Science et méthode/Livre II, § III

Science et méthode (Édition définitive) (1908)
E. Flammarion (p. 160-180).

== Introduction. ==

Les mathématiques peuvent-elles être réduites à la logique sans avoir à faire appel à des principes qui leur soient propres ? Il y a toute une école, pleine d’ardeur et de foi, qui s’efforce de l’établir. Elle a son langage spécial où il n’y a plus de mots et où on ne fait usage que de signes. Ce langage n’est compris que de quelques initiés, de sorte que les profanes sont disposés à s’incliner devant les affirmations tranchantes des adeptes. Il n’est peut-être pas inutile d’examiner ces affirmations d’un peu près, afin de voir si elles justifient le ton péremptoire avec lequel elles sont présentées.

Mais pour bien faire comprendre la nature de la question, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails historiques et de rappeler en particulier le caractère des travaux de Cantor.

Depuis longtemps la notion d’infini avait été introduite en mathématiques ; mais cet infini était ce que les philosophes appellent un devenir. L’infini mathématique n’était qu’une quantité susceptible de croître au delà de toute limite ; c’était une quantité variable dont on ne pouvait pas dire qu’elle avait dépassé toutes les limites, mais seulement qu’elle les dépasserait.

Cantor a entrepris d’introduire en mathématiques un infini actuel, c’est-à-dire une quantité qui n’est pas seulement susceptible de dépasser toutes les limites, mais qui est regardée comme les ayant déjà dépassées. Il s’est posé des questions telles que celles-ci : Y a-t-il plus de points dans l’espace que de nombres entiers ? Y a-t-il plus de points dans l’espace que de points dans un plan ? etc.

Et alors le nombre des nombres entiers, celui des points dans l’espace, etc., constitue ce qu’il appelle un nombre cardinal transfini, c’est-à-dire un nombre cardinal plus grand que tous les nombres cardinaux ordinaires. Et il s’est amusé à comparer ces nombres cardinaux transfinis ; en rangeant dans un ordre convenable les éléments d’un ensemble qui en contient une infinité, il a imaginé aussi ce qu’il appelle des nombres ordinaux transfinis sur lesquels je n’insisterai pas.

De nombreux mathématiciens se sont lancés sur ses traces et se sont posé une série de questions de même genre. Ils se sont tellement familiarisés avec les nombres transfinis qu’ils en sont arrivés à faire dépendre la théorie des nombres finis de celle des nombres cardinaux de Cantor. A leurs yeux, pour enseigner l’arithmétique d’une façon vraiment logique, on devrait commencer par établir les propriétés générales des nombres cardinaux transfinis, puis distinguer parmi eux une toute petite classe, celle des nombres entiers ordinaires. Grâce à ce détour on pourrait arriver à démontrer toutes les propositions relatives à cette petite classe (c’est-à-dire toute notre arithmétique et notre algèbre) sans se servir d’aucun principe étranger à la logique.

Cette méthode est évidemment contraire à toute saine psychologie ; ce n’est certainement pas comme cela que l’esprit humain a procédé pour construire les mathématiques ; aussi ses auteurs ne songent-ils pas, je pense, à l’introduire dans l’enseignement secondaire. Mais est-elle du moins logique, ou pour mieux dire est-elle correcte ? Il est permis d’en douter.

Les géomètres qui l’ont employée sont cependant fort nombreux. Ils ont accumulé les formules et ils ont cru s’affranchir de ce qui n’était pas la logique pure en écrivant des mémoires où les formules n’alternent plus avec le discours explicatif comme dans les livres de mathématiques ordinaires, mais où ce discours a complètement disparu.

Malheureusement, ils sont arrivés à des résultats contradictoires, c’est ce qu’on appelle les antinomies cantoriennes, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Ces contradictions ne les ont pas découragés et ils se sont efforcés de modifier leurs règles de façon à faire disparaître celles qui s’étaient déjà manifestées, sans être assurés pour cela qu’il ne s’en manifesterait plus de nouvelles.

