Silhouettes contemporaines - Louis Madelin

Silhouettes contemporaines - Louis Madelin
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 372-388).




SILHOUETTES CONTEMPORAINES




I


M. LOUIS MADELIN






La Société des Conférences annonce une série de leçons sur la guerre. C’est la première fois que la suite des événements des quatre années glorieuses sera esquissée devant le public dans une histoire complète. L’orateur sera M. Louis Madelin. Au moment où l’auteur des belles études sur la guerre, qui ont paru ici même, prend possession de la chaire des Brunetière, des Lemaître, des Faguet, des Ségur et des Donnay, essayons de tracer un croquis du jeune et brillant historien.

C’est au Canada, je crois bien, que je l’ai rencontré pour la première fois. Il avait déjà écrit Fouché et venait de publier la Rome de Napoléon. Il avait trente-six ans, était docteur depuis sept ou huit, après avoir été le plus jeune agrégé de France ; il venait d’obtenir coup sur coup le prix Thiers et un deuxième prix Gobert, en attendant de décrocher le premier avec son grand ouvrage sur la Révolution ; et Faguet l’appelait « un de nos tout premiers historiens, «ce qui n’était pas peu dire quand ces historiens, pour ne parler que des morts, se nommaient Sorel, Vandal, Houssaye. Tout le monde s’accordait à reconnaître dans ce nouveau venu un maître. Et puisque l’Université ne se pressait pas de l’utiliser, Brunetière, qui se connaissait en hommes, l’avait désigné pour faire aux États-Unis une de ces tournées de l’Alliance française, dont on ne dira jamais assez le rôle dans les préludes de ce qui devait se préciser plus tard en une autre « alliance. »

Vous pensez bien que M. Madelin avait pris pour sujet : Napoléon. C’est un sujet dont le public d’outre-mer ne se lassait pas. Remarque curieuse! Dès qu’un Français arrive à l’étranger, il s’aperçoit que celui dont on lui parle toujours, comme si rien ne devait lui faire plus de plaisir, c’est ce diable d’Empereur, dont nous ne parlions guère chez nous qu’avec un peu de gêne. Peut-être que les choses ont changé depuis douze ans et qu’il y a aujourd’hui de nouveaux thèmes de conversation ; mais je n’en suis pas sûr. Je me rappellerai toujours cet ami de New-York, un brave homme de marchand, qui, voulant me. faire honneur de ce qu’il possédait de plus précieux, tirait pieusement de son tiroir secret sa plus chère relique : une croix de la Légion d’honneur, qui lui venait d’un grand-père, soldat de la Grande Armée. Et à M. Madelin lui-même est-ce qu’un autre Américain ne disait pas un jour : « Je suis fâché de la France qu’elle n’ait pas célébré le centenaire d’Austerlitz. Notre nation est bien riche : elle paierait beaucoup de milliards pour pouvoir célébrer ce centenaire-là. » À ce moment en effet, — aux environs de 1908, — nous ne nous vantions pas de nos gloires militaires. Nous nous faisions modestes, modestes !… On enseignait dans les écoles une histoire expurgée. On cachait Louis XIV, on effaçait Jeanne d’Arc, on se voilait la face devant Napoléon.

Quelle sottise ! Si j’avais eu sur ce point aucune espèce de doute, il m’aurait suffi d’écouter M. Madelin en Amérique. Rarement je fus à pareille fête. Il faisait passer devant nous, comme des estampes de Raffet, depuis le capitaine Goignet jusqu’au sergent Fricasse, toute la légion des grenadiers épiques. Ah ! il ne mettait pas son drapeau dans sa poche. Et comme il avait raison ! J’aurais voulu voir dans la salle quelques-uns de nos historiens officiels, qui se figuraient qu’il est de bon goût de faire silence sur nos victoires. Je gage qu’ils auraient senti combien ce respect humain est une mauvaire affaire, et ce que vaut une politique qui consiste à se rapetisser.

De ce jour, je vouai à Louis Madelin une vive reconnaissance. Et ce n’était pas la première fois qu’il se faisait ainsi, sous l’habit du conférencier, l’apôtre de la grandeur française. N’était-il pas allé à Metz parler du général Lassalle, devant les huit cents Lorrains des conférences de l’Austrasie et vingt officiers allemands de la garnison en uniforme ? M. Maurice Barrès a raconté la scène dans Colette Baudoche. On pense si, dans un tel milieu, la prise de Stettin et de 6 000 Prussiens par une brigade de hussards sans une pièce de canon, produisit son effet. L’histoire, pour M. Madelin, dans de telles conditions, c’était déjà quelque chose comme une petite revanche intime.

Mais tout ne finissait pas avec la conférence. Au contraire, cela ne faisait que commencer. Vous croyez peut-être qu’un orateur qui venait de parler une heure et demie, après des nuits de Pulman-car, pouvait avoir le droit de se sentir fatigué ? C’est que vous ne connaissez pas Madelin. Après avoir parlé, il causait. Et quel causeur ! C’était un flot de souvenirs, d’anecdotes sur les personnages politiques et sur certains dessous de l’histoire contemporaine, sur la séparation et sur le modernisme, sur Pie X et le cardinal Rampolla. Madelin était intarissable. Impossible de trouver mieux pour une œuvre d’expansion française. Il était l’expansion incarnée. On eût dit qu’il n’avait pas ouvert la bouche depuis trois mois, tant les paroles se pressaient abondantes sur ses lèvres. Il causait ainsi jusqu’à deux heures du matin. Et il recommençait le lendemain.

