Science et méthode/Livre premier, § II

Science et méthode (Édition définitive) (1908)
E. Flammarion (p. 20-44).

Pour prévoir l’avenir des mathématiques, la vraie méthode est d’étudier leur histoire et leur état présent.

N’est-ce pas là, pour nous autres mathématiciens, un procédé en quelque sorte professionnel ? Nous sommes accoutumés à extrapoler, ce qui est un moyen de déduire l’avenir du passé et du présent, et comme nous savons bien ce qu’il vaut, nous ne risquons pas de nous faire illusion sur la portée des résultats qu’il nous donne.

Il y a eu autrefois des prophètes de malheur. Ils répétaient volontiers que tous les problèmes susceptibles d’être résolus l’avaient été déjà, et qu’après eux il n’y aurait plus qu’à glaner. Heureusement, l’exemple du passé nous rassure. Bien des fois déjà on a cru avoir résolu tous les problèmes, ou, tout au moins, avoir fait l’inventaire de ceux qui comportent une solution. Et puis le sens du mot solution s’est élargi, les problèmes insolubles sont devenus les plus intéressants de tous et d’autres problèmes se sont posés auxquels on n’avait pas songé. Pour les Grecs, une bonne solution était celle qui n’emploie que la règle et le compas ; ensuite, cela a été celle qu’on obtient par l’extraction de radicaux, puis celle où ne figurent que des fonctions algébriques ou logarithmiques. Les pessimistes se trouvaient ainsi toujours débordés, toujours forcés de reculer, de sorte qu’à présent je crois bien qu’il n’y en a plus.

Mon intention n’est donc pas de les combattre puisqu’ils sont morts ; nous savons bien que les mathématiques continueront à se développer, mais il s’agit de savoir dans quel sens. On me répondra « dans tous les sens » et cela est vrai en partie ; mais si cela était tout à fait vrai, cela deviendrait un peu effrayant. Nos richesses ne tarderaient pas à devenir encombrantes et leur accumulation produirait un fatras aussi impénétrable que l’était pour l’ignorant la vérité inconnue.

L’historien, le physicien lui-même, doivent faire un choix entre les faits ; le cerveau du savant, qui n’est qu’un coin de l’univers, ne pourra jamais contenir l’univers tout entier ; de sorte que, parmi les faits innombrables que la nature nous offre, il en est qu’on laissera de côté et d’autres qu’en retiendra. Il en est de même, a fortiori, en mathématiques ; le mathématicien, lui non plus, ne peut conserver pèle-mêle tous les faits qui se présentent à lui ; d’autant plus que ces faits c’est lui, j’allais dire c’est son caprice, qui les crée. C’est lui qui construit de toutes pièces une combinaison nouvelle en en rapprochant les éléments ; ce n’est pas en général la nature qui la lui apporte toute faite.

Sans doute il arrive quelquefois que le mathématicien aborde un problème pour satisfaire à un besoin de la physique ; que le physicien ou l’ingénieur lui demandent de calculer un nombre en vue d’une application. Dira-t-on que, nous autres géomètres, nous devons nous borner à attendre les commandes, et, au lieu de cultiver notre science pour notre plaisir, n’avoir d’autre souci que de nous accommoder au goût de la clientèle ? Si les mathématiques n’ont d’autre objet que de venir en aide à ceux qui étudient la nature, c’est de ces derniers que nous devons attendre le mot d’ordre. Cette façon de voir est-elle légitime ? Certainement non ; si nous n’avions pas cultivé les sciences exactes pour elles-mêmes, nous n’aurions pas créé l’instrument mathématique, et le jour où serait venu le mot d’ordre du physicien, nous aurions été désarmés.

