Magasin d'éducation et de récréation (p. 266-287).
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XIII

Au sortir de la vallée de Grünthal. – La région des plaines. – La région des forêts. – Encore les singes. – Au pied de la chaîne. – La nuit à l’intérieur d’une grotte. – La première et la deuxième zone de la montagne. – À la base du cône.

Le voyage à pied est par excellence le voyage du touriste. Il permet de tout voir, il autorise les détours, il justifie les haltes, il permet les retards. Le piéton se contente de sentiers, lorsqu’il n’y a plus de route. Il peut cheminer à sa fantaisie, passer là où ne passeraient ni le plus léger véhicule ni la monture la mieux dressée, franchir les talus et s’élever jusqu’à la cime des montagnes.

Aussi M. Wolston et les deux jeunes gens n’avaient-ils pas hésité, au risque d’avoir à supporter d’extrêmes fatigues, à se lancer pédestrement au milieu de ces contrées inconnues de l’intérieur, surtout en prévision de l’ascension projetée au sommet de la chaîne. L’excursion, on le sait, ne devait comprendre qu’un parcours de sept à huit lieues, à la condition d’atteindre en ligne droite la base des montagnes. Il ne s’agissait donc pas d’un long voyage ; mais il allait s’effectuer à travers une contrée nouvelle, qui réservait peut-être d’importantes et utiles découvertes aux trois excursionnistes.

Le plus surexcité, on ne s’étonnera pas que ce fût Jack. Avec son tempérament aventureux, s’il ne s’était pas embarqué sur la Licorne pour ces pays d’Europe qu’il avait quittés tout enfant, c’est qu’il comptait bien se dédommager un jour, lorsque la situation de sa famille serait définitivement assurée. En attendant, quelle satisfaction pour lui de dépasser les limites de la Terre-Promise, de parcourir ces vastes plaines dont il ne connaissait rien au delà du défilé de Cluse et de la vallée de Grünthal ! Par bonheur, il n’avait entre les jambes ni l’onagre Leichtfus, ni le taureau Brummer, ni son autruche Brausewind et n’avait emmené que son chien Falb. Aussi M. Wolston serait-il plus à même de contenir sa fougue habituelle.

Et d’abord, au sortir du défilé, tous trois se dirigèrent vers la petite hauteur qui portait le nom de Tour Arabe en souvenir de cette bande d’autruches dans laquelle M. Zermatt et ses enfants avaient cru voir une bande de Bédouins à cheval, lors de leur première visite à la vallée de Grünthal. A partir de cette tour, ils se rabattirent vers la grotte des Ours, où il s’en était fallu de peu, quelques années auparavant, qu’Ernest ne fût étouffé dans l’embrassement de l’un de ces trop étreignants plantigrades!

D’ailleurs il n’y eut pas à remonter le cours de la rivière Orientale, qui descendait du sud à l’ouest. Prendre cette direction c’eût été allonger l’itinéraire, puisque les pentes de la chaîne se dessinaient vers le sud.

Et à ce propos Ernest de dire :

« Ce qui n’est pas à faire avec la rivière Orientale l’aurait été avec la rivière Montrose… Certainement, nous aurions eu plus court à suivre l’une ou l’autre de ses rives…

– Et je me demande, ajouta Jack, pourquoi la pinasse ne nous a pas conduits à son embouchure ?… De là, le canot eût navigué jusqu’au barrage, c’est-à-dire à cinq ou six lieues au plus de la chaîne…

– Rien n’aurait été plus aisé, mon cher Jack, répondit M. Wolston. Mais cette aride contrée que traverse la Montrose ne présente aucun intérêt. Mieux vaut donc parcourir la région comprise entre la baie du Salut et les montagnes. »

Le cheminement continua en descendant la vallée de Grünthal qui s’étendait sur une longueur de deux lieues environ, parallèlement à la barrière limitative de la Terre-Promise. Large de mille toises, cette vallée renfermait des massifs de bois, des bouquets isolés, des prairies étagées sur ses talus. Elle livrait aussi passage à un cours d’eau qui murmurait sous les roseaux, et devait se jeter soit dans la rivière Orientale, soit dans la baie des Nautiles.

