Grasset (p. 193-222).


CHAPITRE SEPTIÈME


L’aube se levait, quand l’automobile que nous avions frétée à Berlin et qui avait l’autorisation de traverser les lignes révolutionnaires, le citoyen Siegfried von Kleist étant invité à faire partie du nouveau Sénat, nous déposa dans Munich. Des agents vêtus de l’ancien uniforme nous poursuivirent dès notre entrée et nous donnèrent une alerte, mais ils en voulaient à nos phares encore allumés et il fallut leur payer contre reçu vingt-quatre marks, le premier impôt certainement qu’ait perçu le dictateur Zelten. Ils ne nous demandèrent pas nos papiers, l’ancienne police n’assurant plus la surveillance que des objets inanimés, voitures, automobiles ou pots de fleurs, et devant remettre à la nouvelle celle des êtres humains. On entendait de temps à autre un coup de feu, timide, car guerre et révolte demeurent filles de la chasse, défendue en tous pays avant le lever du soleil. Un dernier arrêt, provoqué par des agents qui me signalèrent une déchirure à mon manteau, — toujours l’ancienne police, — et je fus à la maison. Si j’avais pu concevoir un doute sur la révolution, le moindre regard jeté vers la cage en verre de mes Israélites russes l’eût levé. Ils étaient déjà tous habillés, groupés — je ne pouvais le préciser encore — à la manière du gibier ou des chasseurs, et les téléphones, les appareils de T. S. F. avaient surgi dans les réduits où le facteur hier ne pouvait pénétrer que sa carte de facteur à la main. Les femmes, que j’avais toujours vues étendues sur des grabats et recouvertes de haillons, étaient debout, demi-nues, décolletées pour la fête, et les bijoux avaient apparu à leur gorge, leur cou, leur front et jusqu’à leurs chevilles comme les tatouages qu’on repique de frais chez les Papous au jour du Grand-Jour. Le murmure des harmonicas, des boîtes à musique et les fredons, seule particularité empruntée à l’Allemagne par la tribu, avait cessé. Eux qui ne tenaient jusqu’ici leurs renseignements sur le monde que par des colloques, des lettres chiffrées, des pressions de pouce, s’arrachaient les journaux et l’on sentait que le journal, en effet, apportait aujourd’hui imprimés tous ces mots cabalistiques que leur transmettait hier la tradition orale. Des mélanges que je n’aurais jamais soupçonnés et qui n’avaient dû avoir lieu que de nuit s’opéraient au grand jour ; la blonde à dartres du quatrième circulait dans le premier à gauche ; le casquettier, dans la cellule opposée à la sienne, recevait pour la première fois les flots du soleil levant, desquels il s’écartait avec dégoût, comme si c’était vraiment de l’eau. Les femmes tendaient des rideaux, hissaient des stores, ainsi que dans les fiacres avant de complètes et rapides unions. Les fenêtres, chose incroyable, s’ouvraient, et l’air de la révolution recevait le droit d’aérer. Parfois, une nouvelle sensationnelle, comme un coup heureux au jeu de l’oie, faisait avancer tout le monde de plusieurs chambres. Des enfants qui avaient l’ordre jusqu’ici de ne pas se connaître, reprenaient dans la cour, et en évidence, le jeu qu’ils avaient péniblement poursuivi toute l’année dans un placard. Derrière leurs vitres, les quatre espions montraient les visages ahuris de savants qui ont étudié vingt ans au microscope les mœurs des microbes et qui les voient soudain autour d’eux se marier et s’ébattre grosseur humaine. Pour la première fois, des parfums, violents à la fois et fades, et tels qu’en doit exhaler le corps des chrétiens morts en odeur de sainteté, mais qui annonçaient ici un sursaut de la vie. L’agitation de la maison avait d’ailleurs un sens ; c’était vers ma voisine de chambre que venaient toutes les femmes en vêtements drapés teints de ces couleurs que l’on projette sur les femmes nues dans les cafés-concerts avec le pavillon de leur nation. Le drapeau de cette nation était rouge vif, jaune vif, or vif, en un mot arc-en-ciel vif, sur teint de safran, de pourpre et de mort. Puis on entendit un aéroplane passer. Toutes disparurent. Om ne demeura plus de visible que le casquettier et quelques hommes qui insultaient de leur fenêtre l’avion gouvernemental comme des coqs la buse. Ils lui criaient en hébreu que le ciel est à Jéhovah et en allemand qu’il n’est pas à Wirth ni à Ebert… On voyait distinctement à bord un observateur écrire sur une carte.

— Marque-moi ! criait le casquettier. Je suis Lieviné Lieven. J’ai à moi seul les deux plus beaux noms de la dernière révolution !

À neuf heures, Ida m’apporta les nouvelles. C’était bien le jour de sa naissance que Zelten avait proclamé sa dictature. On n’était pas très bien fixé encore sur l’esprit du mouvement, car dans Schwabing on avait arrêté tous les juifs, et dans Haidhausen trois réunions de séminaristes qui fêtaient la nomination d’un nouveau nonce. La seconde république bavaroise avait d’ailleurs déjà un débat avec le Vatican, et pour la même raison que la première, ses agents ayant réquisitionné l’automobile de la nonciature à cause de sa couleur rouge. Zelten, d’après ces renseignements, me semblait déjà transiger avec ses goûts et ses haines, car ce qu’il détestait le plus, c’étaient les ingénieurs électriciens et les peintres de plein air, et l’on ne signalait point qu’aucun encore eût été pendu ni, raffinement qu’il s’était jadis promis, électrocuté. Le 1er juin, l’adjoint de Zelten, capitaine Kessler, séduisant le gardien de la Bavaria, statue de bronze dont on apprend par cœur dans les écoles les dimensions géantes comme dans les hôpitaux les dimensions, moindres, de la belle Eva, avait logé cent révolutionnaires armés de grenades dans la poitrine de 15 mètres 21, et les jambes de 8 mètres 30. Ils avaient bouilli tout le jour, car le thermomètre marquait trente-deux et la statue était surchauffée, mais à huit heures, comme les Grecs sortant de leur cheval, ils s’étaient rués sur les casernes et avaient pris le Rathaus. Il y avait eu un mort, et comme il arrive toujours, le sort avait mal choisi, car c’était un malheureux soldat qui allait être libéré le soir, qui devait se baptiser le lendemain matin, se marier le lendemain soir, et avoir un enfant dans la semaine. Ida m’apportait un revolver, et me pria de l’essayer, car il sentait la rouille. Je n’avais qu’à tirer au plafond. Tous ces bruits dans la ville, ce n’était ni lutte ni fusillade, mais les bourgeois qui s’exerçaient au pistolet dans leurs jardins.