Les physiciens non plus n’attendent pas, pour étudier un phénomène, que quelque besoin urgent de la vie matérielle leur en ait fait une nécessité, et ils ont bien raison ; si les savants du XVIIIe siècle avaient délaissé l’électricité, parce qu’elle n’aurait été à leurs yeux qu’une curiosité sans intérêt pratique, nous n’aurions au XXe siècle ni télégraphie, ni électrochimie, ni électrotechnique. Les physiciens, forcés de choisir, ne sont donc pas guidés dans leur choix uniquement par l’utilité. Comment donc font-ils pour choisir entre les faits naturels ? Nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent ; les faits qui les intéressent ce sont ceux qui peuvent conduire à la découverte d’une loi ; ce sont donc ceux qui sont analogues à beaucoup d’autres faits, qui ne nous apparaissent pas comme isolés, mais comme étroitement groupés avec d’autres. Le fait isolé frappe tous les yeux, ceux du vulgaire comme ceux du savant. Mais ce que le vrai physicien seul sait voir, c’est le lien qui unit plusieurs faits dont l’analogie est profonde, mais cachée. L’anecdote de la pomme de Newton n’est probablement pas vraie, mais elle est symbolique ; parlons-en donc comme si elle était vraie. Eh bien, nous devons croire qu’avant Newton bien des hommes avaient vu tomber des pommes : aucun n’avait rien su en conclure. Les faits seraient stériles s’il n’y avait des esprits capables de choisir entre eux en discernant ceux derrière lesquels il se cache quelque chose et de reconnaître ce qui se cache derrière, des esprits qui, sous le fait brut, sentiront l’âme du fait.

En mathématiques nous faisons tout à fait le même chose ; des éléments variés dont nous disposons, nous pouvons faire sortir des millions de combinaisons différentes ; mais une de ces combinaisons, tant qu’elle est isolée, est absolument dépourvue de valeur ; nous nous sommes souvent donné beaucoup de peine pour la construire, mais cela ne sert absolument à rien, si ce n’est peut-être à donner un sujet de devoir pour l’enseignement secondaire. Il en sera tout autrement le jour où cette combinaison prendra place dans une classe de combinaisons analogues et où nous aurons remarqué cette analogie ; nous ne serons plus en présence d’un fait, mais d’une loi. Et, ce jour-là, le véritable inventeur, ce ne sera pas l’ouvrier qui aura patiemment édifié quelques unes de ces combinaisons, ce sera celui qui aura mis en évidence leur parenté. Le premier n’aura vu que le fait brut, l’autre seul aura senti l’âme du fait. Souvent, pour affirmer cette parenté, il lui aura suffi d’inventer un mot nouveau, et ce mot aura été créateur ; l’histoire de la science nous fournirait une foule d’exemples qui sont familiers à tous.

Le célèbre philosophe viennois Mach a dit que le rôle de la Science est de produire l’économie de pensée, de même que la machine produit l’économie d’effort. Et cela est très juste. Le sauvage calcule avec ses doigts ou en assemblant de petits cailloux. En apprenant aux enfants la table de multiplication, nous leur épargnons pour plus tard d’innombrables manœuvres de cailloux. Quelqu’un autrefois a reconnu, avec des cailloux ou autrement, que 6 fois 7 font 42 et il a eu l’idée de noter le résultat, et c’est pour cela que nous n’avons pas besoin de recommencer. Celui-là n’a pas perdu son temps si même il ne calculait que pour son plaisir ; son opération ne lui a pris que deux minutes ; elle en aurait exigé en tout deux milliards, si un milliard d’hommes avait dû la recommencer après lui.

L’importance d’un fait se mesure donc à son rendement, c’est-à-dire à la quantité de pensée qu’elle nous permet d’économiser.

En physique, les faits à grand rendement sont ceux qui rentrent dans une loi très générale, parce qu’ils permettent d’en prévoir un très grand nombre d’autres, et il n’en est pas autrement en mathématiques. Je me suis livré à un calcul compliqué et suis arrivé péniblement à un résultat ; je ne serai pas payé de ma peine si je ne suis devenu par là capable de prévoir les résultats d’autres calculs analogues et de les diriger à coup sûr en évitant les tâtonnements auxquels j’ai dû me résigner la première fois. Je n’aurai pas perdu mon temps, au contraire, si ces tâtonnements mêmes ont fini par me révéler l’analogie profonde du problème que je viens de traiter avec une classe beaucoup plus étendue d’autres problèmes ; s’ils m’en ont montré à la fois les ressemblances et les différences, si en un mot ils m’ont fait entrevoir la possibilité d’une généralisation. Ce n’est pas alors un résultat nouveau que j’aurais acquis, c’est une force nouvelle.

Une formule algébrique qui nous donne la solution d’un type de problèmes numériques, pourvu que l’on remplace à la fin les lettres par des nombres, est l’exemple simple qui se présente tout d’abord à l’esprit. Grâce à elle un seul calcul algébrique nous épargne la peine de recommencer sans cesse de nouveaux calculs numériques. Mais ce n’est là qu’un exemple grossier ; tout le monde sent qu’il y a des analogies qui ne peuvent s’exprimer par une formule et qui sont les plus précieuses.