Il tardait à M. Wolston et aux deux frères d’avoir atteint l’extrémité de la vallée de Grünthal, afin de prendre un premier aperçu de la contrée qui se développait au sud. Autant qu’il le pouvait, Ernest relevait l’orientation au moyen de sa boussole de poche et la notait en même temps que les distances parcourues.

Vers midi, on fit halte à l’ombre d’un groupe de goyaviers, non loin de champs où les euphorbes poussaient en abondance. Plusieurs couples de perdrix, que Jack avait abattues chemin faisant, furent plumées, vidées, rôties à la flamme, et composèrent le menu de ce déjeuner avec des gâteaux de cassave. Le rio fournit une eau limpide, à laquelle on mêla quelques gouttes de l’eau-de-vie des gourdes, et les goyaves, en pleine maturité, figurèrent avantageusement au dessert.

Repus et reposés, les trois excursionnistes se remirent aussitôt en route. L’extrémité de la vallée s’engageait entre deux hauts parements rocheux. À travers cette gorge plus resserrée, le ruisseau se transformait en torrent, et le débouché apparut.

Un pays presque plat, qui offrait toute la luxuriante fertilité des zones tropicales, se développait jusqu’aux premières assises de la chaîne, – pays verdoyant. Quelle différence avec les territoires arrosés par le cours supérieur de la Montrose ! À une lieue en direction du sud-est roulait un ruban liquide, qui resplendissait sous le soleil, et, vraisemblablement, affluait au lit de la Montrose.

Vers le sud, en gagnant la base des montagnes, sur un espace de six à sept lieues, se succédaient les plaines et les futaies. La marche fut souvent embarrassée. Le sol était hérissé d’herbes hautes de cinq à six pieds, de grands roseaux à panaches épineux, et aussi de cannes à sucre que la brise balançait à perte de vue. Nul doute qu’il n’y eût possibilité d’exploiter fructueusement ces productions naturelles qui, à cette époque, formaient la principale richesse des colonies d’outre-mer.

Lorsque M. Wolston et les deux jeunes gens eurent quatre heures de marche dans les jambes:

« Je propose de faire halte, dit Ernest.

– Déjà ?… s’écria Jack, qui pas plus que son chien Falb ne demandait à se reposer.

– Je suis de l’avis d’Ernest, déclara M. Wolston. Cet endroit me paraît convenable, et nous pourrons passer la nuit sur la lisière de ce petit bois de micocouliers.

– Va pour le campement, répondit Jack, et aussi pour le dîner, car j’ai l’estomac creux…

– Faudra-t-il allumer un feu et l’entretenir jusqu’au jour ?… reprit Ernest.

– Ce sera prudent, déclara Jack, et c’est encore le meilleur moyen d’écarter les fauves.

– Sans doute, répondit M. Wolston, mais il serait nécessaire de veiller à tour de rôle, et je crois qu’il vaut mieux dormir… Nous n’avons rien à craindre, il me semble…

– Non, déclara Ernest, je n’ai relevé aucune trace suspecte, et pas un hurlement ne s’est fait entendre depuis que nous avons quitté la vallée de Grünthal. Autant vaut s’épargner la fatigue de veiller l’un après l’autre… »

Jack n’insista pas, et les excursionnistes se mirent en mesure d’apaiser leur faim.

La nuit promettait d’être magnifique, – une de ces nuits où la nature s’endort paisible, et dont aucun souffle ne trouble la tranquillité. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas un craquement n’interrompait le silence de la plaine. Le chien ne donnait point signe d’inquiétude. Du lointain il ne venait pas même un seul de ces rauques aboiements de chacals, bien que ces carnassiers fussent si nombreux sur l’île. Au total, ce ne serait point faire acte d’imprudence que de s’endormir à la belle étoile. M. Wolston et les deux frères dînèrent du reste du déjeuner, de quelques œufs de petites tortues découverts par Ernest et durcis sous la cendre, auxquels ils ajoutèrent les noix fraîches de ces pins pignons qui abondaient dans le voisinage, et dont l’amande a le goût de la noisette. Le premier à fermer les yeux fut Jack, par cette raison qu’il était le plus fatigué de tous. En effet, il n’avait cessé de battre les halliers et les buissons, souvent même à de telles distances, que M. Wolston s’était vu maintes fois contraint de le rappeler à l’ordre. Mais, ayant été le premier à s’endormir, il fut aussi le premier à s’éveiller dès le lever du jour.

