Satires (Horace, Raoul)/Texte entier

Satires (Horace, Raoul)
Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Satires d’Horace et de PerseImprimerie Bogaert-Dumortier (p. 3-15).


LIVRE I.


SATIRE I.


Cher Mécène, comment se fait-il que personne,
Dans la profession, ou que son choix lui donne
Ou qu’il doit au hasard, ne trouve qu’il est bien
Et préfère toujours le sort d’un autre au sien ?
Qu’un marchand est heureux, dira ce militaire,
Qui, le corps tout brisé des travaux de la guerre,
Pour son pays encor se bat à soixante ans !
Au contraire, à l’aspect des flots et des autans,
Le marchand, loin du port, inquiet, en alarmes :
Oh ! que n’ai-je suivi la carrière des armes !
C’était le bon parti ! Car enfin, un soldat,
Quel soin peut l’agiter ? On livre le combat ;
Il vole, et dans l’instant, tombe et meurt avec gloire,
Ou revient en chantant César et la victoire.
Celui dont un client, au lever du soleil,
Vient ébranler la porte et hâter le réveil,
Prétend que les champs seuls du bonheur sont l’asyle.
Le bonheur ! il n’a plus son séjour qu’à la ville,

Reprend ce campagnard, ennemi des procès,
Qu’une assignation arrache à ses guérêts.
Je finis, car ces traits, dont mon sujet abonde,
Lasseraient Fabius qui lasse tout le monde.
Pour ne point vous traîner par de trop longs détours,
Écoutez où je veux amener ce discours.
Que vers ces insensés descendu sur la terre,
Un Dieu leur dise : eh bien, je vais vous satisfaire.
Laboureur, vous allez devenir avocat ;
Vous, soldat, commerçant ; vous, commerçant, soldat.
Changez de rôle : allons : quoi ! tout reste immobile !
D’être heureux cependant il leur est bien facile.
À quoi tient, juste ciel, que le Dieu dépité
Ne jure, en leur lançant un regard irrité,
De n’être plus si bon que de prêter l’oreille
Aux vœux impertinents d’une engeance pareille !
Passons et gardons-nous des frivoles bons mots
D’un plaisant qui s’amuse et rit à tout propos ;
Quoique la vérité n’empêche pas de rire,
Et qu’en jouant parfois il soit bon de la dire ;
Comme on voit à l’enfant, sous l’appât des bonbons,
Le maître présenter ses premières leçons.
Mais c’est trop prolonger un léger badinage ;
Avançons, et prenons un plus grave langage.
Celui qui dans la terre enfonce un soc tranchant,
Le perfide hôtelier, le soldat, le marchand
Qu’au sein des vastes mers mille écueils environnent,
Demandez-leur pourquoi la peine qu’ils se donnent ?
C’est, vous répondront-ils, qu’ils veulent en repos,
Jouir, dans leurs vieux jours, du fruit de leurs travaux.

Telle d’un grand labeur, qu’on nous vante sans cesse,
Modèle industrieux, malgré sa petitesse,
La fourmi prévoyante, amoncelant ses grains,
Pour le temps des frimas, emplit ses magasins.
— Il est vrai ; mais, du moins, au sein de l’abondance,
De ses provisions elle use avec prudence,
Tandis que rien en toi n’éteint la soif du gain,
Et que, pour empêcher qu’un opulent voisin
N’égale le trésor qui sous tes mains s’entasse,
Nul obstacle ne peut arrêter ton audace,
Ni l’ardeur de l’été, ni le froid de l’hiver,
Ni la mer en courroux, ni le feu, ni le fer.
Que te sert cependant, réponds, mortel avide,
D’aller furtivement, et d’une main timide,
Enfouir seul dans l’ombre un immense poids d’or ?
— Si j’y touche une fois, c’est fait de mon trésor.
— À la bonne heure ; mais, si tu crains d’en rien faire,
Qu’a donc ce monceau d’or de si beau pour te plaire ?
En vain des tas de blé s’accumulent chez toi ;
Tu n’en mangeras pas pour cela plus que moi.
Ainsi ce pauvre esclave, efflanqué hors d’haleine,
Parmi ses compagnons qu’au marché l’on entraîne,
Sous le panier de pain, marchant, le dos voûté,
N’en recevra pas plus que s’il n’eût rien porté.
Eh ! Qu’importe, en restant dans les justes limites
Qu’à nos vœux sagement la nature a prescrites,
D’avoir ou cent arpents ou mille à labourer ?
— J’entends ; mais, à plein tas, prendre sans mesurer,
Est si bon ! est si doux ! — Quoi ! si de quelques gerbes,
J’en tire autant que toi de tes meules superbes,

