Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 191-201).

CHAPITRE XVI

Ralph Elmer vient dîner.


Elmer vint le lendemain remercier en personne de l’invitation à dîner. Gillian était en train d’essayer une nouvelle coiffure et une romance entendue à Silverton. Le soleil de l’après-midi était chaud, l’air vif et joyeux ; elle était penchée à sa fenêtre, tenant entre ses dents une longue natte qu’elle attachait avec un bout de ruban. En levant les yeux de cette tâche absorbante, elle aperçut Elmer assis avec aisance sur sa selle, son chapeau rejeté un peu en arrière, et sa main gauche tenant nonchalamment les rênes, tandis qu’il levait les yeux sur sa fenêtre, sur sa blouse rose, ses cheveux à moitié coiffés et la rougeur de ses joues. Il l’appelait :

— Mademoiselle Lovekin ! Descendez, Mademoiselle !

Elle se retira, et il la voyait, riant doucement et les yeux toujours rivés sur la fenêtre, qui devant sa glace mettait hâtivement des épingles dans ses cheveux. Il siffla l’air qu’elle avait chanté.

— Seigneur Dieu ! comme vous faites attendre un pauvre garçon ! fit-il.

Puis, sachant qu’Isaïe était à une vente et Mme Makepeace au marché, il entonna :

Le lis est blanc,
la violette est bleue,
la rose est délicieuse
et vous aussi.

— Oh, là là, ricana-t-elle, quel mugissement !

Robert l’entendit de la vacherie et se mit à haïr follement Ralph Elmer…

— Mademoiselle Lovekin, descendez-vous, ou bien ?

— Ou bien quoi, Monsieur Elmer ? Car vous êtes M. Elmer, je suppose ?

Elle passait la tête par la fenêtre, d’un air malicieux.

— Où faut-il que j’aille vous chercher ?

Elle éclata de rire : c’était vraiment amusant.

— Oh, mon Dieu, Monsieur Elmer, vous en avez une audace !

— Allez-vous descendre ? répéta-t-il avec douceur.

Gillian se résolut à descendre, et mit son plus joli chapeau.

— Enchantée de faire votre connaissance, dit-elle, debout sous l’arceau de verdure à la grille. Mais pourquoi n’êtes-vous pas entré hier quand vous êtes passé avec un bruit de tonnerre ?

— Parce que si j’étais entré je n’aurais pu venir vous parler aujourd’hui. Vous m’avez donc aperçu ?

— Oh, oui, je vous ai vu.

— Où étiez-vous ?

— Dans l’étable aux veaux.

— C’est là qu’on vous enferme quand vous n’êtes pas sage ?

Cela ressemblait tellement à la vérité qu’elle prit aussitôt son air digne, furieux non contre Elmer, mais contre Robert.

— Je ne suis plus une enfant, Monsieur Elmer.

— Et qu’êtes-vous donc ?

— Une grande jeune fille.

Il se mit à rire :

— Faut-il vous dire ce que vous êtes à mon avis ?

— Je ne demande pas mieux.

— Un petit diable.

— Oh, Monsieur Elmer !

« Elle est bien plus jolie que ne disait son père, songeait Elmer. Un teint coloré, je crois fichtre bien. Et une taille ! Dix-huit pouces environ, à première vue : je l’entourerais de mes deux mains. » Et il les tendit vers elle.

— Est-ce qu’elle l’entoureraient, Mademoiselle Lovekin ?

demanda-t-il d’un air fin. 

— Si elles entoureraient quoi, Monsieur Elmer ?

— J’ai dit : Est-ce qu’elles entoureraient Mademoiselle Lovekin ?

Gillian ne sut pas si elle devait rire, rougir ou faire semblant de ne pas comprendre. Elle se décida pour les trois à la fois.

— Oh, mon Dieu, Monsieur Elmer, comment puis-je deviner votre énigme ?

— Dois-je vous dire la réponse ?

— Je vais rentrer, Monsieur Elmer,

— Et moi ?

— Vous n’avez pas la permission, puisque mon père est à la Croix-des-Pleurs.

— Puisse-t-il y rester longtemps. Y retournera-t-il la semaine prochaine ?

— Il va à la foire de la Mi-carême de vendredi en huit. Il m’en rapportera un gâteau de « Simmel ».

— Voulez-vous venir prendre le thé à la Sirène, et je vous en offrirai un, grand comme un gâteau de noce.

