Silhouettes contemporaines - André Corthis

Silhouettes contemporaines - André Corthis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 816-833).
SILHOUETTES CONTEMPORAINES


ANDRÉ CORTHIS






L’Académie française vient, en lui attribuant une de ses plus hautes récompenses, de donner saconsécration à un écrivain dont nos lecteurs connaissent et goûtent le beau talent. C’est sa dernière œuvre, parue ici même, Pour moi seule, qui a valu à André Corthis le prix du roman.

Œuvre d’analyse intime et de demi-teinte, très diférente des livres qui l’ont précédée, de ce Pauvre amour de doña Balbine, de ce Pardon prématuré, d’un si chaud coloris, avec leur bouillonnement intérieur et leur cadre de nature espagnole, différente aussi de ces Petites vies dans la tourmente, qui nous montrent, en un saisissant raccourci, le drame de certaines existences dont on eût pu croire que rien n’était jamais venu troubler la médiocrité paisible et unie. Il semble que l’écrivain se transforme peu à peu. Tourné d’abord vers la beauté extérieure et le pittoresque des choses, il s’inquiète maintenant davantage des formes invisibles de la vie et de tout ce qu’elles peuvent avoir de violent, de secret et de profond. Evolution sans doute, mais qui vient de loin, se prépare depuis longtemps, ets’explique pour qui connaît le milieu si particulier où s’est formé l’esprit de la romancière.


L’enfance d’André Corthis fut bercée de bien belles histoires. Fille, petite-fille et nièce de marins bretons, descendant, du côté maternel, de ces « Stefanopoli » que devinrent les Commiène quand ils furent s’établir en Corse après leur déchéance, elle devait, toute petite, sentir derrière elle, dans ce passé d’où elle est venue, des patries bien dissemblables.

Récits de voyages et de guerre, faits par son père, embarqué dès l’âge de douze ans, combattant au Mexique, héros en 1870 de l’épopée du ballon Le Galilée, récits d’aventures faits par les oncles qui reviennent de loin, visages entrevus dans les souvenirs des grands-parents, vieilles villes, vieilles demeures, campagnes inconnues, oui, c’étaient là vraiment de bien belles histoires, des romans composés comme sait le faire la vie, meilleurs, et plus pittoresques ou plus poignants que les mieux imaginés.

Roman, l’existence de son arrière-grand-père, le colonel Dufour, le Chouan, investi de la confiance des Princes. Exerçant en leur nom la puissance publique dans toutes les communes de la baie de Saint-Malo, il fait plus de quarante fois, au péril de sa vie, dans de pauvres barques mal sûres, la traversée d’Angleterre pour y transporter des prêtres et des ci-devant. Il acquiert l’amitié de Hoche, qui le tient en haute estime, ayant eu plusieurs fois à combattre contre lui. Outré de l’ingratitude dont témoigne envers lui, comme envers tant d’autres, la Restauration, il répond dédaigneusement à Louis XVIII, qui lui offre la croix de Saint-Louis : « Je n’ai pas perdu celle que j’ai reçue sous la Terreur. » Resté pauvre malgré tant de richesses maniées pendant la tourmente, il emploie les quarante dernières années de sa vie à enseigner les enfants de sa commune natale, Saint-Coulomb ; et sa très haute culture a sur le pays une influence qu’il y a quelque vingt ans encore, les « anciens » se plaisaient à rappeler.

Figure de roman aussi, mais non plus dans l’ordre héroïque, cette Panoria Stefanopoli qui, toute jeune femme, voisinait à Ajaccio avec Mme Lœtitia Bonaparte. Elle était charmante et insupportable, ne savait ni lire, ni écrire, ni compter, et se vantait orgueilleusement de sa prodigieuse ignorance. À ceux qui s’étonnaient de son inaction, à son mari même réclamant d’elle quelque activité ménagère ou mondaine, elle répondait avec dédain, dans son rude patois corse : « Je suis fille de rois. » Et si profonde que fût son ignorance, elle savait cependant citer en latin la fière devise des empereurs de Constantinople, ses ancêtres : Fama manet, fortuna periit.

Son mari occupait dans l’armée le grade de colonel. À la Révolution, il démissionna et elle le suivit en Espagne où il alla s’établir. Elle vécut là comme elle avait fait en Corse, ou plutôt, comme en Corse, refusa de vivre, rêveuse et toute repliée sur l’inutile orgueil de ses souvenirs. Elle ne sut jamais tenir une aiguille. Plus tard, les années ayant passé, quand sa petite fille, jouant sous ses yeux, faisait à sa robe quelque déchirure, et redoutait d’être grondée, elle lui disait bien vite : « Ne pleure pasl » Alors, prenant le vêtement endommagé, elle réunissait les lambeaux de l’étoffe, les tordait du bout des doigts et nouait tout autour un fil très serré. Et puis, avec des ciseaux, bien au ras pour que ce fût bien propre, elle coupait tout ce qui dépassait de cette ligature… Naturellement, une minute plus tard, l’enfant ayant repris ses jeux, le fil se détachait et l’on voyait s’élargir le trou énorme par lequel avait été remplacé le tout petit accroc. Le désastre désormais était irréparable. Mais Mme Panoria, — fille de rois, et même d’empereurs, — ne sut jamais d’une autre façon pratiquer l’art de la couture.