Dois-tu priser si fort tes opulens greniers,
Et les mettre au-dessus de mes simples paniers ?
Amené par la soif au bord d’une fontaine
Où dans un pur cristal tu peux boire sans peine,
À ce fleuve, dis-tu, j’aimerais mieux puiser.
Que produit cette ardeur trop prompte à t’abuser ?
Le rivage s’éboule, et le bruyant Aufide
T’entraîne sans retour en sa vague rapide.
Qui sait en ses désirs se borner à propos,
D’une eau pure abreuvé, ne meurt pas dans les flots.
Pourtant, va s’écrier ce stupide vulgaire
Qu’éblouit de l’argent l’éclat imaginaire,
Si c’est d’après nos biens que nous sommes classés,
Peut-on trouver jamais qu’on en possède assez ?
Que dire à ces gens-là ? Déplorer leur misère,
Et puisqu’on ne les peut guérir, les laisser faire.
Tel jadis enrichi dans un honteux trafic,
Certain grec poursuivi par le mépris public,
D’Athènes à son tour dédaignait les suffrages :
Ils me sifflent, dit-il ; mais, malgré leurs outrages,
En contemplation devant mon coffre-fort,
Quand je vois mes écus, moi, je m’applaudis fort.
Tantale est dans un fleuve, a soif et ne peut boire.
Tu ris ? Change le nom ; sa fable est ton histoire.
Sur ces sacs entassés par cent moyens divers,
Nuit et jour aux aguets, tu dors les yeux ouverts,
Et, le sein haletant, les lèvres altérées,
Tu n’y touches pas plus qu’à des choses sacrées,
Qu’à des tableaux de prix. Quoi donc ? Ignores-tu
Ce que vaut, et de quoi peut servir un écu ?

Achètes-en du pain, des fruits, une mesure
De falerne ; en un mot, tout ce qu’à la nature,
Sans la faire souffrir, on ne peut refuser ?
Veiller le jour, passer la nuit sans reposer,
Être sans cesse en proie à des frayeurs mortelles,
Ne rêver qu’incendie, esclaves infidèles,
Que voleurs emportant ton trésor avec eux,
Est-ce là, selon toi, ce qu’on nomme être heureux ?
Ah ! ces fragiles biens, supplice de leur maître,
Puissé-je, juste ciel ! ne les jamais connaître ! …
— Mais si quelqu’accident, quelque léger frisson,
Quelque rhume vous force à garder la maison,
À vous tenir au lit, on s’empresse à votre aide ;
L’un court au médecin, l’autre apprête un remède ;
Tous sont aux petits soins ; tous veillent tour à tour
Pour vous rendre à des fils dont vous êtes l’amour,
À de tendres parents. — À quel point tu te leurres !
Ton épouse, tes fils désirent que tu meures ;
Étranger ou voisin, commensal ou valet,
Tout le monde te fuit, tout le monde te haït.
Malheureux ! quand tu mets l’or avant tout le reste,
Faut-il être surpris que chacun te déteste,
Et que nul n’ait pour toi cette tendre pitié,
Qu’obtient seule en retour une égale amitié ?
Vouloir, sans s’imposer le moindre sacrifice,
Qu’un fils à notre sort, qu’un ami compâtisse,
C’est perdre le bon sens ; c’est d’un âne mutin
Vouloir faire un coursier obéissant au frein.
Sache donc modérer cette soif de richesse ;
Au milieu des trésors, ne crains plus la détresse ;