Il est temps de faire justice de ces exagérations. Je n’espère pas les convaincre ; car ils ont trop longtemps vécu dans cette atmosphère. D’ailleurs, quand on a réfuté une de leurs démonstrations, on est sûr de la voir renaître avec des changements insignifiants, et quelques-unes d’entre elles sont déjà ressorties plusieurs fois de leurs cendres. Telle autrefois l’hydre de Lerne avec ses fameuses têtes qui repoussaient toujours. Hercule s’en est tiré parce que son hydre n’avait que neuf têtes, à moins que ce ne soit onze ; mais ici il y en a trop, il y en a en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, et il devrait renoncer à la partie. Je ne fais donc appel qu’aux hommes de bon sens sans parti pris.

Dans ces dernières années de nombreux travaux ont été publiés sur les mathématiques pures et la philosophie des mathématiques, en vue de dégager et d’isoler les éléments logiques du raisonnement mathématique. Ces travaux ont été analysés et exposés très clairement ici-même par M. Couturat dans un ouvrage intitulé : les Principes des Mathématiques.

Pour M. Couturat, les travaux nouveaux, et en particulier de MM. Russell et Péano, ont définitivement tranché le débat, depuis si longtemps pendant entre Leibnitz et Kant. Ils ont montré qu’il n’y a pas de jugement synthétique a priori (comme disait Kant pour désigner les jugements qui ne peuvent être démontrés analytiquement), ils ont montré que les mathématiques sont entièrement réductibles à la logique et que l’intuition n’y joue aucun rôle.

Pouvons-nous souscrire à cette condamnation définitive ? Je ne le crois pas et je vais essayer de montrer pourquoi.

Ce qui nous frappe d’abord dans la nouvelle mathématique, c’est son caractère purement formel : « Pensons, dit Hilbert, trois sortes de choses que nous appellerons points, droites et plans, convenons qu’une droite sera déterminée par deux points et qu’au lieu de dire que cette droite est déterminée par ces deux points, nous pourrons dire qu’elle passe par ces deux points ou que ces deux points sont situés sur cette droite. » Que sont ces choses, non seulement nous n’en savons rien, mais nous ne devons pas chercher à le savoir. Nous n’en avons pas besoin, et quelqu’un, qui n’aurait jamais vu ni point, ni droite, ni plan pourrait faire de la géométrie tout aussi bien que nous. Que le mot passer par, ou le mot être situé sur ne provoquent en nous aucune image, le premier est simplement synonyme de être déterminé et le second de déterminer.

Ainsi c’est bien entendu, pour démontrer un théorème, il n’est pas nécessaire ni même utile de savoir ce qu’il veut dire. On pourrait remplacer le géomètre par le piano à raisonner imaginé par Stanley Jevons ; ou, si l’on aime mieux, on pourrait imaginer une machine où l’on introduirait les axiomes par un bout pendant qu’on recueillerait les théorèmes à l’autre bout, comme cette machine légendaire de Chicago où les porcs entrent vivants et d’où ils sortent transformés en jambons et en saucisses. Pas plus que ces machines, le mathématicien n’a besoin de comprendre ce qu’il fait.

Ce caractère formel de sa géométrie, je n’en fais pas un reproche à Hilbert. C’était là qu’il devait tendre, étant donné le problème qu’il se posait. Il voulait réduire au minimum le nombre des axiomes fondamentaux de la géométrie et en faire l’énumération complète ; or dans les raisonnements où notre esprit reste actif, dans ceux où l’intuition joue encore un rôle, dans les raisonnements vivants, pour ainsi dire, il est difficile de ne pas introduire un axiome ou un postulat qui passe inaperçu. Ce n’est donc qu’après avoir ramené tous les raisonnements géométriques à une forme purement mécanique, qu’il a pu être certain d’avoir réussi dans son dessein et d’avoir achevé son œuvre.

Ce que Hilbert avait fait pour la géométrie, d’autres ont voulu le faire pour l’arithmétique et pour l’analyse. Si même ils y avaient entièrement réussi, les Kantiens seraient-ils définitivement condamnés au silence ? Peut-être pas, car en réduisant la pensée mathématique à une forme vide, il est certain qu’on la mutile. Admettons même que l’on ait établi que tous les théorèmes peuvent se déduire par des procédés purement analytiques, par de simples combinaisons logiques d’un nombre fini d’axiomes, et que ces axiomes ne sont que des conventions. Le philosophe conserverait le droit de rechercher les origines de ces conventions, de voir pourquoi elles ont été jugées préférables aux conventions contraires.