Cette petite fille dont la robe quelquefois fut déchiquetée si magistralement, était la grand’mère d’André Corthis. Et cette grand’mère connut à son tour des heures qui devaient laisser de bien curieux souvenirs.

Elle passa toute sa première jeunesse à Barcelone, dans une vieille demeure aux cours profondes, aux fenêtres grillées, touchant à l’ancien palais de l’Inquisition. Deux femmes la servaient, la coiffaient, l’habillaient. Une duègne en mantille la conduisait à l’église. Mais elle n’était point, comme « la Panoria, » dédaigneusement insouciante des choses de l’esprit, et, en fait de lectures, dévorait sans contrôle tout ce qui lui tombait sous la main. Le temps du romantisme n’était point passé encore, et elle goûtait éperdumont, dans les livres qui franchissaient la frontière, ces rêves emportés, cette langueur magnifique. Elle montait à cheval, coupait les cheveux de ses jeunes frères « aux enfants d’Édouard, » chantait, voulait faire du théâtre, souhaitait une destinée extravagante et superbe. C’est pendant une révolution qu’elle connut son fiancé, officier à bord d’un des navires envoyés par la France pour y recueillir ses nationaux pendant que le fort de Monjuich bombardait la ville. C’est pendant une autre révolution qu’elle se maria ; en se rendant à l’église, à minuit, selon la coutume d’alors, elle dut relever sa robe de satin pour franchir les barricades dressées au travers des rues. La fusillade crépitait sur les toits. Elle ramassa, toute chaude, une balle tombée près d’elle et qu’elle conserva toujours.

Elle vint ensuite à Paris, y demeura désormais, et la vie, la France, les années assagirent cette romanesque. Mais elle avait conservé des facultés d’enthousiasme dont la jeune vivacité devait persister jusqu’à la vieillesse extrême, jusqu’à la mort. Son goût des livres était devenu le goût des lettres. Dans son fauteuil d’aïeule, sous la clarté blanche de ses cheveux lumineux, elle se plaisait à discuter de tout ce qui se pense ou s’écrit. Elle savait aussi, bien joliment, évoquer ses souvenirs, juger et railler quelques-uns d’entre eux avec un très fin bon sens. Et son influence devait être grande sur la petite fille assise auprès d’elle et qui s’émerveillait de l’écouter.


André Corthis savait tout juste lire et pas très bien écrire, quand les circonstances amenèrent sa famille à retourner dans cette Espagne dont on parlait tant autour d’elle. Qu’elles sont vives et profondes et avidement accueillies ces impressions reçues de la septième à la douzième année ! Cette ville de Barcelone, opulente, active, très moderne et chaque jour se modernisant davantage, est généralement dédaignée par l’amateur de pittoresque. Tout cependant y était singulier pour la petite Française : les maisons couronnées de terrasses d’où s’envolent le soir de tournoyantes nuées de pigeons gris et blancs, le port si bleu, avec ses beaux navires, le « Sereno » qui d’heure en heure chante toute la nuit le temps qui passe et la couleur du ciel, et les églises surtout, les sombres églises, Belen, Santa Maria de Mar, la cathédrale, avec leurs grilles et leurs cierges, leurs Christs déchirés, leurs grandes Vierges au cœur d’argent, aux larmes de cristal.

Les fêtes, les fêtes qui sont pour l’enfant la substance essentielle de l’année, l’unique raison de souhaiter en frémissant d’attente et de joie que les jours passent bien vite, les fêtes n’avaient point là-bas le visage qu’elles ont en France. Ce n’est pas à Noël que l’on dispose les petits souliers, et ce n’est pas dans la cheminée ; mais c’est au balcon, quand viennent les Rois Mages. Climat incomparable où, dans une nuit des premiers jours de janvier, chaussures et joujoux peuvent impunément rester dehors, à la belle étoile, sans craindre la bourrasque, la neige et la pluie !

La sombre verdure des buis ne jonchait pas les trottoirs au temps des Rameaux, mais les rues devenaient une forêt de palmes blondes que portaient les petits enfants, qu’ils agitaient dans le soleil et qu’ils allaient faire bénir au seuil des églises, palmes tout simplement arrachées au palmier, pareilles à celles qui se dressent dans les vieux tableaux autour de Jésus-Christ monté sur son ânesse, et aussi palmes tressées, ornées, travaillées, toutes chargées de jouets minuscules, de rubans et de sucreries. On les attache ensuite au balcon pour qu’elles portent bonheur à la maison, et la protègent durant l’année entière.

Pendant la Semaine-Sainte, aucune voiture ne circulait dans les rues. Les femmes, si déplorablement « à la mode, » reprenaient toutes la classique mantille. Dans les églises, les Christ et les Vierges étaient habillés de velours noir. Et chacun portait au tombeau le cierge qui doit être consumé à demi et qu’on allume ensuite pour se garder de la foudre, pendant les grands orages.

Pâques voyait arriver de la montagne les chevreaux charmants aux longues pattes que l’on parquait au milieu des avenues et que l’on égorgeait et dépouillait là, séance tenante, pour que l’acheteur n’eût plus la peine que d’emporter une effroyable petite chose, inerte et sanguinolente. Pour la Fête-Dieu, la procession qui partait de la cathédrale et se déroulait dans les ruelles du vieux quartier était tout embaumée par l’odeur profonde des genêts effeuillés. La Toussaint amenait la célébration presque païenne des longs repas faits au cimetière, sur la tombe des disparus. Enfin, quand revenait Noël, conduits par les grands Aragonais aux bas blancs, au mouchoir tordu sur la tempe, les troupeaux de dindons se répandaient en piaillant à travers les rues, s’éparpillant, s’égrenant comme les boules rondes et luisantes d’un collier rompu, d’un beau collier de jais noir.

