Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’aigle doré

L’AIGLE DORÉ.


Vers le commencement de février 1833, pendant mon séjour à Boston, dans le Massachusetts, j’eus besoin fort heureusement de passer chez M. Greenwood, propriétaire du musée de cette ville, qui me dit avoir acheté un très bel aigle dont il désirait bien savoir le nom. Il me le fit voir, et dès que mon regard se fut arrêté sur son œil profond, audacieux et dur, je le reconnus sans peine pour appartenir à l’espèce dont j’entreprends de décrire ici les mœurs, et je résolus d’en obtenir la possession. En conséquence, je demandai à M. Greenwood s’il consentirait à me céder le noble oiseau, et ce gentleman, avec une obligeance parfaite, s’empressa d’acquiescer à mon désir, s’en remettant même complétement à moi pour le prix, que je fixai à notre mutuelle satisfaction. Voici de quelle manière avait été fait ce royal prisonnier : L’homme de qui je l’ai acheté, me dit le savant M. Greenwood, l’avait apporté sur le haut de sa charrette, dans la même cage où il est encore, et pendant que je le marchandais, il me raconta qu’il avait été pris dans une chausse-trape à renards, sur les montagnes Blanches du New-Hampshire. Un matin, la trappe avait disparu ; mais en cherchant bien, on la retrouva à plus d’un mille du lieu où elle avait été tendue. L’aigle n’y tenait que par l’une de ses griffes. Il avait pu s’échapper encore, en l’entraînant, plus de cent pas au travers des bois. Cependant on finit, avec bien du mal, par s’en emparer ; il y avait de cela déjà plusieurs jours.

L’aigle fut immédiatement transporté chez moi, et je l’affublai d’une couverture pour le sauver au moins, dans son malheur, des regards insultants de la foule. Je plaçai la cage de façon à ce que je pusse avoir une bonne vue du captif, et je dois confesser que, tandis que je considérais ses yeux remplis d’un superbe dédain, je ne me sentais peut-être pas pénétré, pour lui, de tous les sentiments généreux qu’il aurait dû m’inspirer. Cependant, j’avais presque envie parfois de le rendre à la liberté, pour qu’il pût revoler à ses montagnes natales. Que j’aurais eu de plaisir à le voir déployer ses vastes ailes et prendre son essor, là-haut, vers les rochers, sa sauvage retraite ; mais alors, je ne sais quelle voix murmurait à mon oreille qu’il valait bien mieux profiter de l’occasion qui m’était donnée de faire le portrait du magnifique oiseau, et j’abandonnais mon premier désir, plus désintéressé, pour l’unique satisfaction, cher lecteur, de vous en offrir la ressemblance.

Le premier jour tout entier, je n’eus d’autre occupation que de l’observer dans ses mouvements ; le suivant, je déterminai la position la plus favorable pour le représenter, et le troisième, je réfléchis aux moyens de lui ôter la vie avec le moins de souffrance possible. Je consultai là-dessus diverses personnes, et entre autres mon très digne et généreux ami George Parkman, esquire, qui avait l’obligeance de nous visiter chaque jour. Il proposa de l’asphyxier par la fumée de charbon de bois, de le tuer par une décharge électrique, etc., etc. Nous nous arrêtâmes au premier expédient, comme devant être probablement plus commode pour nous et moins douloureux pour le patient. Cette détermination prise, l’oiseau, toujours en cage, fut placé dans une toute petite pièce et hermétiquement enfermé sous des couvertures ; puis, les portes et les fenêtres soigneusement bouchées, on apporta un réchaud plein de charbon allumé, et on retroussa les couvertures du bas de la cage. J’écoutais, m’attendant à tous moments à l’entendre tomber de sa perche ; mais des heures s’écoulèrent, et rien n’annonçait le succès. J’ouvris la porte, enlevai les couvertures et plongeai mon regard au milieu d’une suffocante fumée : droit sur son bâton se tenait l’aigle, les yeux étincelants et fixés sur les miens, aussi vivant, aussi vigoureux que jamais ! Sur-le-champ, je refermai toutes les ouvertures, me remis en sentinelle à la porte, et vers minuit, n’entendant pas le moindre bruit, je revins donner un coup d’œil à ma victime. Il semblait n’avoir pas plus de mal qu’auparavant, et cependant, mon fils et moi, nous ne pouvions déjà plus tenir dans le cabinet ; et même, dans l’appartement voisin, la respiration commençait à devenir difficile. Je persévérai néanmoins et j’attendis en tout dix heures ; enfin, voyant que la fumée de charbon ne produisait pas l’effet désiré, je me décidai à gagner mon lit, fatigué et très mécontent de moi.