Aussitôt, M. Wolston et les deux frères se remirent en route. Une heure après, ils durent traverser à gué un petit cours d’eau, qui se jetait peut-être deux ou trois lieues plus loin dans le lit de la rivière Montrose. Du moins, étant donnée sa direction vers le sud-est, Ernest le pensait-il.

Toujours de spacieuses prairies, de vastes plantations de cannes à sucre, puis dans les parties humides du sol, maint bouquet de ces arbres à cire, dont une tige porte les fleurs et l’autre les fruits. Enfin apparurent des futaies épaisses au lieu de ces arbres qui poussaient isolément sur les flancs de la vallée de Grünthal, cannelliers, palmiers de diverses sortes, figuiers, manguiers, et aussi nombre de ceux qui ne produisent pas de fruits comestibles, sapins, chênes verts, chênes maritimes, tous de venue superbe. Sauf aux quelques places où se montraient les arbres à cire, cette région n’offrait aucun terrain marécageux. Du reste, le sol ne cessait de remonter, – ce qui enlevait à Jack tout espoir de rencontrer des bandes d’oiseaux aquatiques. Il devrait se contenter du gibier de plaine et de bois.

Entre-temps, M. Wolston crut bon de faire cette observation à son jeune compagnon :

« Il est évident, mon cher Jack, que nous ne serons pas très à plaindre pour en être réduits aux poules sultanes, aux perdrix, aux cailles, aux outardes, aux coqs de bruyère, sans compter les antilopes, les cabiais et les agoutis. Mais il me paraît sage de ne s’approvisionner qu’au moment de faire halte afin de ne point trop alourdir nos gibecières.

– Vous avez raison, monsieur Wolston, répondit l’enragé chasseur. Pourtant, il est bien difficile de résister, et quand une pièce de gibier passe à bonne portée de fusil… »

En fin de compte, Jack suivit le conseil de M. Wolston. Ce fut seulement à onze heures que plusieurs détonations donnèrent l’assurance que le menu du premier repas venait de se compléter. Sans doute, ceux qui aiment la viande un peu faisandée ne se fussent point accommodés de ces deux coqs et de ces trois bécasses que Falb venait de ramasser au milieu des broussailles. Il est vrai, à la Nouvelle-Suisse on n’en était pas arrivé à cette dégénérescence du goût, et on ne laisserait rien de ces pièces qui furent rôties devant un feu de bois sec. Quant au chien, il se régala des carcasses qui lui furent généreusement abandonnées.

Toutefois, l’après-midi, quelques décharges ne parurent pas inutiles, lorsqu’il fallut tenir à l’écart certains animaux redoutables tout au moins par leur supériorité numérique. Il y eut lieu de faire parler les trois fusils afin de mettre en fuite une bande de chats sauvages, de cette espèce déjà signalée sur les limites de la Terre-Promise, lors de la première excursion à la vallée de Grünthal. La bande décampa avec nombre de blessés, poussant des cris atroces qui tenaient à la fois du miaulement et du hurlement. Peut-être conviendrait-il de se garder soigneusement contre leurs attaques à la prochaine halte de nuit.

Au surplus, sans parler du gibier de plume, si ces territoires abondaient en oiseaux, perroquets, perruches, aras d’un rouge éclatant, toucas minuscules aux ailes vertes rehaussées d’or, grands geais bleus de Virginie, flamants de haute taille, ils étaient en outre fréquentés par les antilopes, les élans, les couguars, les onagres, les buffles. Du plus loin qu’elles sentaient la présence de l’homme, ces bêtes détalaient avec une incroyable rapidité et il eût été impossible de les rejoindre.