Si un résultat nouveau a du prix, c’est quand en reliant des éléments connus depuis longtemps, mais jusque-là épars et paraissant étrangers les uns aux autres, il introduit subitement l’ordre là où régnait l’apparence du désordre. Il nous permet alors de voir d’un coup d’œil chacun de ces éléments et la place qu’il occupe dans l’ensemble. Ce fait nouveau non seulement est précieux par lui-même, mais lui seul donne leur valeur à tous les faits anciens qu’il relie. Notre esprit est infirme comme le sont nos sens ; il se perdrait dans la complexité du monde si cette complexité n’était harmonieuse, il n’en verrait que les détails à la façon d’un myope et il serait forcé d’oublier chacun de ces détails avant d’examiner le suivant, parce qu’il serait incapable de tout embrasser. Les seuls faits dignes de notre attention sont ceux qui introduisent de l’ordre dans cette complexité et la rendent ainsi accessible.

Les mathématiciens attachent une grande importance à l’élégance de leurs méthodes et de leurs résultats ; ce n’est pas là du pur dilettantisme. Qu’est-ce qui nous donne en effet dans une solution, dans une démonstration, le sentiment de l’élégance ? C’est l’harmonie des diverses parties, leur symétrie, leur heureux balancement ; c’est en un mot tout ce qui y met de l’ordre, tout ce qui leur donne de l’unité, ce qui nous permet par conséquent d’y voir clair et d’en comprendre l’ensemble en même temps que les détails. Mais, précisément, c’est là aussi ce qui lui donne un grand rendement ; en effet, plus nous verrons cet ensemble clairement et d’un seul coup d’œil, mieux nous apercevrons ses analogies avec d’autres objets voisins, plus par conséquent nous aurons de chances de deviner les généralisations possibles. L’élégance peut provenir du sentiment de l’imprévu par la rencontre inattendue d’objets qu’on n’est pas accoutumé à rapprocher ; là encore elle est féconde, puisqu’elle nous dévoile ainsi des parentés jusque-là méconnues ; elle est féconde même quand elle ne résulte que du contraste entre la simplicité des moyens et la complexité du problème posé ; elle nous fait alors réfléchir à la raison de ce contraste et le plus souvent elle nous fait voir que cette raison n’est pas le hasard et qu’elle se trouve dans quelque loi insoupçonnée. En un mot, le sentiment de l’élégance mathématique n’est autre chose que la satisfaction due à je ne sais quelle adaptation entre la solution que l’on vient de découvrir et les besoins de notre esprit, et c’est à cause de cette adaptation même que cette solution peut être pour nous un instrument. Cette satisfaction esthétique est par suite liée à l’économie de pensée. C’est encore la comparaison de l’Erechthéion qui me vient à l’esprit, mais je ne veux pas la resservir trop souvent.

C’est pour la même raison que, quand un calcul un peu long nous a conduits à quelque résultat simple et frappant, nous ne sommes pas satisfaits tant que nous n’avons pas montré que nous aurions pu prévoir, sinon ce résultat tout entier, du moins ses traits les plus caractéristiques. Pourquoi ? Qu’est-ce qui nous empêche de nous contenter d’un calcul qui nous a appris, semble-t-il, tout ce que nous désirions savoir ? C’est parce que, dans des cas analogues, le long calcul ne pourrait pas resservir, et qu’il n’en est pas de même du raisonnement souvent à demi intuitif qui aurait pu nous permettre de prévoir. Ce raisonnement étant court, on en voit d’un seul coup toutes les parties, de sorte qu’on aperçoit immédiatement ce qu’il y faut changer pour l’adapter à tous les problèmes de même nature qui peuvent se présenter. Et puisqu’il nous permet de prévoir si la solution de ces problèmes sera simple, il nous montre tout au moins si le calcul mérite d’être entrepris.

Ce que nous venons de dire suffit pour montrer combien il serait vain de chercher à remplacer par un procédé mécanique quelconque la libre initiative du mathématicien. Pour obtenir un résultat qui ait une valeur réelle, il ne suffit pas de moudre des calculs ou d’avoir une machine à mettre les choses en ordre ; ce n’est pas seulement l’ordre, c’est l’ordre inattendu qui vaut quelque chose. La machine peut mordre sur le fait brut, l’âme du fait lui échappera toujours.