Dans le ciel de Jéhovah passa un autre avion, cette fois du gouvernement Zelten. Il jetait des proclamations vers lesquelles la maisonnée tendait les bras comme vers la manne et qui disparurent — celles de la dernière révolution valaient déjà trois dollars, — comme des pièces de collection. Ida les avait lues. Il y était question de la stupidité avec laquelle l’Allemagne, après avoir imité toutes les autres nations, s’était forgé l’idée d’une Allemagne gigantesque à l’intérieur de laquelle elle menait la vie hypocrite d’un crabe dans un coquillage, et du trésor des forces électriques bavaroises. La révolution avait pour but de déloger le crabe et de répartit également les hectowatts sur chaque tête de Bavarois.

Dans la chambre de ma voisine, la voix de Lieviné Lieven faisait assaut avec une voix d’enfant.

— Ce qu’il faut, criait Lieven, c’est que la calomnie cesse, c’est que l’honneur d’Eisner soit lavé ! Que lui reprochent-ils, Lerchenfeld et Brentano ? D’avoir dépensé 5.000 marks dans son voyage en Suisse ? J’ai fait et refait le calcul, avec les tables de change ; j’ai compté comme pour moi-même ; pas de bain ; les places en seconde, avec l’aller et retour jusqu’à Landau, et la carte-tarif suisse. Je compte les trois dîners offerts à Albert Thomas et à Ambroise Got à 7 francs suisses chacun ; je compte 10 francs les deux ressemelages ; et j’arrive à 5.230 marks. C’est 230 marks que le gouvernement bavarois doit à ses pauvres héritiers…

— Tais-toi, tais-toi, dit la voix d’enfant. Que fait Zelten ?

— Que veux-tu qu’il fasse ! Il attend Kleist, il attend Thomas Mann, il attend sa lettre de Gorki, sa lettre d’Anatole France ! Les dictateurs collectionnent les autographes et disparaissent. En tout cas, il a trouvé au courrier la mienne où je réclame les 230 marks. Au fond, tu le connais, ce n’est qu’un Allemand, ce qu’il attend, c’est Goethe, c’est le vrai Kleist. Mais la France est le seul pays où les morts règnent et arrivent au commandement. Il ne veut que des Bavarois en Bavière ! C’est comme s’il ne voulait que des Allemands en Allemagne. À qui est l’Allemagne, sinon à nous ? Cette belle bourgade de Berlin, à qui est-elle ? À qui est le village de Francfort ? À qui est le district de Leipzig ? À moi. À toi. À nous. Que Zelten me trouve un bateau, un théâtre, une barque où nous ne soyons les maîtres ? Chez Rheinhardt, l’autre soit, au Marchand de Venise, il n’y avait pas un seul chrétien dans les quarante-trois acteurs qui insultaient Shylock ? Que Zelten me cite un seul beau livre ou me montre un seul beau tableau fait depuis trente ans par d’autres que par nous ! Qui est Schnitzler ? Qui est Cassirer ? Qui est Rathenau ? Qui est Liebermann ? Le bec de l’aigle allemand c’est notre nez.

— Tais-toi. Tu parles comme un national-libéral ! On nous écoute.

— Qui nous écoute, ma reine ? Le Canadien ? Je me moque cent pour cent du Canada. Je me moque de l’Amérique. Le billet coûte trois cents dollars. Laisse les Allemands s’y précipiter, y cirer des bottes, vendre du sirop et y tendre le dos à l’American Legion. D’ici, avec dix pfennig, je vais au cœur de l’Allemagne. Le petit Kieterfeld est allé au Canada, on lui a volé une dent en or qu’il avait dans son porte-mine. L’Allemagne est un pain sans levain qui me nourrit l’âme. Regarde notre maison, ma reine ! Vois ces possédés ! Tout fonctionne en nous déjà de cette vie nouvelle que nous ne partageons pas encore. Que Zelten nous tienne à l’écart, s’il veut tenir la rate à l’écart de la course ! Tiens, regarde ton Kleist qui s’en va au conseil… Je vais lui crier qui je suis !

Kleist, en effet, partait, fermait sa porte à clef, portant sur le bras une couverture, allant au pouvoir suprême aussi triste que le candidat va en loge aux Beaux-Arts, pour tirer des flots Vénus ou des sillons l’Agriculture. Il se retourna vers celui qui criait Lieviné Lieven, fit signe que ce n’était pas son nom, et partit. Il avait une musette et de quoi manger trois jours, comme le soir où il était parti pour le front français.

— Excusez-moi, dit soudain la voix d’enfant derrière moi, je ne vous croyais pas chez vous. Vous y êtes d’ailleurs, à ce qu’il me semble, aussi peu que possible ?

Sur la reine de Lieviné Lieven, sur une chair ensoleillée, mes yeux posaient la petite tâche grise de Kleist, qui fondit bientôt dans tant d’éclat. La reine avait vingt ans, et elle était vêtue comme une Parisienne à huit heures du soir. J’avais devant moi le contraire d’Eva. Au lieu de chaque chiffre accroché à chaque membre et à chaque trait de la parfaite Allemande, il y avait, indiquée et lisible sur chacun de ceux-là, sa valeur dans le bien et dans le mal. Ces bras savaient mieux étreindre que les bras de Lisette Friedlaüder elle-même. Cette bouche venait seconde pour embrasser après celle de la reine de Saba. Ce cerveau premier pour le dévouement et le badinage dans le drame depuis la petite Shylock. Pas l’ombre d’une veine, d’une artère, n’apparaissait sur sa peau, — la peau la plus reconnaissante après celle de Jacqueline May, et il semblait évident que du cœur artères et veines allaient tout droit en rayonnant à travers la chair, comme chez Judith. Elle était nu-tête. Ses cheveux ondulés avec la raie large d’un petit doigt étaient les plus confiants qu’on ait vus depuis Mary Garden. Jamais un corps n’avait été à ce point le désaveu du mesquin et du mensonge et provoqué sur lui le doux écartèlement des chants de Salomon. Mais tout cela pouvait ne point exclure d’ailleurs, chez le même être, les manies et les mensonges de l’âme.

