Scènes de la pacification marocaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 630-670).
SCÈNES DE LA PACIFICATION MAROCAINE

III[1]
UN POSTE FRONTIÈRE


Enfin seuls. — Un programme. — Les effets de l’intimidation. — La confiance naît. — Fondations d’un village : assistance médicale, plaisirs villageois et querelles de femmes. — Une coalition. — Entrée en campagne. — Justice sommaire. — La levée en masse. — Une surprise de douars. — La discorde chez les ennemis. — Une razzia. — La paix est assurée.


Les événemens semblèrent tout d’abord démentir l’optimisme d’Imbert. La sauvagerie du paysage exerçait une influence déprimante sur le moral des soldats. Quelques jours après l’inauguration du cimetière, au cours d’une querelle futile, un Sénégalais tuait un marsouin et se suicidait aussitôt. Puis, ce fut le tour d’une sentinelle qui reçut à bout portant, pendant la nuit, un coup de fusil mortel. Les tirailleurs en proie au béribéri, anémiés par les privations, supportaient mal les brusques changemens de température sur un plateau que le géodèse de la colonne plaçait à 800 mètres au-dessus de la mer. Les dissidens et leurs amis berbères, prompts à l’illusion, croyaient opportun de compléter par leurs fanfaronnades les effets de la maladie et du découragement. Ils avaient appris à narguer l’artillerie et, s’ils fuyaient les rencontres avec l’infanterie, ils ne se gênaient pas pour venir brûler leurs meules de paille ou vider leurs silos sous les vues du camp.

Malgré les vifs désirs des officiers et de la troupe, la » colonne Des Zaër » tentait rarement de les déranger dans ces occupations. Son chef exécutait avec un sang-froid imperturbable le programme qui lui était imposé. Décidé à laisser après son départ un poste en état de se défendre seul, il ne voulait pas perdre son temps à guerroyer. Vers Sidi-Kaddour les convois affluaient, apportant des approvisionnemens et des matériaux. Les soldats, les gradés qui n’étaient pas employés aux escortes dérochaient le plateau, dressaient avec les blocs un mur d’enceinte en pierres sèches, transformaient le vallon en jardin potager, creusaient un puits, construisaient un abreuvoir. Les fantasias quotidiennes de l’ennemi, que suffisaient à rendre inoffensives les coups de canon tirés avec largesse, le va-et-vient des indigènes qui venaient au camp pour commercer, se soumettre ou parlementer, suscitaient bien chez les travailleurs des troubles de conscience néfastes pour l’activité des chantiers. Sollicitées à la fois par un zèle sans excès et par une intense curiosité, les équipes abandonnaient sans cesse la pioche et la barre à mine pour suivre du regard les flocons d’ouate des obus, pour discuter les manœuvres des groupes lointains de guerriers, pour épier le retour au bercail de quelques dissidens. Mais en six semaines, des vivres pour trois mois étaient amoncelés sous les marabouts de l’intendance, un rempart haut de deux mètres protégerait la future garnison contre les surprises, le premier bâtiment du réduit sortait du sol rocheux, et, quoique maçonné avec de la glaise, il enlevait leurs dernières illusions d’indépendance aux indigènes encore indécis. La colonne, diminuée des effectifs qu’elle devait laisser à Sidi-Kaddour, pouvait donc s’éloigner vers le Nord où se préparait une concentration de toutes les troupes rendues disponibles par la pacification de Marrakech. On pensait alors que 6 000 hommes ne seraient pas de trop pour réduire le millier de Zemmour et de Zaër indomptés qui usaient leurs dernières cartouches et leurs derniers chevaux autour des postes entre Maaziz et Meknès.

Enfin, la colonne s’ébranla dans la direction de Camp-Marchand pour aller au rendez-vous. Elle contournait le massif montagneux où, d’après les avis d’émissaires, les ennemis voulaient lui offrir le combat. Elle aspirait à sa suite une partie des douars qui s’étaient peu à peu groupés autour du camp. Tout à fait rassurés par la création de Sidi-Kaddour, ils allaient reprendre possession de leurs anciens terrains de culture et de pâturage. Pointis, Merton, les officiers et la garnison entière avaient assisté au départ, échangé les souhaits d’usage en de telles circonstances, tandis qu’Imbert recevait les ultimes conseils de prudence et de longanimité.

Le plateau où pendant si longtemps avaient grouillé des foules d’hommes et d’animaux apparaissait bouleversé, boursouflé par les verrues des tranchées, des petits abris individuels, des feuillées. Çà et là, des taches d’un vert tendre dénonçaient les parcs des artilleurs et des cavaliers par la germination hâtive de l’orge des distributions. Des papiers, des objets de campement hors d’usage, des vêtemens et des chaussures en loques, des boîtes de conserve vides, étaient épars sur le sol, entre les roches où se glissaient déjà des chiens affamés, où s’abattaient des corbeaux et des vautours querelleurs. Le contraste entre l’animation bruyante de naguère et la solitude désolée qui entourait maintenant le poste était si brutal qu’une intense mélancolie envahit la garnison. Juchés sur les blocs énormes qui jalonnaient l’enceinte ou se dressaient en donjons décapités, des groupes silencieux contemplèrent longtemps le nuage roux qui planait sur la colonne invisible dans les ondulations du pays Zaër. Elle allait vers ses nouvelles destinées, vers les exploits et vers la gloire, tandis que les exilés de Sidi-Kaddour restaient confinés, inutiles et obscurs, entre leurs murailles.

« Bah ! ne regrettez rien, dit Pointis à un mécontent qui geignait. Qui sait ? Ceux qui partent et que vous enviez, peut-être vous jalouseront. — Qu’importe ! répliqua l’autre. Ils vont marcher, se battre, voir du pays : c’est plus intéressant que de rester immobiles dans un poste. Et je voudrais bien être à votre place : je n’aurais pas planté ma tente ici... — Croyez-vous ? Que verrais-je de nouveau ? Rien que je ne connaisse déjà : des combats d’après la formule usuelle, d’interminables séjours derrière des tranchées, des soumissions, des fantasias de dissidens, qui se termineront, comme ici, par la fondation d’un poste. Ici, au contraire, je puis suivre le scénario complet d’une pacification dont la colonne, comme dans toutes les autres régions du Maroc, n’a été que le prologue. Avouez que, pour un touriste, c’est l’occasion unique, dont j’aurais tort de ne pas profiter ! »

Imbert s’approchait, et son arrivée arrêta la discussion : « Enfin seuls ! » dit-il d’un air goguenard à Pointis qui guettait sur la physionomie de son ami l’appréhension des lendemains et le souci des responsabilités. « Pour la première fois, depuis les débuts de la grande colonne, je commence à respirer. Sans plus tarder, puisque tout le monde est sur le pont, je vais régler le programme des réjouissances. » Et se tournant vers un soldat qui béait, les yeux perdus dans le vague, il commanda : « Clairon, aux officiers ! » Les notes alertes jaillirent aussitôt sous le souffle puissant du marsouin, attirant vers la plate-forme les officiers empressés. Pointis, par discrétion, esquissa un mouvement de retraite : « Restez donc, cher ami, lui dit Imbert, qui serrait avec cordialité les mains des arrivans. Ces messieurs savent que vous êtes des nôtres ; vous êtes aussi le seul représentant respectable, à Sadi-Kaddour, de la colonisation française en l’honneur de laquelle nous, guerriers, cherchons à pacifier le Maroc. Et ce que je dois dire n’a rien de mystérieux. » Pointis remercia et se fit tout petit derrière les officiers qui traçaient déjà autour d’Imbert un cercle d’auditeurs déférens.

Imbert les dénombra du regard. Tous étaient là. Le hasard avait vraiment bien fait les choses, car ce groupement fortuit d’officiers aurait satisfait le chef le plus exigeant. Jeunes et robustes, ils avaient acquis déjà sous d’autre cieux l’expérience des hommes et le goût du danger ; leurs yeux reflétaient un désir intense de lutte et de mouvement. Ils s’offraient sans réserve pour travailler à la tâche commune, et ce qu’ils entendirent combla d’aise les plus ardens :

« Messieurs, disait Imbert, la colonne des Zaër a passé ; nous restons pour compléter son œuvre. Quelques tribus ont accepté de déposer les armes. Non loin de nous, vers l’Est, de nombreux rebelles ont suivi les Bou-Acheria, réfugiés chez les Zaïan, qui préparent leur revanche et tenteront d’obtenir par la crainte la défection des nouveaux ralliés. Or, nous sommes assez forts pour transformer cette trêve précaire en paix définitive. Nous devons donner aux douars soumis la conviction de leur sécurité ; il faut que les agens de désordre nous trouvent sans cesse en travers de leurs projets. Sans cesse, des reconnaissances sillonneront le district ; elles auront des effectifs variables, pour que chacun de vous puisse affirmer ses qualités de chef. Le plus habile topographe d’entre vous dressera une carte détaillée qui nous dispensera bientôt de guides et nous permettra de suppléer à la mobilité de nos adversaires par une connaissance parfaite du pays. Grâce à votre audace et à votre sang-froid, je ne doute pas que chaque rencontre sera un échec pour les partis de turbulens qui voudraient troubler la paix. Ils se lasseront plus tôt que nous, et d’ailleurs votre camarade Merton saura bien nous indiquer, avec le Service des Renseignemens qu’il a déjà organisé, les points vulnérables où nous devrons frapper. En résumé, c’est loin de nos murailles que nous défendrons le poste et ses cliens. La force d’attraction ou de résistance de Sidi-Kaddour réside surtout dans les jambes de ses soldats, et non dans la hauteur de ses remparts. »

Pendant ce discours, les physionomies s’étaient peu à peu illuminées ; un murmure joyeux ponctua la péroraison. Un sous-lieutenant « fit calot » avec la fougue enthousiaste du saint-cyrien déchaîné. Ainsi, la garnison de Sidi-Kaddour allait échapper au cauchemar des factions peureuses, des alertes incessantes où les canons riposteraient coup pour coup aux fusils des dissidens. On allait faire œuvre de soldats, et non pas seulement de terrassiers ; on se griserait d’espace, d’initiative et peut-être de gloire, au lieu de se terrer derrière des fortifications patiemment renforcées, ou de se consumer dans les fastidieuses escortes des convois. A l’époque des tâches obscures au sein de timides collectivités succédait enfin l’ère des efforts individuels avec leurs risques et leurs joies. C’était, pour les vétérans de l’A.O.F. de Madagascar ou du Tonkin, le retour à la tradition connue, a l’emploi des moyens moraux plus efficaces encore que la force brutale, où l’adresse du diplomate est plus prestigieuse que l’intrépidité du guerrier. Seuls quelques « vieux marocains, » longtemps suggestionnés par une ambiance déprimante, hochaient gravement la tête et prédisaient mentalement les pires catastrophes. Et tandis qu’Imbert réglementait la vie intérieure du poste, distribuait à chacun son rôle d’après ses aptitudes, ils le contemplaient avec commisération et chuchotaient entre eux : « Le commandant se croit toujours dans un pays de Chinois ou de nègres ! Vous verrez que la première reconnaissance va se faire chaudement accrocher, et ça finira par du vilain !... »

Merton, lui, exultait. Tard venu dans le « Service des Renseignemens, » les augures de cette administration vénérable l’avaient accueilli avec défiance. Ils faisaient souvent des gorges chaudes sur ce tringlot égaré dans leurs bureaux. Ils doutaient de son savoir-faire, et Merton qui avait longtemps piétiné dans les emplois subalternes n’avait dû qu’à une excessive pénurie de personnel sa nomination à Sidi-Kaddour. Il le savait ; mais, adroit et résolu, il comptait bien esquiver les pelures d’orange que les événemens glisseraient sous ses pas. Dans ce poste nouveau, nulle tradition immuable ne pouvait gêner ses projets. Observateur sagace, il avait noté dans son esprit les fâcheux effets du désarroi de la politique française qui, parfois, au Maroc passait sans transition de l’excès de confiance à l’excès de timidité. Il pensait que la meilleure méthode consistait dans l’audace constante au service d’une prudence avertie. C’était d’ailleurs l’opinion d’Imbert, dont il devenait le collaborateur immédiat. Ainsi, par un phénomène rare dans l’Afrique du Nord, l’entente était complète entre le chef du poste et son officier de renseignemens.

