Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’amateur de putois

L’AMATEUR DE PUTOIS.


Par un rude temps d’hiver, je me rendais de Louisville à Henderson dans le Kentucky, en compagnie d’un voyageur étranger à ces contrées, et que je désignerai par les initiales D. T. Tout en marchant, mon compagnon aperçut un joli petit animal marqué de noir et de jaune pâle, à queue longue et touffue. M. Audubon, me cria-t-il, n’est-ce pas un bel écureuil que je vois là-bas ? Mais oui, lui répondis-je, et d’une espèce à se laisser approcher et mettre la main dessus… si vous l’avez bien gantée. — M. D. T. n’en demande pas davantage, descend de cheval, casse une baguette de bois sec, et pousse au joli petit animal, son large manteau flottant sur ses épaules au gré de la brise. Il me semble encore le voir s’approcher, et passer doucement son bâton en travers du corps de la bête, pour tâcher de l’amadouer et de la prendre. Non ! jamais je ne rirai d’aussi bon cœur que lorsque je vis la complète déconfiture de mon pauvre camarade : le putois, car c’était bien un vrai putois, leva prestement sa belle queue touffue, et lui lâcha une telle bordée de ce fluide dont la nature l’a pourvu pour sa défense, que mon ami, déconcerté et furieux, commença à malmener le pauvre animal. Heureusement pour celui-ci, son agilité sauva sa peau ; mais tout en battant en retraite, il n’en continua pas moins d’envoyer, à chaque pas, des décharges dont l’efficacité et l’abondance achevèrent de convaincre son adversaire qu’à poursuivre des écureuils de cette espèce il ne pouvait y avoir ni agrément ni profit.

Ce n’était pas tout : quand il voulut revenir, ni moi ni mon cheval ne pûmes le souffrir auprès de nous ; c’est à peine si son propre cheval l’endura sur son dos ; de sorte qu’il nous fallut continuer notre route en deux bandes, et prendre grand soin de ne nous tenir jamais sous son vent. Mais l’aventure ne finit point encore là. Nous devions sous peu songer à un gîte, car déjà il s’en allait nuit, quand nous avions aperçu le putois, et maintenant la neige tombait en épais tourbillons et nous empêchait tout à fait d’avancer ; force fut donc de nous contenter de la première cabane qui se rencontra. Ayant obtenu la permission d’y passer la nuit, nous mîmes pied à terre, et nous trouvâmes, en entrant, au beau milieu d’une troupe d’hommes et de femmes réunis pour ce que l’on appelle, dans nos contrées de l’ouest, l’opération du corn-schucking[1].

Mais tout le monde n’est pas tenu de savoir ce que c’est que l’opération du corn-schucking ; un mot d’explication ne sera donc pas hors de propos.

Le blé, ou pour mieux dire le maïs, est recueilli dans son enveloppe ; et pour cela, l’on se contente de détacher chaque gros épi de la tige. D’abord, et sur le terrain même où il est récolté, on fait des tas de ces épis ; puis on les charrie dans la grange, à moins que, comme c’est en général le cas dans cette partie du Kentucky, on ne les mette simplement sous une espèce de hangar couvert de ces longues feuilles en forme de lance, qui pendent du chaume en courbes gracieuses et qui, lorsqu’elles sont arrachées et séchées, tiennent lieu de foin pour la nourriture des chevaux et du bétail. L’enveloppe consiste en quelques feuilles épaisses, plus longues que l’épi et qui le protégent. Maintenant, quand des mille boisseaux de blé sont ainsi ramassés en tas, on conçoit que ce n’est pas une petite besogne que d’éplucher l’épi. Aussi, et comme je l’ai dit, plus spécialement dans l’ouest, plusieurs familles de voisins conviennent-elles de se réunir alternativement sur les plantations les unes des autres, afin de s’entraider à le débarrasser de ces enveloppes, et à préparer le grain pour le marché ou les usages domestiques.