Tout cela donnait l’impression d’un magnifique tempérament. Je m’amusais, en l’écoutant, à démonter en esprit cet admirable mécanisme que je voyais ainsi fonctionner devant moi. Ce qu’on appelle le don, c’est-à-dire la faculté rare de faire une certaine chose et d’être organisé par la nature pour cet objet, je n’en ai guère vu d’exemple plus frappant. Je viens de parler de sa mémoire. Je n’étais pas moins charmé d’un autre trait : c’est qu’il n’y avait en lui rien de livresque. Un historien sent toujours plus ou moins la poudre des bibliothèques. Mais celui-là n’avait pas moins appris dans la vie et dans le monde, dans les salons et dans les coulisses du Parlement, que dans les cartons des Archives et les liasses de dossiers des Affaires étrangères. Ancien « Romain, » le Forum ne l’avait empêché de voir ni le Consistoire ni Montecitorio. Fouché, Talleyrand n’étaient pas pour lui moins vivants qui MM. René Viviani ou Aristide Briand.

Il évoluait des uns aux autres avec aisance, passait sans nulle difficulté de l’un à l’autre étage et d’une génération à l’autre, familier avec tout le personnel politique du régime comme un habitué de la maison, connu de longue date dans les bureaux, qui ne s’égare pas dans les couloirs et qui, derrière chaque porte, a une figure de connaissance. En vérité, il n’y avait aucune différence, dans la matière de ses discours, entre celle de la conférence et celle de la causerie ; c’était le même sujet qui se continuait. On aurait dit un homme qui, ayant beaucoup vu, aurait beaucoup retenu, et pour qui toute l’histoire, de François Ier à nos jours, était faite de souvenirs de famille ou de souvenirs personnels.

C’est ici le vrai mot : cet historien était un homme qui contait des histoires. Depuis quelque temps, un livre d’histoire était un recueil de documents, une publication de matériaux et de pièces justificatives. Mais voici que ce jeune homme ne craignait pas de dérider l’austère déesse et de lui rendre le sourire qu’elle avait eu jadis pour instruire le bon Plutarque et le charmant Hérodote. L’Histoire se souvenait qu’avant d’être savante, elle doit être une histoire, qu’elle est avant tout reci : l’art de conter la belle histoire, et qu’à cette condition seulement elle a chance d’être vraie. Et l’on voit pourquoi le public applaudissait M. Madelin : c’est que l’histoire pour lui n’est jamais qu’une manière de représenter la vie.


Si. jamais M. Madelin songe à publier ses Mémoires, il devra, s’il n’est pas un ingrat, écrire à la première ligne : « Je suis un homme heureux. » Il respire l’activité, la joie inouïe de faire l’œuvre pour laquelle on est né. Jamais l’ombre d’un doute sur sa vocation. D’abord, il est Lorrain, et l’on sait que la Lorraine est le meilleur observatoire d’où embrasser la France et plusieurs des problèmes franco-européens. Tout enfant, on l’a conduit de Neufchâteau à Domremy, et il a cette fortune, comme son compatriote le général Thiébaut, d’appeler Jeanne d’Arc « sa payse ». Il est né au lendemain d’une guerre, celle que pendant toute notre enfance nos parents ont appelée « la guerre. » Un de ses premiers souvenirs, c’est d’avoir vu à Toul, appuyés aux arcades du cloître, les soldats allemands fumer leurs longues pipes. Ainsi il grandit dans une province dont il apprit tout de suite qu’elle était une frontière, sur ce plateau lorrain qui verse ses eaux à la fois au Rhin et à la Marne, et qui depuis longtemps, entre ces doubles destinées, avait, avec Jeanne et les Guises, fait choix du bassin de Paris. Il est venu au monde au moment où ce choix venait d’être violemment contrarié, et où l’acte de Francfort posait, devant le fils du magistrat lorrain, un cas de conscience historique. Autant de circonstances bien faites, on l’avouera, pour éveiller et pour nourrir, chez un enfant réfléchi, la muse de l’histoire.

Toute son enfance se passa à Bar, au pied du « gros Horloge, » dans cette vieille ville charmante, juchée sur sa colline, la mieux faite par elle-même pour provoquer les rêveries d’un jeune esprit en qui se glisse le démon du passé. Et sur les places de la ville, que de maréchaux de bronze, Exelmans, Oudinot, gouverneur de Berlin ! Voilà de quoi faire songer, aux environs de 1880, un Barrois de la génération qui a suivi Sedan. Sans doute on ne lisait pas encore sous la porte du lycée l’inscription de marbre noir qui enseigne aux petits Lorrains que le plus court chemin qui mène à l’Élysée est une droite partant du lycée de Bar-le-Duc : mais déjà toute la ville montrait avec orgueil un jeune élève de rhétorique qui marchait sans distraction vers les plus hauts destins. Et cette ville de 18 000 âmes ne doutait pas qu’elle donnerait des chefs d’État à la République comme elle avait, en moins de cent ans, donné deux maréchaux et cinquante généraux à la France. Le petit Poincaré n’a pas démenti ces promesses. Quant à l’Académie française, Madelin devait y voir jusqu’à sept Lorrains à la fois, Theuriet, Mézières, Gebhart, le cardinal Mathieu, MM. d’Haussonville, Barrès et Raymond Poincaré lui-même.