Jusqu’alors, à monter toujours du côté de la chaîne, le pays n’avait rien perdu de sa fertilité, comparable à celle du district de la partie septentrionale de l’île. M. Wolston, Ernest et Jack ne devaient pas tarder à rencontrer une zone très boisée. En approchant de la base des montagnes, on distinguait une successions de hautes futaies qui paraissaient fort épaisses. Donc, le lendemain, il fallait s’attendre aux fatigues d’un chemin plus difficile.

Ce soir-là, les affamés se régalèrent de gélinottes, dont chacun avait tiré sa part au milieu d’une compagnie que Falb fit lever entre le fouillis des hautes herbes. Le campement fut établi sur la lisière d’une superbe forêt de sagoutiers, arrosée par un petit cours d’eau dont la déclivité du sol faisait un torrent, en l’envoyant vers le sud-ouest.

M. Wolston, cette fois, voulut organiser une active surveillance aux abords du campement. Il y avait lieu de les protéger par un feu qui serait entretenu jusqu’à l’aube. De là, nécessité de se relayer auprès de ce foyer pendant la nuit qui fut troublée par des hurlements à courte distance.

Le lendemain, le départ se fit dès la première heure. Encore trois lieues et le pied des montagnes serait atteint – peut-être même dans la seconde étape de cette journée, si aucun obstacle ne venait retarder la marche. En supposant que les flancs de la chaîne fussent praticables sur son revers septentrional, l’ascension n’exigerait que les premières heures de la matinée suivante.

Quelle différence présentait maintenant cette région avec celle qui apparaissait au sortir de la vallée de Grünthal ! Des bois s’étageaient à droite et à gauche. Presque uniquement formés de ces essences résineuses qui se plaisent à la surface des zones élevées, ils étaient arrosés par des rios tapageurs qui coulaient vers l’est. Tributaires ou sous-tributaires de la Montrose, ces rios ne tarderaient pas à s’assécher avec les chaleurs estivales, et on pouvait déjà les franchir en ne se mouillant qu’à mi-jambe.

Au cours de la matinée, M. Wolston crut plus pratique de contourner quelques-uns de ces bois entre lesquels s’étendaient de petites plaines. Si le parcours s’allongeait un peu, du moins le cheminement n’était pas retardé comme il l’eût été à travers ces futaies hérissées de broussailles et de lianes.

L’excursion se poursuivit de la sorte jusqu’à onze heures. Halte fut faite alors autant pour le repos que pour le repas, après cette étape assez fatigante.

Le gibier n’avait pas manqué depuis le départ. Jack venait même d’abattre une jeune antilope, dont il rapporta les meilleurs morceaux, et les gibecières reçurent ce qui en restait pour le dîner du soir.

On eut à se féliciter d’avoir pris cette précaution, car, pendant l’après-midi, le poil et la plume firent entièrement défaut. Or, si adroit chasseur que l’on soit, encore est-il nécessaire que l’occasion s’offre de tirer quelques coups de fusil à bonne portée.

Cette halte de la méridienne se passa au pied d’un énorme pin maritime près duquel Ernest alluma un feu de bois mort. Et, tandis que rôtissait un quartier d’antilope sous l’œil vigilant de Jack, son frère et M. Wolston s’éloignèrent de plusieurs centaines de pas, afin d’examiner la contrée.

« Si cette région forestière s’étend jusqu’à la chaîne, dit Ernest, il est probable qu’elle en couvre les premières pentes. C’est, du moins, ce que j’ai cru reconnaître ce matin, lorsque nous avons quitté notre campement.

– Dans ce cas, répondit M. Wolston, il faudra se résigner à traverser ces futaies… On ne pourrait les contourner sans allonger considérablement la route et peut-être même faudrait-il s’avancer jusqu’au littoral de l’est…

– Et ce littoral, monsieur Wolston, en admettant que mon estime soit exacte, dit Ernest, doit se trouver à une dizaine de lieues… Je parle de cette partie de la côte où nous a conduits la Pinasse à l’embouchure de la Montrose… Oui ! une dizaine de lieues…

– S’il en est ainsi, mon cher Ernest, nous ne pouvons songer à gagner les montagnes par l’est. Quant à l’ouest…