Images éclatantes et diverses, émotions innombrables ! À celles-là, tout extérieures, d’autres, plus profondes, venaient s’ajouter. C’était, pour la petite Française tout étonnée de son dépaysement, l’âge de découvrir les apparences vivantes de la vie ; mais l’âge aussi de découvrir les livres, la pensée, l’inquiétude. Les livres d’abord. La joie d’en tenir un dans ses mains, de l’entr’ouvrir, d’en surprendre quelques phrases inconnues encore et toutes chargées de merveilles descriptives ou sentimentales, cette joie était si violente qu’elle devenait quelquefois douloureuse. Alors intervenaient les religieuses au voile blanc qui, dans le parloir luisant d’un beau couvent, préparaient l’enfant à sa première communion. Elles s’épouvantaient un peu. Elles disaient : « Cela est mal : cela est le péché. Il ne faut pas aimer les livres. Ils sont abominables et conduisent à la perdition de l’âme. » Elles imposaient des neuvaines de mortifications et de sacrifices pendant lesquelles aucune lecture n’était plus permise. Et il y avait ensuite les conseils du directeur de conscience, un bon vieux chanoine insistant et malhabile, il y avait les confessions éperdues, au soir tombant, dans la cathédrale obscure, à côté de la châsse de verre où se momifiait effroyablement un évêque aux mains noires, au nez béant, aux ricanantes gencives.

La question de l’éducation ne laissait pas, en pays étranger, d’être assez délicate. Il y eut d’abord une institutrice. Elle était Allemande, à lorgnon, couverte de taches rousses. Fort instruite, d’ailleurs, mais déjà « Boche » si l’on peut dire, et enseignant l’histoire de France d’une façon toute particulière. Sur les plus grands rois de notre pays elle ne savait formuler qu’un jugement, toujours le même : « Henri IV ? Louis XIV ? Louis XV ? Peuh ! Un homme qui avait de mauvaises mœurs ! » Cela s’accompagnait pour tout commentaire d’un ricanement de mépris et de dégoût. Et, demeurée seule à méditer sa leçon d’histoire, l’élève ingénue se creusait la tête, se demandant ce que cela pouvait bien cire qu’un homme qui a de « mauvaises mœurs. »

Cette singulière éducatrice avait des idées toutes pratiques et reposant sur des théories bien arrêtées. Quand elle se piquait le bout du doigt, elle suçait et buvait gravement le sang coulant de la petite blessure, déclarant qu’il est une substance précieuse et qu’il n’en faut rien laisser perdre. Raillant les délicatesses et les dégoûts de son élève, elle se plaisait à lui raconter qu’en Allemagne, lorsqu’elle était petite, si une mouche venait à tomber dans sa soupe et qu’elle en témoignât quelque ennui, son père l’obligeait aussitôt de manger non seulement la soupe, mais la mouche… Ces principes peuvent avoir leur excellence. Les parents d’André Corthis ne surent pas le reconnaître. On mit la petite fille au couvent des Dames noires.

Il s’élevait au milieu de grands jardins, dans la banlieue verdoyante et chaude. L’ordre était français. Les dames, somptueuses et sombres, portaient le costume des veuves nobles à la cour du roi Louis XIII : taffetas et laine fine, amples jupes se gonflant en paniers et relevées sur les hanches par de longs rubans moirés. L’enseignement se faisait en français, et ceci, qui supposait une difficulté à vaincre pour les petites Espagnoles, faisait vraiment la partie trop belle à la Parisienne. Ses camarades enrageaient de lui voir si rapidement expédier devoirs et leçons. Elles disaient en ricanant : « La Française ! Il ne lui manque que la toge pour être un docteur. » Et, prenant leur revanche, elles la raillaient de ses naïvetés, car, beaucoup moins instruite que ses précoces compagnes, ayant encore ses poupées qui l’attendaient à la maison, André Corthis s’étonnait quelquefois de voir des fillettes de son âge occuper tout le temps des récréations à d’amoureuses confidences.

La matinée était consacrée à l’étude ; l’après-midi, toute la longueur de l’après-midi, à la couture. Dans l’ouvroir aux murs blancs, aux bancs de bois, on tirait des corbeilles les taies brodées de lettres et de guirlandes, les mouchoirs ourlés à jour, les petits morceaux de toile sur lesquels trois reprises d’une diabolique finesse alternaient avec un surjet et deux coutures rabattues. Les points malgré la rudesse de l’étoffe devaient être égaux et petits. Il fallait ne point flâner, ne point laisser tomber sur ses genoux des mains inactives.

