Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 71-83).

CHAPITRE VI

Le thé à l’embranchement.


Le matin se leva froid sur la lande détrempée où les perdrix couraient entre les ornières avec l’entrain de créatures délivrées d’un enchantement. Car l’hiver s’était retiré comme une vague lente et des places vertes brillaient ça et là ainsi que des vitraux éclairés par transparence. La ferme luisait de rouges profonds de joyaux, les meules prenaient un ton d’orge mûre et, sous son hâle, la figure de Robert était rose. Le vent qui soufflait du Nord-Ouest était coupant et glacé comme un iceberg. Les joues de Gillian la brûlaient quand elle grimpa dans le cabriolet et fit joyeusement des signes d’adieu à son père, très amusée de constater son trouble évident à voir qui la conduisait. Éclatante comme une rose rouge foncé avec une nuance de brun, elle éblouissait à travers sa voilette neuve et sous les plumes du canard défunt. La fourrure des lapins d’un brun gris lui allait bien. Elle s’était lavé les cheveux avec le shampooing de la ferme au jaune d’œuf battu, et ils luisaient d’un éclat très doux. Elle avait des gants de Suède et était si contente de ses chaussures qu’elle ne voulait pas les cacher sous la couverture. Le cœur de cornaline ajoutait une suprême note d’élégance, bref, Gillian se faisait l’effet d’une véritable lady.

— Eh bien, murmura Robert quand ils eurent fait un mille en silence, pendant lequel il avait lancé bien des regards à la dérobée, si jamais j’aurais cru !

— Ce n’est pas trop mal, n’est-ce pas ?

— Pas trop mal ? Vous êtes la Reine de Mai, Mademoiselle Gillian.

— Mademoiselle ?

— Oh maintenant il faudra vous donner du Mademoiselle.

— Je ne le serai pas toujours.

Brusquement, Robert cingla la jument qui en fut stupéfaite. C’était bien la première fois… qu’était-il donc arrivé à ce cher maître ? Quelle faute avait-elle commise ? Indignée, presque révoltée, elle emporta le cabriolet à toute allure jusqu’à la limite des terres de la ferme. Ils étaient maintenant en face du ruisseau. Ces champs voisins semblaient toujours se demander protection mutuelle contre les terrains incultes qui s’étendaient de tous côtés, vides, violets et silencieux.

Pour cacher la fureur soudaine qui s’emparait de lui à la pensée du mariage de Gillian, Robert désigna du fouet la longue et étroite bande de mélèzes rabougris et de bouleaux, dite le Gyland (la friche), qui montait en pente raide de l’autre côté du ru jusqu’aux premiers champs qui dépendaient de la Sirène.

— Sauvage, vraiment sauvage cet endroit, dit-il.

— Oh oui !

Gillian n’avait pas remarqué son trouble, tout absorbée qu’elle était par la pensée que ce soir elle serait « dans le monde ».

— C’est un endroit, dit Robert, regardant toujours ce couvert sombre, parsemé de neige, où il se passera quelque chose, un événement violent.

— Pourquoi cela ?

— Je ne sais pas, mais je sens ça jusque dans les moelles.

— Dites… c’est comme une histoire à faire frissonner.

— Il semble qu’il y ait des endroits où le Seigneur des Ténèbres surgit tout à coup et qui en portent la marque avant et après… comme si la terre y était mince, une simple croûte, et qu’il puisse passer facilement au travers. L’endroit le présage tout le temps avant, et après il s’en souvient pour toujours. Alors il ne ressemble jamais aux autres, jamais.

— J’aime bien ça… c’est tout à fait joli et horrible.

— Moi, ça ne me plaît pas. Ça a quelque chose à voir avec vous et moi.

— Oh, Robert, en quel sens ?

— Je ne sais pas… en un sens. Vous vous rappelez comment vous êtes tombée de votre berceau et vous êtes fendu le front ?

— Ah oui, je suis tombée de mon berceau. Je rêvais à l’endroit d’où je venais… un pays vert, avec des montagnes et des ruisseaux jaseurs, où j’étais avant de naître. Je me suis réveillée tout d’un coup, il faisait noir, il y eut une bouffée de vent, un éclair dans la fenêtre et j’ai compris que de l’autre côté de la vitre on était jaloux de mon rêve.