À huit ans, il savait qu’il ferait de l’histoire. Il savait même positivement que ce serait celle de Louis XI, M. Madelin le père ayant accoutumé de lire le soir à ses enfants les romans de Walter Scott et ayant commencé ces lectures par Quentin Durward. À vrai dire, le jeune homme s’aperçut assez vite que Louis XI était un sujet furieusement compliqué ; il se borna à étudier le Concordat de 1516 : on peut, dans ses projets d’avenir, se tromper de cela. Mais Madelin est resté fidèle à Walter Scott, et il est un nouvel exemple d’une vocation d’historien, éveillée par le génie de l’incomparable romancier et poète écossais. L’action de ce grand homme est une des plus fécondes qui se soient exercées en Europe. Elle a été décisive sur Balzac, qui a reconnu le fait et le proclame en vingt endroits : et ce témoignage seul devrait suffire à défendre l’illustre châtelain d’Abbotsford contre le dédain où nous voyons aujourd’hui réléguer ses magnifiques fresques d’histoire, sous l’étiquette méprisée de romans historiques. J’en crois là-dessus M. Madelin, qui tient Walter Scott comme Balzac pour des historiens supérieurs : le premier pour le plus grand des devins du passé et le second pour le plus puissant des analystes sociaux. Que de fois je l’ai entendu soutenir que nul n’a compris mieux que Balzac l’importance du fait capital de la Révolution : la vente des biens nationaux ! À cent ans d’intervalle, ce fait est encore le fondement essentiel de la République : dans chaque province, à chacune de nos élections, ce que l’on trouve au fond des luttes de partis, derrière les programmes et les disputes d’idées, c’est le classement qui résulte de cette distribution nouvelle de la propriété. Tout radical de 1900 est petit-fils d’un acquéreur de 1791. Qu’une telle vue, qui explique cent ans de politique française, soit une vue de romancier, et que Balzac l’ait aperçue trente ans avant Tocqueville, c’est un exemple de ce que l’histoire peut apprendre du roman, c’est-à-dire d’une certaine façon de comprendre les intérêts, les passions et les mœurs. C’est pourquoi Madelin n’a cessé de s’instruire chez les grands écrivains et les hommes qui font profession d’étudier la vie. Si je suis bien informé, n’est-ce pas au théâtre, en sortant du Vaudeville, après la « seconde » de Madame Sans-Gêne, que subitement, sur le trottoir de la Chaussée d’Antin, l’idée lui vint d’écrire son Fouché ? C’est probablement le seul cas où Mme Réjane aura collaboré à une thèse de Sorbonne. Je me reprocherais d’insister ; mais je crois que le scrupuleux historien ne me désavouera pas, si j’avance que pour lui la qualité maîtresse en histoire est l’imagination.

La bibliothèque de M. Madelin le père ne contenait pas seulement les œuvres de Walter Scott ; il y avait aussi le dictionnaire de Moreri. Ces vénérables in-folio n’étaient pas une compagnie sans danger pour un enfant; on trouve dans leurs doctes colonnes le répertoire ingénu des crimes de l’histoire. C’était de quoi pervertir une jeune âme aussi sûrement qu’eussent fait les romans de Laclos et de Crébillon fils. Madelin n’y prit que le goût de la science. L’instinct précoce du fureteur, la passion du chasseur pour le document nouveau, du curieux pour la pièce rare, s’éveillaient en lui de bonne heure. À côté du conteur s’annonçait le savant. À Nancy, à l’école de ces maîtres éminents, MM Christian Pfister et Charles Diehl, il fit partie de ce séminaire d’études historiques qui, tous les ans, obtenait régulièrement deux ou trois places sur huit au concours de l’agrégation ; rompu à cette gymnastique spéciale, à ce dressage de l’érudition, de la recherche et de la critique historiques, ce genre de travail n’eut bientôt plus de secrets pour lui. Il passa le concours comme une lettre à la poste. À Paris, à l’École des Chartes, ses mailres de prédilection furent encore les maîtres sévères, un Monod, un Paul Meyer. Cet enseignement continua à l’école du Palais Farnèse, sous la haute direction de Mgr Duchesne.