Et puis la correction logique des raisonnements qui mènent des axiomes aux théorèmes n’est pas la seule chose dont nous devions nous préoccuper. Les règles de la parfaite logique sont-elles toute la mathématique ? Autant dire que tout l’art du joueur d’échecs se réduit aux règles de la marche des pièces. Parmi toutes les constructions que l’on peut combiner avec les matériaux fournis par la logique, il faut faire un choix ; le vrai géomètre fait ce choix judicieusement parce qu’il est guidé par un sûr instinct, ou par quelque vague conscience de je ne sais quelle géométrie plus profonde, et plus cachée, qui seule fait le prix de l’édifice construit.

Chercher l’origine de cet instinct, étudier les lois de cette géométrie profonde qui se sentent et ne s’énoncent pas, ce serait encore une belle tâche pour les philosophes qui ne veulent pas que la logique soit tout. Mais ce n’est pas à ce point de vue que je veux me placer, ce n’est pas ainsi que je veux poser la question. Cet instinct dont nous venons de parler est nécessaire à l’inventeur, mais il semble d’abord qu’on pourrait s’en passer pour étudier la science une fois créée. Eh bien, ce que je veux rechercher, c’est s’il est vrai qu’une fois admis les principes de la logique, on peut je ne dis pas découvrir, mais démontrer toutes les vérités mathématiques sans faire de nouveau appel à l’intuition.


A cette question, j’avais autrefois répondu que non (Voir Science et Hypothèse, chapitre Ier) ; notre réponse doit-elle être modifiée par les travaux récents ? Si j’avais répondu non, c’est parce que « le principe d’induction complète » me paraissait à la fois nécessaire au mathématicien et irréductible à la logique. On sait quel est l’énoncé de ce principe :

« Si une propriété est vraie du nombre 1, et si l’on établit qu’elle est vraie de n + 1 pourvu qu’elle le soit de n, elle sera vraie de tous les nombres entiers. » J’y voyais le raisonnement mathématique par excellence. Je ne voulais pas dire, comme on l’a cru, que tous les raisonnements mathématiques peuvent se réduire à une application de ce principe. En examinant ces raisonnements d’un peu près, on y verrait appliqués beaucoup d’autres principes analogues, présentant les mêmes caractères essentiels. Dans cette catégorie de principes, celui de l’induction complète est seulement le plus simple de tous et c’est pour cela que je l’ai choisi pour type.

Le nom de principe d’induction complète qui a prévalu n’est pas justifié. Ce mode de raisonnement n’en est pas moins une véritable induction mathématique qui ne diffère de l’induction ordinaire que par sa certitude.


IV. Définitions et axiomes.

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L’existence de pareils principes est une difficulté pour les logiciens intransigeants ; comment prétendent-ils s’en tirer ? Le principe d’induction complète, disent-ils, n’est pas un axiome proprement dit ou un jugement synthétique a priori ; c’est tout simplement la définition du nombre entier. C’est donc une simple convention. Pour discuter cette manière de voir, il nous faut examiner d’un peu près les relations entre les définitions et les axiomes.

Reportons-nous d’abord à un article de M. Couturat sur les définitions mathématiques, qui a paru dans l'Enseignement mathématique, revue publiée chez Gauthier-Villars et chez Georg à Genève. Nous y verrons une distinction entre la définition directe et la définition par postulats.

« La définition par postulats, dit M. Couturat, s’applique, non à une seule notion, mais à un système de notions ; elle consiste à énumérer les relations fondamentales qui les unissent et qui permettent de démontrer toutes leurs autres propriétés ; ces relations sont des postulats… »

Si l’on a défini préalablement toutes ces notions, sauf une, alors cette dernière sera par définition l’objet qui vérifie ces postulats.

Ainsi certains axiomes indémontrables des mathématiques ne seraient que des définitions déguisées. Ce point de vue est souvent légitime ; et je l’ai admis moi-même en ce qui concerne par exemple le postulatum d’Euclide.

Les autres axiomes de la géométrie ne suffisent pas pour définir complètement la distance ; la distance sera alors, par définition, parmi toutes les grandeurs qui satisfont à ces autres axiomes, celle qui est telle que le postulatum d’Euclide soit vrai.