Pressé d’agir, Imbert voulut démontrer dès le lendemain la justesse de ses théories. Pendant plusieurs semaines, la colonne des Zaër avait dû s’immobiliser, sans la déchiffrer, devant l’inquiétante énigme de l’Oued Grou. D’après les émissaires, la vallée profonde et tourmentée était peuplée de dissidens sans cesse à l’affût d’un mauvais coup. Elle bordait le pays Zaër où les agitateurs étaient sûrs de trouver un refuge inviolable. Les Zaër soumis n’osaient s’aventurer sur le plateau qui la dominait et dont les terres fertiles formaient leurs meilleurs champs. La saison, avancée déjà, était cependant favorable aux labours qui ne pouvaient plus être différés sans risquer d’exposer nos cliens à la disette. Or l’appât d’une récolte était le gage de leur fidélité. Il fallait donc les rassurer en montrant à leurs voisins que la distance et les ravins ne les protégeraient pas contre des représailles.

Pendant la nuit, une troupe nombreuse se rassembla dans la cour du poste. Guidée par un caïd et quelques indigènes sûrs du douar voisin, elle sortit de Sidi-Kaddour sans être éventée par les chiens qui rôdaient autour de l’abattoir, ni par les guetteurs que la rumeur publique accusait les dissidens d’envoyer chaque soir sur le plateau. Trois heures durant, jusqu’au lever du jour, la petite colonne serpenta dans les vallons, au milieu des rochers, glissa dans les vapeurs épaisses qui montaient des bas-fonds. Les troupiers marchaient en silence, feutrant leurs pas, trébuchant sur les cailloux, étouffant des jurons, ravis de se donner de l’air et de fouler eux aussi, en guerriers redoutables, un sol qui semblait réservé aux prouesses équestres de fanfarons ennemis : « Ça y est ! dit un loustic ; le Mellah bouge ! les Teurs n’ont qu’à se bien tenir ! » Le propos courut comme un souffle dans les rangs et donna une vigueur nouvelle aux jarrets alourdis par le sommeil.

Soudain, le voile de brume se déchira. Par les brèches ouvertes dans les paquets d’ouate accrochés aux creux des ravins, aux saillies des rochers, le paysage apparaissait dans son imprévu mystérieux. En arrière, le bloc rougeâtre de Sidi-Kacem tapi dans un vallon évoquait une journée fameuse dans les annales de la colonne des Zaër. En avant, le plateau semblait finir au pied d’une ligne d’arbres rabougris, qu’écrasait encore un écran de montagnes toutes proches, aux profils tourmentés. Les cavaliers, dispersés en éventail protecteur, s’étaient arrêtés sur la bordure ; collés contre les troncs des chênes verts et des thuyas, la carabine menaçante, ils inspectaient avec précaution, et leurs bras esquissaient en signes d’appel des gestes prudens. « Le Grou ! le Groul » cria tout à coup un gradé. Imbert qui suivait de près, avec Merton, Pointis et quelques officiers, se précipita jusqu’à la lisière du plateau. Ils ne purent étouffer des cris d’étonnement et d’admiration.

A leurs pieds la rivière déroulait son étroit ruban vert sale visible par endroits dans un sillon d’au moins 350 mètres de profondeur. La teinte de l’eau se confondait avec celle des broussailles, des roches grises, des bancs de sable, des prairies étranglées entre les berges et les falaises qui servaient de piédestal au pays Zaër. Une épaisse forêt dévalait jusqu’au fond, et les stries du versant disparaissaient presque sous les feuillages denses et luisans. Vers l’amont, de l’autre côté d’une énorme coupure, le Djebel Bedouz dressait une barrière massive qui paraissait infranchissable. Vers l’aval, le bled Kséat, repaire maintenant désert et célèbre passage de pillards, dessinait un cirque dominé par des montagnes sombres. En face, un chaos d’arêtes, de sommets, d’aiguilles et de tables montait à l’assaut du ciel, et les ombres projetées par le soleil levant donnaient un aspect sinistre au manteau d’arbres touffus qui recouvrait ce socle gigantesque des pays beraber. Le plateau de Mserser, refuge de chefs rebelles, foyer d’intrigues et nid de dissidens, apparaissait lointain entre deux échancrures ; au Sud-Est, dominant la silhouette dentelée des monts, un cône violet indiquait la direction de la mystérieuse Kenifra, capitale inviolée du farouche Moha-ou-Ammon, chef suprême des Zaïan. La pureté de l’air supprimait tous les jeux de la perspective, plaçait montagnes et ravins, gouffres et pitons sur le même plan ; les topographes et les géologues de la petite colonne cherchaient avec passion à deviner le cours de la rivière dans la mêlée des contreforts qui semblaient se souder sur les deux versans.

« Bigre ! s’écria un jeune officier ; ça ne sera pas facile de se battre dans ce labyrinthe. — Ne vous effrayez pas ! lui répondit son capitaine qui avait guerroyé au Tonkin. Nous en avons vu bien d’autres, quand on courait après le De Tham ! On passe partout, dans ces forêts qui vous paraissent impénétrables, tandis que l’on ne peut sortir des sentiers qui sillonnent la brousse du Caï-Kinh ou du Yen-Thé. — Ajoutez encore, renchérit un vieux lieutenant, que le climat ne sera pas ici un ennemi aussi redoutable qu’en Indochine ou même au Soudan. Vous verrez ! on s’en tirera plus aisément que ne le supposent les grands bonzes ! » Et dans les groupes des officiers qui s’étaient rassemblés, tandis que les marsouins, tirailleurs et goumiers s’affalaient sur l’herbe, une discussion animée s’éleva sur les difficultés comparées des guerres exotiques.

Mais, pendant ces colloques, Saïd, le caïd jadis renié par ses frères, s’était approché à pas de loup d’Imbert et de Merton, qui fouillaient avec leurs lorgnettes le paysage en apparence désert. La joie de la vengeance bientôt satisfaite brillait dans ses yeux : « Viens, dit-il, tu pourras les voir : ils sont là ! » Et son doigt montrait le fond de la vallée, invisible derrière les contreforts boisés du plateau. Imbert sursauta, Merton s’enquit aussitôt, et Saïd expliqua sa découverte. Avec quelques partisans il s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’un éperon voisin qui formait un admirable belvédère d’où la vue plongeait sur tous les méandres du Grou. Près des rives, il avait vu des douars, des troupeaux, et les signes d’une inquiétude qui allait se manifester par un exode rapide sous la protection de guerriers résolus ; on devait se hâter, si l’on voulait profiter de la surprise pour bombarder les dissidens encore hésitans et mal réveillés. Et, tout haletant de fièvre rancunière, il attendit la décision d’Imbert.

Celui-ci consulta Merton du regard : « Il y a sans doute un joli coup à tenter, dit l’officier de renseignemens. Notre apparition suffira peut-être pour déterminer une importante rentrée de douars. S’il faut combattre, nous sommes assez forts par le nombre et le terrain pour obtenir un beau succès. » Imbert réfléchit un instant ; puis des plantons s’essaimèrent, porteurs d’ordres exécutés avec célérité. Dix minutes après, le détachement était rangé sur la position indiquée par Saïd, et qu’un rapide examen avait révélée avantageuse à souhait.

Le panorama des montagnes, les gorges où le Grou se frayait péniblement un passage, apparaissaient maintenant dans tous leurs détails. A 200 mètres au-dessous de la troupe silencieuse, une dizaine de douars, tapis au bord de la rivière, resserraient leurs cercles de tentes brunes autour de troupeaux entassés, que les enfans s’apprêtaient à diriger promptement vers les sentiers de la montagne. Une animation insolite secouait à cette heure matinale les hommes et les femmes qui semblaient se concerter pour un déménagement imprévu. Quelques tentes abattues déjà confirmaient les projets de fuite, tandis que des guetteurs cachés en face, derrière les roches à mi-pente, se préparaient à la bataille et poussaient des cris d’appel dont l’écho prolongeait les notes inquiètes. Ils avaient aperçu les canons de 65 autour desquels les artilleurs s’empressaient, les mitrailleuses, les soldats dissimulés dans les arbres et qui dessinaient, invulnérables, une ligne menaçante, prélude redoutable d’une imminente razzia.

D’un signe Imbert pouvait tout anéantir. La tentation était forte du succès facile, brillant et décisif, obtenu sans pertes, qui lui donnerait une notoriété de grand guerrier. Mais, élevé à l’école des Pennequin, des Galliéni, des Archinard, il pensait que la pacification d’un pays n’exige pas au préalable le massacre de ses habitans, même rebelles, et que la force a toujours le temps de se manifester : « Je ne suis pas un boucher !» dit-il a quelques officiers qui le pressaient de déchainer la trombe des cavaliers, l’ouragan des fusils et des canons. « Je préfère d’abord les engager à se soumettre, puisqu’ils ne peuvent nous échapper. S’ils refusent, alors seulement, ce sera tant pis pour eux ! »

Merton jubilait en écoutant cette déclaration, conforme à ses propres sentimens : « Faut-il dire aux partisans d’appeler ici les notables de ces douars ? demanda-t-il. — Oui, mais faites vite. Par l’impatience belliqueuse des uns et la frayeur légitime des autres, nous risquons d’entendre les fusils partir tout seuls. » Merton aussitôt se tourna vers Saïd qui trépignait : « Tu as compris, caïd ! Envoie les partisans crier que les notables doivent arrêter le mouvement et venir nous voir sans retard ; sinon, le grand chef va tout casser ! »

Quelques instans après, des voix glapissantes retentissaient dans les fourrés ; en face, d’autres répondaient. Au loin, des groupes qui semblaient accourir au secours s’arrêtaient pour observer. Les troupeaux qui s’ébranlaient se figeaient sur place et l’agitation cessait dans les douars. Puis, des hommes se détachèrent, sans armes, franchirent le Grou et montèrent lentement vers la plate-forme où se tenait Imbert. Loqueteux et timides, ils amenaient le petit taureau emblème de leur soumission, et ils promenaient à la dérobée, sur la troupe aux aguets, des regards craintifs. Ils s’efforçaient en vain de paraître impassibles et ils-semblaient écrases par la conviction de leur faiblesse devant la catastrophe qui les menaçait.

Du geste, Imbert mit fin à leurs effusions : « Merton, signifiez-leur ma volonté. J’accepte leur soumission ; mais, puisqu’ils sont Zaër, ils doivent habiter avec leurs frères. Dans une heure, ils camperont sur les terrains que vous leur indiquerez. Ce délai passé, je traiterai en ennemis tous les douars que je verrai sur les bords du Grou. » En vain les notables attestèrent leurs occupations innocentes de pauvres bergers soupçonnés à tort des pires méfaits, Imbert fut inflexible et, montrant le soleil déjà haut, il fixa dans le ciel la limite de sa patience. Terrifiés par ce laconisme et le déluge de fer qu’il présageait, les notables dévalèrent en désordre pour hâter les préparatifs d’un exode sans gloire sous les vifs reproches des intransigeans.

Imbert revit alors les scènes qui lui rendaient si agréable le souvenir de son premier essai de politique indigène à Camp-Marchand. Le dernier bœuf et la dernière femme disparurent enfin dans un repli du plateau, sans qu’un seul coup de fusil eût troublé l’ordre du cortège et le calme de la vallée. Couchés à l’ombre des rochers et des arbres, engourdis par la chaleur et la fatigue de la marche nocturne, officiers et soldats digéraient en silence le repas froid ou dormaient d’un sommeil lourd. Seules, quelques sentinelles surveillaient les grappes de points blancs qui dénonçaient, sur le versant opposé, une foule d’observateurs hostiles, mais contenus hors de portée par le sentiment de leur impuissance. Rassuré sur les suites de l’aventure, Imbert. à son tour, s’évadait dans une douce torpeur. La voix de Merton l’éveilla : « Nous pouvons partir, mon commandant. Les douars sont installés ! — C’est dommage ! J’aurais passé volontiers quelques heures sous ces arbres : voilà plusieurs mois que je n’en ai vu autant... Allons ! puisqu’il le faut ! » Étouffant avec peine des bâillemens réitérés, il donna le signal du départ.