Elle regardait avec dégoût les objets en peau de lézard.

— Le vieux serpent change aujourd’hui de peau, me dit-elle. Au panier !

Telle était Lili David, créature de cet enfer que j’adore, et qui appartient, aurait dit Lieviné Lievin, au démon et non à Wirth. Ses prunelles où se mêlaient et s’emmêlaient tous les personnages des dessins de Rembrandt, avec la petite lampe de la synagogue seule veillant, ses mains indépendantes de femme qui a l’habitude de prier les mains disjointes, son sourire uni par tant de pourpre à sa pensée, tout indiquait, — c’est toujours ainsi d’ailleurs le jour où l’on a besoin de quelqu’un pour coudre vos boutons et faire votre valise, — une créature pour qui la mort était le moindre châtiment et la béatitude la première petite récompense. Dans un autre temps, j’aurais accepté de m’accrocher quelques semaines au balancier qui bat de la vie à l’éternité, avec arrêt au-dessus de la Jérusalem céleste, mais c’était jour de révolution, j’étais pressé ! Ses oreilles étaient rouge vif, minuscules, et il y avait trois trous percés dans chaque lobe. Je me demandais comment on avait pu arrêter le sang, chaque jour de forage… Ses jambes étaient les plus caressantes et les plus fidèles, après celles de la patrie.

— Vous êtes Français, dit-elle. Je viens vous demander service.

Belle naïveté qui unit le mot « français » et les mots « demander service » ! Lili David me rappelait ce monsieur à moustache bleue qui, du fond du salon vide de l’Orient-express s’avança vers ma table et me dit : Voulez-vous jouer aux cartes avec moi, je suis Grec ? On voyait que Lili ne connaissait pas mon oncle millionnaire, qui me laissa ne faire qu’un repas par jour pendant deux ans, faute de trente-cinq francs par mois ; ni Sainte-Beuve, qui donnait aux étrennes dix sous à sa concierge ; ni le directeur de Polytechnique, qui roulait dans un papier la somme sans pourboire qu’il glissait au taxi, et disparaissait avant que le cocher eût pu dérouler et compter. Un soir, par malheur pour lui, il avait pris une mauvaise clef.

— Je vais être arrêtée, continua Lili David. Nous avions préparé un mouvement que celui de votre ami Zelten annule. Les Zelteniens, à moins que ce ne soient les Kleisteins, à moins que ce ne soient les réactionnaires qui s’embusquent déjà derrière Dachau, vont me prendre. Je serai relâchée, mais on perd dans ces prisons bien des choses et tous ses papiers. Aidez-moi à sauver les seuls auxquels je tienne, ces trois lettres, qui ont été écrites par Heinrich Heine à mon arrière-grand-mère. Vous pensez quel cas ferait d’elles le nouveau Seidl ou le nouvel Egelhofer ! Mon vieux Lieviné Lieven, d’autre part, les vendrait. Les voulez-vous ?

Je pris les lettres. Jusqu’au déjeuner, d’ailleurs, Lili trouva des prétextes à revenir ; elle avait oublié en une fois ce que les femmes oublient en une année chez leur ami, son mouchoir, son face-à-main, un petit cornet acoustique, des sels pour son cœur, car il n’était pas un de ses sens qui ne fût trop tendu ou trop lâché, et qui ne réclamât à toute heure un excitant ou un frein. Elle affectait de ne pas user de ces annexes en ma présence, me laissant l’illusion que je mettais en elle au même rythme et ses yeux, et ses poumons, et les ondes sonores… Puis, quand tout fut retrouvé, elle revint pour me combler de dons, avec tous les airs d’une restitution et comme si, à mon tour, je les avais oubliés chez elle, une malle de voyage en laque gravée, des chandeliers en cire, tous ustensiles éminemment pratiques, et qu’une révolution risquait en effet de ne respecter qu’en partie. Puis, ma mission de coffret remplie, elle revint pour détruire les objets en peau de lézard.

— Il faut du moins que la révolution serve à cela, dit-elle.

Je les rattrapai avec peine de ses mains. Je dus ouvrir ses mains pour les reprendre. Combien la peau du lézard est moins douce que celle de Lili David !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Par malheur, c’est moi qu’on arrêta le soir à minuit,

et qu’on conduisit au café Luitpold. Mon agent devait être un agent de l’ancienne police, car il bousculait mon bagage, mais il me parlait tendrement.

*


On s’est demandé pourquoi la dictature Zelten put durer quatre jours alors que tous les chefs de partis bavarois réprouvèrent unanimement son programme dont le premier paragraphe était l’alliance avec la France, et que les troupes de Lerchenfeld étaient réunies dès le 3 juin à leur immuable citadelle, Dachau, ville des peintres, d’où il s’échappait maintenant sur Munich presque autant de sang que jadis de peinture. C’est que toutes les sociétés secrètes dont il me parlait à Paris et dont il était membre paralysèrent chacune quelques heures la machine, c’est que le sous-chef du ravitaillement gouvernemental était de ceux qui se reconnaissent au regard, le troisième ingénieur postal de ceux qui se reconnaissent au mot Alraune, et le 4e chef de bataillon de la garde de ceux qui se découvrent frères par l’index. Au Luitpold, où le vestiaire fonctionnait pour les prisonniers, et où l’on m’obligea à remettre mon pardessus et mon chapeau contre un ticket, je fus lâché dans le compartiment des révolutionnaires de la dernière révolution qui, d’Autriche, de Suisse, d’Italie, s’étaient abattus aux environs de Munich en auto, en avion, ou en canot automobile. Il y avait là Axelrod, qui réclamait l’immunité diplomatique, le docteur Lipp le fou, qui, maître des transports une heure en 1918, en avait profité pour déclarer à la Suisse et au Wurtemberg une guerre qu’il croyait toujours sévissante et qu’il avait hâte de conclure. Il s’était échappé de l’asile, à la faveur de cette confusion qui fait douter quelques minutes le directeur de maison de fous, à l’annonce d’une guerre ou d’une émeute, que les règles du bon sens restent les mêmes, avec un camarade de cellule, un gros brasseur à folie douce, qu’il essayait d’exciter en lui contant tous les méfaits de cette Allemagne : qui avait laissé massacrer les Roumains de Temesvar par les Hongrois, les Bulgares russes par les Bulgares Bulgares, les Arméniens par les Turcs, qui avait ruiné la France et ne la payait pas. Les gardes, désignés aux suffrages de leurs collègues comme les plus doux, — pour éviter les massacres de 1918, — apportaient des foulards, à ceux qui toussaient et conduisaient le Dr Lipp fumer sa cigarette aux lavabos, après avoir vérifié sa manchette comme au concours général. Le bruit du canon seul donnait à réfléchir, car il n’était guère possible de l’expliquer, comme Ida les coups de fusil, par l’exercice des bourgeois sur leurs terrasses ou contre leurs plafonds. J’étais là depuis une heure dans la tabagie, et commençais à regretter le compartiment pour révolutionnaires non fumeurs, quand un garde, de la part d’une détenue, m’apporta le billet suivant :