Eh bien, les logiciens admettent pour le principe d’induction complète, ce que j’admets pour le postulatum d’Euclide, ils ne veulent y voir qu’une définition déguisée.

Mais pour qu’on ait ce droit, il y a deux conditions à remplir. Stuart Mill disait que toute définition implique un axiome, celui par lequel on affirme l’existence de l’objet défini. A ce compte, ce ne serait plus l’axiome qui pourrait être une définition déguisée, ce serait au contraire la définition qui serait un axiome déguisé. Stuart Mill entendait le mot existence dans un sens matériel et empirique ; il voulait dire qu’en définissant le cercle, on affirme qu’il y a des choses rondes dans la nature.

Sous cette forme, son opinion est inadmissible. Les mathématiques sont indépendantes de l’existence des objets matériels ; en mathématiques le mot exister ne peut avoir qu’un sens, il signifie exempt de contradiction. Ainsi rectifiée, la pensée de Stuart Mill devient exacte ; en définissant un objet, on affirme que la définition n’implique pas contradiction.

Si nous avons donc un système de postulats, et si nous pouvons démontrer que ces postulats n’impliquent pas contradiction, nous aurons le droit de les considérer comme représentant la définition de l’une des notions qui y figurent. Si nous ne pouvons pas démontrer cela, il faut que nous l’admettions sans démonstration et cela sera alors un axiome ; de sorte que si nous voulions chercher la définition sous le postulat, nous retrouverions encore l’axiome sous la définition.

Le plus souvent, pour démontrer qu’une définition n’implique pas contradiction, on procède par l’exemple, on cherche à former un exemple d’un objet satisfaisant à la définition. Prenons le cas d’une définition par postulats ; nous voulons définir une notion A, et nous disons que, par définition, un A, c’est tout objet pour lequel certains postulats sont vrais. Si nous pouvons démontrer directement que tous ces postulats sont vrais d’un certain objet B, la définition sera justifiée ; l’objet B sera un exemple d’un A. Nous serons certains que les postulats ne sont pas contradictoires, puisqu’il y a des cas où ils sont vrais tous à la fois.

Mais une pareille démonstration directe par l’exemple n’est pas toujours possible.

Pour établir que les postulats n’impliquent pas contradiction, il faut alors envisager toutes les propositions que l’on peut dédire de ces postulats considérés comme prémisses et montrer que, parmi ces propositions, il n’y en a pas deux dont l’une soit la contradictoire de l’autre. Si ces propositions sont en nombre fini, une vérification directe est possible. Ce cas est peu fréquent et d’ailleurs peu intéressant.

Si ces propositions sont en nombre infini, on ne peut plus faire cette vérification directe ; il faut recourir à des procédés de démonstration où en général on sera forcé d’invoquer ce principe d’induction complète qu’il s’agit précisément de vérifier.

Nous venons d’expliquer l’une des conditions auxquelles les logiciens devaient satisfaire et nous verrons plus loin qu’ils ne l’ont pas fait.


Il y en a une seconde. Quand nous donnons une définition, c’est pour nous en servir.

Nous retrouverons donc dans la suite du discours le mot défini ; avons-nous le droit d’affirmer, de l’objet représenté par ce mot, le postulat qui a servi de définition ? Oui, évidemment, si le mot a conservé son sens, si nous ne lui attribuons pas implicitement un sens différent. Or c’est ce qui arrive quelquefois et il est le plus souvent difficile de s’en apercevoir ; il faut voir comment ce mot s’est introduit dans notre discours, et si la porte par laquelle il est entré n’implique pas en réalité une autre définition que celle qu’on a énoncée.

Cette difficulté se présente dans toutes les applications des mathématiques. La notion mathématique a reçu une définition très épurée et très rigoureuse ; et pour le mathématicien pur toute hésitation a disparu ; mais si on veut l’appliquer aux sciences physiques par exemple, ce n’est plus à cette notion pure que l’on a affaire, mais à un objet concret qui n’en est souvent qu’une image grossière. Dire que cet objet satisfait, au moins approximativement, à la définition, c’est énoncer une vérité nouvelle, que l’expérience peut seule mettre hors de doute, et qui n’a plus le caractère d’un postulat conventionnel.

Mais, sans sortir des mathématiques pures, on rencontre encore la même difficulté.