Mais quelle que soit sa dette envers de tels guides, qui l’initièrent à la méthode et lui mirent l’outil entre les mains, celui qui a le plus fait pour tixer ses idées, ce fut son professeur des Sciences politiques, l’illustre penseur Albert Sorel. C’est à lui qu’il dédia la Rome de Napoléon. Sans doute, une œuvre d’histoire étant plus que toute autre une œuvre complexe, où nul ne peut se llalter d’avoir tout vu à lui tout seul, il n’y a guère un historien à qui M. Madelin ne doive quelque chose ; de M. Lavisse à M. Aulard et de M. Chuquet à M. Frédéric Masson, quiconque s’est occupé des études révolutionnaires et napoléoniennes a été consulté et écouté par lui. Des rapports particulièrement étroits l’unissaient à Henry Houssaye. C’est au jeune historien que ce parfait artiste en mourant confia son dernier ouvrage et commit le soin d’achever son livre sur léna, l’écrivain patriote, après avoir conté les derniers jours de l’épopée, ayant voululse donner la joie de couronner son œuvre par un récit de victoire. La plume lui échappa à la moitié du livre, et c’est M. Madelin qui la recueillit de ses mains, en consacrant à sa mémoire une préface qui est un des morceaux les plus achevés qu’il ait écrits.

Toutefois, et quoiqu’il ne lui ait pas été attaché par des liens aussi intimes, il doit davantage à Albert Sorel. Ce grand esprit est entre tous celui qu’il se plaît à saluer pour maître. Celui-là est parmi nous l’héritier de Montesquieu. L’idée centrale de Sorel dans son puissant système de l’Europe et la Révolution, à savoir l’unité de notre histoire nationale, le spectacle de la Convention continuée par Napoléon et continuant elle-même l’œuvre des rois de France, l’idée de grandes lois politiques sorties de la nécessité des choses et s’imposant aux hommes en dépit de leurs préjugés et de leurs théories, est celle qui domine l’œuvre de M. Madelin. Il y a, on le sait, une vue apocalyptique de la Révolution qui fait dater de 1789 une rupture et un commencement, la naissance d’une ère nouvelle et l’époque d’une hégire ; c’est la manière mystique d’envisager les faits, c’est le système fameux du « Bloc » républicain. M. Madelin trouve cette légende installée à l’école et pénétrant l’esprit des masses ; en province, dans les professions de foi des candidats, dans les périodes électorales, il discerne quelques grands faits, quelques idées qui viennent tout droit de la Révolution. Il reconnaît dans ce phénomène énorme et monstrueux l’origine de toute notre politique contemporaine, j’entends la politique vivante et qui gouverne à leur insu l’esprit des électeurs des campagnes, au fond des cabarets de village. Alors, il cherche à démêler quels sont les éléments de cette tradition, de quoi elle est faite, comment s’est constituée cette psychologie qui domine encore à distance la vie de notre temps. Il va demander au passé le secret du présent.

Quatre grands livres, jusqu’à ce jour, sont consacrés à cette enquête. Dans Fouché, l’historien étudie un personnage qui lui parait le type du politicien moderne. La vie du conventionnel régicide, devenu le ministre de Napoléon et de Louis XVIII, indispensable sous tous les régimes et poursuivant à travers tant de circonstances différentes la même politique modérée, l’idée de sauver les « conquêtes » de la Révolution, se servant de Napoléon pour les consolider, les défendant contre l’Empire, cherchant à les concilier ensuite avec la Restauration, pose un cas typique d’un problème qui se représentera bien souvent de nos jours : c’est le parti qui, ayant conquis le pouvoir, voudra s’y maintenir, c’est le révolutionnaire satisfait et devenu conservateur. La vie de Fouché offre à cet égard des exemples d’adaptation qui sont un prodige d’équilibre. L’homme du 21 janvier et des massacres de Lyon, devenu le favori du faubourg Saint-Germain, en même temps qu’il achève d’écraser la Vendée, n’a jamais, à travers toutes ces apparences contradictoires, qu’une idée fixe, qui est de réconcilier la France avec un état de fait, d’empêcher toute réaction, de défendre sa situation et d’arriver enfin à la stabilité. C’est pourquoi il est sans cesse obligé de ruser, de composer avec les faits, de prendre ces attitudes qui, au milieu de ses avatars successifs, sont uniquement dirigées par un intérêt réaliste. Fouché devient ainsi le modèle de l’opportuniste. Son histoire est le manuel du politicien, un catéchisme du parlementaire, quelque chose comme ce que fut, sous les régimes absolus, le Prince de Machiavel ou la Vie de Castruccio Castracani.

La Rome de Napoléon est une étude, un raccourci infiniment curieux de l’administration impériale en Europe et des raisons qui la condamnaient à l’échec. On y admire à la fois la prodigieuse ampleur et l’inconcevable fragilité de l’œuvre de Napoléon ; on y voit l’essai majestueux d’une Europe nouvelle dans les cadres de l’Empire, la naïveté de ces Français qui viennent réveiller les Romains de Tite-Live, leur déception inévitable, l’avortement de leur tentative, et pourtant l’unité italienne s’élevant, grâce à eux, sur les ruines de leur œuvre.

Après ces deux monographies si riches de faits et d’aperçus, et qui éclairent en passant tant de côtés de l’histoire, le jeune écrivain abordait le centre du problème et osait entreprendre une synthèse générale, une construction d’ensemble de l’époque révolutionnaire, qui devait être, sous une forme accessible au public, la somme de ses études et la mise au point de sa philosophie. Dans un premier volume, que l’Académie honora de son grand prix Gobert, il résume le iorrent de la Révolution. En même temps, comme un portrait dessiné dans la marge, il peignait la figure énigmatique de Danton. Et il s’apprêtait à terminer son grand ouvrage par un second volume sur le Consulat et l’Empire, lorsque survint la guerre.