— Cher Heinrich, je suis près de toi, au fond, à droite. Écris-moi trois lettres. Qu’est-ce que la culture et qu’est-ce que la civilisation ? N’as-tu point passé jadis l’examen du port de Hambourg ? Sais-tu si je t’aime ? Ta Fanny.

Je crus que le gardien s’était trompé. Mais, m’étant levé, j’aperçus dans le fond Lili David, qui m’envoyait des baisers avec une ferveur dont je fus surpris jusqu’au moment où je compris sa ruse. Elle voulait ses trois lettres, ou leur copie. Les surveillants qui eussent confisqué les manuscrits, nous laisseraient peut-être correspondre. Je recopiai donc la première lettre :

— Mon ange, ma lumière.

Tu t’en es laissé accroire par le petit Spontini. Chacune de ses journées est consacrée à des mensonges qui préparent une journée de mensonges plus amples. S’il t’a dit qu’il était né au numéro 9 de la rue des Petits-Champs, c’est qu’il va te dire aujourd’hui qu’il est fils de Mlle George, qui habitait cette maison, et demain que Napoléon était son père.

Mon ange, je réponds à tes demandes comme à un enfant. La culture, la civilisation ? On me posa cette question le jour où, devant les principaux magistrats des quais, des entrepôts et des phares, j’aspirai aux fonctions de surveillant du port de Hambourg. J’obtins la note 0, mais je crois cependant devoir te faire la même réponse. La culture est la superstition de la culture. Les pays de culture sont aux autres ce que sont aux vrais les champignons de culture. Au lieu de suivre les leçons et les instincts que donne le sol qui leur fournit les oranges et les pommes de terre, ils se forgent un modèle, et croient dur comme fer à la didactique (cette dernière phrase m’a fermé les entrepôts, l’entreposeur étant ancien professeur de gymnase). Ils imitent tour à tour chacune des rares nations auxquelles la chance, les dons, la persévérance ou la sagesse, ont permis de donner une nouvelle forme à la dignité humaine, Grèce, France, ou Angleterre, — ce qui assemble sur leur tête des vérités opposées, qu’ils invoquent selon les occasions ; ce qui les rend, non pas menteurs, non pas hypocrites, mais convaincus successivement et même à la fois de la primauté du droit, de la force, de la faiblesse, des bienfaits de la surpopulation ou de la stérilité. (Ici me fut fermée la Chambre de Commerce, dont le président n’avait pas d’enfant.) De là vient qu’ils sont cruels, sentimentaux, qu’ils invoquent sans cesse les traités, et qu’ils les violent. (Ce dernier mot, je ne sais pourquoi, me fit perdre la dernière faveur du grand éclusier de l’Elbe.) Enfin, dans le dernier stade, ayant imité tout le monde, ils entreprennent de s’imiter eux-mêmes, ou plutôt l’image de leur nation que leur a forgée un peuple de pédants et de princes mégalomanes. Tyr, Rome, ont été des pays de culture, mais l’Allemagne les dépassera de cent coudées, dès qu’elle se sera faite une galerie d’idoles à sa taille, se sera constituée par l’emprunt une mythologie, et que le fils Meyer sera lié personnellement avec un Siegfried ou un Hagen… (Ici me furent interdits les bateaux eux-mêmes, le directeur du personnel navigant s’appelant Meyer.) Pour la civilisation, c’est le résultat de l’entente parfaite entre un climat, un peuple, et ces courants de richesses morales et matérielles qui disparaissent et apparaissent au cours des siècles dans les environs des mers tièdes. C’est un état de modestie qui pousse l’homme civilisé à vivre parallèlement à la nature (ce qui lui évite d’ailleurs de rencontrer cette personne impitoyable), à attribuer par une juste évaluation du pouvoir humain, dont les cathédrales et les Pyramides lui marquent le plus grand volume, le moins de prix possible à la vie, à en garder vis-à-vis de son contraire, la mort, une certaine déférence et à la saluer ; — et, d’autre part, en raison de ce doux mépris pour elle, à ne pas la compliquer sur terre par d’autres exigences que les humaines ; à exercer, mais sans nuire aux autres et par gymnastique, les qualités qui seraient nécessaires si la vie était juste, agréable et éternelle, telle que le courage, l’activité, quelque parcimonie et la bonté. (Ici, j’espère bien que l’embouchure de la Seine me fut ouverte.) La France est actuellement le pays le plus civilisé. Le Français a refusé ces misions fausses sur lesquelles l’Allemagne se précipite parce qu’elles comportent un uniforme, d’être dieu, d’être mondial, d’être démon, et quand il lui arrive un de ces reflets semi-divins dont nous sommes gratifiés tous les deux cents ans, il ne s’en sert que pour éclairer le visage ou l’esprit humain. Sa langue et son raisonnement ne permettent que des vérités humaines. (Ici, je pense qu’on me leva le pont de Rouen.) De ce scepticisme s’expliquent tous ces contraires, que le Français est le seul qui sache faire la cuisine et qu’il est sobre, qu’il est acharné dans le combat et sans rancune, qu’il déteste les étrangers et qu’il reste au monde le seul ami des nègres, des races débiles, des parias. (Ici s’ouvrit pour moi le pont de Grenelle.) Telle est la France, paisible, et elle exterminera ceux qui viendront troubler ses couturiers, ses philosophes et ses cuisines…