Depuis le milieu du siècle dernier, les mathématiciens sont de plus en plus soucieux d’atteindre à l’absolue rigueur ; ils ont bien raison et cette tendance s’accentuera de plus en plus. En mathématiques la rigueur n’est pas tout, mais sans elle il n’y a rien ; une démonstration qui n’est pas rigoureuse, c’est le néant. Je crois que personne ne contestera cette vérité. Mais si on la prenait trop à la lettre, on serait amené à conclure qu’avant 1820, par exemple, il n’y avait pas de mathématiques ; ce serait manifestement excessif ; les géomètres de ce temps sous-entendaient volontiers ce que nous expliquons par de prolixes discours ; cela ne veut pas dire qu’ils ne le voyaient pas du tout ; mais ils passaient là-dessus trop rapidement, et, pour le bien voir, il aurait fallu qu’ils prissent la peine de le dire.

Seulement est-il toujours nécessaire de le dire tant de fois ; ceux qui, les premiers, se sont préoccupés avant tout de la rigueur, nous ont donné des raisonnements que nous pouvons essayer d’imiter ; mais, si les démonstrations de l’avenir doivent être bâties sur ce modèle, les traités de Mathématiques vont devenir bien longs ; et, si je crains les longueurs, ce n’est pas seulement parce que je redoute l’encombrement des bibliothèques, mais parce que je crains qu’en s’allongeant, nos démonstrations perdent cette apparence d’harmonie dont j’ai expliqué tout à l’heure le rôle utile.

C’est à l’économie de pensée que l’on doit viser ; ce n’est donc pas assez de donner des modèles à imiter. Il faut qu’on puisse après nous se passer de ces modèles et, au lieu de répéter un raisonnement déjà fait, le résumer en quelques lignes. Et c’est à quoi l’on a déjà réussi quelquefois ; par exemple, il y avait tout un type de raisonnements qui se ressemblaient tous et qu’on retrouvait partout ; ils étaient parfaitement rigoureux, mais ils étaient longs. Un jour, on a imaginé le mot d’uniformité de la convergence et ce mot seul les a rendus inutiles ; on n’a plus eu besoin de les répéter puisqu’on pouvait les sous-entendre. Les coupeurs de difficultés en quatre peuvent donc nous rendre un double service ; c’est d’abord de nous apprendre à faire comme eux au besoin, mais c’est surtout de nous permettre le plus souvent possible de ne pas faire comme eux, sans pourtant rien sacrifier de la rigueur.

Nous venons de voir, par un exemple, quelle est l’importance des mots en Mathématiques, mais j’en pourrais citer beaucoup d’autres. On ne saurait croire combien un mot bien choisi peut économiser de pensée, comme disait Mach. Je ne sais si je n’ai déjà dit quelque part que la Mathématique est l’art de donner le même nom à des choses différentes. Il convient que ces choses, différentes par la matière, soient semblables par la forme, qu’elles puissent, pour ainsi dire, se couler dans le même moule. Quand le langage a été bien choisi, on est tout étonné de voir que toutes les démonstrations, faites pour un objet connu, s’appliquent immédiatement à beaucoup d’objets nouveaux ; on n’a rien à y changer, pas même les mots, puisque les noms sont devenus les mêmes.

Un mot bien choisi suffit, le plus souvent, pour faire disparaître les exceptions que comportaient les règles énoncées dans l’ancien langage ; c’est pour cela qu’on a imaginé les quantités négatives, les quantités imaginaires, les points à l’infini, que sais-je encore ? Et les exceptions, ne l’oublions pas, sont pernicieuses, parce qu’elles cachent les lois.

Eh bien, c’est l’un des caractères auxquels on reconnaît les faits à grand rendement, ce sont ceux qui permettent ces heureuses innovations de langage. Le fait brut est alors quelquefois sans grand intérêt ; on a pu le signaler bien des fois sans avoir rendu grand service à la science ; il ne prend de valeur que le jour où un penseur mieux avisé aperçoit le rapprochement qu’il met en évidence et le symbolise par un mot.

Les physiciens, d’ailleurs, agissent absolument de même ; ils ont inventé le mot d’énergie, et ce mot a été prodigieusement fécond, parce que lui aussi créait la loi en éliminant les exceptions, parce qu’il donnait le même nom à des choses différentes par la matière et semblables par la forme.