Le retour fut pénible et lent. Imbert avait voulu compléter sa manifestation en promenant la troupe dans la vallée du Grou, d’où elle rentrerait à Sidi-Kaddour par des sentiers de pillards, perdus au fond des ravins énormes et boisés qui entaillaient le plateau. « C’est impossible ! » avaient déclaré caïds, cheikhs et partisans qui arrivaient de toutes parts pour narguer la déconfiture des dissidens. « C’est impossible ! le terrain est glissant, les pentes sont rapides et obstruées par des arbres morts ! » Mais Imbert, après un bref entretien avec l’officier d’artillerie, avait persisté dans son dessein : « A peine si nos piétons peuvent s’y aventurer ! Tu n’en sortiras pas ! Et si les Zaïan viennent t’attaquer ?... » objectaient avec ensemble les indigènes qui, visiblement, ne désiraient pas dévoiler le mystère de leurs chemins : « Bah ! soyez sans crainte ! ripostait l’artilleur : les mulets des Roumis avec un canon sur le dos sont plus lestes que vos piétons. » Les autres ricanaient, incrédules ; mais leurs illusions furent de courte durée. Ils virent avec un étonnement craintif la colonne accrochée aux flancs des rochers serpenter dans les gorges, parcourir d’une marche sûre les sentiers les plus scabreux. Ruisselans de sueurs, épuisés de fatigue, à demi étouffés par la chaleur lourde que le soleil concentrait sous les voûtes de la forêt, dans les massifs de lauriers-roses, entre les parois à pic des ravins, bêtes et gens se retrouvèrent enfin au grand air, non loin de Sidi-Kaddour, sur le plateau dénudé que balayait le vent. Tandis que les mulets s’ébrouaient et que les hommes s’affalaient sur l’herbe maigre, Imbert d’un air narquois questionnait ses guides abasourdis : « Eh bien ! brave Saïd, excellent Djilali, respectable Bou-Haza, pourquoi ne vouliez-vous pas me montrer les sentiers que nous avons suivis ? » Bou-Haza, qui était le beau parleur de la bande, répondit avec emphase : « Les mulets des Roumis sont agiles et forts, et tes soldats ont des ailes aux pieds ! — Oui, Bou-Haza ! c’est pour mieux atteindre tes ennemis et les miens ! »

Jusqu’à l’extinction des feux, sous les tentes des mastroquets, plus tard encore dans les popotes d’officiers, on discourut sur les événemens du jour. Aux timides ou aux prudens qui évoquaient les dangers du guêpier où l’on aurait pu trouver un désastre, les audacieux opposaient les résultats obtenus sans coup férir : « Attendons la suite, disaient les premiers. — Soit ! ripostaient les autres ; nous verrons bien qui a raison. » Imbert, lui, croyait avoir porté aux dissidens un coup décisif. Il supposait que les chefs de la rébellion, les Zaïan qui leur donnaient asile et secours, seraient désemparés par la revanche qu’il avait prise sur les bords du Grou. Il voyait un heureux présage dans leur passivité peureuse et il pensait qu’il suffirait de montrer au loin sa troupe pour assurer la paix aux tribus ralliées de son secteur.

Mais le lendemain, joyeux encore de son facile triomphe, comme il flânait l’âme légère sur les chantiers du poste, la physionomie soucieuse de Merton qui venait vers lui l’intrigua : « Oh ! oh ! mauvaise nouvelles ?... — Oui, mon commandant, répondit Merton. Les Bou-Achéria qui sont campés à Mserser ont franchi le Grou après notre départ, accompagnés de trois ou quatre cents cavaliers. Ils ont entouré les douars que j’avais installés sur le plateau et les ont contraints à repasser la rivière. Seul, un groupe d’une dizaine de tentes, n’ayant pas été découvert, n’a pas suivi le mouvement. — Montons à cheval et allons voir ; quatre cavaliers d’escorte nous suffiront. » Et comme Pointis apparaissait botté dans l’avenue centrale du poste, Imbert lui cria : « Venez-vous avec nous ? — Oui, mais où ? — Là-bas ! prenez votre revolver ! »

Quelques minutes après, la petite troupe galopait vers l’extrémité du plateau. Au passage, elle s’était grossie de l’infatigable Saïd, de trois ou quatre cheikhs et d’une dizaine de partisans occupés aux labours, qui lâchèrent la charrue pour prendre leur fusil caché dans un sillon. En phrases hachées, Imbert et Merton commentaient le coup de main des Bou-Acheria. Imbert l’appréciait comme un insupportable défi. Merton, moins susceptible, ne dissimulait pas cependant qu’il méritait une riposte immédiate : « Sinon, disait-il, leur audace va être célébrée dans les marchés, et leur incursion accroîtra leur prestige déjà trop gênant. »

Tout en courant, ils avaient atteint la lisière du plateau. Ils plongeaient du regard dans la vallée profonde, et ce qu’ils virent les alarma. Par groupes d’une dizaine d’hommes, des guerriers s’infiltraient dans les ravins, s’enfonçaient sous les bois. Des fantassins, des cavaliers descendaient l’autre versant, convergeaient vers les gués, se concertaient, franchissaient à leur tour la rivière, et ces groupes prudens dessinaient une vaste manœuvre, comme pour tendre un immense filet sur tous les sen- tiers qui accédaient au pays Zaër. Merton examina longuement ce flot envahisseur et conclut : « Les Bou-Khayou et les Aït-Raho marchent avec les dissidens, » Puis, soudain illuminé, il s’écria : « Mais c’est jour de marché à Sidi-Kaddour ! mon commandant ! ils veulent « casser le marché ! »

Imbert songea aussitôt au millier d’indigènes que les transactions hebdomadaires et la curiosité attiraient ce jour-là aux environs du poste, sur le terrain dont le choix n’avait été accepté par les tribus soumises qu’après de longs pourparlers. La création de ce marché était le plus important résultat politique obtenu par la colonne des Zaër. La dispersion des marchands et des badauds, le pillage des étalages, la razzia des bêtes de selle ou de charge si faciles à exécuter dans une foule impressionnable à l’excès seraient pour les chefs de la rébellion une éclatante revanche. Pour le poste naissant, leur succès serait une catastrophe. Imbert comprit qu’il fallait arrêter à tout prix les agresseurs : « Merton ! cria-t-il, aucun de ces gens-là ne doit parvenir sur le plateau ! Il faut les tenir à distance jusqu’à l’arrivée d’un détachement que j’envoie chercher à Sidi-Kaddour ! »

A ce moment, les quatre goumiers à cheval qu’ils avaient dépassés les rejoignaient. Un ordre bref les dispersa sur la lisière où paradaient déjà les partisans verbeux, mais prudens. Quelques détonations sèches éclatèrent et une balle bien dirigée abattit à mille mètres un fringant cavalier : « Bravo ! » cria Pointis médusé par le résultat de cette intervention inattendue.

Un concert d’imprécations s’élevait des ravins. Les goumiers maintenant précipitaient leur tir sur les groupes ennemis qui, rendus méfians par l’apparition de leurs manteaux bleus, se défilaient en toute hâte derrière les arbres et les rochers. Les partisans, excités par cette timidité dont ils devinèrent aussitôt la cause, faisaient tournoyer leurs fusils et hurlaient à tue-tête : « Attendez un peu ! les canons arrivent ! Nous allons vous massacrer tous ! »

Pointis trépignait d’aise. Imbert renonçait à faire venir du poste un détachement qui ne se présenterait pas avant quatre longues heures sur la position : « Ce sera moins difficile que je ne le pensais, dit-il. Nous n’avons qu’à faire Bayard sur le pont du Garigliano ! — C’est possible, conclut Merton, car d’en bas ils ne voient pas ce qui se passe ici. » Les partisans et les goumiers en profitaient avec adresse : ils tiraient, changeaient de place et leur petite troupe faisait un volume énorme. Il n’en fallait pas davantage pour rendre vraisemblable aux ennemis l’arrivée imminente de toutes les forces de Sidi-Kaddour. Peu à peu, en groupes circonspects, après de violens conciliabules dont Imbert et ses amis percevaient les échos, ils se dirigeaient vers le Grou et se dispersaient sur les sentiers de l’autre versant. Ils semblaient avoir hâte de revoir leurs douars, et leur fuite rapide les montrait plus soucieux désormais de se défendre que d’attaquer. En moins d’une demi-heure il ne restait plus sur le sol Zaër qu’une dizaine d’individus rassemblés autour d’un mort. Le corps enveloppé dans un grand burnous faisait une petite tache blanche sur l’herbe ; le bruit des lamentations montait jusqu’au plateau, et les compagnons du défunt tournoyaient irrésolus, mais inoffensifs.

Imbert, Merton et Pointis se regardèrent ahuris, puis un rire convulsif les secoua : « Ainsi, dit Imbert, nous voilà maîtres du champ de bataille. On pourrait même compléter la victoire en faisant des prisonniers ! » proposa Pointis excité par ce triomphe, en montrant le cortège funèbre qui s’ébranlait enfin vers le Grou : « Ne soyons pas si ambitieux, remarqua Merton. Nos troupes ne semblent pas se soucier de tenter la poursuite. — Oui, conclut Imbert, les partisans manqueraient d’entrain. » Et, se tournant vers eux, il les congédia : « Rentrez chez vous, braves gens, les ennemis ne reviendront pas aujourd’hui ! »

Ils ne devaient pas revenir de longtemps. Les travaux des champs ne suffisaient pas à expliquer leur inertie. En réalité, les Bou-Acheria comme les tribus Zaïan avaient été désagréablement impressionnés par ces symptômes d’une activité qui ne se confinait pas derrière les murailles de Sidi-Kaddour. Le danger des incursions sur le territoire Zaër était confirmé par la mobilité de la garnison. Presque chaque jour, dans les vallons les plus sauvages, sur les crêtes les plus abruptes, quelque détachement apparaissait aux heures les plus variées, dont la rencontre eût été funeste aux pillards. La nuit facilitait souvent l’arrivée en des parages lointains, vers les pâturages bordant la rivière et que les Zaïan avaient de tout temps contestés aux Zaër. Les suggestions de la prudence en éloignaient maintenant les ennemis traditionnels des tribus ralliées. La vallée était déserte, et les tentes restaient juchées sur les plateaux du pays berbère où elles faisaient des taches presque invisibles au milieu des rochers gris. Mais les hurlemens des chiens, le bruit étouffé des pas dans la nuit dénonçaient aux douars ralliés l’incessante vigilance des troupes qui garantissait leur sécurité. Accoutumés par une résignation fataliste aux catastrophes imprévues, les indigènes s’étonnaient parfois de ces mouvemens insolites. « Pourquoi tant courir ? demanda un jour Fenniri, le caïd des Rouached. Tu ne trouves jamais personnel Si les ennemis viennent, tu le sauras toujours assez tôt ! — Fenniri, mon ami, répondit Imbert, si les Zaër vivent en paix, c’est parce que mes soldats sont toujours dehors ! »

En arrière, dans la zone du secteur depuis plus longtemps ralliée à la domination française, Merton et ses officiers faisaient de fréquentes tournées de police, afin de rendre effective l’adhésion jusqu’alors platonique dont on avait dû se contenter. L’exhibition fréquente des goumiers de la Chaouia, de leurs beaux uniformes, leur physionomies satisfaites et hun goussets bien garnis étaient, selon Merton, les plus sûrs moyens de propagande. Les Zaër écoutaient les récits fanfarons de ces guerriers qui avaient jadis si furieusement combattu les Français et qui depuis, franchement ralliés, les avaient aidés à les soumettre. Leurs jeunes gens enviaient les médailles commémoratives, les fines carabines, et sollicitaient déjà la faveur d’être admis dans une troupe si reluisante : « Il n’y a rien à faire contre les Roumis, disaient-ils à Merton. Vous avez « mangé » la Chaouïa, puis le pays Zaër ; vous irez « manger » à leur tour les Zaïan et les Tadla. Prends-nous donc avec toi, car nous sommes plus braves encore que les Chaouïa. » D’accord avec Imbert, Merton pouvait donc appliquer les circulaires qui préconisaient le recrutement local, et comblait avec les Zaër les vides produits dans son goum par les libérations ou les maladies. Les offres étant supérieures à la demande, il faisait sans peine des choix judicieux. Les familles les plus considérables étaient fières d’avoir un des leurs goumier à Sidi-Kaddour, et l’union devenait, plus sincère et plus complète entre le poste et les tribus.

D’ailleurs, Imbert avait trop couru le monde et Merton avait trop l’expérience des mœurs arabes pour attribuer le loyalisme apparent de leurs nouveaux administrés à leur sympathie ou leur reconnaissance. Ils laissaient cette candeur aux utopistes naïfs de la métropole qui rêvent d’une colonisation idyllique par des Français aimés pour eux-mêmes. Ils comptaient beaucoup plus sur l’estime issue de la crainte que sur la fidélité fille de l’affection pour étendre leur influence et ruiner les illusions des ennemis du protectorat. Les randonnées lointaines, avec trois ou quatre cavaliers pour toute escorte, étaient, avec la circulation incessante des troupes, les moyens préférés d’Imbert pour « épater » ses cliens et susciter chez les voisins une incessante et craintive émotion.