Cependant, comme il était défendu de parler, une des élèves, à voix haute, faisait une lecture pieuse. Et puis on enseignait l’histoire de l’Église. Là-bas, tout au fond de la salle, assise à son haut pupitre, Mme Saint-Félicien, dont les yeux verts sous la coiffe noire étaient remplis de douceur, commençait ainsi : « Saint Ignace de Loyola, mesdemoiselles, était un de ces beaux cavaliers dont vous aimez toutes à rêver… »


Les heures sonnaient lentement à l’horloge de la chapelle ; les fenêtres étaient large ouvertes sur la bonne odeur des jardins. Est-ce pendant ces journées interminables que l’enfant prit le goût d’écrire les imaginations par lesquelles elle cherchait à se distraire ? Pas encore peut-être. Ce fut plutôt, je suppose, pendant les vacances ensoleillées dans le petit village catalan, au bord de la mer éclatante.

La maison étroite et blanche, peinte à la chaux, avec sa porte et ses fenêtres encadrées de bleu vif, s’adossait à la montagne. Dans les chambres, les grands lits rustiques étaient décorés de peintures pieuses, et l’on voyait rayonner au fond des alcôves les auréoles des Vierges et des Saints qui décoraient leur chevet. Le jardin était planté de quelques figuiers, sans porte ni clôture, simplement bordé par la mer qui, chaque année, quand les tempêtes d’automne gonflaient de grosses vagues, rongeait et diminuait sa terre sèche et dure.

Un autre jardin s’étendait près de celui-là, pas plus grand, peut-être, mais si bien planté de petits arbres feuillus et serrés, qu’il semblait profond comme toute une forêt. Il appartenait à trois sœurs, trois vieilles filles toujours habillées de noir, avec des fichus noirs serrés sous leur menton. Elles aimaient bien leur petite voisine, lui permettaient de cueillir aux orangers, aux menthes, aux verveines, leurs feuilles épaissies de sucs embaumés. Elles lui permettaient aussi d’entrer chez elles à toutes les heures de la journée. Par les après-midis écrasants, quand toutes les demeures sont somnolentes et closes, la visiteuse traversait le chemin. Elle poussait doucement la porte, si brûlante de soleil qu’on pouvait la toucher à peine.

Ave Maria ! disait-elle, selon la coutume, avant de passer le seuil.

Et dans le couloir obscur, croyant pénétrer parmi de sombres fées, elle trouvait ses vieilles amies assises et muettes, l’une tricotant un bas, l’autre roulant son rosaire, et la troisième, qui était aveugle, fixant le mur devant elle de ses yeux troubles et vides.

Sur la plage, les femmes, abritées par leurs « mouchoirs de tête » ramages de fleurs vives, raccommodaient les longs filets bruns ; deux bœufs tiraient lentement jusqu’à la pente sèche, plantée de chardons, où n’atteignent point les vagues, les barques qui revenaient de la pêche. Les enfants du pays jouaient. Il était bien difficile de ne pas se mêler aux jeux de ces enfants-là. André Corthis, l’autre jour, quand je l’interrogeais sur ses souvenirs, m’a dit en riant : « Je suis un peu honteuse. Je n’ai point à citer de ces amitiés d’enfance dont on se sent, plus tard, un peu d’orgueil. Mes compagnes les meilleures furent la fille d’une repasseuse et celle d’un pêcheur, « l’ermite, » qui m’apprenait à faire des dentelles, et ma bonne aragonaise qui nie répétait les chansons composées pour elle, quand elle était dans son village, par les jeunes gens amoureux. »

Dès ce moment peut-être, elle commença d’observer les humbles et de s’intéresser à cette âme qu’ils ont, plus personnelle d’être inculte et violente. Observations inconscientes encore, intérêt tout ignorant de lui-même et qui ne devait se traduire que plus tard. Elle allait s’asseoir dans les rochers de la côte, oubliait l’heure qui passait et s’émerveillait ensuite d’avoir pu rester si longtemps à ne rien faire qu’à regarder les vagues. Elle en éprouvait même quelque confusion.

L’être très jeune, encore enfant, ressent une surprise si violente, non point à découvrir ce monde merveilleux de la vie intérieure qui se développe avec nous-mêmes et n’est point à découvrir, mais à prendre conscience de toute sa secrète et frémissante réalité ! Les quelques grandes pensées dont se désole on se nourrit l’humanité tout entière, commencent de rôder autour de la petite âme, de l’étonner, de la troubler, de l’attirer. L’émoi ressenti, plus profond chaque jour, touche aux délicatesses les plus vives, et semble presque sacré. Il y a je ne sais quelle pudeur à avouer qu’on le connaît, qu’on éprouve tout à coup, sans raison matérielle et qui se puisse expliquer, tant de détresse ou tant de joie. On se cache de penser comme de faire le mal. Tout, jusqu’au simple plaisir de respirer l’odeur du fenouil écrasé, de regarder verdir le ciel au crépuscule, d’entendre s’éloigner vers une ferme, dans les bois, la chanson d’un paysan, — devient mystérieux et ne se peut raconter.

La petite fille n’aimait pas beaucoup que l’on remarquât ses facultés de désœuvrement, ni qu’on lui dit : « Comment peux-tu rester à ne rien faire ? » ni surtout qu’on lui demandât : « À quoi penses-tu ? » Elle se « secouait » aussitôt, se mettait à la première besogne venue, racontait n’importe quoi. Mais il était dans la journée des heures incomparables.

Depuis midi jusqu’à cinq heures, pendant l’été, tout est mort sur la côte écrasée de soleil. Les rues sont désertes, les maisons endormies. Nulle barque ne pourrait errer sur la mer éclatante ; nulle bête de somme, dans les champs, ne pourrait respirer l’air brûlant. Seul est vivant dans la campagne le crissement aigu des grillons sous les herbes ; seul est vivant dans les villages, entre les doigts des dentellières, le cliquetis monotone et doux des petits fuseaux de buis.