Si je sais que tu m’aimes ? Je t’écris d’un café du boulevard Saint-Michel, mon ange. Les garçons servent ma rêverie avec de grandes burettes de grenadine et de kirsch. Je n’aurais qu’à m’étendre, à arracher une lame du parquet pour trouver une source qui a donné son nom au café et qui ruisselle jusqu’au fleuve sans jamais voir le jour. Je n’aurais qu’à me lever, à monter sur la banquette, à trouer la tente, pour voir l’étoile polaire veiller sur l’établissement. Il fait noir, on ne soupçonne pas les maisons ; seules apparaissent, soulevées au-dessus de la ville, les chambres illuminées de ceux qui aiment à Paris. Des remords me viennent du mal que j’ai dit à tort dans ma vie ; j’ai dit que les vêtements des civils sont d’affreuse couleur ; je pense ce soir qu’avec un évêque en gala, avec ces hommes de Biarritz qui ont des pantalons rouges, avec quelques-uns de ces vignerons bleus qui sulfatent les vignes…

Ici s’interrompait la lettre… et je dus m’interrompre. J’ajoutai tout juste une phrase où je ne retirais rien du mal dit par moi des lézards et de leur peau. Mon gardien parcourut la copie, la porta au contrôleur Hofmann, qui me regarda, regarda Lili David m’envoyer un dernier baiser et laissa passer, non sans avoir fait copier mon manuscrit par la petite Kramer, l’ancienne dactylo du cruel Egelhofer. Lili, par retour du courrier, pour amorcer la seconde lettre, m’écrivit :

— Cher petit Heinrich, crois-tu à l’été ? Que penses-tu des Musset ? Que font tes cousins Schornbach ?

Je répondis :

— Mon ange, ma lumière, crois à l’été. Rends-moi cette justice que je n’ai pas encore évité une seule fois, si furtive qu’elle fût, l’occasion de parler du printemps et de l’été. Le jour n’est pas loin, d’ailleurs, où je ne résisterai plus qu’à l’hiver. Mais que le bel été de l’an dernier me paraît morne auprès de cet été pluvieux ! J’étais pourtant dans une auberge qui n’était autre que celle du Petit-Morin et de l’Œuf dur. Ce doux vent, que les Français appellent le faux mistral, et les Allemands la vraie tramontane, retroussait pourtant les lilas débarrassés déjà pour l’année de toute fleur et de toute ambition, pour le reste de l’année purs comme l’herbe. C’était pourtant l’été habituel : au moindre signe de sécheresse, l’angoisse envahissait le visage des maraîchers, au moindre signe de pluie, celui des cultivateurs. Dans les ajoncs, les peintres s’installaient dos au soleil et tournaient avec lui, comme s’ils s’exerçaient au daguerréotype. Aux abbés en victoria, Dieu parlait par la voix des petits torrents, par le silence des lacs, et par les coucous volants… On se retournait en riant quand une femme justement était parfumée au lilas… Moi, je sortais de la rivière le matin, pour vivre nu jusqu’à midi sur le rivage, pour mettre ma pèlerine l’après-midi, et le soir j’allais en frac aux petits chevaux de Saint-Germain, — histoire de tout homme sans amour en vacances, histoire du vêtement à travers les ages, histoire de l’humanité. Mais je ne te connaissais pas, mon amie. Mes sens étaient pourtant plus aiguisés que jamais. Je voyais la fumée que font les pivoines en éclatant. Je voyais le clapet inférieur du bec des oiseaux quand ils chantent… Mais je ne te connaissais pas… C’était pour un autre que les ormes sonnaient six fois sous le bec des pics verts, que onze fois ce que les Français appellent l’oie sauvage et les Allemands le cygne domestique claironnaient au-dessus de la diligence… Je ne te connaissais pas… Le soir venait… Les jasmins qui, par leurs efforts de tout le jour, étaient parvenus vers le crépuscule à se cramponner à ma fenêtre, devaient céder quand je l’ouvrais, et m’inondaient de parfum, de pollen, d’étamines… Mais je ne te connaissais pas… Jamais, dans l’île du Pacifique, pollen n’était tombé sur un rocher plus sec… J’étais enfin libéré du chat sans queue de l’hôtesse, qu’il me fallait caresser à mon tour de table ; du chevreuil à trois pattes du gérant, que je devais nourrir de cigarettes ; la nuit m’expédiait des oiseaux sauvages intacts, qui ne dépendaient point de l’hôtel, des insectes au complet et vernis, et faisait ululer pour moi un grand-duc bien portant au fond de la forêt… Mais je ne te connaissais pas… J’écrivais en automate à je ne sais quelle œuvre qui continuait à pousser comme les ongles d’un mort, puis j’éteignais et m’accoudais à ma fenêtre… Chaque étang, chaque bassin semblait épuisé, et se reposer d’avoir porté pendant le jour une flotte innombrable ; à chacun une lune déjà vieillie distribuait un portrait jeune d’elle. Jamais créature de 1 m. 65 à 2 mètres n’avait moins demandé à la nature et à la nuit, et jamais nature et nuit n’avaient offert davantage… Elles ne savaient pas que pour moi, depuis ce jour de plein juillet où j’avais senti que tu vivais et que je ne te connaissais pas, l’image de la désolation ne m’était plus donnée par des arbres dénudés, par un ciel ravagé de vent et de verglas, mais en bas par les floraisons et en haut par les astres… Je ne voyais de ma fenêtre que le spectacle de forêts plus touffues, de collines plus rondes, d’oiseaux de nuit tout gras, celui de la désolation des désolations… D’un regard plus lent mais plus dur que le leur, je regardais fixement les étoiles… Je ne te connaissais pas… Pas une qui n’ait cligné avant moi… Adieu, mon ange.

P.-S. — Les deux Musset sont deux poètes et les deux Schombach deux idiots.

Le temps pour la petite Kramer de recopier à six exemplaires, et j’eus la réponse de Lili…

— Petit Heinrich, d’où vient que tu casses les verres si facilement ? Dis-moi si mes baisers te plaisent ? Tu ne me parles pas non plus de mes jambes.