Pointis ne manquait jamais d’y assister. Il faisait toujours dans ces chevauchées quelque découverte intéressante. Et si parfois Imbert ou Merton tentaient de le retenir au poste en alléguant les risques de l’expédition, il protestait avec simplicité : « Laissez donc ! S’il y a du danger, ma carabine ou mon revolver ne sera pas de trop. » On cédait à ses instances, et la cavalcade s’éloignait du poste en trottinant, comme pour une promenade sans but précis. Mais au premier berger ou guetteur qu’elle rencontrait Imbert posait des questions banales, qui se terminaient par une invite formelle à servir de guide vers un but que l’autre se hâtait de déclarer périlleux : « Je ne connais pas le chemin ! — Bah ! viens toujours, disait Imbert, nous chercherons ensemble ! — Mais de mauvaises gens rôdent par là. Tu recevras des coups de fusil. — Tous les coups de fusil ne tuent pas, et nos carabines sont meilleures que les fusils ! » Maté, l’autre enfourchait son cheval. L’œil et l’oreille aux aguets, il précédait la petite troupe qui explorait ainsi les sites les plus mal famés de la vallée du Grou, des confins montagneux du pays Tadla, et revenait toujours au poste sans incidens. Mais ces pointes hardies étaient commentées le lendemain dans les douars, et les habitans croyaient qu’Imbert possédait une « barraka » qui lui permettait de tout oser.

En quelques semaines, cette agitation méthodique donnait au secteur une sécurité absolue. Les douars des tribus frontières. jusqu’alors tassés autour du poste, se dispersaient sur des terrains abandonnés pendant de longues années. Des champs incultes depuis le règne d’Abd-el-Aziz étaient défrichés par des laboureurs diligens ; les immenses troupeaux, confiés durant la siba aux tribus soumises ou neutres, étaient revenus chez leurs maîtres et couvraient de leurs taches jaunâtres les maigres pâturages des plateaux. Les défections étaient nombreuses dans le parti des dissidens, malgré l’abandon subit et inexpliqué des projets qui avaient rassemblé pendant quelques jours à Maaziz près de 6 000 combattans sous les ordres du général d’Espérey. Des douars entiers se soumettaient aux conditions de l’aman pour conserver leurs terres et leurs silos. Il ne restait plus de l’autre côté du Grou que les agitateurs les plus compromis. Ils espéraient toujours un hypothétique retour de fortune grâce à l’appui des Zaïan ou des Tadla qu’ils tentaient d’entraîner dans un suprême effort. Un va-et-vient de piétons, de cavaliers, de caravanes animait sans cesse les pistes qui convergeaient à Sidi-Kaddour.

Ce calme après la tempête donnait au district la réputation d’un havre sûr. Des Européens y venaient, attirés par l’espoir de soustraire leurs pacotilles aux convoitises des brigands ; des mercantis indigènes ou juifs prenaient la place de ceux que la colonne avait entraînés à sa suite. Peu à peu, un petit bourg de toile se formait au milieu des rochers, tout près du poste qu’il exploitait. Imbert rêva bientôt de le transformer, afin d’ajouter à ses pures joies de pacificateur celles du bâtisseur de cités. Il s’en ouvrit à Merton qui, peu féru des « colons de la première heure, » frissonna de terreur en songeant au désarroi que mettraient dans les affaires administratives ses nouveaux ressortissans : « Vous ne vous doutez pas des ennuis qu’ils nous réservent, s’ils prennent racine à Sidi-Kaddour ! J’ai vu de près les marchands de goutte dans nos postes du Sud algérien, et je vous assure que les Français ne sont pas les moins gênans. Ils se posent sans cesse en victimes et ne veulent reconnaître aucune autorité ! » Mais, bientôt calmé, il admit que la fondation d’un village était une tentative originale dont le succès dissiperait les dernières illusions des dissidens et de leurs alliés : « Après tout, vous avez raison. De l’autre côté du Grou ils persistent à croire que nous quitterons ce pays tôt ou tard. Quand ils sauront que les civils eux-mêmes se construisent des cases en pierre, ils comprendront enfin que nous ne voulons pas nous en aller. » Et sans retard il rechercha dans les textes officiels les moyens de concilier l’hygiène de la clientèle, les droits souverains du chef de poste et les intérêts des mercantis.

Or les « colons » européens, prévenus de ce qui se préparait, manifestèrent une vive appréhension. Ils redoutaient d’être exposés, après leur établissement sur un nouveau site, aux tentatives nocturnes des pillards. Imbert leur promit que leur sécurité n’en serait pas amoindrie et, par d’adroites pressions, il sut les convaincre de la nécessité des sacrifices financiers auxquels il les conviait. Les marabouts malpropres, incommodes et troués devaient en effet se changer en vastes maisons de pierre, couvertes de tôle. Sous des conditions bénignes, les citoyens du futur village auraient à bail, pour une longue période, des lots de terrain tirés au sort pour y construire leurs habitations. Les « colons, » les plus importans, des mercantis juifs et des « kaouadjis » réunis en assemblée générale, après un bref débat acclamèrent sans réserves les projets d’Imbert.

On se mit à l’œuvre aussitôt. Un sergent de marsouins, polyglotte émérite, fut nommé commissaire de police et directeur des travaux. Sur une parcelle du terrain militaire, les prisonniers que des peccadilles de droit commun retenaient dans les geôles en toile de Merton apprenaient de leurs chefs d’ateliers à faire jouer les mines et niveler le terrain rocailleux. Poussés par une émulation intéressée, des soldats passaient leurs heures de liberté à bâtir les premières maisons de Kaddourville en bordure d’une large rue qui portait le nom d’un capitaine tué non loin de là. Une vaste place, dédiée à la mémoire d’un officier tombé pendant la colonne des Zaër, s’étendait entre le village et le poste, et le sergent jardinier s’évertuait à l’embellir par des plantations de chênes verts et d’oliviers rabougris. Bientôt, un commissariat de police, des réverbères à l’acétylène, deux anciens goumiers consacrés sergens de ville par leurs brassards de cuivre rutilans, donnaient à Kaddourville le suprême vernis de la civilisation. Le soir, jusqu’à l’heure de la retraite, les indigènes des douars voisins, les militaires du poste, les femmes de Sénégalais faisaient leur tour de boulevard dans la grande rue violemment éclairée. Leurs groupes pittoresques stationnaient devant les étalages, se pressaient autour des phonographes qui nasillaient les rengaines universelles, écoutaient les facéties de conteurs arabes trônant chez les marchands de thé, encombraient les vastes salles des mercantis diligens et satisfaits, d’où s’échappaient avec des bouffées d’odeurs vineuses les rugissemens de la Toulousaine et des Montagnards. Les officiers allaient oublier leur ennui dans le spectacle de ces joies populaires, et des paris s’engageaient entre eux sur l’organisation éventuelle d’une Chambre de commerce ou d’un Conseil municipal dans la petite capitale du secteur.

Parfois des incartades d’ivrogne, des querelles de femmes faisaient tourbillonner en remous une foule compacte de curieux. Avec une dextérité toute française, les deux « agens » marocains, fiers de leur importance, ramenaient le calme par l’incarcération brutale des délinquans indigènes. Mais toute la diplomatie du commissaire de police devait remplacer la manière forte dans les litiges où quelque femme sénégalaise supposait menacée sa vanité ou ses intérêts. Avec la fougue belliqueuse de leur race, elles fonçaient sur l’adversaire, et les haines séculaires subitement déchaînées pouvaient, si l’on n’y prenait garde, mettre aux prises Marocains et noirs dans un conflit sanglant.

Cette haine, toujours latente, n’apparaissait guère entre les soldats du poste, indigènes et tirailleurs. Ils affectaient de s’ignorer. Les premiers savaient qu’autrefois leurs hardis guerriers allaient chaque année, bien loin vers le Sud, capturer des noirs qu’ils vendaient comme du bétail à Marrakech, à Rabat, à Fez. Les seconds, consciens de l’épopée qu’ils avaient écrite avec leur sang sur la terre africaine, du Sénégal à l’Abyssinie, étaient fiers de fouler en maîtres les territoires des tribus comme les jardins des sultans. Mais leurs sentimens de mépris réciproque ne se traduisaient que par une émulation tacite d’adresse et de résistance pendant les marches et sur les chantiers. Chez les femmes, au contraire, tout prétexte facilitait une explosion. L’achat d’une poule au marché, d’une étoffe ou d’un miroir au village, une bousculade à la fontaine, mettaient chaque jour aux prises, dans un langage imagé, les fines Marocaines et les robustes « madame Sénégal. »

Dans ces duels oratoires que seule une surveillance incessante empêchait de se transformer en pugilat, la coquetterie féminine trouvait aisément des attaques cruelles et des ripostes vengeresses. Un soir, comme Imbert, Merton et Pointis passaient en se promenant près de la fontaine, ils furent témoins d’une querelle qui les divertit fort. Justement impatientée par les dimensions des récipiens qu’une Sénégalaise voulait remplir avant son tour, la femme d’un goumier protestait violemment. Avec une insolence tranquille, l’autre cala sans mot dire une énorme cuvette sous le filet d’eau : « C’est bien la peine, vraiment, d’accaparer la fontaine, ricana la Marocaine ; toute l’eau que tu mettras sur ta peau ne la fera pas blanchir ! — Que dis-tu ? glapit « madame Sénégal. » Je suis noire, c’est vrai, mais propre ; et mes habits aussi. Tu peux frotter, ça ne déteint pas. On n’en peut dire autant de toi. » Les femmes gloussaient d’aise ; la Marocaine montrait avec ostentation la pâleur relative de son visage et de ses bras. Rendue furieuse par la raillerie, la Sénégalaise humecta son écharpe, frotta d’une main ferme sa figure et sa poitrine, et m(9ntra fièrement l’étoffe dont rien n’altérait l’immaculée blancheur. Puis, bondissant sur la Marocaine, elle la maintint d’une poigne vigoureuse et la bouchonna sans douceur avec l’écharpe humide. La figure de sa victime s’éclaircit sous les frictions, mais l’étoffe soudain déployée apparut grisâtre de la crasse qu’elle avait enlevée. Triomphante à son tour, la Sénégalaise acheva sa victoire par une bourrade qui terrassa l’adversaire, et les poings tendus vers les indigènes, le cou gonflé par l’effort, elle hurla : « Les Marocains sont des sauvages ! Les Marocaines ont la figure sale, les habits sales, tout sale. Si nous étions sales comme vous, nos maris nous battraient ! » Au milieu de toutes les femmes déchaînées, le soldat planton à la fontaine gesticulait, époumoné, des invitations au calme, et jouait au naturel le Zuniga dans la querelle des cigarières de Carmen.

En même temps que le village, un poste solide et confortable sortait d’entre les roches de Sidi-Kaddour. Pointis admirait l’ordonnance des cases, leur construction rapide, le zèle adroit des équipes de soldats transformés en maçons et charpentiers. Sur le plateau les bâtimens civils et militaires dessinaient une agglomération blanche, visible de loin, qui impressionnait les espions ennemis comme une formidable kasbah.

Chez les tribus soumises, ces bâtisses exerçaient une salutaire influence. Chacun s’y soumettait sans murmure aux obligations de l’aman. Même celle qu’Imbert avait jugée presque irréalisable était acceptée avec bonne humeur. Des groupes de nombreux cantonniers, dirigés par des marsouins et des artilleurs, commençaient la transformation des pistes incommodes en faciles chemins : c’étaient les prestataires du secteur qui, trop pauvres pour payer leur contribution de guerre, donnaient en échange des journées de travail. A la transaction s’était affirmé l’esprit inventif de Merton. Aux scrupules d’Imbert il avait opposé un : « Essayons toujours ! « victorieux.

Mais c’était l’infirmerie indigène qui donnait la plus sûre preuve de l’adhésion des tribus au nouveau régime politique des Zaër. Imbert l’avait hâtivement installée en dehors du poste, entre deux gros rochers. Le médecin de la garnison y prenait au sérieux le rôle de missionnaire laïque auquel des circulaires prévoyantes le conviaient. Avec une patience, un dévouement de sœur de charité, il réduisait des fractures, pansait des plaies immondes, taillait dans les chairs malsaines sans s’émouvoir de la vermine grouillante, des haillons sordides, des odeurs infectes de ses bénévoles cliens. Ils venaient en foule, et de loin, chaque semaine plus nombreux, et les tentes de « l’Assistance médicale » faisaient songer à quelque musée des horreurs. De toutes ces ruines humaines dues à la misère physiologique, aux hérédités redoutables, au charlatanisme des sorciers, les victimes des combats offerts naguère à la colonne des Zaër étaient les plus pitoyables. Ils avaient longtemps caché dans leurs douars, par crainte de terribles vengeances, des blessures que le temps et l’ignorance rendaient vite épouvantables. La générosité des vainqueurs, la réputation du « toubib » établie sur des cures impressionnantes avaient fini par dissiper leurs préventions. Ils s’habituaient à prendre le chemin de l’Infirmerie indigène d’où ils sortaient souvent guéris et toujours soulagés. Les complimens chevaleresques des officiers flattaient en outre leur vanité de guerriers, et la cause française n’avait oas chez les Zaër de plus dévoués partisans.