Dentelles d’or et d’argent dont seront parées les grandes Vierges douloureuses, dentelles de soie blanche ou noire qui borderont les mantilles, dentelles de fil très fin reproduisant les modèles rapportés autrefois des Flandres espagnoles, la vieille « ermite » qui vivait là-haut, près de la chapelle solitaire, n’en ignorait aucune. Elle avait enseigné son art à la petite fille française. Et par les torrides après-midi, comme toutes les femmes et les adolescentes du pays que n’accablait pas la somnolence, André Corthis faisait de la dentelle.

Silence absolu dans la maison obscure. À peine si passe aux fentes des volets clos un peu de lumière, juste assez pour que se puisse distinguer l’entrecroisement des fils, le point où doit se piquer l’épingle à tête de verre, rouge ou bleue. Dehors, on a l’impression d’une force qui rôde et contre laquelle il faut se défendre, force du grand soleil, effrayante et magnifique, dangereuse, mortelle peut-être à qui l’affronterait en ce moment et faute de quoi cependant pas une parcelle de ce qui est vivant ne saurait vivre. Les fuseaux cliquettent et bourdonnent. Les doigts agiles se meuvent si rapidement qu’ils paraissent ensorcelés. Activité tout apparente, mécanique en somme, à quoi l’esprit demeure étranger, mais qui permet à cet esprit de s’en aller où bon lui semble… Comme il parait bien impossible de penser à autre chose qu’à mêler dans l’ordre voulu les cent vingt fuseaux de buis, il est bien impossible aussi que l’on vous demande en ce moment : À quoi penses-tu ?

… Et la vie, toute la vie, commence d’apparaître, avec le tumulte de ses formes infinies. Elle est vaste et changeante comme l’horizon marin et plus chargée de trésors que les vagues dans lesquelles va se coucher le soleil. Mais sera-y-il possible de les posséder tous ? Déjà, avant même que soient satisfaites les plus puériles ignorances, s’éveille et s’inquiète tout ce qui traîne de nostalgie dans le sang qui vient de Bretagne. « Le ciel sera bleu ce soir dans les feuilles bleues de mon figuier ; mais ailleurs, dans les pays que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais, quelle sara sa couleur ? » Il n’est rien désormais à propos de quoi ne revienne cette inquiétude. « Tous les bonheurs sont désirables. Derrière le clair sourire de ceux qui me doivent échoir, je vois sourire tous les autres, qui ne se tourneront pas vers moi. Cette jeune fille qui marchait hier sur la route à côté de son fiancé était heureuse ; cependant, plus rayonnant encore que son visage était le visage de cette carmélite entrevue derrière la grille serrée de sa chapelle, à genoux sur la pierre et les deux bras étendus. Heureuses !… Ces femmes sont heureuses… mais il n’y a pas que les exaltations de la joie ; celles de la douleur, de la résignation, du sacrifice, sont peut-être plus profondes encore. Ah ! le monde est vraiment à donner le vertige ; il y a trop de choses et cela est trop beau ! et ma part, quoi qu’elle soit, sera trop petite. » Alors, un découragement infini. La main flâne ou devient nerveuse. Deux fils de lin se cassent sur le métier à dentelle. « Que tu es donc maladroite ! — C’est vrai ! » Un sourire. Personne ne peut comprendre…


Mais qu’importe la vie à qui peut par son rêve,
Disposer de l’espace et disposer du temps ?


a dit le poète. Peu à peu André Corthis se plaisait à entrevoir que le Rêve est en somme une manière de réalité qui peut suppléer à toutes les autres. Elle commença donc d’inventer de petites histoires qu’elle se racontait en silence, et dont obstinément elle était l’héroïne, multiple et changeante, sauf en ce détail précis qu’elle avait toujours dix-huit ans et des cheveux très longs… Et puis elle découvrit « les autres, » tous les autres, la masse infinie des êtres ; elle comprit peu à peu que ceux-là aussi, au moins autant qu’elle-même, étaient intéressants ; et elle entreprit de les mêler à ses histoires.

Imaginer… écrire… désirer d’être imprimée. Cela se succède vraiment avec la plus terrible rapidité. André Corthis recevait de Paris un journal rédigé spécialement pour les jeunes filles. Un beau jour — avec quel battement de cœur ! — elle décida d’envoyer une lettre au directeur et de lui proposer un roman. Elle avait douze ans. Il convenait de s’en cacher. Toutefois, elle n’aimait point mentir. La proposition faite, elle déclarait donc vaguement : « Mon âge ? vingt ou quarante ans, peu importe. » Et elle ajoutait, pour rassurer tout à fait ce directeur, qu’elle imaginait absolument abîmé de stupéfaction devant cette écriture inconnue : « Veuillez ne pas me prendre pour une aventurière. »

Jamais billet doux ne fut expédié avec autant de secrètes précautions que cette burlesque missive. Et le plus burlesque est qu’il y eut une réponse. Le directeur ne demandait pas mieux que de recevoir le roman annoncé ! Quelle faim de manuscrits, quelle soif de collaborateurs tourmentait donc ce malheureux journal ? — L’épistolière fut stupéfaite et presque épouvantée de ce succès. Elle avait réfléchi ; se trouvant ridicule à en mourir de honte, elle jugeait très mal ce monsieur qui prenait au sérieux ses pauvres sottises. Et si elle continua de se raconter des histoires, à trois heures, quand tout le monde est endormi, dans le long couloir frais et blanchi à la chaux, elle n’écrivit pas plus avant cette année-là ni aucune de celles qui suivirent.