— Seigneur, tout de bon ? La femme qui ne peut pas dire un mot sera-t-elle là ?

— Oui, c’est ma ménagère.

— Alors, j’irai.

— Vous viendrez pour la voir, mais pas pour moi.

— C’est à peu près ça… exactement.

— Non, dit-il après réflexion, en présentant ses deux mains formant un anneau, voilà la taille exacte.

— Je rentre.

— Je viendrai dîner après-demain.

— Viendrez-vous au galop ?

— Si vous voulez.

— Vous vous casserez le cou un de ces jours.

— Ça m’est égal. Si cela vous fait plaisir de me voir galoper, je courrai le risque.

— Ce qu’il a ri, mon père, en racontant la façon folle dont vous descendiez notre chemin ! J’ai cru qu’il en éclaterait.

— À rire on engraisse. Je ferai grossir votre père comme un pourceau, Mademoiselle Lovekin. Je lui fournirai de quoi rire tous les jours de sa vie.

— Mademoiselle Gillian !

C’était Robert, debout sous le porche.

— Le lait refroidit, venez-vous le passer et échauder les seaux, ou faut-il que je m’en charge ?

— Je viens, Robert. Bonsoir Monsieur Elmer.

— Bonsoir, Mademoiselle Lovekin.

Il enfonça les talons dans les flancs de son cob et il était parti.

— Il est prompt comme l’éclair, n’est-ce pas ? dit Gillian en suivant des yeux sa course à travers la lande.

— Si j’étais le maître, il filerait plus vite que l’éclair, et pour ne jamais revenir, dit Robert très boudeur. Ils passèrent le lait en gardant un silence distant. Puis en se dirigeant vers la porte, Robert demanda :

— Je suppose que cette année vous ne songerez pas à venir dénicher des oiseaux ?

— Je suis grande, à présent, Robert.

— Je connais trois ou quatre couvées qui se préparent et je ne serais pas étonné qu’un peu plus tard il y eût un nid de mésanges dans notre jardin.

— Eh bien, j’y penserai peut-être… un matin, de bonne heure.

— Et puis, si j’étais vous, Gillian,… Mademoiselle Gillian, je dirais à Ralph Elmer : « Passez votre chemin », plus souvent que je ne l’accueillerais avec des paroles de bienvenue.

— Ah oui, vraiment ?

— Certainement, et je ne voudrais pas devenir la risée de tout le monde comme une « Gill-flirt, », si j’étais vous.

— Voilà ce que vous feriez, vraiment, Robert ? Et si je vous envoyais promener, vous ? Mais il faut que je rentre. Si je reste à bavarder avec vous dans la laiterie, on me traitera d’effrontée, de « Gill-flirt ». Bonsoir, Monsieur Rideout. Espèce de glaçon !

En mettant le couvert pour le thé de son père, Gillian plaignait un peu Robert. Il n’avait pas d’argent, pas d’auberge, pas de moutons, rien : ce n’était qu’un pauvre diable, sans le sou. Et pourtant… M. Elmer serait-il un camarade aussi agréable, un ami aussi fidèle ? Aurait-elle autant de plaisir à prendre le thé avec lui qu’avec Robert à l’embranchement ? Tout de même Ralph Elmer la faisait rire… enfin, grâce à ses plaisanteries et à ses galopades, le temps passait plus vite avec lui qu’avec Robert. Peut-être prenait-elle à tort la réserve de Robert pour une humeur chagrine.

— Papa, disait-elle un peu plus tard, c’est comme si toutes les marchandises de M. Elmer étaient en montre ; avec Robert on ne peut pas dire ce qu’il a dans son magasin : il met si peu de choses à l’étalage.

— Robert n’est rien du tout, Elmer est un gentleman… ou c’est tout comme.

— À quoi reconnaît-on un gentleman, père ?

— Ah ! ça, ma chère, ce n’est guère facile à dire. Mais tu peux le voir : regarde Elmer et puis regarde Robert. L’un a un bon costume et un compte en banque, l’autre n’en a pas. Voilà ce que c’est qu’un gentleman.

— Alors vous en êtes un, père ?

— Oh, je n’irais pas si loin que ça. Je ne suis qu’un pauvre travailleur perdu et qui passe inaperçu.