Et puisque le destin a comblé tes souhaits,
Commence à mettre un terme à tes vastes projets ;
Ne va pas imiter, l’aventure est notoire,
Certain Umidius dont j’abrège l’histoire.
Riche au point de compter ses écus par boisseaux,
On eût dit un esclave, à ses hideux lambeaux.
Il n’avait qu’un tourment, il craignait la famine ;
Il la craignait sans cesse. Indomptable héroïne,
Un jour son affranchie, une hache à la main,
Nouvelle Tyndaride, avança son destin.
— Qui donc me faudrait-il imiter, pour vous plaire ?
Mœvius ? — C’est tomber dans l’extrême contraire.
D’un vil amour du gain vouloir te corriger,
À la profusion ce n’est point t’engager,
Ce n’est point te prêcher le luxe et la dépense.
D’Hermogène à Druson l’intervalle est immense.
Il est un point exact où l’on doit se fixer ;
Un point qu’il faut atteindre et ne point dépasser.
Je rentre en mon sujet. Par quel travers bizarre
Se fait-il qu’ici bas, plus sage que l’avare,
Dans sa profession nul ne se trouve bien,
Et préfère toujours le sort d’un autre au sien ?
Que d’un voisin heureux la chèvre plus féconde
Le tourmente et lui cause une douleur profonde ?
Et qu’au-dessus de lui portant un œil jaloux,
Jamais sa vanité ne regarde au-dessous ?
Il a beau s’agiter ; l’arrêtant au passage,
Un plus riche toujours s’en vient lui faire ombrage.
Ainsi lorsque dans Pise, à pas précipités,
Par cent coursiers fougueux les chars sont emportés,

L’écuyer, dédaignant les rivaux qu’il dépasse,
Ne songe qu’au vainqueur et vole sur sa trace.
Aussi, que l’on voit peu de mortels satisfaits,
Au terme de leurs jours, fermer les yeux en paix,
Et, convives heureux, sans regrets, sans envie,
Sortir rassasiés du banquet de la vie !
Mais, Mécène, déjà vous me trouvez diffus ;
C’en est assez. J’ai peur, si je dis rien de plus,
Que vous n’imaginiez, à tout ce verbiage,
Qu’au fade Crispinus j’ai volé quelque ouvrage.


[1]

Satires (Horace, Raoul)
Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Satires d’Horace et de PerseImprimerie Bogaert-Dumortier (p. 17-19).

SATIRE II.


Tigellius est mort. Musiciens, danseurs,
Histrions, charlatans, parasites, farceurs,
Tous en sont désolés. C’était un si brave homme !
Au contraire, cet autre, homme sage, économe,
À son ami, pressé par le froid et la faim,
Ne donnerait pas même un habit et du pain.
Demandez à ce fils stupidement prodigue,
Pourquoi dans des festins dont l’excès le fatigue,
D’ancêtres opulents magnifique héritier,
Il dévore en un jour son patrimoine entier,
Et pour fournir aux frais d’une table splendide,
Prend des fonds à tout prix d’un harpagon avide.
C’est qu’il veut, dira-t-il, passer pour libéral.
L’un trouve qu’il fait bien, l’autre croit qu’il fait mal.
Possesseur de grands biens qu’il double par l’usure,
De ce nom de prodigue Albinus craint l’injure.
Aussi, pour l’éviter, d’avance, à chaque prêt,
Cinq fois de son argent retient-il l’intérêt,

Et de ses emprunteurs accélérant la chute,
Plus ils sont obérés, plus il les persécute.
Il recherche surtout ces jeunes débauchés
Qu’un tuteur au désordre a longtemps arrachés,
Mais qui, libres enfin sous la robe virile,
À ses honteux calculs ouvrent un champ fertile.
— Juste ciel, direz-vous ; mais cet homme, du moins,
Vit, d’après ce qu’il gagne, et songe à ses besoins !
Lui ? vous ne sauriez croire à quelle gêne extrême,
Pour épargner son or, il se réduit lui-même.
C’est un vrai suicide. Et ce père chagrin
Que l’art ingénieux du Ménandre latin,
De l’exil de son fils nous montre inconsolable,
Vivait moins durement, était moins misérable.
Vous m’allez demander à quoi tendent ces vers ?
Je m’explique : tout sot, tout esprit de travers,
S’il évite un défaut, pèche en quelque autre chose.
Gorgonius sent l’ail et Rufillus la rose.


  1. Il semble que Louis-Vincent Raoul lui-même ait choisi de ne pas publier la suite, assez scabreuse, de la satire II.


Satires (Horace, Raoul)
Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Satires d’Horace et de PerseImprimerie Bogaert-Dumortier (p. 21-35).

SATIRE III.