Le lendemain, de bonne heure, j’essayai encore du charbon, auquel j’ajoutai quantité de soufre ; mais, en quelques heures, nous étions tous chassés de la maison par des vapeurs étouffantes, tandis que lui, le noble oiseau, restait toujours debout, nous lançant des regards de défi, chaque fois que nous nous hasardions à approcher du lieu de son martyre. Quant aux applications internes, sa fière contenance nous les interdisait expressément. De guerre lasse, il me fallut en venir à un moyen auquel on n’a recours qu’à l’extrémité, mais qui est infaillible : je lui plongeai une longue pointe d’acier dans le cœur…, et il tomba, mon orgueilleux prisonnier, mort sur le coup, sans un mouvement, sans même qu’il se fût dérangé une seule de ses plumes.

J’employai presque la totalité d’un autre jour à l’esquisser, et je travaillai si assidûment pour en achever le dessin, que cela faillit me coûter la vie : je fus subitement pris d’une affection spasmodique qui alarma beaucoup ma famille et m’abattit complétement pendant plusieurs jours. Mais, avec l’aide de Dieu et les soins continuels de mes excellents amis les docteurs Parkman, Shattuck et Warren, je fus bientôt rendu à la santé et remis en état de poursuivre mes travaux. Le dessin de cet aigle me prit quatorze jours ; jamais je n’avais travaillé de cette force, si ce n’est quand il s’était agi de représenter le dindon sauvage.

L’aigle doré ne quitte pas les États-Unis, mais on ne l’y rencontre que par hasard, et il est rare que la même personne en voie plus d’un couple ou deux par an, à moins qu’on n’habite soi-même les montagnes ou les vastes plaines qui s’étendent à leur base. J’en ai vu quelques-uns voler le long des rivages de l’Hudson, ou vers les plus hautes parties du Mississipi ; d’autres, sur les Alleghanys, et, une fois, deux ensemble dans l’État du Maine. Au Labrador, nous en aperçûmes un qui planait à quelques pieds seulement de la surface moussue d’affreux rochers.

Son aile est douée d’une grande puissance, sans avoir la rapidité de celle du faucon, ni même de l’aigle à tête blanche. Il ne peut pas, comme ce dernier, poursuivre et atteindre, à bout de vol, la proie qu’il convoite, et il est obligé de plonger d’une certaine hauteur à travers les airs, pour assurer le succès de son entreprise. Mais son œil perçant supplée bien à ce défaut, en lui permettant d’épier à une distance considérable les oiseaux dont il veut faire ses victimes ; et presque jamais il ne les manque, lorsqu’avec la rapidité de la foudre, il tombe sur le lieu où ils se croient si parfaitement cachés. Qu’il est beau à voir, quand il plane dans l’espace, se balançant lentement sur ses ailes, décrivant de larges cercles, superbe et majestueux, comme il convient au roi des oiseaux ! Souvent il continue ainsi des heures entières, toujours avec la même grâce et sans la moindre apparence de lassitude.