Je répondis :

— Fanny, ma main tremble. Ce n’est pas seulement parce que je t’écris, ou par ce frémissement de l’aimant qui veut attirer hors du papier quelques trésors. Parfois, dans ce corps qui t’appartient, surgissent des gestes qui sont à mes aïeux et qui me possèdent quelques minutes. Tu sais combien ma main est sure, tu m’as vu jongler avec un couteau, mais une ou deux fois par mois je me sens tout à coup les doigts gourds, j’hésite devant le verre que je voulais saisir, je me fais violence, je le casse, — et je suis pris, non de remords, mais de tendresse pour mon père, que j’ai vu si souvent, possédé du même frisson infernal, répandre le vin rouge sur la nappe et la bière sur les robes. Parfois aussi, je bégaie vingt secondes, chaque année une fois au moins. C’est tout ce qui me reste du bégaiement d’un ancêtre. Je m’occupe, pour mes petits-neveux, de composer le répertoire de ces réflexes qui sont notre blason et nos coutumes, et s’ils se grattent soudain l’annulaire de l’ongle de leur puce, si toutes les fois qu’on prononce devant eux le mot français Chat, leur pensée, d’un penchant invincible, y ajoute le suffixe lumeau ou rançon ; s’ils aiment à se pincer les doigts avec des épingles à tendre le linge, ils sauront que c’est leur vieil oncle Heinrich Heine qui revient une minute en eux.

Voilà ma main solide, Fanny, voilà ma lèvre tremblante. Quelle sorte de planète bizarre tu habites ! Tu n’apparais jamais à ma pensée comme un navire nous apparaît, sur ce globe tout rond, par ton mât et tes voiles. Ton pied nu d’abord m’apparaît, puis ta cheville… Voici ton visage enfin, Fanny. Mais déjà il est disparu…

Comme il n’était nulle part question de baisers, je fus forcé d’ajouter un post-scriptum de mon cru. Mon imagination me servit mal. — Vous ne vous êtes rien cassé, me dit plus tard Lili.

Post-Scriptum : Tes baisers sont tout simplement extraordinaires…

Les trois lettres étaient donc sauvées. Elles allaient même l’être au-delà de ce qu’eût désiré Lili, car la Kramer continuait à les recopier à des dizaines d’exemplaires. Au milieu des prisons-cafés, les lettres de Heine se reproduisaient avec la vitesse d’éphémères ou comme les pains de Kanah. Les prisonniers se les passaient, tellement émus par ce grand amour, que l’un d’eux intima à Hoffmann l’ordre de ne plus me séparer de mon amante et de ma vie. Le garde aussi plaida notre cause, la gagna, et malgré les protestations de Lieviné Lieven, il me conduisit dans une salle vide, hier encore cabinet particulier, revint avec Lili et nous enferma :

— Embrassez-vous tout votre saoul, dit-il, demain vous pouvez être morts. Si vous avez peur de la mort, profitez-en…

Lili, à ce qu’il me sembla, en avait encore plus peur que moi.

Il était tard dans la nuit et nous dormions quand Lieviné Lieven força la serrure et vint nous rejoindre… Je le voyais pour la première fois de près ; il était si mal tenu que quand il parlait, tous les boutons de son veston et de son gilet remuaient, et, quand il éternua, deux tombèrent. À cause de sa peur, qui l’avait poussé à nous rejoindre, il se croyait autorisé à des privautés que j’avais mieux supportées de Lili. Il tenta de m’embrasser sur le front, et s’empara de ma main libre, où il essayait de lire. Un corrosif ayant rendu dans son enfance ses paumes indéchiffrables, il ne pouvait en tirer d’indication personnelle sur sa vie, et se bornait à l’amalgamer à celle d’un être que les lignes proclamaient heureux. Mes lignes étaient bonnes. Il tâcha donc de devenir mon ami le plus cher, car je n’avais pas une main à perdre un vrai ami ; et, comme tous les peureux avec ceux qui ont moins peur, il essayait de me donner confiance en me contant sa condamnation de Kiev et ses dix pendaisons…

— C’est l’histoire de Shéhérazade, Heinrich ! Tous les lundis et vendredis, pendant un mois, deux notables me prenaient pour me conduire pendre au Todtenfeld. Les Russes sont plus durs que les Allemands. Dès le premier jour, Lili avait obtenu sa grâce d’un capitaine von der Galt, 9, Litauer Strasse, à Berlin. (Il faut retenir les adresses de ceux qui vous ont sauvé la vie, ils doivent vous aider ensuite à la supporter.) À von der Galt, Lili, apprenant qu’elle allait être pendue, tira la langue. Von der Galt se mit à rire : — Va-t’en, dit-il, tu as donné tout ce qu’une femme peut donner par la pendaison ! Il faisait allusion à ce que vous savez. Moi, je lui tendis en vain mes mains rissolées, mais, par bonheur, le Todtenfeld était loin de la ville. Mes guides à la potence, c’étaient tantôt des maîtres d’école, tantôt des petits patrons, qu’il était bien facile d’attirer dans les discussions, que le moindre argument trouvait sans réplique, et qui me ramenaient par conscience. Je voyais vite à leur tête si c’était avec leur dieu, leur tsar, ou leur Trotsky, ou si c’étaient des ouvriers, leur électricité et leur caisse de secours qu’il fallait les amorcer. Le jour du maître d’école Balanov, 333, Alexandre-perspective, je lui prouvai que la mort ne peut engendrer la vie, c’est-à-dire le bon exemple, c’est-à-dire la bonne Russie, et il me ramena. Le jour des deux ébénistes, 11, impasse Pochina, qu’une potence en plus c’est une table, un lit et quatre chaises en moins, et ils me ramenèrent. Tous d’ailleurs tenaient beaucoup plus à sentir et à me faire sentir que ma vie leur appartenait, qu’à me tuer. Quand ils étaient bien mis, je les flattais, je tâchais de les dégoûter cent pour cent de ma personne. Ah ! petit père, leur disais-je, je sais bien que mes orteils et mes oreilles t’appartiennent et que mes mains pourraient être ton verre à vodka. Alors, ils étaient dégoûtés et me ramenaient. Un jour, pour rire, ils désignèrent un sourd, je m’échappai juste au poteau. La dernière verste, je criais plus fort que si l’on m’égorgeait…

C’est ainsi qu’au matin, je fus réveillé, une main dans les mains de Lili, une autre comprimée dans les mains de Lieviné Lieven, par un vacarme. Protégés par le bruit de la machine à écrire, quelques prisonniers avaient comploté. Ils venaient de désarmer les gardes, et cherchaient maintenant à sortir par le vestiaire… L’escouade de secours les avait refoulés en tirant en l’air. Il ne restait plus, barricadé derrière l’estrade de l’ouvreuse, que le bon fou du docteur Lipp, déchaîné, et qui tirait à vraies balles sur les hideux personnages dont le docteur lui avait révélé les méfaits.