— Et vous n’aviez que cinq ans.

— Oui, j’ai été bien des années avant de pouvoir en parler, mais je savais qu’il y avait à la ferme quelqu’un qui s’efforçait de nous atteindre, moi et mon rêve. Et le matin maman m’a dit qu’elle avait remarqué à la cheminée une grande fente, jusque par terre,

— Et vous aviez déjà fait ce rêve ?

— Toutes les nuits, quand maman me berçait, le rêve revenait, toujours le même. De petites collines rondes, comme le Pyatt de Gwlfas, et d’autres un peu plus grandes, comme « la lointaine colline verte », et tout autour en arrière, de hautes montagnes noires et pointues, et des rubans d’argent brillant qui en descendaient et qui étaient des rivières.

— Et c’était un rêve favorable ?

— Je ne peux pas vous dire ce qu’il avait de bon. C’était comme toutes les choses agréables, comme une glissade sur de la glace bien unie, comme le plaisir de galoper en descendant une côte et la douce émotion de la Sainte-Cène, la joie de ramer sur la rivière et de dîner au restaurant — ce qui ne m’arrive jamais — et de trouver une violette en hiver.

— Mais tout s’est brisé ?

— Ah oui, comme un fil de la vierge se casse quand le vent siffle dans la cheminée. Alors les esprits du mal m’ont marquée d’un signe et je suis une enfant de l’enfer.

— Non.

— Si, et je n’y peux rien. Chaque fois que les bons rêves se présentent, les mauvais les détruisent. Dès que j’aperçois les prairies d’un vert brillant, les sources moussues, j’ai peur.

— Il ne faut pas.

— Mais si ces démons revenaient me poursuivre, je mourrais.

— Ils ne viendront pas : je vous protégerai.

— Vous ? Oh, Robert, vous n’êtes pas assez fort.

— Je le suis, parce que je…

— Oh, vas-tu marcher, sale jument ! lança Robert avec colère.

La bête, qui n’avait pas d’œillères, tourna ses yeux sombres et humides, comme pour lui adresser un reproche.

— Peut-être est-ce là ce que signifie l’impression sinistre du Gyland, peut-être est-ce par là qu’ils sortiront pour tuer mon rêve.

— Il y a quelque chose là qui nous guette, ça ne fait pas de doute. Il faut attendre et voir.

— Ma robe vous plaît-elle, Robert ? Collines vertes et monts de granit s’effacent devant une question si importante.

— Elle est assez habillée.

— Oh, Bob, vous mériteriez une gifle. Seulement «  assez » ?

— Mais je ne comprends pas pourquoi il a fallu que vous tuiez ce vieux canard… nous avions toujours été bons amis, lui et moi.

— Je voulais un chapeau de cette couleur-là.

— Si vous tuez toujours pour avoir ce que vous voulez, vous partirez pour le séjour du silence, toute rayée de marques rouges.

— Ça m’est égal.

— Prenez garde d’avoir un jour à vous en repentir.

— On me fera assez de sermons à Silverton, merci beaucoup. Regardez, voilà l’auberge. Comme elle a l’air d’une maison abandonnée et oubliée. Je ne peux pas supporter le grincement de l’enseigne en hiver.

— Elle n’est pas entretenue, tout comme le Gyland. Mais c’est une habitation assez grande, avec toutes ses pièces du haut et du bas, et les vastes chambres pour les étrangers, sans parler des greniers. C’est trop important pour les Thatcher.

— Père dit que, si Mme Thatcher meurt, son mari s’en ira.

— Ce sera un grand changement. Il y a bien long temps que Thatcher est là.

— Je me demande qui le remplacera ?

— Ah oui.

— Quelqu’un de jeune peut-être, qui recevra à Noël. J’aimerais bien aller à un thé de Noël à l’auberge.

— Ça vous arrivera sans doute un jour.