Son nid est constamment placé sur le rebord inaccessible de quelque horrible précipice, et jamais, que je sache, sur un arbre. D’une grande étendue et tout plat, il se compose seulement de quelques branches sèches et d’épines, et parfois il est si peu garni, qu’on pourrait dire que les œufs reposent à nu sur le roc. Il y en a généralement deux, rarement trois, d’une longueur de trois pouces et demi, avec un diamètre de deux pouces et demi à l’endroit le plus large. La coquille est épaisse et lisse, comme irrégulièrement lavée de brun, surtout au gros bout. Ils sont pondus vers la fin de février ou le commencement de mars ; je n’ai jamais vu de petits nouvellement éclos ; mais je sais qu’ils ne quittent pas le nid avant d’être en état de se suffire à eux-mêmes. Et c’est alors que les parents les expulsent de leur demeure, et bientôt du canton qu’ils se sont assigné pour leur propre chasse. Un couple de ces oiseaux fit son nid, huit années de suite, sur les rochers des bords de l’Hudson, et toujours au penchant du même abîme.

Leur cri, dur et aigu, ressemble parfois à l’aboiement d’un chien ; c’est ce qui se remarque surtout vers la saison des amours, où ils deviennent extrêmement querelleurs et turbulents ; ils volent alors plus vite que d’habitude, se posent plus souvent et trahissent une humeur pétulante et acariâtre, qui s’apaise un peu lorsque les femelles ont pondu.

Ils peuvent résister plusieurs jours de suite sans prendre de nourriture, mais ils mangent goulûment dès qu’ils en trouvent l’occasion. Jeunes faons, lièvres, dindons sauvages et autres gros oiseaux composent leur régime ordinaire. Ils ne dévorent la chair en putréfaction que lorsque la faim les presse, et jamais, sans cela, on n’en voit s’abattre sur la charogne. Ils ont bientôt fait de nettoyer la peau et d’arracher les plumes de leur victime, et ils avalent de gros morceaux souvent mêlés d’os et de poils qu’ensuite ils dégorgent. Musculeux, forts et hardis, ils sont capables de supporter, sans en souffrir, un froid extrême, et savent diriger leur vol au sein même des plus furieuses tempêtes. Une femelle complétement adulte pèse environ douze livres ; le mâle, comme deux livres et demie de moins. Rarement ces oiseaux s’éloignent des lieux où ils ont établi leur domicile, et le mutuel attachement des deux individus d’un même couple semble durer pendant des années.

Ce n’est qu’à la quatrième saison qu’ils apparaissent dans toute la beauté de leur plumage ; et je dois observer ici que l’aigle à queue rayée des auteurs n’est autre que le jeune de cette même espèce, sous la livrée de seconde et de troisième année. Les Indiens du nord-ouest recherchent avec passion les plumes de la queue de cet aigle, dont ils parent leur personne et leur attirail de guerre.

Je termine ce que j’avais à dire de ces oiseaux par une anecdote que raconte à leur sujet le docteur Rush, dans une de ses leçons traitant des effets de la peur sur l’homme. Durant la guerre de l’Indépendance, une compagnie de soldats se trouvait campée près des terrains montagneux de la rivière Hudson. Un aigle doré ayant placé son nid dans une crevasse, à moitié chemin entre le sommet des rochers et la rivière, un des soldats voulut s’y faire descendre par ses camarades, à l’aide d’une corde qu’ils lui avaient attachée autour du corps. Quand il fut en face du nid, il se vit soudainement attaqué par l’aigle, et alors, en légitime défense, il tira bravement le seul fer qu’il portât sur lui, je veux dire son couteau, et se mit à s’escrimer d’estoc et de taille contre l’assaillant. Mais en faisant ses passes, un coup mal dirigé trancha presque net la malheureuse corde qui commença à se détordre, à se détordre !… Si bien que ceux d’en haut n’eurent que le temps de le remonter, et l’arrachèrent à sa périlleuse situation juste au moment où il s’attendait à être précipité dans le gouffre. Mais, ajoute le docteur, l’effet de la peur avait été si grand sur ce soldat, que, moins de trois jours après, ses cheveux étaient devenus tout gris.