Parmi les mots qui ont exercé la plus heureuse influence, je signalerai ceux de groupe et d’invariant. Ils nous ont fait apercevoir l’essence de bien des raisonnements mathématiques ; ils nous ont montré dans combien de cas les anciens mathématiciens considéraient des groupes sans le savoir, et comment, se croyant bien éloignés les uns des autres, ils se trouvaient tout à coup rapprochés sans comprendre pourquoi.

Nous dirions aujourd’hui qu’ils avaient envisagé des groupes isomorphes. Nous savons maintenant que, dans un groupe, la matière nous intéresse peu, que c’est la forme seule qui importe, et que, quand on connaît bien un groupe, on connaît par cela même tous les groupes isomorphes ; grâce à ces mots de groupes et d’isomorphisme, qui résument en quelques syllabes cette règle subtile et la rendent promptement familière à tous les esprits, le passage est immédiat et peut se faire en économisant tout effort de pensée. L’idée de groupe se rattache d’ailleurs à celle de transformation. Pourquoi attache-t-on tant de prix à l’invention d’une transformation nouvelle ? Parce que, d’un seul théorème, elle nous permet d’en tirer dix ou vingt ; elle a la même valeur qu’un zéro ajouté à la droite d’un nombre entier.

Voilà ce qui a déterminé jusqu’ici le sens du mouvement de la science mathématique, et c’est aussi bien certainement ce qui le déterminera dans l’avenir. Mais la nature des problèmes qui se posent y contribue également. Nous ne pouvons oublier quel doit être notre but ; selon moi, ce but est double : notre science confine à la fois à la Philosophie et à la Physique, et c’est pour nos deux voisines que nous travaillons ; aussi nous avons toujours vu et nous verrons encore les mathématiciens marcher dans deux directions opposées.

D’une part, la science mathématique doit réfléchir sur elle-même, et cela est utile, parce que réfléchir sur elle-même, c’est réfléchir sur l’esprit humain qui l’a créée, d’autant plus que c’est celle de ses créations pour laquelle il a fait le moins d’emprunts au dehors. C’est pourquoi certaines spéculations mathématiques sont utiles, comme celles qui visent l’étude des postulats, des géométries inaccoutumées, des fonctions à allures étranges. Plus ces spéculations s’écarteront des conceptions les plus communes, et par conséquent de la Nature et des applications, mieux elles nous montreront ce que l’esprit humain peut faire, quand il se soustrait de plus en plus à la tyrannie du monde extérieur, mieux, par conséquent, elles nous le feront connaître en lui-même.

Mais c’est du côté opposé, du côté de la Nature, qu’il faut diriger le gros de notre armée.

Là nous rencontrons le physicien ou l’ingénieur qui nous disent : « Pourriez-vous m’intégrer telle équation différentielle ; j’en aurais besoin d’ici à huit jours en vue de telle construction qui doit être terminée pour cette date. » « Cette équation, répondons-nous, ne rentre pas dans l’un des types intégrables ; vous savez qu’il n’y en a pas beaucoup. » Oui, je le sais, mais alors à quoi servez-vous ? » Le plus souvent, il suffirait de s’entendre ; l’ingénieur, en réalité, n’a pas besoin de l’intégrale en termes finis ; il a besoin de connaître l’allure générale de la fonction intégrale, ou simplement il voudrait un certain chiffre qui se déduirait facilement de cette intégrale si on la connaissait. Ordinairement on ne la connaît pas, mais on pourrait calculer ce chiffre sans elle, si l’on savait au juste de quel chiffre l’ingénieur a besoin et avec quelle approximation.

Autrefois, on ne considérait une équation comme résolue que quand on en avait exprimé la solution à l’aide d’un nombre fini de fonctions connues ; mais cela n’est possible qu’une fois sur cent à peine. Ce que nous pouvons toujours faire, ou plutôt ce que nous devons toujours chercher à faire, c’est de résoudre le problème qualitativement pour ainsi dire, c’est-à-dire de chercher à connaître la forme générale de la courbe qui représente la fonction inconnue.