– C’est l’inconnu, monsieur Wolston, et, d’ailleurs, lorsque des hauteurs de Grünthal on observe la chaîne, elle paraît s’étendre à perte de vue du côté du couchant…

– Donc, puisque nous n’avons pas le choix, déclara M. Wolston, risquons-nous à travers cette forêt, et frayons-nous un passage jusqu’à son extrême lisière. S’il est impossible de l’atteindre en un jour, nous en mettrons deux… nous en mettrons trois… mais arrivons au but. »

Les deux frères partageaient l’avis de M. Wolston, étant aussi résolus que lui à pousser l’exploration jusqu’aux montagnes; il n’y eut aucune discussion à ce sujet.

La chair d’antilope, grillée à point sur des braises, quelques gâteaux de manioc, une demi-douzaine des fruits cueillis aux arbres voisins, bananes, goyaves, pommes de cannellier, tel fut le menu de ce repas, lequel ne nécessita qu’une heure de halte. Puis, armes et gibecières replacées sur l’épaule et sur le dos, en se dirigeant au moyen de la boussole, M. Wolston, Ernest et Jack s’engagèrent sous le couvert de la forêt.

En réalité, entre ces sapins aux troncs droits et espacés, le sol assez uni, tapissé d’une herbe ou plutôt d’une sorte de mousse rare, peu fourni de ronces ou de broussailles, se prêtait mieux à la marche. Il n’en eût pas été de même dans les autres forêts aux essences enchevêtrées de parasites et rattachées les unes aux autres par des lianes. En cette vaste sapinière comme en toutes ses pareilles, la circulation ne rencontrait pas de sérieux obstacles. Sans doute, on n’y pouvait suivre aucun sentier frayé, même par le pied des animaux ; mais, tout en obligeant à faire quelques crochets, les arbres laissaient un libre passage. En somme, si aucun cours d’eau infranchissable – un torrent, par exemple – ne venait barrer la route, il n’y aurait pas lieu de se plaindre. M. Wolston, Ernest et Jack cheminaient sous l’abri d’un impénétrable plafond de verdure, bien qu’il fût verticalement frappé des rayons du soleil. Grand avantage, on en conviendra, pour de simples piétons, que revivifiaient d’autre part les pénétrantes senteurs de la forêt.

Si le gibier était devenu rare, Jack, M. Wolston et même Ernest n’en furent pas moins contraints à faire le coup de feu pendant cette étape. Il ne s’agissait pas de ces carnassiers, lions, tigres, panthères, couguars, déjà rencontrés à proximité de la Terre-Promise ou dans les territoires limitrophes de la baie des Perles. Mais quelle engeance aussi nombreuse que malfaisante !

« Ah ! les gueux !… s’écria Jack. On dirait qu’ils se sont tous réfugiés dans cette forêt depuis qu’on les a chassés des bois de Waldegg et de Zuckertop !… »

Et, après avoir reçu en pleine poitrine plusieurs pommes de pin lancées d’un bras vigoureux, il s’empressa de tirer les deux coups de son fusil.

Il fallut continuer cette fusillade durant une heure, au risque d’épuiser les munitions du voyage. Une vingtaine de quadrumanes, grièvement ou mortellement blessés, gisaient sur le sol. Lorsqu’ils dégringolaient de branche en branche, Falb se jetait sur ceux qui n’avaient plus la force de s’enfuir, et il les achevait en les étranglant.

« Encore, fit observer Jack, si c’étaient des noix de cocos que ces coquins nous envoyaient en guise de projectiles, il n’y aurait que demi-mal…

– Diable ! répondit M. Wolston, je préfère les pommes de pin aux noix de cocos… C’est moins dur…

– Oui… mais ça ne nourrit pas, répliqua Jack, tandis que le coco, ça donne à boire et à manger !

– En tout cas, conclut Ernest, mieux vaut savoir ces singes à l’intérieur de l’île qu’aux abords de nos métairies… Nous avons eu assez de peine à nous préserver de leurs dévastations, à les détruire avec des pièges et des gluaux !… Que ceux-ci restent dans leur sapinière et ne reviennent jamais à la Terre-Promise, c’est tout ce qu’on leur demande…

– Et même poliment ! » ajouta Jack, en appuyant sa politesse d’une dernière décharge.