La guerre est un des événements qui devaient le moins surprendre un historien lorrain. M. Louis Madelin s’y était préparé toute sa vie. Tout Lorrain appartient à la « zone de couverture, » sait que son pays est une « marche, » un champ de bataille où les peuples se sont toujours battus et reviendront tôt ou tard pour vider leurs querelles. Comme M. Maurice Barrès ne manque pas de revenir tous les étés à Charmes, il revenait chaque année passer la belle saison sur sa colline de Raon-l’Étape, dans une situation charmante sur un promotoire des Vosges, où l’historien, avant la guerre, avait écrit plus d’un de ses livres en ayant sous les yeux l’éternelle question du Rhin, et dont nos artilleurs se servirent durant la guerre comme d’un précieux observatoire. Deux de ses frères étaient soldats. L’un était ce commandant Madelin, esprit supérieur, distingué de Pétain qui le tenait pour un des chefs les plus pleins d’avenir, et dont la mort aux Ouvrages Blancs, en mai 1915, fut une des pertes les plus sensibles de notre jeune armée. L’autre, le général Madelin, fut un de ces divisionnaires de 1918, qui formeront une équipe aussi célèbre dans l’histoire que notre corps de généraux de 1796. Enfin, un oncle de M. Madelin, le colonel Zeller, ancien chef d’escadron sous le colonel Nivelle, allait faire partie de l’état-major Castelnau et demeurer avec Pétain le chef du bureau des opérations de la 2e armée.

On voit que ce Lorrain, de famille aux trois quarts militaire, était dès le temps de paix quasi mobilisé. Il n’eut donc presque aucune surprise, en rejoignant le 3 août son poste de sergent au 44e territorial, le « régiment de place » de Verdun, et se trouvant le lendemain aux avant-postes, au cimetière de Vaux, dans l’attente des premiers uhlans. Il avait pris depuis longtemps son « dispositif face à l’Est, » à l’avant-garde de la France. Il n’y eut dans son âme nulle ombre d’hésitation sur l’attitude à prendre, le jour inévitable du règlement de comptes avec la Germanie. C’était une échéance prévue depuis toujours. Que de fois, parcourant l’Argonne au couloir des Islettes, pendant les manœuvres d’automne, le sergent réserviste avait « répété » la campagne de 1792 et revécu l’histoire aux « Thermopyles de la France ! » Que de fois, dans ses promenades sur fa muraille des Hauts-de-Meuse, sur ce chemin de ronde qui de Verdun à Toul commande les routes de Woëvre, il avait rêvé d’une rencontre dans cette fatale arène, d’une immense bataille « où se déciderait le sort du pays ! » Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que les Allemands, pour ne pas se heurter à cette muraille, essaieraient de la tourner par l’Ouest, en débordant par la Belgique. La rencontre décisive se produisit, non pas en Woëvre, mais en Champagne : ce fut la bataille de la Marne. Les Allemands la perdirent pour n’avoir pas réussi à faire tomber Verdun. Ainsi notre « force de l’Est » avait joué tout de même son rôle dans la victoire. Dès le début de la guerre, Verdun en était le pivot. Il y a une destinée pour les historiens : la sienne amenait Louis Madelin, dès les premiers coups de fusil, au poste qui, jusqu’à l’armistice, devait être le gond du front occidental.

Il a conté lui-même, dans deux articles charmants, ses souvenirs de l’année qu’il passa dans la troupe, avec son régiment, sur ce front de Verdun et dans ces villages ou ces forts, Fleury, Douaumont, Damloup, dans ces bois qui ne sont plus aujourd’hui que des noms, mais des noms à jamais illustres dans l’histoire. Tout ce pays, promis à une gloire tragique, était alors un des coins les plus calmes du front. Calme relatif, du reste, dont les bombardements par les gigantesques 420 étaient les événements, et entretenaient en Allemagne la fable du « siège de Verdun » par le redoutable von Benzino. En fait, c’était ce général de l’armée « assiégeante » qui était alors fort en peine de maintenir ses positions. L’armée de Verdun, cette année-là, se donnait continuellement de l’air, attaquait aux Eparges, s’élargissait en Woëvre, poussait jusqu’aux lisières d Etain, et les territoriaux de la Meuse se taillaient une assez jolie part dans cette suite d’affaires de « grignotage. » « Vous êtes un régiment de place, leur disait un jour de revue le général de division, mais vous avez porté la place chez l’ennemi. » Beaucoup de régiments « actifs » auraient pu envier cette louange.

C’est alors que le général Herr, le nouveau commandant de la « région » de Verdun, découvrit Madelin, le fit sous-lieutenant et l’appela à son état-major. Peu après commençait l’effroyable bataille. Les Allemands, s’étant aperçus de leur faute de 1914, avaient décidé d’emporter ce saillant de Verdun qui était le pivot de notre défensive, et qui constituait (comme on allait le voir en 1918) une si grave menace pour leurs communications par Metz. On sait ce que fut cette crise, l’une des plus tragiques de la guerre. De Dugny, puis de Souilly, où se transporta bientôt le quartier-général, le sous-lieutenant Madelin en suivit les péripéties ; sous les ordres de Pétain, puis de Nivelle, il vit le combat, d’abord commencé en revers, changer de face et chaque jour s’affirmer en victoire. Mais ce rôle de témoin allait bientôt se changer en un rôle plus actif.