On sait de tout chanteur la manie ordinaire :
Souhaitez de l’entendre, il s’obstine à se taire ;
Cessez de le prier, il n’en finira point.
Tigellius portait ce vice au plus haut point.
Rien ne l’aurait contraint de chanter pour personne.
Et César, qui pouvait lui dire : je l’ordonne :
Par le nom de son père et sa propre amitié,
Lui-même vainement l’en aurait supplié.
Un caprice soudain venait-il à le prendre ?
Alors, sans s’informer si l’on voulait l’entendre,
Pendant tout le festin, en l’honneur de Bacchus,
Il faisait tour à tour la basse et le dessus.
Inégal, singulier dans toute sa conduite,
Quelquefois il courait comme un soldat en fuite ;
Quelquefois il marchait à pas si mesurés,
Qu’on eût dit qu’il portait les boucliers sacrés.
Le matin escorté par un esclave unique,
Il s’entourait le soir d’un nombreux domestique.

Tantôt du nom des rois, de la pompe des cours
Son orgueil ampoulé remplissait ses discours ;
Tantôt baissant le ton : une obscure chaumière,
Une table à trois pieds, une simple salière,
Une toge d’un drap, quelque grossier qu’il soit,
Qui puisse dans l’hiver me défendre du froid,
C’est assez, disait-il ; je dédaigne le reste.
Cet homme en ses désirs si borné, si modeste,
S’il recevait comptant le cens d’un chevalier,
Dans sa bourse, en cinq jours, n’avait plus un denier.
Enfin veillant la nuit, ronflant dans la journée,
Il n’était pas le même une heure dans l’année.
Mais vous, me dira-t-on, qui le blâmez ainsi,
Êtes-vous sans défaut ? Non ; j’ai les miens aussi,
Et loin de valoir mieux, peut-être je suis pire.
De Novius absent Lupus osait médire :
Holà, lui dit quelqu’un ; pour qui vous prenez-vous ?
Croyez-vous, par hasard, être inconnu chez nous ?
Moi, dit-il, je n’en veux imposer à personne ;
J’ai mes petits travers ; mais je me les pardonne.
Cet amour de soi-même est sot, désordonné,
Digne d’être en public hautement condamné.
Taupes pour nos défauts, aigles pour ceux des autres,
Qu’y gagnons-nous ? On cherche, on trouve aussi les nôtres.
Un tel est susceptible ; il n’aime point ces gens,
Grands diseurs de bons mots toujours désobligeants ;
Une taille mal prise, une toge sans grâce
Qui jusques aux talons lui tombe et l’embarrasse,
De gros et lourds souliers, des cheveux courts et plats,
Tel il est dans sa mise, et qui n’en rirait pas ?

Riez-en, je le veux ; mais il n’est point dans Rome
De cœur plus généreux, de plus excellent homme ;
Il est de vos amis, et ces simples dehors
Du plus rare génie enferment les trésors.
Enfin, vous qui montrez cette rigueur extrême,
Sondez bien votre cœur ; descendez-en vous-même ;
Regardez si le ciel vous a créé parfait ;
Ou si vous apportant quelque vice secret,
L’habitude n’a point corrompu la nature.
La ronce croît bientôt dans un champ sans culture.
Oh ! combien je chéris la douce illusion
Qui d’un cœur bien épris nourrit la passion !
Tout est grâce et beauté dans celle qu’on adore ;
Même dans ses défauts elle est charmante encore.
Témoin Balbus pour qui, dans son aveuglement,
Le polype d’Agna semblait un agrément.
Hélas ! que ne voit-on, envers celui qu’il aime,
Dans cet heureux excès chacun tomber de même !
Et l’homme à la vertu rendant un juste honneur,
Donner un nom plus saint à cette noble erreur !
Que ne voit-on entr’eux, dans leurs ardeurs sincères,
Les amis imiter l’indulgence des pères !
Cet enfant dans les yeux porte un signe effrayant !
Il louche, dit tout bas son père en bégayant.
Ce n’est qu’un avorton, un sisyphe, un pygmée !
Il est vrai ; mais sa taille est svelte et bien formée.
Ses jambes de travers se touchent au milieu !
Il n’est pas contrefait ; mais c’est qu’il boite un peu.
Sur un pied qui chancèle il se soutient à peine !
C’est un peu de grosseur au talon, qui le gêne.