Le retour en France, à quatorze ans, ne fut pas seulement un joyeux retour, ce fut aussi un peu comme un autre exil. Les jeunes années vécues là-bas avaient laissé une empreinte si profonde que toujours elle devait transparaître sous l’apport multiple dos autres années. Aujourd’hui encore, pendant ces heures méditatives où l’on sentie besoin de s’examiner ou de faire à soi-même certaines confidences, je ne suis pas bien sûr qu’André Corthis ne trouve pas, d’abord, cette petite fille en robe de percale qui rêvait au soleil des jardins espagnols, et que ce ne soit pas avec elle, d’abord, qu’il lui faille s’entretenir.

Cependant, il s’agissait de rattraper le temps perdu auprès de l’Allemande qui jugeait si personnellement les rois de France et dans le couvent des Dames Noires où l’on faisait de si parfaites reprises. Le moment était venu d’avoir en mains d’autres livres que les récils d’aventures, de connaître enfin l’âme et la langue françaises, les beaux vers, les belles phrases et les belles idées. Enchantement alors des longues heures d’étude ; fièvre des examens ; levers au petit jour, sous la lampe ; délectation, alors qu’il reste seulement une heure pour préparer la composition d’algèbre, d’ouvrir Ronsard ou Pascal et de leur offrir en secret ce temps précieux que réclamaient les mathématiques abominables ; exaltation de sentir sa pensée devenir plus claire et plus forte ; mépris des émotions enfantines ; illusion de croire qu’il ne s’agit plus de sentir les choses avec son pauvre instinct frémissant et confus, mais de les comprendre ; impression lumineuse de partir pour le large, et un peu plus tard, sans même avoir senti passer la tempête, cette autre impression, que tous les points d’appui se sont effondrés et que l’on est tout seul au milieu de la mer… C’est l’ordinaire histoire de bien des jeunes esprits. Certains d’entre eux, si cette crise d’âme se prolonge, trouvent alors, dans la supériorité de l’enseignement reçu, de suffisants et solides secours. Mais on ne se donne guère la peine d’amener jusque-là les cerveaux féminins. Une vague notion de tout, un vague sentiment du rien, sont généralement jugés suffisants. Et il faut s’arranger comme on peut, avec une sèche histoire de la philosophie et les notes griffonnées dans le cahier de morale.

André Corthis a tout loisir de réfléchir à ce qui lui plait, ou l’inquiète, pendant les longues vacances. Ce n’est plus maintenant sur la côte catalane, au bord de la mer éclatante, mais dans une maison de Provence, non loin du Rhône, avec les Alpes à l’horizon. Cependant, ce sont toujours les toits de tuile, et c’est toujours le grand soleil. Vacances singulièrement solitaires et mélancoliques. Peu de promenades et pas d’amies. Comme joie : les livres. Comme plaisir : celui d’aller dans les maisons paysannes, d’observer les humbles, d’apprendre, en parlant avec eux, ce parler de Provence qui se rapproche du catalan, mais avec des douceurs plus grandes, — et d’entendre le soir grincer dans la campagne le puits-à-roue sonore, tourné par un petit âne, et qui chante la même chanson que la noria espagnole.

Le milieu familial est tout imprégné de préoccupations artistiques. La chère grand’mère est là au milieu de ses livres. L’oncle de l’adolescente est Rodolphe Julian, qui fut une bien curieuse figure du monde des artistes vers 1880 et dont la femme est l’un de nos peintres les plus noblement sobres et les plus vigoureux. Le soir, devant les longs cyprès s’effilant sur le ciel, on discute longuement des couleurs et des lignes.

Une année, une grande découverte : la correspondance et l’œuvre de Flaubert. L’ancienne abonnée du Journal des jeunes filles avait oublié sans doute la lettre enfantine envoyée au trop accueillant directeur, mais elle conservait secrètement le goût d’écrire qui lui était venu là-bas, dans la petite maison catalane, tandis qu’elle tissait ses dentelles d’or ou de lin. Elle ne voulait en parler à personne et cachait avec soin des essais dont elle comprenait toute la maladresse. Il lui était, dans ces conditions, bien difficile de recevoir les conseils nécessaires.

Ces lettres de Flaubert, touffues, compactes et superbes, furent pour elle une sorte de révélation, le bréviaire même de cet art qu’elle cherchait confusément et ne pouvait connaître. Elle les lut avec une sorte de ferveur. Page à page, religieusement, elle vit naître Madame Bovary, les Trois contes, Salammbô. Pendant des journées entières, elle se répétait certaines phrases qui lui semblaient avoir l’absolue beauté et renfermer l’essence même des maximes éternelles. Et les conseils donnés à Mme Collet, à Louis Bouilhet, au jeune Maupassant, elle les écoutait avec une avidité recueillie.