Bref, lorsque cette agression eut pris fin, on se remit en route, et la seule difficulté consistait à se maintenir en bonne direction vers la chaîne.

En effet, le dôme des sapinières se prolongeait, épais et imperméable, sans aucune déchirure, sans laisser voir quel point occupait le
telle était la raideur des talus… (Page 284.)
soleil dans sa courbe déclinante. Pas une seule clairière, pas un arbre abattu. M. Wolston dut s’applaudir de n’avoir amené ni chariot ni monture. L’attelage des buffles, l’onagre de Jack, n’auraient pu franchir certaines passes où les sapins se pressaient presque à s’enchevêtrer les uns les autres, et il eût été nécessaire de rebrousser chemin.

Vers sept heures du soir, M. Wolston, Ernest et Jack atteignirent la limite méridionale de la sapinière. Telle était la montée du sol que la forêt s’étageait sur les premières ramifications orographiques et les sommets apparurent au moment où le soleil s’abaissait derrière les contreforts qui coupaient l’horizon de l’ouest.

Là s’accumulaient les roches, les débris tombés du haut de la montagne. Là aussi se dégorgeaient de multiples ruisseaux, qui formaient peut-être la source de la rivière Montrose, et que la déclivité du sol envoyait vers le levant.

Commencer l’ascension le jour même et peut-être y consacrer la nuit, c’eût été dangereux. Aussi, malgré leur désir d’atteindre le but, ni M. Wolston ni les deux frères n’en eurent la pensée. Ils cherchèrent et trouvèrent une excavation rocheuse, où ils pourraient se mettre à l’abri jusqu’au jour. Puis, tandis qu’Ernest s’occupait du repas, M. Wolston et Jack allèrent ramasser au pied des derniers arbres des brassées d’herbes sèches, qui furent étalées sur le sable de la grotte. On mangea une couple de tétras, sorte de coqs de bruyère, qui venaient d’être tués, et, la fatigue l’emportant, il n’y eut plus qu’à songer au repos.

Toutefois quelques mesures de prudence durent être prises. Avec la tombée du jour, des hurlements assez rapprochés se faisaient entendre, et il sembla bien qu’il s’y mêlait des rugissements sur la nature desquels il eût été difficile de se méprendre.

Un feu, allumé à l’entrée de la grotte, dut être entretenu toute la nuit avec le bois sec dont M. Wolston et Jack firent un gros tas.

Enfin Ernest le premier, Jack le second, M. Wolston le dernier, se relayant de trois en trois heures, veillèrent jusqu’au lever du soleil.

Le lendemain, dès l’aube, tous trois furent sur pied, et Jack de s’écrier de sa voix sonore :

« Eh bien, monsieur Wolston, voilà le grand jour arrivé !… Dans quelques heures, votre vœu le plus cher va être accompli !… Vous aurez définitivement planté notre pavillon au point culminant de la Nouvelle-Suisse…

– Quelques heures… oui… si l’excursion n’offre pas trop de difficultés… fit observer Ernest.

– Dans tous les cas, répondit M. Wolston, que ce soit aujourd’hui ou demain, nous saurons probablement à quoi nous en tenir sur les dimensions de l’île…

– À moins, dit Jack, qu’elle ne s’étende au sud et à l’ouest hors de la portée du regard !…

– Ce qui n’est point impossible… ajouta Ernest.

– Je ne le pense pas, répondit M. Wolston, car elle n’eût pas échappé jusqu’ici aux navigateurs qui fréquentent cette partie de l’océan Indien…

– On verra, répliqua Jack, on verra ! »

Après un déjeuner de venaison froide, le reste fut réservé, car le gibier ferait assurément défaut sur ces arides talus que Falb ne semblait pas pressé de gravir. En dehors de la grotte, une attaque des fauves n’étant plus à redouter, les fusils furent mis en bandoulière. Alors, Jack en tête, Ernest le suivant, M. Wolston fermant la marche, tous trois commencèrent à s’élever sur les premières rampes.