Il reste ensuite à trouver la solution quantitative du problème ; mais, si l’inconnue ne peut être déterminée par un calcul fini, on peut la représenter toujours par une série infinie convergente qui permet de la calculer. Cela peut-il être regardé comme une vraie solution ? On raconte que Newton communiqua à Leibnitz un anagramme à peu près comme ceci : aaaaabbbeeeeii, etc. Leibnitz, naturellement, n’y comprit rien du tout ; mais nous, qui avons la clef, nous savons que cet anagramme veut dire, en le traduisant dans le langage moderne : Je sais intégrer toutes les équations différentielles, et nous sommes amenés à nous dire que Newton avait bien de la chance ou qu’il se faisait de singulières illusions. Il voulait dire, tout simplement, qu’il pouvait former (par la méthode des coefficients indéterminés) une série de puissances satisfaisant formellement à l’équation proposée.

Une semblable solution ne nous satisferait plus aujourd’hui, et cela pour deux raisons : parce que la convergence est trop lente, et parce que les termes se succèdent sans obéir à cette loi. Au contraire, la série q nous paraît ne rien laisser à désirer, d’abord parce qu’elle converge très vite (cela, c’est pour le praticien qui désire avoir son nombre le plus promptement possible), et ensuite parce que nous apercevons d’un coup d’œil la loi des termes (cela, c’est pour satisfaire les besoins esthétiques du théoricien).

Mais alors il n’y a plus des problèmes résolus et d’autres qui ne le sont pas ; il y a seulement des problèmes plus ou moins résolus, selon qu’ils le sont par une série de convergence plus ou moins rapide, ou régie par une loi plus ou moins harmonieuse. Il arrive toutefois qu’une solution imparfaite nous achemine vers une solution meilleure. Quelquefois, la série est de convergence si lente que le calcul est impraticable et qu’on a seulement réussi à démontrer la possibilité du problème.

Et alors l’ingénieur trouve cela dérisoire, et il a raison, puisque cela ne l’aidera pas à terminer sa construction pour la date fixée. Il se préoccupe peu de savoir si cela sera utile aux ingénieurs du XXIIe siècle ; nous, nous pensons autrement et nous sommes quelquefois plus heureux d’avoir économisé un jour de travail à nos petits-fils qu’une heure à nos contemporains.

Quelquefois, en tâtonnant, empiriquement pour ainsi dire, nous arrivons à une formule suffisamment convergente. Que voulez-vous de plus, nous dit l’ingénieur ; et nous, malgré tout, nous ne sommes pas satisfaits ; nous aurions voulu prévoir cette convergence. Pourquoi ? parce que, si nous avions su la prévoir une fois, nous saurions la prévoir une autre fois. Nous avons réussi : c’est peu de chose à nos yeux si nous n’avons sérieusement l’espoir de recommencer.

À mesure que la science se développe, il devient plus difficile de l’embrasser tout entière ; alors on cherche à la couper en morceaux, à se contenter de l’un de ces morceaux : en un mot, à se spécialiser. Si l’on continuait dans ce sens, ce serait un obstacle fâcheux aux progrès de la Science. Nous l’avons dit, c’est par des rapprochements inattendus entre ses diverses parties que ses progrès peuvent se faire. Trop se spécialiser, ce serait s’interdire ces rapprochements. Espérons que des Congrès comme ceux de Heidelberg ou de Rome, en nous mettant en rapport les uns avec les autres, nous ouvriront des vues sur le champ du voisin, nous obligeront à le comparer au nôtre, à sortir un peu de notre petit village ; ils seront ainsi le meilleur remède au danger que je viens de signaler.

Mais je me suis trop attardé à des généralités, il est temps d’entrer dans le détail.

Passons en revue les diverses sciences particulières dont l’ensemble forme les Mathématiques ; voyons ce que chacune d’elles a fait, où elle tend, et ce qu’on peut en espérer. Si les vues qui précèdent sont justes, nous devons voir que les grands progrès du passé se sont produits lorsque deux de ces sciences se sont rapprochées, lorsqu’on a pris conscience de la similitude de leur forme, malgré la dissemblance de leur matière, lorsqu’elles se sont modelées l’une sur l’autre, de telle façon que chacune d’elles puisse profiter de l’autre. Nous devons en même temps entrevoir, dans des rapprochements du même genre, les progrès de l’avenir.

L’arithmétique.