Tout en haut de la maison, sous les tuiles craquelantes de chaleur, elle avait élu domicile dans un petit grenier encombré de meubles boiteux et de vieilles malles couvertes en peau de chèvre. Personne ne venait jamais là. Elle y portait tous ses livres : elle était tranquille. Cette année-là, à table, en promenade, causant avec l’un ou l’autre, il n’y eut pas un instant des journées où elle n’eût cette impression que le Maître était là-haut et qu’il l’attendait. Quand enfin elle avait pu s’échapper, gravir les marches, laisser retomber derrière elle le loquet rouillé, elle ouvrait le livre avec ce battement de cœur que l’on a en poussant la porte derrière laquelle une présence révérée va vous apparaître.

Cet immense souci de la perfection, cette importance donnée aux humbles choses de la vie, ce scrupule douloureux dans le choix des phrases et des mots, il lui semblait maintenant que l’on ne pouvait oser tenir une plume sans être en proie à tout cela. Devant la pensée puissante et tourmentée qui jaillissait des pages, elle n’avait plus l’impression de lire, mais d’entendre une voix qui parlait. Et elle aurait bien voulu, en réponse, dire au Maître toute sa bonne volonté. La hantise, quelquefois, devenait telle qu’à la fin d’une journée, s’étant bien appliquée à quelques pages, il lui arrivait de se demander anxieusement : « Va-t-il en être content ? »


Le premier livre publié fut un livre de vers : Gemmes et Moires. Mais quelques nouvelles auparavant avaient déjà paru dans un grand quotidien. De l’une d’elles, inspirée d’une tragique histoire dont elle connaissait, en Provence, le héros vieilli et pittoresque, André Corthis avait tiré une pièce : Fine Linsolas, jugée par Henri Rochefort si parfaitement épouvantable que lui-même s’était chargé de la remettre à M. Max Maurey, directeur du Grand-Guignol.

Huit jours plus tard, M. Max Maurey décidait de mettre la pièce en répétition et prévenait l’auteur dont la surprise fut plus effarée que joyeuse. Toute seule, devant sa table, elle se sentait bien des hardiesses, mais l’idéd d’affronter le public et d’être connue d’abord par cette horrible histoire, lui enlevait tout son courage. Elle se rendit auprès de M. Max Maurey et le supplia de laisser passer quelque temps avant de s’occuper de Fine Linsolas.

Il acquiesça, mais ne cacha pas sa surprise.

— C’est la première fois, mademoiselle, déclara-t-il, que je vois un auteur trouver que je veux trop tôt le faire mettre en répétition et qu’il n’a pas assez attendu.

Gemmes et Moires obtient le prix de la Vie heureuse. Ceci, joint à la grande jeunesse de l’écrivain, valut au livre un joli succès. Articles abondants et flatteurs, photographies publiées, — la grâce et la brune beauté de la jeune fille portent comme son talent l’empreinte de ses origines presque orientales ; — lettres venues quelquefois de très loin, avec des signatures inconnues. Le mérite d’André Corthis fut de sentir le danger de ce succès-là. Des collaborations lui furent offertes, qu’elle refusa. Avant de produire, il fallait travailler encore, travailler beaucoup. Et ce grand souci du perfectionnement, elle le devait sans doute à ces heures passées dans le grenier provençal, devant les lettres de Flaubert. D’autres maitres, toutefois, commençaient de l’émouvoir. Les écoles sont diverses et il est bon peut-être de s’enthousiasmer pour chacune, afin de ne juger comme absolue nulle de leurs théories.

Il y a les écoles et il y a la vie. C’est elle, d’abord, qui commence d’enseigner. C’est vers elle ensuite que tout enseignement nous ramène. Mademoiselle Arguillis, le roman qui succéda à Gemmes et Moires, se ressentait d’influences diverses. Mais on y devinait le souci de traduire les choses telles que dans leur vérité elles avaient pu apparaître. André Corthis, pour les mieux mettre dans son livre, était retournée en Espagne. Elle avait voulu revoir l’étroite maison blanche au bord de la mer, les chambres au carrelage luisant, les grands lits décorés d’images pieuses, la campagne odorante et les grands bois de pins. Et puis elle s’en était allée passer deux semaines au couvent du Montserrat où les hôtes sont accueillis et logés moyennant une aumône à leur gré comme les pèlerins du moyen âge. Elle avait suivi les offices célébrés en l’honneur de la Vierge Noire, parlé avec les moines qui, pour répondre à une femme, baissent les yeux et détournent la tête. C’est le soir, dans la cellule mal éclairée par une pauvre bougie collée sur la table, seule avec sa fidèle servante aragonaise qui lui servait de duègne et de guide, tandis que s’appesantissait le grand silence de la montagne, qu’elle avait imaginé l’intrigue de ce premier roman, évoqué, dans l’austère décor, les présences amoureuses du peintre Alban Maudières et de Petite-Angoisse.

Intrigue compliquée, violente, bien maladroite encore, mais à travers laquelle certaines tendances commencent assez nettement de se manifester.