Les bonnes gens que nous rencontrâmes dans cette hospitalière demeure, partaient justement pour la grange (le fermier étant ici plutôt à son aise qu’autrement), afin d’y travailler jusque vers le milieu de la nuit. Lorsqu’on nous eut suffisamment considérés et examinés, sorte d’inspection qu’il faut que se résigne à subir tout nouveau venu, n’importe où, même dans un salon, nous pûmes enfin nous approcher du feu… Pouah ! quel régal pour les nez de l’honorable société : la fiente du putois que l’air froid du soir avait durcie et rendue inodore sur les habits de mon camarade, recouvra bientôt tout son parfum. Le manteau fut mis à la porte ; mais on n’en pouvait pas décemment faire autant de son infortuné propriétaire. Ce fut un sauve-qui-peut général ; il ne resta qu’un seul domestique blanc pour nous servir à souper.

Je me sentais moi-même un peu vexé en voyant la contrariété de mon honnête compagnon ; mais il avait trop d’esprit pour ne pas prendre bien la chose ; et il me dit simplement qu’il était très fâché d’être si ignorant en zoologie. Mais le brave homme n’était pas novice seulement sous le rapport de la zoologie : tout frais débarqué d’Europe, il éprouvait plus que de la gêne dans cette mauvaise bicoque, à l’écart, loin de la grande route ; et si je l’en eusse cru, nous serions repartis, cette nuit même, pour ne nous arrêter que chez moi. Mais enfin, je parvins à le rassurer, en lui faisant comprendre qu’il n’avait réellement rien à craindre.

On nous montra notre lit. Ce fut encore une autre affaire ! Comme nous étions complétement étrangers l’un à l’autre, il eut d’abord bien du mal à se faire à l’idée qu’il lui fallait partager la même couverture avec moi. Mais après tout, finit-il par observer, cela n’en vaut que mieux ; et il me demanda la faveur de coucher au fond, comme devant, sans doute, y être moins en danger.

Debout à la pointe du jour, nous prîmes avec nous le manteau qui avait eu le temps de geler, et après une bonne nuit, passée cette fois chez moi, nous nous séparâmes.

Quelques années plus tard, dans de lointains pays, je revis mon camarade du Kentucky ; et il m’assura que chaque fois que le soleil donnait sur son manteau, ou qu’on l’approchait du feu, l’odeur du putois revenait si insupportable qu’il avait été obligé de s’en défaire. Il l’avait donné à un pauvre moine en Italie.

L’animal connu vulgairement en Amérique sous le nom de putois est long environ d’un pied et demi, avec une queue touffue, bien fournie et presque aussi longue à elle seule que le reste du corps. Le pelage est généralement d’un brun noir, marqué d’une large tache blanche sur le derrière de la tête. Mais il y a de nombreuses variétés de couleur, et quelquefois les bandes blanches du derrière sont très apparentes. Le putois se creuse des trous, ou se fait une habitation sous terre, parmi les racines des arbres, quelquefois entre des rochers. Il se nourrit d’oiseaux, de jeunes lièvres, de rats, de souris et d’autres petits animaux, et commet d’affreux ravages au sein des poulaillers. Le caractère le plus singulier de cet animal est, comme nous l’avons remarqué, la faculté qu’il a de lancer pour sa défense, et cela à la distance de plusieurs mètres, un fluide d’une odeur exécrable contenu dans une poche sous la queue ; mais il ne faut pas croire, comme on l’a prétendu, qu’il se serve de sa queue pour en asperger l’ennemi. Au moins ne le fait-il que lorsqu’il est par trop tourmenté et poussé à bout. On l’apprivoise facilement ; et du reste, en lui enlevant les glandes, on prévient la sécrétion du malencontreux liquide. Grâce à cette précaution, il peut devenir très familier, et, pour la maison, remplacer parfaitement un chat.




  1. Corn-schucking. Effeuiller le maïs, comme on dit dans nos départements du Midi.