— Je voudrais savoir ce qu’a éprouvé Mme Thatcher quand elle est venue à pied à travers la lande en robe de mariée, bras dessus bras dessous avec son époux, alors que les roses étaient en fleur, et personne que lui et elle dans cette grande baraque ? Et je me demande aussi ce que pensait M. Thatcher.

— Je le devine assez bien.

— Dites-le.

— Je ne veux pas.

— Quel ton tranchant ! Vous devriez lire le livre sur les bonnes manières que m’a prêté ma tante. Il ne dit pas qu’on doive couper ses phrases comme des vers avec une bêche.

Elle tira son mouchoir et se mit à jouer avec. Il était bordé de dentelle et il en sortait des bouffées de parfum : tous ces raffinements défendus étaient intolérables pour Robert. Au haut de la longue route qui s’étendait en montagnes russes et descendait peu à peu du Repos de la Sirène jusqu’au Donjon Mallard, Robert arrêta court la jument.

— Écoutez, Gillian, assez de tout ça. Ne me parlez plus de baisers, de mariages et de Dieu sait quoi. La chair et le sang ne peuvent le supporter.

Gillian était rayonnante. Ainsi la chair et le sang ne pouvaient le supporter. Ah, ah ! il ne voulait pas l’embrasser, mais il la trouvait tout de même jolie. Il était entêté, mais il avait été obligé de demander grâce.

— Je vais vous dire encore une chose, continua Robert d’une voix furieuse, je vais descendre cette côte-là à bride abattue et nous écraser en bas, et nous serons couchés dans la même tombe.

— Oh, Robert, pourquoi la chair et le sang ne peuvent-ils supporter cela ?

Robert lui lança un regard, un coup d’œil rapide, farouche, comme un rayon de lumière concentrée. Puis il tourna de nouveau la tête vers le Donjon.

— Allons, dit-il, en route, Winny, ou nous manquerons ce maudit train.

Ils roulèrent quelques milles sans parler. Enfin, après avoir franchi bien des vallées et des hauteurs solitaires, ils grimpèrent la dernière montée raide et du sommet eurent une vue d’ensemble du Donjon Mallard : il était là ce village où pour Robert finissait le plaisir. Là brillaient ses toits rapprochés, la tour carrée de son église et sa gare en miniature, le tout groupé au flanc d’une colline, insignifiant comme un château de cartes. Au delà s’étendaient des prairies, des bois sur les pentes, un fond bleuâtre, un lointain violet, des collines couleur de fumée et d’autres encore si pâles qu’elles s’évanouissaient dans le ciel. Tout autour d’eux des pluviers couraient dans les champs de betteraves ou tournoyaient dans l’air avec leur cri plaintif d’hiver. Un train de marchandises, qui avait l’air d’un jouet, sortit sans bruit de la gare lointaine et un panache de fumée blanche se détacha comme une bulle de savon sur le fond sombre des bois. Une odeur âcre d’herbes brûlées montait d’un feu invisible quelque part au bas de la route. Une grive, qui se balançait sur la plus haute branche d’un sapin odorant, chantait avec une douceur émouvante. Robert regardait, écoutait, soupirait ; ses larges épaules, un peu courbées, avaient quelque chose de touchant. Quand un homme est jeune et a le sang vif, quand son désir est prompt et ardent, et que tout lui est subordonné, alors il lui est très aisé de s’emparer de son objet, très dur et très amer d’y renoncer. Ils auraient pu être en route pour une foire ou un bal de la moisson, ou un souper de Noël, comme couple de fiancés, ou même aller à l’église pour faire publier leurs bans. (Oh, pensée défendue, douce pensée !) Ç’aurait pu être la porte du paradis, cette petite ville brillante et en désordre, c’était au contraire celle du désespoir. Ils ne se rendaient pas à une fête où se réalise un rêve. Ce n’était pas par un septembre doré, mais par un jour froid de printemps à son début, rien ne commençait, n’avait chance de commencer… aucun espoir de moisson pour son amour.

— Ah, Dieu me damne ! s’écria t-il.

Gillian eut une idée. Ce serait amusant, et en même temps une attention à l’égard de Robert. Ce serait chrétien, aussi chrétien… presque, qu’une des séances de prières de sa tante Fanteague.