Il y avait alors auprès de Joffre, comme major-général, un des plus merveilleux officiers de notre armée, chef aussi habile qu’énergique, qui plus tard, au 5e corps, dans les journées sinistres de mars 1918, couvrit Compiègne, sauva Paris. Haï des politiciens, dont il était la bête noire, parce qu’il incarnait à leurs yeux l’ « esprit de Chantilly, » ou peut-être tout bonnement parce qu’il avait de l’esprit, le général Pelle était du. petit nombre des généraux qui avaient parfaitement compris le pouvoir de la presse. Pendant longtemps, le pays, — avant le régime des permissions, — n’avait rien su de la guerre que par lie communiqué : il avait courageusement accepté l’ignorance. Avec une admirable pudeur, qui fait honneur à leur caractère, à leur profonde honnêteté, à leur absence de charlatanisme, à leur horreur de la réclame, les militaires avaient pris le parti de ne rien publier d’eux-mêmes et de laisser parler les faits. On peut penser aussi que Joffre connaissait de longue date la susceptibilité inquiète du « civil » et ne se souciait pas d’alarmer sa méfiance. De là ce résultat que les premières années de la guerre se passèrent presque mystérieusement, sans que rien s’ébruitât de ce qui se faisait dans les tranchées à vingt lieues de Paris, et qu’on fit, à ce pays traditionnellement amoureux de la gloire, accepter la consigne de l’anonymat et du silence. Ce fut très beau. L’armée, la France se soumirent par discipline. Il y eut pourtantun moment où la muraille de Chine qui séparait le « front » de l’ « arrière » devint impossible à maintenir. L’angoisse soulevée par les nouvelles de Verdun fut trop forte : elle fit éclater la barrière. À mesure que la bataille se prolongeait, se transformait en lutte d’usure, l’importance du moral devenait plus évidente. L’ennemi nous donnait l’exemple et ne négligeait rien pour exalter les siens, impressionner les neutres. C’est Napoléon qui l’a dit : « Tout est opinion à la guerre. » Et il le savait si bien qu’il ne laissait à personne le soin de faire sa presse ; ses bulletins de la Grande-Armée sont les modèles du genre. Le général Pelle s’avisa donc qu’il avait sous la main, à. l’État-major de Verdun, un historien de profession, de famille militaire, préparé par ses études à comprendre une bataille, et le chargea de renseigner le public sur les événements qui passionnaient le monde. Avec le capitaine Henry Bordeaux, accouru dès la première heure d’un état-major voisin, le sous-lieutenant Madelin reçut la mission de raconter les faits et de transmettre au jour le jour l’écho de l’épopée. Tels furent les débuts, à Verdun, de ce qui devait devenir, au bout de quelques mois, la Section d’Information.

Quels services y rendit Madelin, est-ce aux lecteurs de la Revue qu’il faut l’apprendre ? On se souvient assez de cet article retentissant, intitulé l’Aveu allemand, un des premiers qui nous donnèrent, à nous autres spectateurs lointains, l’assurance bienfaisante de l’étendue de notre victoire : on lisait, racontés par les Allemands eux-mêmes, leurs projets, l’ivresse des premiers jours, puis le doute, la dépression, enfin le désespoir. Qu’on juge de l’effet que produisaient de telles pages lorsqu’elles venaient à pénétrer de l’autre côté des lignes ! Je ne dis point qu’elles changèrent l’opinion d’un Allemand ; les Allemands n’en ont jamais cru que leur état-major. Mais lorsque M. Madelin publia en brochure sa Bataille de la Marne, une mère française, dont le fils était prisonnier depuis Maubeuge, dépeça le volume, se servit des feuillets pour couvrir des confitures et expédia le tout en Allemagne avec une lettre : « Tu goiàteras le dessus, disait-elle; tu sais que c’est le meilleur. » La censure allemande ne comprit pas et laissa passer. C’est ainsi que tout un camp de prisonniers français, qui n’avaient jamais ouï parler de la victoire de la Marne, fut instruit, grâce à Louis Madelin, par le « dessus » des confitures.