Pointis avait diligemment profilé de cette rapide évolution des esprits. Il avait visité les districts les plus éloignés du secteur et, toujours bien accueilli dans les douars, il avait terminé l’enquête économique à laquelle il s’était voué. Ses notes de toute nature formaient un dossier respectable dont les prudentes conclusions froissaient aussi bien les enthousiastes que les adversaires de l’affaire marocaine, qui partageait les officiers du poste en deux camps à peu près égaux.

« Je quitterai Sidi-Kaddour par le prochain convoi, car je n’ai plus rien à faire ici. Je n’ai même plus à espérer l’imprévu, puisque votre secteur est déjà pacifié ! » dit-il un jour à Imbert, tandis qu’ils cheminaient en précédant la troupe qui venait d’explorer un massif lointain. Merton, qui marchait près d’eux, protesta doucement : « Ne chantons pas victoire tant que notre œuvre n’aura pas subi l’épreuve des mauvaises nouvelles. Il suffirait peut-être de l’échec retentissant d’une colonne quelconque pour tout bouleverser chez nous ! »

Comme il parlait, un groupe de cavaliers armés apparut au sommet d’une côte voisine, sur la route de Sidi-Kaddour. Ils discutaient avec animation et semblaient joyeux : « D’où venez-vous ? leur demanda Imbert au passage. — Du « baroud ! » répondit l’un d’eux dont les yeux luisaient. — Quel baroud ? » questionna aussitôt Merton étonné. Tous alors glapirent à la fois, et Merton crut comprendre qu’il s’agissait d’une razzia de troupeau tentée aux environs du poste par des Beraber repoussés avec pertes : « Oh ! oh ! dit Imbert ; si les Zaïan bougent, il doit y avoir du nouveau ! » Et, sans s’attarder à de verbeuses explications, il confia sa troupe au plus ancien officier et partit au galop, avec Pointis et Merton.

Une foule énorme dressait une forêt de fusils sur l’unique rue de Kaddourville et la cour des Renseignemens. Fendant le flot d’indigènes surexcités, un capitaine courut à la rencontre d’Imbert, tandis que Merton, agrippé au passage par les notables qui l’entraînaient vers le centre du rassemblement, s’efforçait en vain de démêler la vérité dans leurs récits confus. En phrases hachées, Imbert apprenait la cause de cette émotion. Une bande d’environ cent cavaliers, dirigée par les fils du Zaïani, avait franchi le Grou à l’Oldjet-bou-Kremis. Elle était arrivée par surprise jusqu’à cinq kilomètres du poste où elle avait trouvé un troupeau de cent moutons gardé par deux enfans, et l’avait enlevé. Les bergers couraient aussitôt donner l’alarme aux Ouled Moussa campés dans les vallons voisins. Les Ouled Moussa étaient montés à cheval ; le poste avait envoyé des fantassins et quelques goumiers. Le maréchal des logis rallia les indigènes qu’il entraîna vivement à la poursuite des ravisseurs. On n’avait pu reprendre les moutons, mais on avait tué deux Zaïan, blessé plusieurs autres, fait prisonnier un esclave noir de Moha-ou-Ammou, attrapé un cheval, ramassé quatre fusils.

Pendant ce récit, Imbert et Pointis avaient rejoint Merton. Un spectacle inattendu les figea sur place. Dépouillés déjà de leurs vêtemens, les deux morts gisaient rigides et sanglans : les Ouled Moussa les avaient apportés en témoignage de leurs exploits. Accroupi près d’eux et solidement garrotté, le prisonnier s’efforçait de paraître impassible, mais roulait des yeux inquiets. Dans un rapide interrogatoire il mit l’échauffourée sur le compte d’une partie de chasse qui avait entraîné les fils de son maître hors du territoire des Aït-Raho ; la tentation offerte par le troupeau avait paru trop forte à des chasseurs malchanceux : « Tout cela n’est pas bien clair, murmura Merton rendu soucieux par cette aventure où il voyait un mauvais présage. — Certes, acquiesça Imbert. Cette offensive insolite doit avoir un motif que nous ignorons. Mais avant de parler politique, débarrassons-nous de tous ces braillards. »

Les propriétaires du troupeau razzié se lamentaient. Imbert les apaisa par le don des deux morts que leurs parens ne manqueraient pas de racheter fort cher. Il distribua les autres trophées entre les plus vaillans des Ouled Moussa ; malgré les indignations naïves de Pointis, le khalifa de la tribu obtint l’esclave qui le suivit avec une passivité d’animal. Pendant ce temps, Merton questionnait des informateurs imprécis et bavards que l’appât d’une récompense faisait affluer. Du chaos de leurs récits il tirait un résumé vraisemblable : pour punir les Français d’avoir abreuvé leurs chevaux dans le Grou, le Zaïani voulait brûler leur poste et piller les douars des lâches Zaër ; il viendrait camper le lendemain avec toutes ses forces à l’Oldjet-bou-Kremis où devaient le rejoindre les dissidens.

« Qu’en pensez-vous, Merton ? demanda Imbert sceptique. — Hé ! c’est bien possible ! Les labours sont terminés, les semailles sont faites. Pour se distraire en attendant la récolte, les Marocains ont coutume de batailler. Les dissidens ont dû convaincre les Zaïan et lier de nouveau partie avec eux. Tous font bloc pour forcer par la terreur nos tribus à la révolte. — Vous croyez donc à l’invasion prochaine du secteur ? — Elle est probable, à moins que Moha-ou-Ammou ne préfère rester dans une position d’attente pour ne pas compromettre son prestige en s’engageant à fond. Les intrigues des dissidens, appuyées sur la présence de sa mehallah, exerceraient une pression morale sur nos partisans qu’ils espèrent décider à la défection. » Imbert réfléchit : « D’abord, reprit-il, nous serons demain à l’Oldjet-bou-Kremis avant eux ; s’ils y viennent, la promenade leur coûtera cher. Ensuite, nous saurons bien les empêcher d’entrer chez nous. »

Pointis, qui écoutait avec attention cet entretien, hésita un instant, puis, brusquement, se décida : « D’après vous, dit-il, la poudre va parler ? » Merton répondit selon l’usage arabe, en levant l’index vers le ciel : « Bon ! je comprends ! reprit Pointis. Je voulais partir avec le prochain convoi, mais... je reste. — Comme il vous plaira, mon cher ami, dit Imbert. Mais vous connaissez la formule : dès maintenant, je décline toute responsabilité. — Déclinez ! déclinez ! Le mystère qui plane sur votre poste vaut bien que je reste encore quelques jours avec vous. Je me trouverais ridicule si j’apprenais à Camp-Marchand ou Rabat que Sidi-Kaddour est assiégé par les Zaïan. — Oh ! assiégé ! protesta Imbert. Je ne me vois pas dans ce rôle qui serait, ici, vraiment peu glorieux ! »

Dans la nuit, un détachement quittait Sidi-Kaddour en grand secret. Par les sentiers à peine tracés du plateau, par les ravins et les crêtes rocheuses, Imbert le guidait vers l’embuscade qu’il avait méditée. Les soldats, accoutumés à ces départs nocturnes, marchaient allègrement, malgré les difficultés du terrain, car l’incident de la veille leur faisait espérer un retour triomphal. Au point du jour, canons, mitrailleuses et fantassins étaient dissimulés sur un éperon couvert d’une forêt épaisse dont les éclaircies laissaient apercevoir toutes proches les prairies de l’Oldjet-bou-Kremis bordées par le ruban de moire grise de l’Oued Grou. Pendant plusieurs heures on attendit en vain. Mais vers midi les vedettes capturaient deux piétons qui descendaient du pays Zaïan et qui, prestement garrottés, étaient amenés devant Imbert. C’étaient de pauvres pèlerins, minables et fatigués, qui se rendaient en Chaouïa. D’énormes chapelets ballottaient sur leurs épaules, et leurs visages hâves suaient la peur. Interrogés, ils dirent tout ce qu’ils savaient : le Zaïni était campé près d’Hartef, à 8 kilomètres du Grou, avec un millier de cavaliers ; l’équipée de ses fils, qui avaient ramené avec les cent moutons volés quatre guerriers morts et sept blessés, le mettait en fureur, mais il ne paraissait pas disposé à bouger : « Bon ! conclut Imbert, l’affaire est manquée. Il est inutile de rester ici plus longtemps ! »

Quelques instans après, toute la troupe s’ébranlait sur le chemin du retour dans une vallée qui ouvrait une large voie d’accès au plateau. Les soldats narguaient la couardise du Zaïani, coupable, d’après eux, d’avoir manqué au rendez-vous. Ils le supposaient servi par une police occulte d’agiles Sherlock-Holmes, qui éventait les desseins les plus secrets et les mystères des marches de nuit les plus imprévues. Imbert et Merton discouraient sur cette mehallah dont l’arrivée posait une énigme qu’ils étaient incapables de déchiffrer. A peine ils parvenaient sur le plateau que leur perplexité augmenta.

Pointis, qui suivait en curieux les cavaliers des flanc-gardes, accourait à vive allure : « Venez voir ! criait-il. Vos douars décampent ! » Les deux amis s’élancèrent aussitôt vers le vallon qu’il indiquait et qu’ils savaient occupé par quelques fractions d’Ouled Moussa. Pointis avait dit vrai. Les tentes étaient déjà roulées sur les chameaux, et la confusion bourdonnante des habitans témoignait d’une fuite précipitée : « Pourquoi partez-vous ? » demanda brusquement Imbert aux notables qui s’approchaient pour le saluer « Nous avons peur ! répondirent-ils d’un air angoissé. — Peur de quoi ? hurla Merton. — Je ne sais, nous ne savons, mais nous avons peur ! — Soit ! mais où allez-vous ? — Nous voulons camper près du poste. — Pourquoi ? — Parce que nous avons peur ! — Allez au diable ! » conclut Imbert, qui comprit qu’on n’en pouvait tirer aucun renseignement.

Pendant les jours suivans, ces exodes se multiplièrent. Les cavaliers en patrouille, les officiers en reconnaissance constataient que les habitans abandonnaient le pays en avant de Sidi-Kaddour. Peu à peu, le plateau reprenait son ancien aspect de désert hostile et mystérieux. Les prestataires dont le zèle avait émerveillé Pointis faisaient la grève sur les routes où ils ne se trouvaient plus en sécurité. Le versant zaïan de la vallée du Grou, le chaos des montagnes qui dressait au Sud une barrière entre les Tadla et les Zaër apparaissaient toujours aussi vides aux détachemens qu’Imbert expédiait sur les observatoires les plus lointains. Mais les trois tribus frontières du secteur semblaient céder à quelque pression inconnue ; leurs douars se tassaient autour du poste, comme s’ils en attendaient un secours contre quelque danger terrible et imminent. Et la réponse ambiguë : « Nous avons peur, » revenait en leit-motiv à toutes les questions. Cependant, nulle défection n’orientait Imbert et Merton dont les soupçons se perdaient dans le noir.

« La situation politique n’est pas bonne ! disait sans cesse Merton. Il se passe quelque chose que nos tribus doivent savoir ; mais quoi ? » Une estafette enfin apporta la réponse à cette question obsédante. Dans une circulaire qu’expliquait un lot de télégrammes officiels, l’autorité supérieure invitait les chefs de poste à la prudence, leur recommandait d’éviter tout engagement, qui pourrait être transformé en échec par la jactance de nos ennemis. A Sidi-Kaddour, les pessimistes songèrent alors à la duplicité légendaire des Zaër et prophétisèrent les pires catastrophes. Elles parurent vraisemblables après les rapports concordans des émissaires qui arrivaient de toutes parts.

C’est ainsi que la garnison apprit les événemens de Mogador, la trahison d’Anflous, les combats de Dar-el-Kadi. L’insurrection se ranimait dans le Sud. Quelques succès passagers augmentaient le prestige d’El Hiba : on parlait de convois enlevés, de blessés capturés, et ces exploits exagérés par la distance et les mirages marocains donnaient le signal d’une offensive générale des croyans contre les Roumis. Moha-ou-Ammou le grand chef des Zaïan, Moha-ou-Saïd le grand chef des Tadla, s’étaient concertés pour attaquer les postes qui surveillaient leurs territoires ; le second avait déjà commencé les hostilités autour de l’Oued Zem, qui était étroitement bloqué.