— Robert, voudriez-vous venir avec moi jusqu’à l’embranchement pour y prendre le thé, et je partirais par le dernier train ?

— Oh, mon pauvre cœur ! murmura Robert.

— Je n’entends pas ce que vous dites. Parlez nettement. Je n’aime pas les messes basses.

— Je n’ose pas.

— Mais vous oserez bien venir ?

— Ma foi, dit Robert avec un regard de défi aux collines bleues de l’horizon, je ne vois pas pourquoi je n’irais pas.

— Nous jouerons à de jolis jeux de Mai, Robert. Il y a une boutique près de la gare où on vend, en été, des cornets faits d’une pâte légère avec de la glace rose à l’intérieur… Mais il n’y en aura pas en hiver… quel malheur !

— Il y aura des buns, dit Robert, et du plum-cake, probablement et des cerises à l’eau-de-vie et de la réglisse.

— Oh, ça, c’est pour les enfants, la réglisse.

— Tiens, tiens ! vous êtes devenue une grande personne ! Vous serez complètement gâtée pour nous autres pauvres diables, quand vous aurez vécu un peu à Silverton.

— Mais, M. Rideout, ce n’est pas vous qui aurez à vivre avec moi, alors vous n’avez pas à vous en inquiéter.

Ils dégringolèrent la côte à tombeau ouvert, car la patience de Robert était à bout. Il ne dit pas un mot tandis qu’ils se précipitaient ainsi, ni en montant la grande rue, ni en pénétrant dans la cour pavée de l’auberge où il détela la jument pour la mettre à l’écurie. Toujours sans mot dire, il chargea sur son épaule la malle de Gillian et se dirigea vers la gare. La route revenait en arrière sur une courte distance et ils eurent Dysgwlfas devant eux. Elle s’étendait là si vague, si bleue, la longue ligne flottante qui représentait tant de milles de terre plissée, rapiécée et retournée. Là était son foyer, c’est là qu’il devait rester jusqu’à ce qu’il eût accompli la tâche que lui imposait la lande silencieuse. Il fallait qu’il lui arrache le cœur, à cette lande, qu’il le mélange à son être à lui, qu’il en fasse une chose adorable et impérissable. Il faudrait y mélanger aussi l’âme de Gillian Lovekin. Il ne possédait ni connaissances, ni mots, ni livres et pourtant il le ferait.

« Ah, se dit-il, en méditant sur cette ligne de hautours à peine visible au loin, je lui arracherai les entrailles à ce sol, oui, je le ferai. »

— Oh, regardez, cria Gillian.

Là-bas, à un mille à peu près, entre deux mamelons couverts de mélèzes nus, qui semblaient en or sous le soleil de l’après-midi, montait une colonne de fumée blanche… le train.

— Dépêchons-nous, ou nous le manquons, ajouta-t-elle.

Arrivé à la gare, Robert découvrit qu’il n’avait pas un penny dans sa poche. Jolie situation !

— Je ne vous accompagne pas, dit-il d’un ton boudeur.

— J’ai pris votre billet, riposta-t-elle en riant. Vous allez venir.

Elle ordonna, gronda, supplia. Peine perdue. Finalement le chef de gare se préparait à agiter son drapeau, Robert restait obstinément sur le quai et Gillian était au désespoir : tout le plaisir de son après-midi allait lui échapper. Soudain elle se sentait seule. Elle se pencha par la portière.

— Oh, s’il vous plaît, monsieur, cria-t-elle au chef de gare, ne pourriez-vous, avec un porteur, aider mon mari à monter, il est tout perclus de rhumatismes. Avant que Robert pût s’y reconnaître, quatre bras obligeants et musclés le hissaient dans le compartiment où Gillian le recevait.

Le drapeau s’agita, le sifflet retentit, ils étaient seuls.

— Bon Dieu de Dieu ! dit Robert rouge de fureur. Si j’étais votre mari, je vous apprendrais à ne pas me traiter en imbécile… vous verriez ça.

Mais Gillian se contenta de rire.

— Oh, pauvre de moi ! J’espère que personne ne nous a reconnus ! Que dirait mon père ? Mais, j’en suis arrivée à mes fins.