Cet homme est un vilain ! dites qu’il est frugal ;
Un fat ! qu’il cherche à plaire. Un grossier, un brutal,
Poussant la liberté jusqu’à l’impertinence !
Qu’il a de la franchise et de l’indépendance.
Un caractère ardent, irascible, emporté !
Qu’il est franc, et qu’il a de la vivacité.
Telle est, à mon avis, la bienveillance aimable
Qui, captivant les cœurs, rend l’amitié durable.
Mais sur la vertu même, objet de nos mépris,
Nous aimons à jeter un malin coloris.
Le délicat est sot ; le réfléchi, stupide.
Cet autre prudemment, en ce siècle perfide
Où la fraude et l’envie assiègent l’équité,
Craint de prêter le flanc à la malignité :
Au lieu de voir en lui la raison, la sagesse,
Nous n’y voulons trouver qu’artifice et finesse.
Qu’un ami, cher Mécène, un peu trop brusquement,
Comme il m’est avec vous arrivé fréquemment,
Lorsque pour méditer cherchant la solitude,
Nous voulons un instant nous livrer à l’étude,
S’en vienne nous troubler d’un discours importun ;
Cet homme, disons-nous, n’a pas le sens commun.
Ah ! que dans ce moment d’une injuste colère,
Nous portons contre nous un jugement sévère !
Car enfin vers le mal chacun a son penchant,
Et le plus vertueux n’est que le moins méchant.
Pour moi, j’exigerai d’un homme sans caprices,
Qu’il pèse également mes vertus et mes vices ;
Et que, s’il trouve en moi, moins de mal que de bien,
Pour prix de mon amour, il m’accorde le sien.

À ces conditions, je m’engage d’avance
À me servir pour lui de la même balance.
Vous voulez qu’un ami vous passe un tort réel ;
Passez lui donc des riens : n’est-il pas naturel,
Quand vous avez besoin vous-même d’indulgence,
D’avoir, à son égard, la même déférence ?
Mais si de la colère et de tous ces défauts,
Inévitable effet de nos jugements faux,
Sans la philosophie et ses règles divines,
On ne peut tout à fait extirper les racines ;
Pourquoi les châtiments aux délits appliqués
Par l’exacte raison ne sont-ils pas marqués ?
Que quelqu’un devant vous envoyât au supplice
L’esclave qui, chargé d’enlever un service,
Aurait fait son profit d’un reste de poisson ;
Vous le supposeriez plus fou que Labéon.
Combien n’êtes-vous pas plus fou, plus condamnable.
Votre ami vous a fait un tort très réparable ;
Un de ces légers torts qu’en un monde poli,
Pour peu qu’on sache vivre, on doit mettre en oubli ;
Et vous le haïssez ! vous fuyez sa présence,
Ainsi qu’un débiteur, au jour de l’échéance,
Fuit Druson qui l’arrête, et, s’il n’est point payé,
D’un poème assommant l’accable sans pitié !
Mon hôte, bon convive, en un jour d’allégresse,
A laissé sur son lit quelque trace d’ivresse ;
Ou, sans y réfléchir, par l’appétit pressé,
S’est emparé d’un mets auprès de moi placé :
Pour cette bagatelle, ou pour avoir peut-être
Laissé tomber un vase, ouvrage d’un grand maître,

Romprai-je tous les nœuds qui l’unissaient à moi ?
Que lui ferais-je donc s’il violait sa foi ?
S’il commettait un vol ? s’il osait, vil faussaire,
Garder l’or dont mes mains l’ont fait dépositaire ?
Ces gens aux yeux de qui tout délit est égal,
Quand on en vient aux faits, se défendent fort mal.
L’usage, le bon sens et l’intérêt lui-méme,
Père de l’équité, tout combat leur système.
Quand nos premiers aïeux, race muette encor,
Pour la première fois prenant un libre essor,
Dans les champs d’alentour osèrent se répandre ;
Un antre, un peu de gland à chercher, à défendre,
Tels furent leurs trésors, leurs plus chers intérêts.
Les ongles et les poings leur tenaient lieu de traits ;
De bâtons aiguisés bientôt leurs mains s’armèrent ;
Ensuite aux longs épieux les glaives succédèrent.
Ce désordre dura jusqu’au tems plus heureux,
Où de signes enfin ils convinrent entr’eux,
Et de leurs sentimens, à l’aide du langage,
Parvinrent à se rendre une fidèle image.
Alors on se lassa de ces exploits cruels :
On bâtit des remparts ; on dressa des autels ;
On proscrivit le vol, le meurtre, l’adultère ;
Car avant Ilion et sa fatale guerre,
Déjà plus d’une Hélène, armant mille héros,
Avait de sang humain fait ruisseler des flots ;
Mais des mains d’un rival qui périssait sans gloire,
Le plus fort arrachait sa proie et la victoire ;
Comme on voit dans la plaine, au milieu d’un troupeau,
Pour venger ses amours, combattre un fier taureau.