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Les progrès de l’Arithmétique ont été plus lents que ceux de l’Algèbre et de l’Analyse, et il est aisé de comprendre pourquoi. Le sentiment de la continuité est un guide précieux qui fait défaut à l’arithméticien ; chaque nombre entier est séparé des autres, il a pour ainsi dire son individualité propre ; chacun d’eux est une sorte d’exception, et c’est pourquoi les théorèmes généraux seront plus rares dans la Théorie des nombres ; c’est pourquoi aussi ceux qui existent seront plus cachés et échapperont plus longtemps aux chercheurs.

Si l’Arithmétique est en retard sur l’Algèbre et sur l’Analyse, ce qu’elle a de mieux à faire, c’est de chercher à se modeler sur ces sciences afin de profiter de leur avance. L’arithméticien doit donc prendre pour guide les analogies avec l’Algèbre. Ces analogies sont nombreuses, et si, dans bien des cas, elles n’ont pas encore été étudiées d’assez près pour devenir utilisables, elles sont au moins pressenties depuis longtemps, et le langage même des deux sciences montre qu’on les a aperçues. C’est ainsi qu’on parle de nombres transcendants, et qu’on se rend compte que la classification future de ces nombres a déjà pour image la classification des fonctions transcendantes, et cependant on ne voit pas encore très bien comment on pourra passer d’une classification à l’autre ; mais, si on l’avait vu, cela serait déjà fait, et ce ne serait plus l’œuvre de l’avenir.

Le premier exemple qui me vient à l’esprit est la théorie des congruences, où l’on trouve un parallélisme parfait avec celle des équations algébriques. Certainement, on arrivera à compléter ce parallélisme, qui doit subsister, par exemple, entre la théorie des courbes algébriques et celle des congruences à deux variables. Et, quand les problèmes relatifs aux congruences à plusieurs variables seront résolus, ce sera un premier pas vers la solution de beaucoup de questions d’Analyse indéterminée.

L’algèbre.

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La théorie des équations algébriques retiendra longtemps encore l’attention des géomètres ; les côtés par où l’on peut l’aborder sont nombreux et divers.

Il ne faut pas croire que l’Algèbre soit terminée parce qu’elle nous fournit des règles pour former toutes les combinaisons possibles ; il reste à chercher les combinaisons intéressantes, celles qui satisfont à telle ou telle condition. Ainsi se constituera une sorte d’analyse indéterminée où les inconnues ne seront plus des nombres entiers, mais des polynômes. C’est alors cette fois l’Algèbre qui prendra modèle sur l’Arithmétique, en se guidant sur l’analogie du nombre entier, soit avec le polynôme entier à coefficients quelconques, soit avec le polynôme entier à coefficients entiers.

La géométrie.

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Il semble que la Géométrie ne puisse rien contenir qui ne soit déjà dans l’Algèbre ou dans l’Analyse ; que les faits géométriques ne soient autre chose que les faits algébriques ou analytiques exprimés dans un autre langage. On pourrait donc croire qu’après la revue que nous venons de passer, il ne nous restera plus rien à dire qui se rapporte spécialement à la Géométrie. Ce serait méconnaître l’importance même d’un langage bien fait, ne pas comprendre ce qu’ajoute aux choses elles-mêmes la façon d’exprimer ces choses et, par conséquent, de les grouper.

D’abord, les considérations géométriques nous amènent à nous poser de nouveaux problèmes ; ce sont bien, si l’on veut, des problèmes analytiques, mais que nous ne nous serions jamais posés à propos d’Analyse. L’Analyse en profite cependant, comme elle profite de ceux qu’elle est obligée de résoudre pour satisfaire aux besoins de la Physique.

Un grand avantage de la Géométrie, c’est précisément que les sens y peuvent venir au secours de l’intelligence et aident à deviner la route à suivre, et bien des esprits préfèrent ramener les problèmes d’Analyse à la forme géométrique. Malheureusement, nos sens ne peuvent nous mener bien loin, et ils nous faussent compagnie dès que nous voulons nous envoler en dehors des trois dimensions classiques. Est-ce à dire que, sortis de ce domaine restreint où ils semblent vouloir nous enfermer, nous ne devons plus compter que sur l’Analyse pure et que toute Géométrie à plus de trois dimensions est vaine et sans objet ? Dans la génération qui nous a précédés, les plus grands maîtres auraient répondu « oui » ; nous sommes aujourd’hui tellement familiarisés avec cette notion que nous pouvons en parler, même dans un cours d’université, sans provoquer d’étonnement.