« Qu’attend donc le Zaïani pour entrer, lui aussi, en campagne ? » demanda Imbert à Merton qui résumait ainsi les événemens d’après les témoignages soigneusement recoupés de ses espions. « Il a convoqué le ban et l’arrière-ban de ses tribus de l’Atlas, dit Merton, et il ne bougera d’Hartef où il est toujours campé avec sa mehallah que lorsque tous ses guerriers seront réunis.» Imbert déroula la carte du secteur et réfléchit longuement. Sous ses yeux, ce chef-d’œuvre de patience et de précision étalait les montagnes, les ravins, les sentiers les plus cachés du secteur et des pays limitrophes. Mais il renonça vite à des projets audacieux. « Bigre ! murmura-t-il, ne risquons rien, et jouons à coup sûr ! »

Quelques instans après, un « supplément au rapport » annonçait les dernières nouvelles à la garnison, et les officiers convoqués au Bureau de la Place étaient initiés au programme imaginé par Imbert pour conjurer l’orage qui se préparait. En faisant camper chez les tribus occidentales du secteur tous les douars réunis aux environs du poste, pour mettre un désert de trente kilomètres entre la mehallah zaïan et les proies qu’elle convoitait, on enlevait à Moha-ou-Ammou toute chance de succès dans les incursions qu’il chercherait à tenter. Le plateau devenait ainsi un champ clos où les bandes ennemies devraient au préalable se mesurer avec les troupes du poste. D’ailleurs, avec de l’adresse et de l’agilité on pourrait les maintenir dans la profonde vallée du Grou, où l’on irait les surprendre si quelque occasion se présentait. « Chacun de vous, conclut Imbert, aura sa part dans les heureux engagemens que je prévois. »

« Mais cette tactique n’est possible que si nos tribus restent fidèles ou gardent au moins la neutralité ! » objecta un capitaine qui songeait à la réputation de fourberie des Zaer. — Oh ! protesta aussitôt Merton, elles seront pour nous aussi longtemps qu’elles se sentiront bien gardées ! — Soit. Mais ne vaudrait-il pas mieux attendre dans le poste que les Zaïan et les dissidens viennent nous assiéger ? Nous les battrions tous ensemble et d’un seul coup, en leur infligeant de grosses pertes ! dit un officier que le souvenir de Mazagran empêchait souvent de dormir. — Allons donc ! s’exclama Imbert. Croyez-vous habile de se laisser immobiliser par quelques dizaines de cavaliers qui feraient la fantasia dans les rochers autour de nos murailles, tandis que le gros de leurs forces irait sans danger piller et massacrer les indigènes qui se sont confiés à nous ? Sans doute, il nous serait facile de faire de la réclame aux « héroïques défenseurs de Sidi-Kaddour ; » mais on ne m’a pas donné 820 rationnaires et 2 canons pour que je les garde avec soin à l’abri des coups ! »

Ainsi, le dénouement était proche. Au delà du Grou, sur les plateaux et les ravins hors des vues, des foules en armes se rassemblaient pour bouleverser les travaux pacifiques d’Imbert et de ses collaborateurs. Une faute, un échec pouvaient anéantir les résultats de la patiente colonne des Zaër, ramener à la barbarie un vaste district que deux mois de paix et d’efforts avaient déjà transformé. L’appréhension inspirée par l’audace et l’activité de la garnison avait pu différer jusqu’à ce jour l’entrée en campagne d’ennemis entreprenans sans doute, mais plus fanfarons encore que vraiment belliqueux. Cependant, ils semblaient maintenant décidés à s’ébranler sans retard.

Or, la prise de contact s’effectuait sous de fâcheux auspices pour les Beraber et les dissidens coalisés. Dans la nuit, un Sénégalais en faction au village fit coup double sur un groupe de maraudeurs qui venaient en reconnaître les abords. Puis, dans l’après-midi, des vedettes ayant signalé l’apparition de cavaliers suspects sur la lisière du plateau, Imbert entraînait dans une course folle une centaine de fantassins et la section d’artillerie jusqu’à l’origine d’un ravin énorme où Merton, Pointis, les goumiers et quelques partisans qui l’avaient précédé, faisaient un feu d’enfer. Il arrivait à temps. Au fond du ravin qui ouvrait un passage entre le Grou et le pays zaër, un parti de 300 ou 400 cavaliers se préparait à l’assaut du plateau. Les canons, défilés aux vues, avaient fait pleuvoir à bonne distance quelques obus sur cette masse compacte, qui se dispersait sans donner aux fantassins l’occasion de tirer un coup de fusil. Le lendemain, à la faveur du brouillard, la garnison renouvelait cette manœuvre avec un succès plus complet encore. La brume s’étant dissipée, du gigantesque balcon dessiné par le plateau, Imbert surprit à deux reprises des groupes nombreux qui se disposaient à franchir le Grou. Canonnés avec précision, ils se dispersèrent, emportant morts et blessés, sous les arbres et dans les ravins, et l’on put ensuite les voir disparaître en désordre par tous les sentiers qui montaient vers le pays zaïan. Au retour, sur le chemin du poste, malgré la fatigue, les soldats chantaient ; les fantassins jalousaient les artilleurs qui, seuls, avaient mis l’ennemi en déroute ; mais tous étaient ravis de ces aventures qui semblaient leur promettre, à brève échéance, des combats moins anodins.

Soudain, des cris se firent entendre dans le groupe de cavaliers qui précédait l’avant-garde. Les goumiers disparurent dans un vallon rocheux, talonnés par les partisans dont les chevaux couraient ventre à terre : « Ils ont peut-être vu un lièvre et ils s’amusent à le forcer... » dit Merton à Imbert intrigué. Mais, quelques instans après, on les découvrit rassemblés autour de trois piétons qu’ils invectivaient. Les goumiers brandissaient comme des trophées trois winchesters et des poches à cartouches bien garnies qu’ils avaient enlevés aux inconnus. Muets et farouches, ceux-ci fixaient au passage, d’un air de défi, les officiers et les soldats : « Que faisaient donc ces gens-là ? dit Imbert au gradé qui avait dirigé la capture. — Ils se cachaient dans les rochers. — Emmenez-les ; on fera l’enquête à Sidi-Kaddour. »

Dès l’arrivée, l’incident s’expliqua. Pressés de questions, les prisonniers, reconnus pour être des dissidens, avouèrent avec arrogance qu’ils avaient franchi le Grou pour tenter un mauvais coup ; en apercevant la troupe sur le plateau, ils s’étaient décidés à la retraite, mais ils avaient été surpris par les cavaliers : « L’affaire est claire, dit Merton à Imbert qui écoutait l’interrogatoire. D’après les circulaires officielles, tout rôdeur pris les armes à la main doit être remis à la justice sommaire du Makhzen. Le Makhzen, c’est nous ! — Sans doute ; mais il n’est pas inutile de faire appel à l’expérience d’un caïd. Justement, Djilali est ici, et les pillards ont été rencontrés sur le territoire de sa tribu. »

En présence de leurs juges, les prisonniers renouvelèrent leurs aveux avec une fataliste franchise : « Caïd ! tu as entendu ? dit Imbert. A quelle peine la loi musulmane condamne-t-elle ces voleurs ? — Ils doivent avoir les deux mains coupées, affirma le caïd sans sourciller. — Et vous, Merton, qu’en pensez-vous ? — Ils méritent la mort. — C’est aussi mon avis. Caïd, reprit Imbert, nous ne pouvons accepter ta sentence. Nos coutumes ne permettent pas de mutiler des brigands. Ils vont être fusillés. » Le caïd acquiesça du mektoub traditionnel.

Les prisonniers entendirent leur arrêt avec une hautaine indifférence. Il fut exécuté sur-le-champ. Tandis que Merton faisait creuser trois fosses dans un ancien cimetière musulman, huit Sénégalais emmenaient les condamnés hors du poste, au pied d’un énorme rocher d’où quelques factionnaires éloignaient les badauds. Bientôt après, trois détonations assourdies annonçaient l’épilogue de ce drame rapide qui impressionna favorablement la population du secteur.

Pointis ne manqua pas, d’ailleurs, de blâmer avec précaution la rapidité de l’enquête et la sévérité du châtiment : « Voyons, Imbert ! on ne fusille pas des prisonniers !... — Pardon ! dit Imbert interloqué. Vous confondez voleurs et combattans. C’est l’espoir du pillage, et non le patriotisme, qui lança les trois défunts dans leur funeste aventure. Je veux que la sécurité des chemins, la tranquillité des douars ne soient pas chaque jour menacées par quelques bandits insaisissables. Après deux ou trois exécutions analogues, les rôdeurs se calmeront, ou ils resteront chez les voisins pour exercer leur industrie. »

Pendant plusieurs jours, la prudence des ennemis sembla démontrer la justesse des théories tactiques et judiciaires d’Imbert. Dissidens et Zaïan avaient de nouveau fait leur jonction, mais leurs groupemens se tenaient immobiles loin du Grou. A la vérité, leur perplexité était grande. Ils étaient déconcertés par l’attitude inattendue des Zaër, et ils avaient déjà chèrement payé leurs infructueuses tentatives d’invasion. Rendu circonspect par ces échecs mortifians, le Zaïani temporisait pour profiter du désarroi que les triomphes toujours imminens de Moha-ou-Saïd dans la région de l’Oued Zem causeraient chez les Roumis. Il calmait les impatiences des dissidens et il comptait sur la pression morale exercée par sa mehallah toujours menaçante pour désagréger le bloc des Zaër ralliés.

A vouloir la prévenir, la garnison s’énervait. Sans cesse par monts et par vaux, à la recherche d’un ennemi invisible, officiers et soldats usaient leurs forces et leur entrain. Vainement Imbert essayait-il, par des actes en apparence téméraires, d’attirer dissidens et Beraber dans des pièges subtils. Reconnaissances lointaines, vidages de silos, ne parvenaient pas à faire venir l’adversaire sous le feu des mitrailleuses et des canons. Il se méfiait, et ses patrouilles détalaient avec vitesse dès qu’elles apercevaient casques blancs, chéchias rouges ou manteaux bleus. Mais déjà les chevaux du goum étaient sur les boulets ; sans le peloton des goumiers, l’infanterie et la section de montagne risquaient de marcher en aveugles et d’arriver trop tard si l’ennemi fonçait sur un objectif imprévu.

Merton jugea le moment favorable pour risquer une proposition qu’il avait longuement méditée : « Pourquoi ne ferions-nous pas concourir les cavaliers de nos tribus à la défense du pays zaër ? Ils y sont plus intéressés encore que nous ! » Imbert se récria. Il jugeait les partisans plus gênans qu’utiles, et leur zèle plus bruyant qu’efficace ne lui paraissait pas au-dessus de tout soupçon. Mais les argumens de Merton dissipèrent ses méfiances, et après une brève discussion, il approuva : « Soit ! proclamons la levée en masse ! L’épreuve sera concluante et nous avons grand besoin de cavaliers ! » Merton, ravi, se hâta d’expédier dans les tribus des courriers diligens.

De bonne heure, le lendemain, les sept caïds, leurs états-majors de khalifas et de mokhrazenis, les cheikhs les plus importans étaient réunis à Sidi-Kaddour. La proposition de Merton fut acceptée avec un enthousiasme exubérant auquel succédèrent aussitôt des objections inattendues : « Nous n’avons plus de fusils ! plus de cartouches ! » clamaient les caïds. Et ils rappelaient que la livraison des armes avait été la première des conditions de l’aman. Depuis, ils étaient comme de pauvres moutons exposés aux convoitises des chacals.

Le raisonnement était spécieux. Sans doute, une grande quantité de fusils démodés, de carabines hors d’usage avaient été apportés au bureau de Merton ; mais ces armes inoffensives, qui semblaient sortir d’un magasin de bric-à-brac, n’étaient pas celles que les ralliés avaient utilisées dans leurs luttes contre la colonne des Zaër. Cependant Merton ne jugea pas à propos de chicaner. L’approvisionnement du poste en fusils Gras et cartouches 74 permettait de se montrer généreux. Après un palabre animé, on convint que chaque tribu fournirait, jusqu’au retour de la tranquillité, un contingent de 30 partisans à cheval. Ces auxiliaires camperaient auprès du poste dont ils recevraient fusils, munitions et l’orge pour la nourriture des chevaux.