Ainsi du droit public première fondatrice,
La crainte de l’injuste a créé la justice.
Interrogez les temps, ils vous le prouveront
La nature en effet, d’un mystère profond,
Du juste et de l’injuste enveloppant l’essence,
N’en fait point à nos yeux briller la différence,
Ainsi que de l’objet qui convient ou qui nuit,
Par l’organe des sens, sa bonté nous instruit,
Et jamais, en dépit d’un absurde système,
On ne me convaincra que le crime est le même,
D’aller à son voisin ravir quelques poireaux,
Ou des morts, dans la nuit, dépouiller les tombeaux.
Sachez donc, de Thémis tenant bien la balance,
Mesurer sagement la peine sur l’offense,
Et l’auteur d’un larcin digne à peine du fouet,
N’allez pas sans pitié l’envoyer au gibet ;
Car ma crainte n’est pas qu’invoquant l’indulgence,
Vous tempériez des lois l’inflexible vengeance,
Vous qui du même fer tranchant tous les délits,
Et comme les plus grands frappant les plus petits,
Si l’on vous faisait roi… mais que dis-je, le sage
À lui seul la beauté, la richesse en partage,
Est cordonnier, est roi. Pourquoi brigueriez-vous
Un titre, quel qu’il fût, quand vous les avez tous ?
— De vos stoïciens j’entends mal le principe ;
— Apprenez, dites-vous, ce qu’enseigne Chrysippe.
Le sage à ses souliers n’a jamais fait un point :
Le sage est cordonnier pourtant. — Je n’entends point.
— Écoutez. Pensez-vous, lorsque laissant la scène,
Hermogène se tait, qu’il n’est plus Hermogène ?

Et ce fier Alfénus, autrefois savetier,
Ne connait-il plus rien à son premier métier,
Pour avoir, sous la pourpre, en quittant sa boutique,
De l’art qu’il exerça dédaigné la pratique ?
Non. Eh bien, c’est ainsi que, trouvant tout en soi,
Le sage a tous les dons, est cordonnier, est roi.
Soit ; mais d’enfans légers une folle cohue
Vous tire par Ia barbe et vous pousse et vous hue ;
Et si de ces marmots pressé de tous côtés, ·
Le bâton à la main, vous ne les écartez,
Vous, le plus grand des rois, le dépit vous domine,
Et vos fureurs, vos cris vous brisent la poitrine.
Enfin, quand vous allez vous baigner pour un as,
Qu’à peine Crispinus accompagne vos pas,
Moi, de tendres amis me suivent, m’environnent ;
L’indulgence adoucit les conseils qu’ils me donnent ;
Je leur rends la pareille, et trouve, en vérité,
Mon sort obscur plus doux que votre royauté.





SATIRE IV.


Eupolis, Cratinus et tous ces vieux auteurs
Du drame satirique immortels inventeurs,
S’ils trouvaient un fripon, un brigand, un parjure,
L’accablaient hardiment des traits de leur censure.
Lucile à leur exemple attaquant les pervers,
Ne changea que le nombre et le rythme des vers ;
C’était un esprit fin, délicat et facile,
Mais diffus, et parfois un peu dur dans son style.
Car il eut ce défaut ; jeter un vers brillant,
Sans gêne, sans effort, c’était là son talent,
Et debout sur un pied, dictant, à perdre haleine,
Deux cents vers en une heure échappaient de sa veine.
Aussi, rien de moins pur que ce fougueux torrent
Qui d’un gravier fangeux se chargeait en courant.
Il s’y mêlait de l’or ; mais libre en son caprice,
Sa muse du travail se faisait un supplice ;
Écrire lui pesait : je dis, écrire bien ;
Car en pareil métier beaucoup faire n’est rien.

