailleurs occupés à Queensland est de 6,000, à Fiji de 400. Rapport de M. d’Ortzen, secrétaire du consulat allemand à Apia. Février 1883.
  16. Rapport du capitaine Moor du Dart de sa majesté Britannique au commodore Erskine Sydney, 7 novembre 1883.
  17. A bord de l’Espiègle, Hanover-harbour (New-Hebrides), 27 avril 1843, Blue Books.
  18. En date de Batavia, 6 juillet 1883. Annexe au Report of the Western Pacific royal Commission.
  19. Le tableau suivant (Report of Western Pacific royal Commission), qui montre le nombre des bâtimens britanniques dans les parages de ces îles, mérite d’être pris en considération : ¬¬¬
    COLONIES ANNÉES NOMBRE DES BATIMENS TONNAGES
    Queensland 1865 2 123
    Idem 1875 51 8.803
    La Nouvelle-Galles 1880 138 48.965
    La Nouvelle-Zélande 1865 21 2.886
    Idem. 1875 132 50.444

    L’exportation de la Nouvelle-Galles seule, aux îles du Pacifique occidental, pendant les années 1875-1880, monte au chiffre de 1,603,589 livres sterling ; l’importation de ces îles, pendant la même époque, à celui de 1,158,613 livres sterling.

  20. Les maisons allemandes, prévoyant la difficulté de se procurer des travailleurs par les moyens habituels et pour le terme de quelques années, ont l’intention de fonder des colonies de travailleurs.
  21. Comme cultivateur et comme négociant, le Chinois envahit le monde. Il a déjà pénétré dans les archipels du Pacifique. Aux îles Gilbert, l’ensemble des transactions commerciales se concentre dans une maison chinoise (Ong-Chong).
  22. Je n’ai pas besoin de rappeler au lecteur que, lorsque j’écrivais ce journal, c’est-à-dire pendant mon voyage, l’Allemagne n’avait pas encore inauguré sa politique coloniale. Les négociations, entamées depuis entre les cabinets de Berlin et de Londres, tendent au but que j’indique.
  23. En dehors de l’Australian wesleyan (methodist) Society à Sydney, il y a la Wesleyan Mission Society à Londres pour le continent européen, l’Inde et la Chine, et la Methodist episcopal Missionaries Society aux États-Unis, où les wesleyens, au point de vue du nombre, occupent la première place parmi les différentes confessions chrétiennes.
  24. Dans l’archipel des Fiji, les wesleyens ou méthodistes comptent 906 églises, 11 ministres européens ou australiens, 51 ministres indigènes, placés par groupes de 8 à 12, sous la direction d’un ministre blanc; 63 catéchistes, 1,080 instructeurs (teachers), 2,254 maîtres d’école. Les catéchistes, les teachers et les maîtres d’école sont tous des indigènes. De tous les wesleyens blancs, anglais et australiens qui résident dans les îles de Fiji, 29 seulement approchent de la table du Seigneur. Le nombre des communions indigènes est de 26,000. Dans ce chiffre ne sont pas compris les catéchumènes, dont je ne trouve pas le chiffre noté, mais qui est très considérable. Les missionnaires, protestans et catholiques, ne conférant le baptême qu'au bout d’un certain temps et après avoir acquis certaines garanties morales au sujet des dispositions du nouveau converti.
    A Fiji, le révérend Langham, de Mbao, non comme chef (il n’y en a pas), mais grâce à son autorité personnelle et ses longs services, occupe la première place parmi les missionnaires. Le missionnaire méthodiste doit être marié, et s’il a perdu sa première épouse, se remarier à bref délai.
  25. Son rapport au Commodore Erskine est daté de Sydney, 7 novembre 1883. (Blue-Book.)
  26. A Fiji, il y a 11 prêtres maristes et 5 sœurs du tiers-ordre, les uns et les autres Français. Le nombre des catholiques indigènes, baptisés et catéchumènes, est de 9,000.
    Les deux vicariats de l’Océanie centrale (Tonga) et de Samoa se trouvent sous la direction de l’évêque d’Olympe, Mgr Lamaze, qui est assisté de 32 prêtres et de 6 sœurs dites de l’Océanie du tiers ordre, tous Français. Le nombre des catholiques et catéchumènes serait, dans les îles de Tonga, de 2,000 ; à Wallis, de 4,000 ; à Futuma, de 1,600; à Samoa, de 5,000.
    La population de l’île de Rotuma se compose de catholiques et de protestans. Des hostilités entre eux, pour des causes qui ne touchaient pas à la religion, ont déterminé le gouvernement anglais à annexer cette île à la couronne d’Angleterre.
  27. Je parle ici des missions et non du clergé diocésain, qui, dans les colonies anglaises, se compose presque exclusivement de prêtres irlandais.