Vous donnez du nombre une définition subtile ; puis, une fois cette définition donnée, vous n’y pensez plus ; parce qu’en réalité, ce n’est pas elle qui vous a appris ce que c’était que le nombre, vous le saviez depuis longtemps, et quand le mot nombre se retrouve plus loin sous votre plume, vous y attachez le même sens que le premier venu ; pour savoir quel est ce sens et s’il est bien le même dans telle phrase ou dans telle autre, il faut voir comment vous avez été amené à parler de nombre et à introduire ce mot dans ces deux phrases. Je ne m’explique pas davantage sur ce point pour le moment, car nous aurons l’occasion d’y revenir.

Ainsi voici un mot dont nous avons donné explicitement une définition A ; nous en faisons ensuite dans le discours un usage qui suppose implicitement une autre définition B. Il est possible que ces deux définitions désignent un même objet. Mais qu’il en soit ainsi, c’est une vérité nouvelle, qu’il faut, ou bien démontrer, ou bien admettre comme un axiome indépendant.

Nous verrons plus loin que les logiciens n’ont pas mieux rempli la seconde condition que la première.


Les définitions du nombre sont très nombreuses et très diverses ; je renonce à énumérer même les noms de leurs auteurs. Nous ne devons pas nous étonner qu’il y en ait tant. Si l’une d’elles était satisfaisante, on n’en donnerait plus de nouvelle. Si chaque nouveau philosophe qui s’est occupé de cette question a cru devoir en inventer une autre, c’est qu’il n’était pas satisfait de celles de ses devanciers, et s’il n’en était pas satisfait, c’est qu’il croyait y apercevoir une pétition de principe.

J’ai toujours éprouvé, en lisant les écrits consacrés à ce problème, un profond sentiment de malaise ; je m’attendais toujours à me heurter à une pétition de principe et, quand je ne l’apercevais pas tout de suite, j’avais la crainte d’avoir mal regardé.

C’est qu’il est impossible de donner une définition sans énoncer une phrase, et difficile d’énoncer une phrase sans y mettre un nom de nombre, ou au moins le mot plusieurs, ou au moins un mot au pluriel. Et alors la pente est glissante et à chaque instant on risque de tomber dans la pétition de principe.

Je ne m’attacherai dans la suite qu’à celles de ces définitions où la pétition de principe est le plus habilement dissimulée.


VII. La pasigraphie.

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Le langage symbolique créé par M. Peano joue un très grand rôle dans ces nouvelles recherches. Il est susceptible de rendre de grands services, mais il me semble que M. Couturat y attache une importance exagérée et qui a dû étonner M. Peano lui-même.

L’élément essentiel de ce langage, ce sont certains signes algébriques qui représentent les différentes conjonctions : si, et, ou, donc. Que ces signes soient commodes, c’est possible ; mais qu’ils soient destinés à renouveler toute la philosophie, c’est une autre affaire. Il est difficile d’admettre que le mot si acquiert, quand on l’écrit inline : Image1.png, une vertu qu’il n’avait pas quand on l’écrivait si.

Cette invention de M. Peano s’est appelée d’abord la pasigraphie, c’est-à-dire l’art d’écrire un traité de mathématiques sans employer un seul mot de la langue usuelle. Ce nom en définissait très exactement la portée. Depuis on l’a élevée à une dignité plus éminente, en lui conférant le titre de logistique. Ce mot est, paraît-il, employé à l’École de Guerre pour désigner l’art du maréchal des logis, l’art de faire marcher et de cantonner les troupes ; mais ici aucune confusion n’est à craindre et on voit tout de suite que ce nom nouveau implique le dessein de révolutionner la logique.

Nous pouvons voir la nouvelle méthode à l’œuvre dans un mémoire mathématique de M. Burali-Forti, intitulé : Una Questione sui numeri transfiniti, et inséré dans le tome XI des Rendiconti del circolo matematico di Palermo.

Je commence par dire que ce mémoire est très intéressant, et si je le prends ici pour exemple, c’est précisément parce qu’il est le plus important de tous ceux qui sont écrits dans le nouveau langage. D’ailleurs les profanes peuvent le lire grâce à une traduction interlinéaire italienne.