— Oui, vous avez réussi par une lâche et dégoûtante rase de femme. Je voudrais pouvoir en faire autant aussi facilement, lança Robert, avec un brusque éclair de colère dans les yeux.

— Et quel serait votre moyen ?

— Ah, ça, Mademoiselle Gillian, c’est peut-être le secret qui n’a jamais été révélé.

Avec une expression farouche et sombre, il lui tourna le dos et ne la regarda plus, jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé les trois haltes dans les bois et fussent près de l’embranchement. Il avait peur, affreusement peur de forces insoupçonnées jusque là qu’il sentait en lui, d’une sauvagerie qui sommeillait dans son âme, contenue, mais assez forte pour briser toutes les chaînes. Comme ils entraient dans la gare de l'embranchement, il se retourna vers elle :

— Gillian Lovekin, dit-il, je vous avertis ; ne jouez pas trop aux « jeux de Mai » avec moi. Je vous le déclare tout net, je ne le supporterai pas.

De son coin elle lui lança un coup d’œil, tremblant un peu, puis elle sauta précipitamment sur le quai.

— Arrivez, cria-t-elle. Aux buns, à présent, et au cake, et au thé. Hop ! Darby et Jeanne, au buffet !

Robert ne put s’empêcher de rire. Et il eut beau, par la suite, reprendre son air de réprobation, Gillian sentit qu’elle avait son pardon. Ils allèrent au seul salon de thé de l’unique rue, La petite vitrine arrondie était remplie de cerises à l’eau-de-vie et de berlingots, de corbeilles vertes pleines de thé portant des hiéroglyphes dorés, de buns, de croquets au gingembre, de lacets de bottines en cuir, de dés et d’oranges. À l’intérieur une dame en tablier leur dit avec un large sourire :

— Joli temps pour des amoureux, ce qui raviva la colère de Robert.

Mais quand on leur servit le thé, ce fut la perfection. Il y avait des gâteaux de toutes les formes, une théière brune ornée de myosotis, des petits fours et de la gelée de fruits, des tasses roses et un gros biscuit glacé posé sur une serviette de couleur qui sentait la souris.

Dès qu’ils eurent fini, ce fut l’heure d’aller à la gare. En chemin ils regardèrent des étalages et Gillian remarqua une gravure représentant un soldat romain brillamment éclairé, avec cette inscription : « Fidèle jusqu’à la mort ».

Elle entra demander le prix : trois shillings six pences, ou, à sa façon de compter, deux lapins et demi. Elle l’acheta.

— Regardez, Robert, il vous ressemble.

Il examina la figure du soldat, pensivement et si longuement que, surpris par le sifflet du train qui approchait, ils furent obligés de courir.

— Pour vous, dit-elle, quand ils arrivèrent sur le quai. Alors, en regardant le manteau grossier du berger, ses cheveux noirs, ses yeux fiers et expressifs, elle eut soudain le mal du pays et, se penchant par la portière, lança d’un ton de bravade :

— Je verrai la Severn ce soir.

— Je me moque bien que vous voyiez vingt Severn !

— Je veux la voir, verte et unie, avec des cygnes.

— Je ne peux pas souffrir ces bêtes-là.

— Robert !

— Eh bien, quoi ?

— Je suis toute seule dans mon compartiment…

— Je le vois bien.

— Si cela vous disait…

— Gillian Lovekin, c’est Gill-Flirt qu’on devrait vous appeler.

— Mais, Robert…

Il regarda la joue rougissante, la bouche souriante prête à s’entrouvrir, les yeux brillants des mêmes nuances lumineuses que les plumes de la toque. Alors, sans plus de façons, il fit demi-tour et s’éloigna à grands pas sur le quai. Quand il revint, il ne vit plus qu’un mouchoir agité à la portière du train en marche.

Mais sur le chemin du retour, Robert jeta bien des coups d’œil rassurants à l’image du soldat. Il se réconfortait, dans le vide soudain créé par ce mouchoir flottant, en rêvant qu’un jour pourrait venir où il se dresserait sur les ruines de sa propre existence pour protéger l’âme enfantine et sans défense de Gillian.