Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 305-311).


CHAPITRE XVIII


Quelqu’un ouvrit la porte, à l’autre bout de la chambre. Nancy eut le pressentiment que c’était son mari. Elle tourna le dos à la fenêtre, la joie dans les yeux, car la plus grande crainte de l’épouse était apaisée.

« Mon ami, je suis si heureuse que vous soyez de retour, dit-elle, en s’avançant vers lui. Je commençais à être… »

Elle s’arrêta brusquement, car Godfrey déposait son chapeau de ses mains tremblantes, et se tournait vers sa femme, le visage pâle et le regard étrange et froid comme s’il la voyait réellement, mais comme s’il la voyait jouant un rôle dans une scène qu’elle-même ne voyait point. Nancy mit sa main sur le bras de son époux, n’osant pas continuer de parler, Godfrey cependant ne fit aucune attention à ce mouvement, et se jeta dans son fauteuil.

Jeanne était déjà à la porte avec l’urne sifflante[1].

« Dites-lui de s’éloigner, voulez-vous ? » reprit Godfrey ; et, lorsque la porte se fut refermée, il s’efforça de parier plus distinctement.

« Asseyez-vous, Nancy,… là, » ajouta-t-il, montrant une chaise en face de lui. « Je suis revenu aussitôt que j’ai pu pour empêcher qu’un autre que moi ne vous racontât la chose. J’ai éprouvé une grande secousse, mais je crains davantage celle que vous allez ressentir.

— Il ne s’agit ni de mon père ni de Priscilla ? » dit Nancy les lèvres tremblantes, et joignant ses mains avec force sur ses genoux.

« Non, il ne s’agit pas d’une personne vivante, reprit Godfrey, incapable d’user de l’habileté prudente avec laquelle il aurait voulu faire sa révélation. C’est de Dunstan,… de mon frère Dunstan, que nous avons perdu de vue il y a seize ans. Nous l’avons retrouvé,… nous avons retrouvé son corps,… son squelette. »

La terreur profonde que le regard de Godfrey avait causée à Nancy, fit qu’elle trouva quelque soulagement dans ces paroles. Elle s’assit relativement calme, pour entendre ce qu’il avait encore à dire. Il continua :

« La Carrière s’est desséchée subitement, par suite du drainage, je suppose ; et il était là,… il était là depuis seize ans, pris entre deux grosses pierres,… avec sa montre et son sceau, — avec ma cravache de chasse à poignée d’or, portant mon nom gravé. Il l’avait prise à mon insu, le jour où il a monté Éclair, à la chasse, la dernière fois qu’on l’a vu. »

Godfrey s’arrêta ; il n’était pas aussi facile de révéler le reste.

« Pensez-vous qu’il se soit noyé ? » dit Nancy, presque étonnée que son mari fût si profondément ébranlé concernant ce qui était arrivé il y avait tant d’années, à un frère qu’il n’aimait point, et au sujet duquel on avait auguré quelque chose de pis.

« Non, il est tombé dans la Carrière, » dit Godfrey à voix basse, mais distinctement, comme s’il voulait exprimer que le fait impliquait quelque chose de plus. Peu après, il ajouta : « Dunstan est l’homme qui a volé Silas Marner. »

La surprise et la honte firent affluer le sang au visage et au cou de Nancy, qui avait été élevée à regarder comme un déshonneur, même les crimes de parents éloignés.

« Hélas ! Godfrey, » dit-elle, d’un ton compatissant, car elle avait immédiatement songé que son mari devait ressentir le déshonneur plus vivement qu’elle encore.

« L’argent était dans la Carrière, continua-t-il, — tout l’argent du tisserand. Tout a été recueilli, et on est en train de porter le squelette à l’Arc-en-Ciel. Mais je suis revenu vous le dire ; je n’ai pas pu m’en empêcher ; il fallait que vous l’apprissiez. »

Il resta silencieux, regardant à terre pendant deux longues minutes. Nancy aurait proféré quelques paroles pour adoucir cette honte de famille, si elle n’eût été retenue par le sentiment instinctif que Godfrey avait encore quelque chose à lui dire. Bientôt, il leva les yeux et regarda fixement le visage de Nancy, en disant :

« Tout se découvre, Nancy, tôt ou tard. Lorsque le Dieu Tout-Puissant le veut, nos secrets sont dévoilés. J’ai vécu avec un secret dans le cœur, mais je ne vous le cacherai pas plus longtemps. Je ne voudrais pas qu’il vous fût révélé par une autre personne que moi, — je ne voudrais pas que vous le découvrissiez après ma mort. Je vais vous le dire à l’instant même. Je n’ai jamais ou de force de volonté dans nia vie ; je saurai prendre une résolution désormais. »

L’extrême teneur de Nancy était revenue. Leurs yeux remplis d’effroi se rencontrèrent, comme dans une crise où l’affection serait suspendue.