Ce qui fait l’importance de ce mémoire, c’est qu’il a donné le premier exemple de ces antinomies que l’on rencontre dans l’étude des nombres transfinis et qui font depuis quelques années le désespoir des mathématiciens. Le but de cette note, dit M. Burali-Forti, c’est de montrer qu’il peut y avoir deux nombres transfinis (ordinaux), a et b, tel que a ne soit ni égal à b, ni plus grand, ni plus petit.

Que le lecteur se rassure, pour comprendre les considérations qui vont suivre, il n’a pas besoin de savoir ce que c’est qu’un nombre ordinal transfini.

Or Cantor avait précisément démontré qu’entre deux nombres transfinis, il ne peut y avoir d’autre relation que l’égalité, ou l’inégalité dans un sens ou dans l’autre. Mais ce n’est pas du fond de ce mémoire que je veux parler ici ; cela m’entraînerait beaucoup trop loin de mon sujet ; je veux seulement m’occuper de la forme, et précisément je me demande si cette forme lui fait beaucoup gagner en rigueur et si elle compense par là les efforts qu’elle impose à l’écrivain et au lecteur.

Nous voyons d’abord M. Burali-Forti définir le nombre 1 de la manière suivante :

définition éminemment propre à donner une idée du nombre 1 aux personnes qui n’en auraient jamais entendu parler.

J’entends trop mal le Péanien pour oser risquer une critique, mais je crains bien que cette définition ne contienne une pétition de principe, attendu que j’aperçois 1 en chiffre dans le premier membre et Un en toutes lettres dans le second.

Quoi qu’il en soit, M. Burali-Forti part de cette définition et, après un court calcul, il arrive à l’équation :

qui nous apprend que Un est un nombre.

Et puisque nous en sommes à ces définitions des premiers nombres, rappelons que M. Couturat a défini également 0 et 1.

Qu’est-ce que zéro ? c’est le nombre des éléments de la classe nulle ; et qu’est-ce que la classe nulle ? c’est celle qui ne contient aucun élément.

Définir zéro par nul, et nul par aucun, c’est vraiment abuser de la richesse de la langue française ; aussi M. Couturat a-t-il introduit un perfectionnement dans sa définition, en écrivant :

ce qui veut dire en français : zéro est le nombre des objets qui satisfont à une condition qui n’est jamais remplie.

Mais comme jamais signifie en aucun cas je ne vois pas que le progrès soit considérable.

Je me hâte d’ajouter que la définition que M. Couturat donne du nombre 1 est plus satisfaisante.

Un, dit-il en substance, est le nombre des éléments d’une classe dont deux éléments quelconques sont identiques.

Elle est plus satisfaisante, ai-je dit, en ce sens que pour définir 1, il ne se sert pas du mot un ; en revanche, il se sert du mot deux. Mais j’ai peur que si on demandait à M. Couturat ce que c’est que deux, il ne soit obligé de se servir du mot un.

Mais revenons au mémoire de M. Burali-Forti ; j’ai dit que ses conclusions sont en opposition directe avec celles de Cantor. Or un jour, je reçus la visite de M. Hadamard et la conversation tomba sur cette antinomie.

« Le raisonnement de Burali-Forti, lui disais-je, ne vous semble-t-il pas irréprochable ?

— Non, et au contraire je ne trouve rien à objecter à celui de Cantor. D’ailleurs Burali-Forti n’avait pas le droit de parler de l’ensemble de tous les nombres ordinaux.

— Pardon, il avait ce droit, puisqu’il pouvait toujours poser

Je voudrais bien savoir qui aurait pu l’en empêcher, et peut-on dire qu’un objet n’existe pas, quand on l’a appelé Ω ? »

Ce fut en vain, je ne pus le convaincre (ce qui d’ailleurs eût été fâcheux, puisqu’il avait raison). Était-ce seulement parce que je ne parlais pas le péanien avec assez d’éloquence ? peut-être ; mais entre nous je ne le crois pas.

Ainsi, malgré tout cet appareil pasigraphique, la question n’était pas résolue. Qu’est-ce que cela prouve ? Tant qu’il s’agit seulement de démontrer que un est un nombre, la pasigraphie suffit, mais si une difficulté se présente, s’il y a une antinomie à résoudre, la pasigraphie devient impuissante.