Et Isaïe avec un grand éclat de rire alluma sa pipe et se plongea dans la feuille hebdomadaire du comté.

Le dimanche, Gillian se leva de très bonne heure et ne permit pas à Mme Makepeace de l’aider à préparer le dîner, ce dont celle-ci fut très heureuse, car elle savait quel était l’invité et qu’il anéantirait probablement le rêve auquel elle se complaisait.

Gillian fit une tarte aux prunes conservées, une sauce au raifort, un flan ; il y avait en outre l’abondance habituelle de légumes et l’énorme pièce de bœuf de rigueur. Le tout était à peu de chose près cuit quand Isaïe rentra de l’église : il allait toujours en voiture à travers la lande au service du dimanche matin. Bien après arrivait au petit galop Elmer, qui mit son cob dans une stalle disponible de l’écurie, puis entra.

Quand il regarda Gillian apporter les divers plats sur la table, il commença à avoir peur de tomber amoureux d’elle. Peu de femmes l’avaient jamais autant séduit. Le sexe féminin avait fort peu de pouvoir sur lui. Les femmes ont beaucoup moins d’importance pour les hommes que ceux-ci pour elles. La plupart des hommes se contenteraient d’accomplir leur tâche quotidienne, et même de passer leurs heures de loisir, sans subir aucune espèce d’influence féminine : ils se suffisent à eux-mêmes. Si la femme n’envahissait pas leur solitude, ils seraient quand même parfaitement heureux, mais elle s’y introduit. Elle est poussée à attirer, à séduire, à charmer par un instinct profond qui est parfois en désaccord avec son être intime. Seules tes femmes très exceptionnelles sont capables de vivre satisfaites en dehors de toute atmosphère masculine, alors que l’homme qui ne peut passer la plus grande partie de son existence sans femme est une exception. Ceci, bien entendu, sans parler de l’amour, car le véritable amour entre les sexes est chose extrêmement rare.

Aussi quand Elmer pensa à « tomber amoureux » de Gillian, il ne songeait pas à ce véritable amour, mais à cette fausse lueur, cette « aube irréelle » que l’on prend souvent pour lui. Mais de celle-là même il se méfiait. Il l’avait vue affaiblir les mains de certains hommes au point qu’ils n’étaient plus maîtres de leur bourse. Il l’avait vue diminuer leurs troupeaux et leur basse-cour, rogner leurs terres, faire d’eux la risée de tous. Cela ne ferait pas son affaire. Il réussissait si bien. Le plan de sa vie était tout tracé : il avait ses serviteurs, bien choisis et peu coûteux, il avait ses amusements, ses intérêts, et Gillian Lovekin était en dehors de tout cela, elle troublerait son existence si bien organisée. Elle pouvait lui coûter très cher. S’il flirtait avec elle, il aurait à la sortir, à la promener, à lui faire des cadeaux. S’il s’éprenait d’amour pour elle, elle prendrait place dans ses pensées et l’empêcherait de les concentrer sur ses affaires. Au lieu de se rappeler de façon précise à combien de shillings, de penny et de liards s’arrêtait d’habitude un autre enchérisseur dans les foires, il se souviendrait du sourire de Gillian. Au lieu d’être exact à une minute près, comme il en avait la réputation, il passerait son temps à courir à la ferme ou à rencontrer Gillian dans les sentiers ou quelques creux perdus de la lande. Ce ne serait pas possible… Pourtant elle était là, brillante comme un géranium, ardente, timide, attirante et rebutante à la fois. On n’aurait pu trouver contraste plus complet avec Ruth.

En pensant à celle-ci son front se rembrunit. Et puis il y avait le vieux… Lovekin, qui ne tolérerait pas un flirt ne se concluant pas par le mariage. Quand une jeune fille sort avec sa « connaissance », il faut qu’elle aille bientôt à l’église avec lui, sous peine d’être perdue de réputation. Non, ce ne serait pas possible.

— De la sauce, monsieur Elmer ? C’est moi qui l’ai faite.

Elle était là dans cette robe bleu lavande qui faisait si bien valoir la fraîcheur de son teint, rougissant, riant, penchant vers lui sa poitrine ronde, ses épaules à la courbe harmonieuse, et cette odeur de violettes qui semblait son haleine naturelle. Elle avait acheté à Silverton un flacon de parfum à la violette, mais comment un homme pouvait-il penser à cela quand les seules femmes qu’il eût intimement connues étaient sa mère, une austère Méthodiste qui avait horreur de toutes les coquetteries féminines, et Ruth… imaginer celle-ci avec un flacon de parfum, c’était à confondre la raison. C’était pour cela qu’il la considérait comme une ménagère convenant bien à un homme avide de réussir : elle avait l’utilité d’une femme sans aucun de ses artifices.