— Ah ! égoïstes, criait-il, vous faites tuer les Arméniens !

Il rechargea son fusil.

— Ah ! turbulents ! vous avez fait massacrer les Roumains de Temesvar !

Il tira, puis monta debout sur la barricade.

— Ah ! petits paresseux, vous ne payez pas les Francs !

Ici, il tomba en avant, et je ne vis plus rien.

*


À neuf heures, un officier pommadé vint chercher Lieven, qui affectait de croire, pour obtenir mon adresse à Paris, que je lui avais sauvé la vie, et qui nous quitta en cherchant par quoi il pourrait bien dégoûter son garde. À dix heures, ce fut mon tour. Les nouvelles, d’après mon surveillant, n’étaient pas bonnes. On disait que Zelten était tué. La vérité était que les armuriers téléphonaient à la police dès qu’un étudiant leur avait acheté un revolver. Mais le revolver n’est pas le signe caractéristique des assassins d’hommes d’État : c’est le petit pain et la barre de chocolat que l’on trouve toujours dans leur poche ; et les indications des boulangers sont plus précieuses, en révolution, que celles des armuriers. Zelten était sain et sauf. Il avait lu mon nom dans la liste des prisonniers et c’était lui qui m’appelait.

Il s’était logé à la Résidence. Pour l’atteindre, il fallait accomplir un chemin terrestre comparable à la route d’eau que je suivais avec Elsa pour le rejoindre jadis aux bains Ungerer, par une série de couloirs à vitraux, par la grotte des Moules, la salle des Singes et l’escalier en papier mâché. Puis, après les quatre salons des 60 panneaux des Niebelungen, peints par Schnorr von Carolsfeld, la cour de la Pharmacie, la salle d’Hercule et le salon Blanc, j’arrivai enfin à la salle d’Or, salle du Trône, où je trouvai Zelten tout seul, le col de son veston relevé, car il n’avait pas dormi et il avait froid. Où était l’heureux temps où après l’enfilade des cavernes, je le retrouvais tout nu, mais au soleil ! Il avait accroché la photographie de sa mère sur le dossier du trône. Deux jeunes filles travesties en pages noirs, — tout ce qu’il avait pu travestir de ses six millions de Bavarois, — apportaient des télégrammes pour lesquels le facteur exigeait un reçu. Les maillots de ces dames ajoutaient encore à la ressemblance avec l’établissement de bain. Puis l’homme du train apporta lui-même un paquet recommandé. Puis Zelten fut appelé au téléphone, il y avait erreur, on demandait le café Stefanie. Tout cela tenait de la royauté et de la loge de concierge. Quand le nouveau roi m’aperçut, il vint me prendre les mains.

— L’opération est réussie, dit-il, mais le malade va mourir. J’aurai à choisir dans quelques heures un des quatre souterrains qui partent d’ici, car je me refuse absolument à revoir les Schnorr von Carolsfeld. Le premier m’amènera dans un orme creux de l’Englicher Garten, qu’on a eu d’ailleurs toutes les peines du monde à garder creux, car M. Grane, le journaliste américain, profite de la révolution pour faire plomber au ciment tous les beaux arbres qui sonnent vide. Le second est relativement moderne ; il aboutit dans la gare de Ceinture à une des fosses de nettoyage des machines. À la machine est attelée un wagon spécial. Le troisième, au lac de Starnberg. Le quatrième est inutilisable, il donne dans une prairie dont les foins sont coupés depuis hier. Que diraient les paysans de voir émerger la tête du dictateur, tiré aux pieds par un garde ? Je crois que je prendrai surtout le cinquième, celui qui débouche par la gueule du métro Vavin, au milieu de la Rotonde.

Je lui dis qu’il avait bonne mine, je lui demandai s’il avait mangé. Ces questions eussent mieux convenu à un opéré de l’appendicite qu’à un tyran, mais il était aussi heureux de trouver quelqu’un à qui confier ses démêlés avec la royauté qu’une maîtresse de maison en villégiature qui aperçoit enfin, là-bas, nue sur la plage, l’âme sœur capable de comprendre ses démêlés avec sa bonne.

— Cher Jean, dit-il, tu arrives pour le plus beau tableau, pour l’abdication. Toute abdication, fût-ce d’un métier infime, prête à celui qui abdique une dignité comparable à celle du sacre. Songe à un maître d’école qui abdique, un boulanger qui abdique ! Veux-tu que j’abdique en ta faveur ? Cela fera bien dans les cafés. Le malheur est que j’ai avec moi la nation et que je l’abandonne. Ne crois pas que les opiomanes, les cocaïnomanes et les morphinomanes aient été les seuls agents actifs de mon soulèvement. Mais les grands peuples, à part peut-être la France, n’aiment être gouvernés et régis que par ceux qui ne partagent point leurs soucis. Dès que le dieu de la poésie et du romantisme agite soixante millions d’hommes, comme l’Allemagne en ce moment, ils se donnent corps et âme à des trafiquants en pétrole. Dès qu’un peuple est sauvagement pratique, comme l’américain, il élit, pour guider ses pas, les plus fumeux et ignorants idéologues que l’univers ait jamais connus. Chez vous, du moins, la sagesse est entretenue par le corps même des fonctionnaires. Du cantonnier au président de la République, du plus infime traitement au plus élevé, quatre millions de Français sont élevés ainsi à l’école de la modération, de la liberté, et le percepteur et le receveur de l’enregistrement sont des prêtres de la sagesse. Avec quatre millions de brahmanes, un pays est tranquille. Tous les excès sont commis en dehors de ce corps officiel qui est en Allemagne le seul inintelligent et le seul dominateur…

On apportait une liasse de télégrammes.

— Lis-les toi-même, dit-il, cela t’amusera une minute.

Je lus donc :

— Paris-Rotonde. Ofrons à nouveau tyran vœux les meilleurs. Retire couronne que Madeleine et Claire embrassent front royal. — Bombay. Tagore refuse questure honoraire nouveau Sénat bavarois. — Moscou. Ordonnons Zelten relâcher docteur Lipp avec camarade. Cas refus, brûlerons chaque heure un dessin original de Poussin que Zelten passe pour aimer. — Berlin. Forces gouvernement sont à deux kilomètres Munich. Une seule bourgade, Mittenwald, ville des luthiers, a pris parti Zelten. — New York. Tailleur Thomasini rappelle respectueusement petite dette Excellence Zelten.