Suivant l’estime d’Ernest, la hauteur de la chaîne pouvait être de onze à douze cents pieds. Un cône, qui se dressait presque en face de la sapinière, dominait d’une centaine de toises la ligne de faîte. C’était à la cime de ce cône que M. Wolston voulait planter un pavillon.

À cent pas de la grotte finissait brusquement la zone forestière de cette région. Au-dessus se dessinaient encore quelques champs de verdure, des prairies semées de bouquets d’arbrisseaux, aloès, lentisques, myrtes, bruyères, jusqu’à six a sept cents pieds d’élévation, – ce qui constituait la deuxième zone. Mais telle était la raideur des talus qu’en de certains endroits, elle dépassait cinquante degrés. De là, nécessité d’allonger le parcours, en obliquant à droite et à gauche.

Ce qui, il est vrai, favorisait l’ascension, c’est que le flanc offrait un solide point d’appui. Il n’y avait pas encore lieu de s’accrocher avec les mains ni de recourir à des mouvements de reptation. Le pied tenait ferme sur cette verdure, bossuée de racines et de pointes rocheuses. Des chutes n’étaient pas à craindre, et l’on en eût été quitte, en somme, pour une dégringolade de quelques pas sur un épais tapis de mousse.

L’ascension put donc s’effectuer sans aucun arrêt, en zigzags, de manière à diminuer l’angle d’inclinaison, bien qu’il en résultât une certaine fatigue. Le sommet ne serait pas atteint, sans que les ascensionnistes n’eussent été astreints à une ou deux haltes pour reprendre haleine. Si Ernest et Jack, jeunes, vigoureux, entraînés journellement, rompus aux exercices corporels, n’éprouvaient pas trop de lassitude, M. Wolston, vu son âge, ne pouvait fournir une telle dépense de souplesse et de force. Cependant, il se déclarerait satisfait, si, avant l’heure du déjeuner, ses compagnons et lui étaient campés à la base du cône. Une heure ou deux suffiraient alors pour en atteindre l’extrême pointe.

À maintes reprises, Jack fut invité à ne point se risquer comme un chamois, puisque la nature ne l’avait pas classé parmi cette espèce des grimpeurs. On continuait à s’élever, et, en ce qui le concernait. M. Wolston était bien décidé à ne pas demander grâce, tant qu’il ne serait pas à la base du cône, où finissait la deuxième zone de la chaîne. Mais que le plus difficile fût fait alors, cela ne semblait pas absolument démontré. Or, à cette hauteur, si le regard s’étendait vers le nord, l’ouest et l’est, on ne pourrait du moins rien voir de la contrée qui se développait vers le sud. Il serait nécessaire de monter à l’extrême sommet. Quant à la campagne, en direction de la vallée de Grünthal, elle était connue dans la partie comprise entre l’embouchure de la Montrose et le promontoire de la baie des Perles. La très naturelle et très légitime curiosité ne devrait donc être satisfaite que si les ascensionnistes parvenaient à la cime du cône, ou, en cas que l’ascension fût impraticable, s’ils parvenaient à le tourner.

Enfin, la seconde zone franchie, il y eut lieu de stationner sur la limite. Un repos s’imposait après une si grande dépense d’efforts. Il était midi, et, le déjeuner achevé, on commencerait à remonter la pente la plus allongée du cône. D’ailleurs, les estomacs exigeaient impérieusement quelque nourriture. Ce n’est pas, pourtant, que ces éreintements physiques leur soient très favorables, et ils nuisent dans une certaine mesure à l’accomplissement des fonctions digestives. Mais, sans s’inquiéter de savoir s’ils digéraient bien ou mal un repas réduit aux derniers morceaux de l’antilope, comme plat de résistance, le plus pressé était de les remplir.

Une heure plus tard, Jack se releva, sauta d’un bond sur les premières roches du talus en dépit des recommandations de M. Wolston, et cria:

« Qui m’aime me suive !

– Tâchons de lui donner cette preuve d’affection, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, et surtout d’empêcher ses imprudences ! »