Le livre devait s’appeler « L’Imperfectible » et ceci, qui eût suffi à faire frémir lecteurs et éditeurs, montre que l’auteur avait souhaité mettre une idée dans ce premier roman et ce qu’était cette idée : « l’ambition d’un être devant soi-même, le désir du perfectionnement moral, la lutte contre les forces mauvaises la décourageante conviction que cette lutte est inutile parce que la volonté sert de peu de chose et qu’il nous faut jusqu’au bout subir ce que nous sommes… » Je ne juge pas cette très contestable théorie. Quoi qu’elle fût, quoi qu’elle pût valoir, elle était cependant, ou du moins elle avait l’intention d’être la partie profonde du livre. Mais tour à tour trop bien cachée ou se laissant voir avec trop de lourdeur, elle n’en fut point du tout la partie la meilleure. Mademoiselle Arguillis plut à la critique par des descriptions que l’on jugea pittoresques, et par l’instinctif personnage de la petite espagnole. Et ceci peut-être détermina ce que devait écrire André Corthis dans les années qui suivirent.

Elle aimait passionnément les couleurs et les formes, les villes lointaines qu’oppressent les splendeurs de leur passé mort, l’aspect et le parfum des campagnes étrangères. Elle aimait aussi, je crois l’avoir dit déjà, cette âme des humbles, dont tous les mouvements sont simples et violents comme les feux du soleil et de l’ombre, à midi, sur le pavé aigu des ruelles ; dont les passions se dessinent aussi nettement que le tronc rouge et tourmenté des chênes-lièges sur le ciel pâli des beaux crépuscules. Elle réussissait, lui disait-on, dans ces peintures. À quoi bon s’inquiéter de chercher autre chose ? Dans Le Pauvre amour de doña Balbine, écrit après un autre voyage en Espagne, à Tolède celui-là, on ne trouve guère en effet que cette recherche du décor curieux, des figures qui ne sont pas d’ici, des âmes violentes. Certaines nouvelles sont dues aux impressions du récent voyage ; d’autres, comme» le Fils, » sont nées de souvenirs plus lointains, de récits faits aux jours de l’enfance par l’Aragonaise au chignon tressé, le soir, quand la petite fille l’appelait auprès d’elle et lui disait : « Racontez-moi des histoires de votre pays. »

Le Pardon Prématuré est de cette même veine. Toutefois, ce goût d’observer les âmes que l’on devinait déjà dans Mademoiselle Arguillis, ce souci de définir, au delà de la simple apparence, les mobiles secrets qui les peuvent conduire, se révèlent de nouveau et semblent se préciser. Les incertitudes et les détresses d’Anita, l’espèce d’égarement dont témoignent ses faiblesses et ses passivités douloureuses, montrent que si elle ne sait bien ni définir, ni combattre les grandes fatalités qui nous veulent asservir, elle les sent du moins passer autour d’elle. Les héros de ce livre, peut-être, n’ont point encore une vie intérieure bien profonde. Mais ils en souffrent, ils s’en inquiètent et leurs plus passionnées violences suffisent mal à les satisfaire.

Ces héros cependant sont encore pour nous des personnages « d’ailleurs, » tirant leur charme du pays peu connu dans lequel ils évoluent, des palais, des jardins, des couvents, sur lesquels pèse un ciel dont nous ignorons les ardeurs… Mais voici que la guerre éclate. Il n’est plus possible que de se tourner vers la France, il n’est plus possible de se laisser émouvoir par autre chose que par sa beauté déchirée… Et André Corthis écrit : Petites Vies dans la Tourmente. Cette fois, elle ne s’est plus inquiétée d’aller chercher au loin dans ses souvenirs d’enfance ou ses enthousiasmes d’artiste le décor et les personnages. Dans celle Provence à laquelle elle demeure fidèle, de celle fenêtre où elle continue de s’accouder et d’où la vue est belle, elle a simplement regardé les toits de l’humble village, se serrant sous le soleil, couleur de rose morte et de pain brûlé. La guerre en ce moment bouleverse les pauvres vies qu’ils abritent ; mais étaient-ils donc si paisibles avant que ne vînt la guerre ?… Peut-être en allant jusqu’au bout du monde ne découvrirait-on rien qui ne se puisse trouver sous ces toits-là… André Corthis commence de le comprendre et de comprendre que la Beauté est partout, que partout on peut percevoir les grands drames essentiels que composent la Vie, la Mort et l’Amour.

La pensée se repliant ainsi semble en même temps s’élargir. Et quand, deux ans plus tard, l’écrivain composera Pour moi seule, c’est de très petites observations, c’est de très humbles choses, c’est d’une pauvre vie bien ordinaire, bien banalement pareille à tant d’autres qu’il tirera toute l’émotion, toute la détresse de son livre.

L’étape que marque ce livre dans l’œuvre déjà riche et variée de l’écrivain aura-t-elle quelque chose de décisif ? Cela est possible. Le goût secret d’André Corthis, sa prédilection pour tel ou tel de ses ouvrages pourrait à ce sujet nous donner une indication. Mais, interrogée sur celui de ses livres qu’elle préférait, elle m’a répondu : « Celui que je préfère n’est pas encore écrit ; il ne le sera peut-être jamais… Et je le désire ; presque. C’est un bien petit idéal que celui dont on peut se dire un jour qu’enfin on vient d’y atteindre. » Ne joignons pas notre vœu à celui-là. Mais souhaitons qu’André Corthis, comme elle le doit à sa jeune réputation, et comme elle nous le doit, nous donne maintenant une œuvre de complète maîtrise où son beau talent, qui mêle à tant d’intime ardeur un pittoresque si original, s’épanouira dans tout son éclat.

Fidus.
  1. Voyez la Revue du 15 janvier, 15 mars, 15 avril et 15 mai.