On annonça le docteur Krumper, sénateur de l’opposition.

— Où l’avez-vous mis ? dit Zelten.

— Il est dans la cour des Grottes, auprès du puits de Persée.

— Quand je sonnerai, amenez-le par la salle Saint-George, la salle d’Hercule, la caverne de Nacre et la salle Blanche… Tu ne peux t’imaginer, cher Jean, ce que j’ai dû pâlir sur le plan de la Résidence. Tous les dédales qu’un roi doit connaître à l’intérieur de sa royauté, je n’ai pu arriver à les connaître qu’à l’intérieur même du château. Aucun de ces politiciens ne veut être vu des autres, et tous veulent m’atteindre. Je suis une châtelaine obligée de recevoir à la fois tous ses amis brouillés entre eux.

On annonça Siegfried von Kleist.

— Il s’est déclaré contre moi, dit Zelten. Il se sent humilié, paraît-il, que la tragédie du pouvoir absolu tienne ses débats dans une âme aussi enfantine que la mienne… Je ne voudrais pas qu’il rencontrât Mueller, qui est dans la chambre papale… Faites passer l’Ambassadeur Mueller dans la troisième Chambre de Charlotte, par la galerie des Petits Saints. Que le docteur Krumper recule jusqu’aux Niebelungen par la salle Verte et l’escalier Dodu.

Mais les visiteurs se multipliaient, sinistre présage. On annonça M. von Salem, chef du parti-tyrolien. Zelten dut consulter son plan et se fâcha :

— Fourrez-le dans le Trésor ! dit-il. Tous ces gens-là viennent le revolver au poing. D’ailleurs qu’ils entrent tous !… À part cependant le capucin Stobben, que vous évacuerez sur le jardin par la Trappe des blasons… Toi, Jean, reste…

Salem arriva le premier, car, familier du palais, il avait trouvé une traverse du xvie siècle pour aller du Trésor à la salle Barberousse. Mueller, Krumper et Kleist entrèrent ensemble, avec le capucin qu’on avait dû mal aiguiller à quelque carrefour et, de peur de glisser sur ces parquets luisants, ils marchaient sur la pointe des pieds, comme les magistrats et le prêtre qui viennent réveiller un condamné.

Kleist voulut parler, mais M. von Salem le pria de lui céder son tour.

— C’est cela, dit Kleist, que M. von Salem parle en notre nom.

— Pas du tout, dit von Salem. Je tiens à parler d’abord pour moi-même. Je tiens à protester contre l’attente qu’on m’a imposée dans les salles du Trésor, réservées aux ministres étrangers. Depuis 1341, les Salem ont entrée directe auprès des Wittelsbach. Si je devais attendre, ce ne pouvait être que dans la salle Grenat. Mais j’ai peur que le comte von Zelten ne connaisse pas plus les chemins de la Résidence que les avenues du cœur allemand.

Zelten était allé prendre au dossier du Trône le portrait de sa mère, et l’avait remis dans sa poche.

— Et puis ? dit-il.

Il n’y avait aucune chaise ou fauteuil dans la pièce, et l’on ne pouvait guère s’accouder à la cheminée qui avait huit pieds de haut… J’étais sut le point de tomber de fatigue… Kleist s’avança :

— De la part du Sénat et de la Chambre, dont je suis le mandataire, je demande à Zelten combien de minutes encore il entend prolonger cette plaisanterie…

— Le mandataire de qui ? demanda Zelten.

— D’un pays que vous vous retirez le droit de dire vôtre, l’Allemagne.

— Messieurs, dit Zelten, dans une heure j’aurai quitté le palais. Ce n’est pas vous qui m’en chassez, ni l’Allemagne. Je persiste à croire que les vrais Allemands sont avec la paix, l’amour des arts et la fraternité. Ce qui m’en expulse, ce sont deux télégrammes pour Berlin que voilà interceptés ; le premier vient d’Amérique et est adressé à Wirth. Je vous le lis : Si Zelten se maintient Munich, annulons contrat pétrole. Le deuxième vient de Londres et est adressé à Stinnes : Si Zelten se maintient Munich annulons contrat Volga et provoquons hausse mark. Par contre, je n’ai intercepté aucun télégramme disant : — Si Zelten est roi, musiciens allemands refusent composer et jouer. — Si Zelten e§t président, philosophes allemands incapables penser et décorateurs feront grève. — Si Zelten est premier Consul, jeunes filles allemandes renieront jeunesse allemande, printemps allemand refusera produire myrtilles et narcisses… Mais je n’insiste pas. Que le pétrole et la Volga pénètrent donc à flots par le puits de Persée et la fontaine Wittelsbach. J’ai traversé le pouvoir absolu comme aux enfers on traverse une ombre. Je ne l’ai exercé en somme que sur moi-même. Pendant quatre jours je me suis dévoué comme un esclave à ces deux petites qualités que je me connaissais, le désintéressement, la franchise, et qui étaient devenues soudain une franchise et un désintéressement royaux… Je pars, sans avoir dormi ici, sans savoir ce qu’est le sommeil royal. Mais je veux vous conseiller. Messieurs, pour les autres exécutions, quand vous choisirez un mandataire à l’Allemagne, de le choisir Allemand. Monsieur Klesit n’est pas Allemand…

Kleist pâlissait. La transfusion de sang était commencée.

— Monsieur de Kleist est étranger. Un ancien soldat a demandé hier à me parler. Il a vu apporter Kleist blessé dans sa chambre d’hôpital, et l’a entendu se plaindre. Il ne se plaignait pas en allemand. Sa plaque d’identité, qui fut à dessein égarée, portait un chiffre qui ne correspond à aucune formation allemande. À la suite de quelle amnésie vos amis Rathenau, Harden et Scheidemann se sont introduits en Allemagne, ce n’est pas à moi de vous le dire, ni les plaintes yeddish qu’ils ont poussées tout petits… Adieu, messieurs.

Je voulus courir à Kleist, que les autres emmenaient, mais je devais avoir dans ce palais antique, en plus de ma fatigue, le mal des musées. Étourdi, je tombai sut Zelten. Il me prit dans ses bras, chercha où m’étendre, et me hissa par l’estrade sut le trône.

— Repose-toi une minute, cher Jean, fit-il…