— Oh, si c’est vous qui avez fait cette sauce, Mademoiselle Lovekin, j’en voudrais des assiettes pleines, dit sa voix, mais ses yeux disaient : « Je préférerais vos lèvres », et sa raison : « Tu es idiot, mon garçon. »

— Inutile, Elmer, intervint Isaïe, de faire tant de façons pour vous adresser à ma fille : vous pouvez l’appeler Gillian, tout à votre aise.

— Gillian, reprit Elmer, cela fait penser à des giroflées[1] : « Et vous êtes une fleur » disaient ses yeux à la jeune fille.

— J’aime bien une giroflée, dit Isaïe, s’emplissant la bouche de bœuf tout en parlant, une belle giroflée bien noire surpasse une rose.

— Elle surpasse n’importe quoi, renchérit Elmer, les yeux fixés dans ceux de Gillian.

Isaïe n’avait pas remarqué l’allégorie : il était tout à son dîner et laissait les paraboles à l’église et à la Bible.

— J’en ai vu une rouge, continua Isaïe, d’un rose rouge au concours agricole de la Croix-des-Pleurs, l’an dernier.

— J’en ai vu une rouge, moi aussi, dit Elmer, en regardant fixement les joues couleur de pivoine de Gillian.

— Où çà ?

Les yeux d’Elmer disaient : « Ici », mais sa bouche prononça : « J’ai oublié », pendant que son esprit grondait : « Ralph Elmer, tu es stupide. »

— Elle était moelleuse comme une bonne toison, reprit Isaïe. De la sauce, Gillian.

— Celle que j’ai vue, elle aussi, était douce comme une toison, dit Elmer, et d’un rose rouge, ravissante, à faire tourner la tête à n’importe qui. De la sauce pour moi également, Gillian.

— Comment, demanda Isaïe, faire tourner la tête à n’importe qui ?… Où est la petite ? Pourquoi faites-vous la grimace ?

— On a une peine folle à en obtenir de cette couleur-là, c’est presque impossible, dit Elmer avec volubilité.

— Elle est probablement allée chercher un peu plus de jus, dit Isaïe. Je vous demandais ce qui vous faisait rire sous cape.

— Simplement l’histoire d’une barmaid que j’ai entendu raconter. Elle avait un teint comme il n’y en a jamais eu, qui faisait radoter les garçons. Alors un jour, un type que je connaissais paria aux autres que ce n’était pas naturel (Il le savait : sa sœur à lui avait vu les pots de fard sur la table de toilette, vous comprenez ?) Alors, il la prend très amoureusement dans ses bras, trempe son autre main dans une pinte de bière, et la lui passe sur la joue… toutes les belles couleurs disparurent aux hurlements de joie des autres.

— Bien fait pour la coquine, dit Isaïe en riant. J’appelle ça de l’effronterie de se barbouiller la figure comme ça.

— Oh, père, moi je trouve que ce garçon était une brute, dit Gillian, je lui aurais donné une gifle.

— Est-ce que vous en donneriez une à celui qui vous embrasserait ? demanda Elmer en riant.

Elle alla chercher d’autres pommes de terre.

— Allons, où est encore passée cette gamine ? Qu’est-ce qui lui prend ? Tout se fait par à-coups et par caprices aujourd’hui, à ce qu’il semble.

— Des pommes de terre, papa ? Monsieur Elmer ?

Gillian avait retrouvé son calme. Mais quand Isaïe s’installa pour sa sieste, Elmer insinua que Gillian devrait lui faire visiter la ferme, et elle le reperdit, pendant que Ralph oubliait prudence et sang-froid, et la promenade se termina par une lutte et une tentative de baiser que Robert surprit, sans le vouloir, en rentrant les vaches. Il serra les poings et passa près d’eux en détournant la tête. Puis toute la soirée il ne put penser à rien d’autre qu’à l’intense volupté qu’il éprouverait à tuer Ralph Elmer.

  1. En anglais « gillie-flower »