Un tel trait suffirait à justifier le rôle de la Section d’Information. Ce n’est d’ailleurs pas sans peine que les premiers « informateurs » acquirent le droit de faire reconnaître l’utilité de leur fonction. Il y a chez les militaires une méfiance irréductible pour tout ce qui écrivaille, l’hostilité de l’homme d’action contre l’homme de parole. Il fallut une longue expérience, il fallut le tact el le dévouement d’un Bordeaux et d’un Madelin pour vaincre sur ce point les premières répugnances. Mais les deux amis se passionnaient pour leur métier : il leur faisait un devoir d’aller partout et de tout voir. Jamais ils n’hésitaient, pour se renseigner de plus près, à courir jusqu’aux premières lignes, à se mêler aux combattants. Ils faisaient voir que la conscience professionnelle est une des formes du courage ; leurs belles « citations » en témoignent. Ainsi ils méritaient l’estime de leurs camarades, conquéraient le respect. Ils soutenaient l’honneur de la littérature. Je pourrais rapporter de cette petite lutte plus d’une anecdote piquante. Peu à peu, les deux écrivains réussirent à en venir à leurs fins. Ils obtinrent par degrés que l’on renonçât en partie au secret de la gloire. Pendant deux ans, nos hommes s’étaient battus dans le gris, sous une brume incolore. On ne voyait plus le drapeau. Louis Madelin souleva un coin du voile. On constata aussitôt quel effet d’émulation et d’encouragement produisait sur le soldat cette; publicité nouvelle. Le Français a besoin d’amour. Il aime à être aimé. Citer des noms, conter les hauts faits de nos hommes, en faire honneur à leur régiment, à leur ville, ce fut un des moyens d’action les plus forts sur ce peuple d’amour-propre si vif. Ces articles étaient lus, commentés au village. Nous sommes toujours les Français de ce Joinville, qui se battait à la Mansourah en pensant qu’« on parlerait de cette journée dans les chambres des dames. » On en vint à tenir ces récits semi-officiels pour une sorte de récompense, comme une espèce d’ordres du jour. Plus tard, lorsque fut rétablie la distinction de la fourragère, M. Madelin fut chargé de faire l’historique des régiments qui la reçurent. Pétain, qui n’avait pas été d’abord sans une certaine froideur à l’égard de l’Information, apprit bientôt à se servir d’un instrument si précieux. Lorsqu’il devint général en chef, au mois de mai 1917, au moment des mutineries qui suivirent l’affaire du Chemin des Dames, c’est lui qui demanda à Madelin le bel article, paru ici même, sur la Crise de la discipline en 1792.

Je n’ai pas à rappeler cette série d’études qui devait s’achever sur les grandes fresques des Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine, et de la Bataille de France. Ces récits contiennent les éléments d’une histoire complète de la guerre. Et l’écrivain y atteint à une maîtrise accomplie. Il y a dans ces pages un instinct des ensembles, un art de simplifier les faits, de faire mouvoir les masses, de, situer le sujet par la topographie, de l’éclairer par des portraits, de faire comprendre une situation, d’expliquer une manœuvre, de la placer sur le terrain et de tout ramener cependant au cerveau d’un seul homme ; il y a une façon de distribuer les parties, de peindre les individus, de varier l’intérêt et de le soutenir ; il y a enfin d’un bout à l’autre, pour soulever cette masse de faits, un ordre, un mouvement, un souffle, qui feront de ces beaux récits des modèles de l’histoire militaire. J’aimerais à montrer comment M. Madelin gagne cette gageure de renouveler ses tableaux, de les graduer, d’établir de l’un à l’autre une sorte de crescendo continu qui, à travers les épisodes et les péripéties, ne cesse pas un instant dans ces quatre ou cinq cents pages. On verrait là ce que l’histoire gagne à être traitée, suivant le mot des Latins, comme un opus oratorium, c’est-à-dire par un écrivain, avec les procédés de la composition et comme une œuvre d’art.

Je sais qu’il y a, sur le principe même d’écrire l’histoire des faits contemporains, plus d’une objection que M. Madelin s’est faite à lui-même. L’historien n’est pas exempt de doutes sur son « œuvre de guerre. » Si loin qu’on pousse la gravité et l’indépendance, on n’a pas avec les vivants la même liberté qu’avec les morts. Plus d’un secret demeure obscur, beaucoup de documents et de témoignages échappent. De ces faits si complexes nous ne connaissons partiellement qu’un côté, qui est le nôtre; à peine pouvons-nous aujourd’hui entrevoir ce qui s’est passé chez l’ennemi. M. Madelin a trop le goût de la science pour avoir beaucoup celui de l’actualité. Je gage qu’il lui tarde de revenir à ses études sur le Consulat et l’Empire. Il y est plus à l’aise. Le passé lui offre cette satisfaction d’arriver, dans la mesure où l’ambition en est permise aux facultés humaines, à quelque chose de définitif.

Il y a du moins un préjugé que ces études contemporaines lui ont permis de dissiper. Depuis la charmante équipée de Fabrice del Dongo, qui se promena en amateur sur le champ de bataille de Waterloo, n’y comprit rien et en conclut que la guerre est une collection de hasards incompréhensibles, c’est une vérité pour les gens de lettres que les plans de campagne n’existent que pour flatter l’importance des états-majors, que les ordres ne comptent pas, et que dans une armée le personnage le plus inutile est le chef qui la commande. De Tolstoï à Zola et à nos derniers romanciers défaitistes, nous avons cent variantes de ce cliché littéraire. Louis Madelin n’est pas de cet avis. Il pense que Napoléon a gagné lui-même ses batailles. Il estime que ses maréchaux n’étaient pas tous des incapables. Mais enfin, quand il a reconstitué de son mieux la manœuvre d’Essling ou celle d’Auerstaedt, quand il a refait sur le papier le mouvement de Davoust, il reste toujours cette question : « Est-ce bien cela ? Ma bataille se tient, mais qu’en dirait Davoust ? »

C’est là-dessus qu’il est précieux, pour un écrivain, d’avoir la témoignage des grands acteurs du drame. Quand Jotîre se reconnaît dans la Marne de Madelin, lorsque Foch, ayant lu la Bataille de France, s’écrie : « Mais parbleu ! Vous étiez donc sous la table ? Des choses que je n’ai dites à personne, vous les devinez! » — l’historien a de quoi se tenir pour rassuré. Un comparse pourra contester l’exactitude d’un détail et soutenir que dans son coin « ça ne s’est pas passé ainsi ; » d’autres pourront « tolstoïser » à l’aise et faire une histoire de la guerre à l’échelle d’un chef d’escouade : nous saurons qui dit vrai, et nous en croirons les vainqueurs.