Le rassemblement de tous ces guerriers excita dans la garnison des commentaires peu bienveillans. A priori, officiers et soldats se défiaient des partisans, qui, dans les colonnes précédentes, ne leur avaient pas paru mériter la confiance qu’on leur témoignait. Ils leur imputaient des méprises regrettables ; ils les soupçonnaient de fanfaronnades brouillonnes et parfois même de trahison. D’impressionnans récits sur les mésaventures du commandant Massoutier, attaqué en route par ses contingens d’auxiliaires, étaient chuchotes sous les tentes, et Pointis, traduisant l’opinion générale, en évoqua l’exemple le soir à dîner : « Nous verrons bien, répliqua Imbert. Si nos volontaires ont de mauvaises intentions, ils ne sont pas assez nombreux pour les réaliser. Mais ils feront du volume sur le plateau et dans les défilés, et ils seront toujours assez bons pour apporter des nouvelles. D’ailleurs, les cavaliers du goum ne peuvent plus suffire à la tâche, et je n’ai pas le choix pour les remplacer. »

Or, la suite lui donnait raison. Abondamment pourvus de cartouches, les partisans s’agitaient dans une furie de mouvement qui les lançait en galopades folles vers les silhouettes à peine visibles des patrouilles ennemies. Et c’étaient des combats homériques, des fusillades en l’air coupées de cris éperdus où s’échangeaient des menaces farouches et d’utiles renseignemens. Dans ces luttes courtoises d’où ils revenaient toujours indemnes, mais comiquement vantards, ils faisaient un gaspillage de munitions qu’Imbert jugeait avec sévérité : « C’est à croire qu’ils les vendent ! » s’exclamait-il chaque soir quand les caïds montraient leurs sacoches vides et leurs chevaux ruisselans. Parfois, cependant, ils lui donnaient des preuves indiscutables de leur adresse et de leur fidélité. Alors, un cortège animé annonçait de loin la capture de quelque ennemi surpris en vedette ou en maraude sur un piton ou dans un ravin. Et comme ils se doutaient du sort réservé par Imbert à ces prisonniers, on pouvait admettre que les Zaër du secteur avaient, sans arrière-pensée, « coupé les ponts » entre eux et leurs anciens alliés.

Quinze jours se passèrent ainsi. Les silos des dissidens, d’où Merton tirait l’orge qui nourrissait les chevaux des partisans étaient près de s’épuiser. Le budget du secteur ne prévoyait pas l’entretien de toute cette cavalerie : « Ils sont trop ! » disait Merton, qui décida Imbert à congédier les contingens des quatre tribus les plus éloignées. Malgré les pronostics pessimistes de Pointis et de quelques officiers, aucun fusil ne manquait à l’appel quand les partisans furent désarmés. L’expérience était donc concluante. Elle avait aussi pour résultat d’augmenter les hésitations des chefs ennemis. Figés sur leurs campemens, ils ne savaient plus comment sortir à leur honneur de l’aventure où ils s’étaient engagés.

Un soir, Djilali, caïd des Ouled-Moussa dont les territoires s’étendaient théoriquement jusqu’au Grou, vint causer en secret avec Merton : « Moha-ou-Ammou, lui dit-il, a fait installer des Aït-Raho qui sont Zaïan sur nos pâturages de l’Oued Chettba qu’il leur a donnés ; il leur a promis de les protéger en cas d’attaque ! — Tu en es sûr ? demanda Merton abasourdi. — Oui. Un de mes hommes a vu aujourd’hui les tentes et les troupeaux à Sebba-Aouinet... » Merton questionna le caïd et courut prévevenir Imbert. La nouvelle était en effet importante, car la présence de douars ennemis sur la rive gauche du Grou infligeait un affront au chef du poste de Sidi-Kaddour, qui avait maintes fois garanti à ses administrés l’inviolabilité du pays zaër.

Imbert consulta la carte et médita longuement. Le lieu indiqué était un labyrinthe de gorges rocheuses, à 18 kilomètres de Sidi-Kaddour : « C’est probablement un piège que nous tend le Zaïani, suggéra Merton. Il compte nous attirer par cet appât et nous faire perdre les avantages du terrain que nous donne le plateau. — Peut-être aussi, répliqua Imbert, ne fait-il cette manifestation que pour sauver son amour-propre, et, dans quelques jours, bêtes et gens repasseront paisiblement le Grou. Mais, n’importe ! La manœuvre leur coûtera cher. Cette fois, nous avons un but précis ! »

Vers le milieu de la nuit, il quittait le poste avec un détachement nombreux. Prévoyant une chaude affaire il avait mobilisé tous les hommes disponibles, et le service médical était au complet. Les tailleurs et les cordonniers sénégalais prenaient part à la fête et n’étaient pas les moins ardens. Imbert comptait infliger aux douars une rapide, mais sévère leçon, attirer ensuite par une retraite diligente les forces ennemies sur une embuscade préparée avec soin par un capitaine éprouvé. Une grande célérité dans les mouvemens après la prise de contact était recommandée pour ne pas gêner la manœuvre par un « accrochage » intempestif. Pointis, qui s’était offert comme agent de liaison, malgré l’ennui du départ nocturne, exultait en songeant à l’auréole de bravoure qui éblouirait bientôt ses amis de Paris dans les salons où il fréquentait.

Malgré les lenteurs de la marche sur des sentiers presque impraticables, la troupe couronnait peu de temps après le lever du soleil un col et des pitons d’où la vue plongeait, entre 1 200 et 1 500 mètres, sur trois douars blottis dans des cirques étroits que bordaient d’énormes falaises, droites comme des remparts. Les troupeaux étaient encore parqués entre les tentes, la surprise était complète. Le lieutenant d’artillerie télémétrait avec entrain ces objectifs dont la vulnérabilité le comblait de joie, et il indiquait gaîment les distances à ses camarades fantassins : « Faut-il tirer ? » demanda-t-il à Imbert. Celui-ci consulta du regard Merton : « Il n’y a pas de méprise possible, dit Merton ; les partisans qui nous ont rejoints affirment que ce sont bien des douars ennemis. »

Imbert hésita. Le massacre sans danger lui répugnait. Cependant, il réprima le sentiment de pitié qui retenait son bras prêt à faire le signe de mort. Ni les partisans qui croyaient en sa force, ni les ennemis qui étaient venus le braver dans ce site sauvage et qui attribueraient sa longanimité à la peur, ne comprendraient sa miséricorde. Tout à coup, son geste brusque déchaîna sur les tentes et sur les troupeaux un ouragan de fer et de feu. Les tentes voltigeaient, emportées par le souffle des obus ; les bœufs et les moutons tourbillonnaient sous la grêle de balles ; les habitans fuyaient en hurlant, et quelques guerriers prestement réfugiés dans les roches ripostaient par des coups de fusil inoffensifs.

« Allons ! faites cesser le tir, dit Imbert après trois ou quatre salves, aux officiers qui l’entouraient. Nous avons infligé une leçon pénible, mais nécessaire. Ne nous transformons pas en bouchers ! » Ils se dispersèrent, et le vacarme cessa comme par enchantement. Mais, dans les vallons lointains, les grondemens assourdis des échos propageaient déjà la nouvelle de la surprise et de ses résultats.

Soudain, proche d’Imbert, la voix de Pointis retentit. « Ils arrivent ! ils arrivent ! » criait son ami dont la main montrait sur l’autre versant des points blancs qui grossissaient en descendant à toute vitesse vers le Grou. C’étaient les guerriers de Moha-ou-Ammou qui accouraient au secours de leurs frères. On pouvait certes leur offrir le combat autour des douars bouleversés, tandis que bœufs et moutons fileraient sur les pistes de Sidi-Kaddour, escortés par les partisans. Mais l’enjeu ne valait pas des sacrifices qui transformeraient en désastre moral le succès de l’opération. Imbert préféra donc s’en tenir à son premier plan, et les notes alertes des clairons ordonnèrent aussitôt le retour.

Il était temps. La manœuvre, telle qu’Imbert l’avait imaginée, s’amorçait sous la fusillade des groupes ennemis qui progressaient de crête en crête avec une agilité de montagnards. Le silence de l’artillerie qui cheminait hors des vues avec les goumiers et les marsouins, pour occuper une position lointaine d’où elle compléterait les effets de l’embuscade, encourageait les poursuivans ; les balles sifflaient et labouraient le sol de toutes parts. Mais bientôt l’offensive ennemie s’arrêta. Les troupes d’Imbert disparaissaient comme par enchantement derrière un éperon qui dessinait un écran gigantesque et mystérieux. Visible de loin, il avait modéré l’entrain des renforts qui accouraient au bruit ; ils flairaient le piège dans la retraite précipitée de leurs adversaires et dans le silence énigmatique de cette barrière toute proche qui se dressait devant eux. Quelques groupes moins prudens s’étaient avancés jusque sur ses flancs ; accueillis, presque à bout portant par les mitrailleuses et les fusils dissimulés dans les hautes herbes, ils avaient dégringolé en désordre, emportant des blessés et des morts.

Maintenant, rassemblées sur le plateau, les troupes reprenaient haleine en grignotant le traditionnel repas froid. L’ennemi avait disparu, découragé. Imbert rayonnait. Les pertes, réduites à trois blessés, étaient assez légères pour rendre invraisemblable un reproche de témérité irréfléchie : « La leçon est dure pour les voisins, lui dit Merton, heureux lui aussi de ce dénouement bénin. Elle pouvait nous coûter plus cher, et nous nous en tirons à bon compte. »

Le prestige du Zaïani sortit fort diminué de cette aventure. Ainsi le grand caïd n’avait pu sauver de la ruine et de la mort les douars qui s’étaient confiés à ses promesses. Il n’avait pas osé lancer à fond sa mehallah contre les troupes de Sidi-Kaddour qui étaient venues le narguer en bombardant ses protégés. Cette inertie peureuse semait la discorde dans les guerriers et jusque dans la famille du Zaïani. Chaque chef, racontaient les émissaires, voulait désormais agir pour son compte et Moha-ou-Ammou était réduit à chercher dans un coup de main désespéré le rétablissement de son autorité. Mais leurs tentatives décousues ne pouvaient plus aboutir qu’à des échecs sanglans. Le Zaïani, qui s’était risqué en personne dans une reconnaissance préparatoire à l’assaut de Sidi-Kaddour, dont il faisait annoncer partout l’imminence, devait s’enfuir en toute hâte devant une poignée de Sénégalais et de goumiers que le lieutenant d’artillerie, en tournée sur le plateau, lançait à ses trousses après avoir criblé sa nombreuse escorte d’obus bien ajustés. Le lendemain, les fidèles des Bou-Acheria secondés par un lot important de Zaïan essayaient de repousser les partisans qui pillaient leurs silos encore intacts sur le plateau Zaër. Ils tombaient sur les mitrailleuses et une compagnie de marsouins, et ils fuyaient dans une retraite précipitée, non sans avoir abandonné des fusils, des morts et des blessés aux partisans. Découragé par ces mésaventures, Moha-ou-Ammou comprit enfin qu’il ne pourrait jamais entamer le bloc Zaër, ni parader en assiégeant redouté devant un Sidi-Kaddour réduit à l’impuissance. Peu à peu ses contingens l’abandonnaient, lassés d’une attente sans gloire qui n’était pas exempte de dangers. Un orage subit qui transforma pour quelques heures le Grou en torrent impétueux lui fournit à propos un prétexte honorable de départ. Après une dernière querelle avec ses alliés, il leva furtivement son camp et disparut vers le Sud avec les restes de sa mehalla.

Imbert et Merton apprirent l’heureuse nouvelle tandis qu’ils méditaient une attaque décisive contre les ennemis désemparés. Accompagnés de Pointis, de quelques officiers et d’une petite escorte, ils coururent jusque sur les bords du Grou pour la vérifier. La vallée était bien déserte. Des vestiges de bivouacs attestaient l’importance de la coalition, qui s’était dissoute sans avoir sérieusement combattu. Toute son ardeur s’était dissipée en menaces vaines.