« Nancy, dit Godfrey lentement, lorsque je vous ai épousée, je vous ai caché quelque chose,… quelque chose que j’aurais dû vous dire. Cette femme, que Marner a trouvée morte dans la neige,… la mère d’Eppie,… cette femme misérable,… cette femme était mon épouse. Eppie est mon enfant. »

Il s’arrêta, redoutant l’effet de cette confession. Néanmoins, Nancy resta complètement calme sur son siège, sauf que ses regards s’abaissèrent, cessant de se rencontrer avec ceux de Godfrey. Elle était pâle et tranquille comme une statue dans l’attitude de la méditation, ses mains jointes sur ses genoux.

« Vous n’aurez plus jamais pour moi la même estime, » dit Godfrey un instant après, d’une voix qui tremblait un peu.

Elle resta silencieuse.

« Je n’aurais pas dû laisser l’enfant sans la reconnaître ; je n’aurais pas dû vous cacher ce secret. Il m’était impossible de supporter l’idée de renoncer à vous, Nancy. J’ai été forcé d’épouser cette femme, j’ai souffert pour cela. « 

Nancy restait toujours silencieuse, les regards baissés. Godfrey s’attendait presque à la voir se lever immédiatement, et dire qu’elle allait retourner chez sou père. Comment pourrait-elle avoir quelque pitié pour des fautes qui devaient lui paraître si noires, étant données la simplicité et la sévérité de ses principes ?

Enfin, elle leva ses regards vers ceux de son mari, et parla. Il n’y avait aucune indignation dans sa voix, — il n’y avait que l’expression d’un profond regret.

« Godfrey, si vous m’aviez seulement dit cela il y a six ans, nous aurions pu faire une partie de notre devoir envers l’enfant. Croyez-vous que j’aurais refusé de la prendre, si j’avais su qu’elle fût votre fille ? »

À ce moment, Godfrey sentit toute l’amertume d’une erreur qui n’avait pas été simplement inutile, mais qui avait déjoué son propre but. Il n’avait pas apprécié cette femme avec laquelle il avait vécu si longtemps. Mais elle parla de nouveau, et avec plus d’agitation qu’auparavant.

« Et puis, ô Godfrey, si nous l’avions eue tout d’abord ; si vous vous étiez attaché à elle ainsi que vous le deviez, elle m’aurait aimée comme une mère, et vous eussiez été plus heureux avec moi. Il m’aurait été plus facile de supporter la mort de mon petit bébé, et notre vie aurait pu ressembler davantage à ce que jadis nous pensions qu’elle serait. »

Les larmes de Nancy coulèrent, et elle cessa de parler.

« Mais vous n’auriez pas voulu m’épouser alors, Nancy, si je vous l’avais dit, » répliqua Godfrey, poussé, par l’amertume des reproches de sa conscience, à se prouver à lui-même que sa conduite n’avait pas été une folie complète. « Il vous semble maintenant que vous m’auriez accepté comme époux, seulement vous ne l’eussiez pas fait à ce moment-là. Avec votre fierté et celle de votre père, il vous eût répugné d’avoir aucune relation avec moi, après les propos qu’on aurait tenus.

— Je ne saurais dire quelle eût été ma décision à cet égard, Godfrey. Dans tous les cas, je ne me serais jamais mariée avec un autre. Mais je ne valais pas la peine qu’on fît du mal à cause de moi : rien ne vaut la peine qu’on en fasse ici-bas. Aucune chose ne se trouve être aussi bonne qu’elle le paraît à première vue : notre union même n’est pas une exception, vous voyez. »

Il y eut un faible et triste sourire sur la physionomie de Nancy, lorsqu’elle prononça ces dernières paroles.

« Je suis un plus mauvais homme que vous ne le pensiez, Nancy, dit Godfrey, avec assez d’agitation. Pourrez-vous jamais me pardonner ?

— Le mal que vous m’avez causé n’a pas beaucoup d’importance, Godfrey, et il est réparé : vous avez été bon pour moi pendant quinze ans. C’est envers une autre que vous êtes coupable, et je crains bien que vos torts à son égard ne puissent jamais être entièrement effacés.

— Mais rien ne nous empêche d’adopter Eppie maintenant, dit Godfrey. Il m’importe peu que le monde sache tout à la fin. Je serai franc et sincère le reste de ma vie.

— Sa présence chez nous ne sera plus ce qu’elle aurait été, aujourd’hui qu’Eppie est grande, dit Nancy, secouant tristement la tête. Mais c’est votre devoir de la reconnaître et d’assurer son sort. Moi aussi, je remplirai mon devoir envers elle, et je prierai le Dieu Tout-Puissant de faire qu’elle m’aime.

— Alors, nous irons tous deux chez Silas Marner ce soir même, aussitôt que tout sera tranquille aux Carrières. »


  1. Au lieu d’une théière ordinaire, on se sert souvent, lorsqu’une certaine quantité de thé est nécessaire, d’une urne d’où le liquide sort par un robinet. (N. du Tr.)