Mais à quoi peut-elle servir ? Il est aisé de le voir : elle nous donne d’abord un langage très commode, qui exprime en termes très concis ce que le langage analytique ordinaire dirait en phrases prolixes. De plus, ce langage nous fait nommer du même nom ce qui se ressemble et affirme des analogies qu’il ne nous permet plus d’oublier. Il nous permet donc encore de nous diriger dans cet espace qui est trop grand pour nous et que nous ne pouvons voir, en nous rappelant sans cesse l’espace visible qui n’en est qu’une image imparfaite sans doute, mais qui en est encore une image. Ici encore, comme dans tous les exemples précédents, c’est l’analogie avec ce qui est simple qui nous permet de comprendre ce qui est complexe.

Cette Géométrie à plus de trois dimensions n’est pas une simple Géométrie analytique ; elle n’est pas purement quantitative ; elle est aussi qualitative, et c’est par là surtout qu’elle devient intéressante. Il y a une science qu’on appelle l’Analysis Situs et qui a pour objet l’étude des relations de positions des divers éléments d’une figure, abstraction faite de leurs grandeurs. Cette géométrie est purement qualitative ; ses théorèmes resteraient vrais si les figures, au lieu d’être exacte, étaient grossièrement imitées par un enfant. L’importance de l’Analysis Situs est énorme et je ne saurais trop y insister ; le parti qu’en a tiré Riemann, l’un de ses principaux créateurs, suffirait à le démontrer. Il faut qu’on arrive à la construire complètement dans les espaces supérieurs ; on aura alors un instrument qui permettra réellement de voir dans l’hyperespace et de suppléer à nos sens.

Les problèmes de l’Analysis Situs ne se seraient peut-être pas posés si on n’avait parlé que le langage analytique ; ou plutôt, je me trompe, ils se seraient posés certainement, puisque leur solution est nécessaire à une foule de questions d’Analyse ; mais ils se seraient posés isolément, les uns après les autres, et sans qu’on en puisse apercevoir le lien commun.

== Le cantorisme. ==

J’ai parlé plus haut du besoin que nous avons de remonter sans cesse aux premiers principes de notre science et du profit qu’en peut tirer l’étude de l’esprit humain. C’est ce besoin qui a inspiré deux tentatives qui ont tenu une très grande place dans l’histoire la plus récente des Mathématiques. La première est le cantorisme, qui a rendu à la science les services que l’on sait. Cantor a introduit dans la science une manière nouvelle de considérer l’infini mathématique et nous aurons l’occasion d’en reparler au chapitre VII. Un des traits caractéristiques du cantorisme, c’est qu’au lieu de s’élever au général en bâtissant des constructions de plus en plus compliquées et de définir par construction, il part du genus supremum et ne définit, comme auraient dit les scolastiques, que per genus proximum et differentiam specificam. De là l’horreur qu’il a quelque temps inspirée à certains esprits, à Hermite, par exemple, dont l’idée favorite était de comparer les sciences mathématiques aux sciences naturelles. Chez la plupart d’entre nous, ces préventions s’étaient dissipées ; mais il est arrivé qu’on s’est heurté à certains paradoxes, à certaines contradictions apparentes, qui auraient comblé de joie Zénon d’Elée et l’École de Mégare. Et alors chacun de chercher le remède. Je pense pour mon compte, et je ne suis pas le seul, que l’important c’est de ne jamais introduire que des êtres que l’on puisse définir complètement en un nombre fini de mots. Quel que soit le remède adopté, nous pouvons nous promettre la joie du médecin appelé à suivre un beau cas pathologique.

La recherche des postulats.

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On s’est efforcé, d’autre part, d’énumérer les axiomes et les postulats plus ou moins dissimulés qui servent de fondement aux diverses théories mathématiques. M. Hilbert a obtenu les résultats les plus brillants. Il semble d’abord que ce domaine soit bien limité et qu’il n’y ait plus rien à y faire quand l’inventaire sera terminé, ce qui ne saurait tarder. Mais, quand on aura tout énuméré, il y aura bien des manières de tout classer ; un bon bibliothécaire trouve toujours à s’occuper, et chaque classification nouvelle sera instructive pour le philosophe.

J’arrête cette revue, que je ne saurais songer à rendre complète. Je pense que ces exemples auront suffi pour vous montrer par quel mécanisme les sciences mathématiques ont progressé dans le passé, et dans quel sens elles doivent marcher dans l’avenir.