« Ah ! si nous pouvions profiter de son désarroi, dit Imbert. Peut-être les caïds et les notables zaïan n’attendent-ils que notre apparition en forces dans leur pays pour nous proposer, aux dépens de leur grand chef, une réconciliation générale, sans coup férir ! — Hé oui ! acquiesça Merton. Mais l’autorité supérieure n’aime guère les « cavalier seul. » Faisons comme les voisins : attendons les événemens. Ils aggraveront encore, peut-être, la déconfiture du Zaïani, et nous sommes bien placés pour en profiter ! »

Merton ne se croyait pas si bon prophète. Moins d’une semaine après, le poste frissonnait de la fièvre des grands jours. On y avait appris la défaite qui portait le coup de grâce à la puissance d’antan du Zaïani. Après son départ, il avait offert son aide à Moha-ou-Saïd, car les fantasias dans la vallée de l’Oued Zem lui paraissaient moins dangereuses que sur le plateau de Sidi-Kaddour. Mais la malchance le poursuivait. Le colonel Mangin dirigeait maintenant les opérations en pays tadla. Surpris un beau matin dans son camp par le terrible colonel, il perdait ses bagages, manquait d’être pris, et devait fuir jusqu’à Kenifra sa capitale, pour y conjurer la révolte qui grondait dans ses Etats.

Le moment semblait donc venu de prendre une vigoureuse offensive. Imbert était soudain autorisé à rejoindre le vainqueur avec toutes les forces disponibles de sa garnison, que venaient augmenter quelques détachemens envoyés en toute hâte par les postes voisins. Avec enthousiasme, la petite colonne forte d’environ 700 combattans avait quitté Sidi-Kaddour qu’elle souhaitait ne plus revoir. Elle avait parcouru 40 kilomètres dans une journée, en bousculant quelques centaines de dissidens qui voulaient lui barrer le passage d’une chaîne de collines qu’elle devait traverser. Le soir même, la jonction était faite, la haute vallée de l’Oued Grou vide d’ennemis. La route de Kenifra était ouverte par les connivences intéressées qui s’annonçaient maintenant nombreuses chez les Zaïan. Mais un contretemps inattendu attirait vers une autre direction la petite armée du colonel Mangin. Le lendemain, déçu dans ses espérances, Imbert faisait reprendre à sa troupe le chemin de Sidi-Kaddour : « Après tout, disait philosophiquement Merton aux officiers qui maugréaient, ce n’est que partie remise, et nous avons dispersé tout seuls les groupes ennemis qui occupaient le pays Tadla au Sud de notre secteur. Ils auraient pu nous inquiéter à leur tour, et ce n’est pas payer trop cher par un tué et dix-huit blessés, la paix définitive que nous garantissons ainsi à nos Zaër. »

Pointis avait pris part à cette randonnée, avec l’espoir de nouvelles aventures. Elles lui paraissaient maintenant reléguées dans un problématique avenir. Tandis qu’il cheminait au pas sous la chaleur lourde, la nostalgie l’envahit : « Ils sont bien gentils, murmurait-il en songeant à ses amis ; mais, vraiment, je n’ai plus de raison pour m’attarder à Sidi-Kaddour. Il est temps de tirer d’inquiétude ma famille qui ne comprend rien à mes pérégrinations. » Et dès l’arrivée au poste, il parla de son départ imminent.

« Attendez quelques jours encore, lui répondit Imbert. Un souvenir manque à la collection que vous emporterez du Maroc. — Lequel ? — Une belle razzia. L’occasion se présentera bientôt, plus favorable qu’à Sebba-Aouinet. Vous devez voir ça, si vous voulez être un Africain complet. » Pointis, alléché, promit de se montrer patient. Grâce à l’habileté de Merton, il n’eut pas à s’en repentir.

L’échec de la coalition n’avait pas abattu l’orgueil des Bou-Acheria. Ils savaient qu’ils devaient renoncer à relever de ses ruines leur kasbah de Merchouch ; leur influence ne s’exerçait plus que sur une centaine de serviteurs et de parens, et sur un lot de malfaiteurs qui s’attachaient à leur fortune. Leur rôle politique était fini ; les anciens chefs de l’insurrection zaër n’étaient plus redoutables, mais ils pouvaient rester gênans. Quelques captures de rôdeurs soudoyés par ces tenaces adversaires les montraient décidés à châtier par des attentats et des pillages la soumission des tribus. Aussi longtemps qu’ils seraient libres en pays zaïan, les petits douars isolés devraient se tenir sur le qui-vive et l’insécurité régnerait sur les chemins. Imbert s’était proposé de les enlever par surprise, mais Merton l’en avait dissuada : il projetait de les contraindre à demander eux-mêmes l’aman.

D’adroites investigations lui faisaient comprendre que, par prudence, les Bon-Acheria n’avaient pas emmené dans leur exil les immenses troupeaux qui constituaient le plus clair de leurs richesses, afin de les soustraire aux convoitises des Zaïan. Ces troupeaux se trouvaient donc en pays zaër où les anciens seigneurs de Merchouch avaient encore des cliens fidèles, sous la garantie morale de l’honneur des douars. A les découvrir, Merton avait longtemps usé en vain les ressources de son esprit subtil. La défaite du Zaïani déliait enfin la langue d’un délateur, qui avait sans doute quelque déception à venger. La joie de Merton fut grande. Il tenait le premier anneau de la chaîne et comptait bien aller jusqu’au bout. Frappés ainsi dans leurs biens, les Bou-Acheria seraient tôt ou tard obligés de capituler.

Il avait deviné juste ; presque chaque soir, il apprenait maintenant l’existence, dans quelque douar voisin du poste, d’un lot de bœufs, de chameaux, de chèvres ou de moutons, dont la capture s’effectuait selon un rite immuable. Au point du jour, un officier du goum cernait avec quelques cavaliers le douar signalé. Il convoquait le cheikh et les notables et, après un bref entretien, le gardien du troupeau, sûr de l’impunité, livrait de bonne grâce le dépôt qui lui était confié. D’accord avec Imbert, Merton en réservait une bonne part au délateur pour exciter la cupidité ambiante ; avec le reste, il dédommageait peu à peu tous ceux qui avaient droit à sa sollicitude : parens de goumiers tués, partisans blessés, victimes d’injustices anciennes, de razzias, d’attentats perpétrés en haine des Français dont ils avaient adopté le parti.

Cette tactique ne tarda pas à produire le résultat prévu. : Un émissaire arriva au poste pour attester le prochain repentir des Bou-Acheria ; mais comme on chuchotait dans les douars que les trois frères sollicitaient aussi, pour se rendre inviolables, la qualité de protégés allemands, — qui d’ailleurs leur fut refusée, — la confiscation de leurs bestiaux continua, plus fructueuse que jamais. Un soir, la figure rayonnante, Merton aborda Imbert : « On me propose un joli coup de filet... mais c’est bien loin. » Et il raconta qu’un troupeau de plus de 400 têtes était en dépôt dans un douar éloigné de 26 kilomètres, sur les confins des Tadia révoltés ; par surprise, on pourrait les prendre sans coup férir. Imbert comprit que Merton en grillait d’envie, malgré les risques de l’aventure : « Bah ! conclut-il après une courte discussion, la chance nous a toujours souri ; cette fois encore vous réussirez. Le coup de main fera du bruit dans le Landerneau zaër. » Mais avec soin, il combina le plan de l’opération pour ne rien laisser au hasard.

Le succès dépassa toutes les espérances. Le lendemain, Pointis, qui avait accompagné Merton, ne tarissait pas d’éloges, malgré sa fatigue, sur l’entrain de la troupe et le brio de la razzia. Sans égards pour la modestie effarouchée de Merton, il en racontait avec complaisance tous les détails. La troupe, composée des trente meilleurs cavaliers du goum, de trois sections de marsouins, de goumiers et de Sénégalais, avait rivalisé d’endurance et de bonne humeur. On était arrivé après le lever du soleil sur une crête où l’infanterie prenait position à 500 mètres du douar. Puis Merton et ses cavaliers avaient cerné les tentes. Leur arrivée inopinée causait une panique bientôt changée en fureur belliqueuse. Les notables et les habitans parlaient de prendre les armes pour défendre leurs biens, mais leur arrogance cessa devant les accusations précises de l’indicateur, le calme de Merton et le voisinage des fantassins aux fusils menaçans.

On avait fait sortir promptement le troupeau des Bou-Acheria, qui était parqué avec tous les animaux du douar ; on s’était éloigné sans perdre de temps, car les hauteurs se couvraient de curieux qui semblaient se concerter. On avait pris à peine une demi-heure de repos et, toujours poussant le troupeau dans une marche rapide, on avait encore enlevé au passage un lot de 300 moutons qui appartenait à l’un des chefs des assiégeans de l’Oued Zem. On arrivait enfin au complet à Sidi-Kaddour ; les fantassins avaient parcouru 52 kilomètres en quinze heures et ramenaient plus de 700 têtes de bétail. Les Sénégalais dansaient en entrant dans le poste et chantaient en chœur, dans leur français puéril : « Y a bon ! Ici, moyen faire la guerre ! Nous, jamais fout’ le camp, toujours tuer beaucoup Marocains, toujours prendre beaucoup moutons ! »

« Hé ! ils ont raison ! remarqua un officier qui avait guerroyé au Soudan. En ces trois préceptes ils résument ainsi tout l’art militaire ! » Mais sa remarque se perdit dans le bruit des complimens sur l’adresse de Merton, et des railleries sur la déconvenue du guerrier de l’Oued Zem qui semblait plus réjouissante encore que celle des Bou-Achéria.

Cette capture audacieuse porta le coup de grâce à leur entêtement. Ils comprirent qu’ils devaient se soumettre sans délai pour éviter la ruine complète. Le caïd des Aït-Raho, qui flairait l’invasion prochaine du pays zaïan, leur servit d’intermédiaire, afin de se ménager pour plus tard les bonnes grâces des Français. Imbert ne regrettait plus l’occasion manquée à Camp-Marchand ; il accueillit avec une générosité courtoise les fameux Fokras qui n’avaient pu échapper à leur destin. L’événement, inattendu à Rabat, y causait une surprise joyeuse, car il consacrait la soumission des Zaër. Afin de donner plus de solennité à la capitulation de leurs anciens chefs de guerre, le commandant du Cercle vint signifier lui-même aux Bou-Acheria les dures conditions de l’aman que le Résident général leur accordait.

Pendant une semaine, Sidi-Kaddour fut animé par le va-et-vient des émissaires, des cliens, des amis fidèles dans le malheur, qui préparaient le retour définitif des trois frères vaincus. Leurs 80 serviteurs, leurs femmes, leurs chevaux et leurs bêtes de charge leur formaient un cortège qui évoquait le souvenir des patriarches bibliques. Telle était leur lassitude qu’ils acceptèrent sans se plaindre leur relégation aux environs d’Azemmour. Ils n’avaient donc fait que changer d’exil. Sous l’escorte de goumiers déférens, que commandait un officier, ils partirent enfin par petites étapes, heureux peut-être de s’éloigner du pays dont leurs efforts opiniâtres n’avaient pu chasser les Français.

Désormais, rien ne retenait plus Pointis à Sidi-Kaddour. Le secteur reprenait promptement son aspect d’avant l’alerte. Imbert avait tenu ses promesses. En deux mois, il avait fait défiler sous les yeux de son ami les spectacles les plus variés de la pacification marocaine. Riche d’informations, de documens et de souvenirs, Pointis pouvait quitter ce poste où il avait vécu d’inoubliables momens. Il savait maintenant que dans les profondeurs du bled siba, comme sur les théâtres diplomatiques les plus vastes, la « politique active et fière » préconisée jadis en Indochine par le gouverneur-général Doumer est bien celle qui convient au tempérament de notre race et qui donne les résultats les plus féconds. On s’en rendait compte à Sidi-Kaddour. C’en était fini des marches pénibles, des embuscades lointaines, des départs en pleine nuit ! On pouvait souffler, dans l’attente des récompenses que les ambitieux escomptaient : « Pas un coup de fusil sur le poste, pas un seul convoi inquiété, pas un seul douar pillé, pas une défection dans nos tribus ! Voilà un résultat que ne prévoyaient guère le Zaïani, les Bou-Achéria et leurs 2 000 guerriers ! » énuméraient avec complaisance les tenans de l’offensive quand les partisans obstinés des méthodes prudentes évoquaient les risques auxquels une fausse manœuvre, toujours possible, aurait pu les exposer.

En échange d’un caporal et d’un soldat tués, d’une trentaine de marsouins, artilleurs, Sénégalais et goumiers blessés dans les diverses rencontres, l’influence française sortait raffermie de la tourmente qui devait tout anéantir. Maintenant, les ennemis étaient divisés contre eux-mêmes ; le lien qui les avait unis était rompu sans doute à jamais par les rancunes et les désillusions. Et sur les plateaux du pays zaïan, d’où avait soufflé l’orage, les symboliques lauriers poussaient, qui attendaient les conquérans.


PIERRE KHORAT.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre et du 1er novembre.