« Vous étiez sous la table ! » Voilà bien un mot de Foch, une de ces images qui illuminent un sujet et montrent le fond des choses. Je pense que jamais compliment n’a été plus droit au cœur de M. Madelin. C’est la plus belle définition qu’on ait donnée de son talent. Sans doute, nous ne savons pas tout, et nous ne saurons jamais tout. Des millions de documents dorment dans les archives et préparent une tâche gigantesque à l’avenir. Il est possible que certains faits se trouvent mieux connus dans cinquante ou cent ans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Mais la vérité est-elle toute dans les paperasses ? En dernière analyse, la valeur de l’histoire ne réside-t-elle pas dans son pouvoird’évocation, dans la faculté que l’écrivain possède de restituer la vie ? Michelet, qui s’est tellement et si souvent trompé, n’est-il pas encore le plus grand de nos historiens, pour avoir eu plus qu’aucun autre ce don de « résurrection ? » On peut se demander, — en dépit de ceux qui font de l’histoire une collection de textes, — si elle n’est pas avant tout une peinture et une « vision, » et si le plus grand historien n’est pas le plus grand visionnaire, celui qui est capable de faire surgir le passé avec une puissance et une réalité d’hallucination ? « J’ai couché, disait Henry Houssaye (dont les livres possèdent ce pouvoir à un rare degré), j’ai couché sous la tente de l’Empereur, j’ai assisté au petit lever de Marie-Louise, j’ai chargé avec Murât, j’ai vu fusiller Ney. » M. Madelin est de cette école. Qu’il s’agisse de Fouché ou de Foch, de Danton ou de M. Clemenceau, d’un personnage de l’An II ou d’un soldat de 1916, les méthodes de l’historien, son objet sont les mêmes; et il n’arriverait pas à tant de vérité, s’il n’était un tel artiste.


Quoi qu’il fasse, d’ailleurs, il ne pourra s’empêcher d’être heureux. Il a ce mérite irrésistible, auquel nous passons tout, cet amour de la vie qu’ont ceux pour qui la vie n’a eu que des sourires. Les épreuves n’ont pu. entamer ce puissant optimisme. Trait bien digne de remarque : cet historien n’a rien d’une Cassandre. Il adore le passé, et le passé ne l’a pas dégoûté du présent. Il a vécu dans le cloaque sanglant de la Convention, et ce spectacle ne l’a pas découragé de l’humanité. Il est passionnément admirateur de Napoléon, et il ne fait pas de vœux pour le voir revenir. Il connaît l’histoire, il connaît le monde, il a fait la guerre, traversé les grands carnages des batailles, et il continue de faire crédit à la vie.

La vie le récompense de tant de confiance. Né au lendemain de Sedan, à deux pas de l’exécrable frontière, élevé dans la pensée constante de nos désastres, il n’a jamais douté un jour de la revanche et de la justice nécessaire des choses. Il savait qu’un moment viendrait où la France rentrerait chez elle dans Metz et dans Strasbourg. Et l’« heure merveilleuse » est venue. L’historien a eu la fortune de revenir en soldat dans nos provinces libérées et de réaliser à l’âge d’homme le rêve de l’enfant.

Il a vu sous ses yeux se faire l’histoire, et quelle histoire ! Après s’être penché curieusement sur nos mœurs politiques, s’être mêlé aux élections et à la chimie des partis, avoir vu le bouillon de culture de la pensée française au travail dans la cornue parlementaire, son destin lui ouvrait un autre laboratoire. Il a hanté des hommes dont l’avenir dira qu’il n’en est pas de plus grands. Joffre, Foch, Castelnau, Pétain, Nivelle, Mangin, Fayolle, Debeney, Gouraud, l’ont reçu dans leur confidence. Il a surpris le secret des grands événements. Il en a sondé les acteurs. Il sait comment se fabrique une victoire de Verdun ou une bataille de la Marne.

Rarement historien aura eu pareille chance. Quel usage M. Madelin fera-t-il de la sienne? Reviendra-t-il, muni de cette prodigieuse expérience, à ses grandes fresques du passé ? Se plaira-t-il à montrer dans la France d’aujourd’hui la race, les vertus d’autrefois? Jamais plus noble matière ne s’est offerte à l’histoire. Il est beau de pouvoir faire à la patrie un lit de drapeaux, d’ajouter ceux de la République aux trophées de la Monarchie et de l’Empire, et de dire à la France, comme Bonaparte à Lassalle, le soir de Rivoli : « Va, couche-toi dessus : tu l’as bien mérité. »

Fidus.