À ce propos, j’entends un rival qui m’appelle ;
C’est Crispinus : allons, l’occasion est belle,
Des tablettes, dit-il : qu’on nous assigne un lieu,
Une heure, des témoins ; et que l’on voie un peu
Qui fera plus de vers et les fera plus vite.
Je n’ai point, grâce au ciel, ce facile mérite.
Ma muse est plus timide, et fort heureusement
N’aime point à parler et parle rarement
Pour vous que peut charmer un honneur si frivole,
Imitez, j’y consens, ces soufflets dont Éole,
Pour amollir le fer sous des charbons brûlants,
Sans cesse avec effort presse et gonfle les flancs.
Homme heureux, qui du peuple emportant les suffrages,
Le vois au palatin, déposer tes ouvrages,
Triomphe, Fannius, parmi les beaux-esprits !
Moi, ce n’est qu’en tremblant que je lis mes écrits.
Tant de gens aujourd’hui prêtent à la satire,
Que l’on goûte fort peu cette façon d’écrire.
Dans la foule en effet prenez qui vous voudrez :
Tous se livrent en proie à des désirs outrés :
L’un aspire à briller dans les charges publiques ;
L’autre veut des trésors ; celui-ci des antiques ;
Celui-là, que domine un goût capricieux,
S’extasie à l’aspect d’un vase précieux.
Albius, des climats où se lève l’aurore,
À ceux qu’en se couchant Phœbus échauffe encore,
Pour conserver ses biens ou pour les augmenter,
À travers mille écueils est prêt à se jeter ;
Et comme on voit l’auster, précurseur de la foudre,
Faire voler au loin des tourbillons de poudre,

L’avarice l’emporte au bout de l’univers.
Aussi dans ces gens-là quelle horreur pour les vers !
Fuyez : c’est un poète : il n’aime qu’à médire :
Il perdrait vingt amis plutôt qu’un mot pour rire,
Et dès qu’il vous aura blessé d’un trait malin,
Il ne dormira pas que, dans le cirque, au bain,
Partout, on n’ait redit son bon mot à la ronde.
Voilà ce qu’on prétend : souffrez que je réponde.
D’abord, car sur ce point on ne peut s’abuser,
Je ne suis point poète et dois me récuser.
Ce nom n’appartient point au vulgaire mérite
De renfermer un vers dans la borne prescrite,
Et de laisser sa plume errant sur le papier,
Ébaucher en courant un discours familier.
Il ne sied, il n’est dû qu’au sublime génie
Dont tous les vers sont pleins de force et d’harmonie ;
Et c’est pourquoi plusieurs, avec quelque raison,
Aux amans de Thalie ont refusé ce nom,
Attendu qu’on n’exige en ce genre facile,
Ni l’éclat du sujet, ni la pompe du style,
Et que, le plus souvent, certain rythme excepté,
C’est le simple entretien de la société.
Ce n’est point, je le sais, qu’un père dans Térence,
Ne tonne contre un fils avec quelque éloquence,
Lorsque d’une étrangère éperdument épris,
Ce fils du peuple entier affrontant le mépris,
Refuse obstinément un riche mariage,
Et, loin de mettre un terme à son libertinage,
Ajoutant à sa faute un opprobre nouveau,
Ivre dès le matin, court la ville au flambeau.

Mais si Pomponius avait encor son père,
En serait-il repris sur un ton moins sévère ?
C’est donc peu que des vers soient écrits purement,
Si, quelques mots changés de place seulement,
Tout ce que le dépit au bon Chrêmes inspire,
À son fils, comme lui, tout autre eût pu le dire.
Des vers que je compose et de ceux que jadis
Lucile parsema de tant de traits hardis,
Retranchez les repos, la mesure, le nombre,
À peine du poète il restera quelque ombre ;
Mais que, dans Ennius, Mars, la hache à la main,
Du temple de Janus brise les gonds d’airain,
En vain de pareils vers vous romprez l’harmonie ;
Leurs lambeaux garderont l’empreinte du génie.
Mais c’est trop prolonger cette discussion ;
Il s’agit, et c’est là toute la question,
De savoir, quelque nom qu’on donne à la satire,
D’où vous vient tant d’horreur pour ce genre d’écrire.
Que, son libelle en main, de quartier en quartier,
Caprius se promène et s’enroue à crier ;
C’est au fripon de craindre, et non à l’honnête homme ;
Mais, vous, quand vous seriez déshonoré dans Rome,
Quand vous ressembleriez au brigand Cœlius,
Dois-je vous faire peur ? Et suis-je un Caprius ?
Pourquoi donc m’éviter ? Voit-on mes vers caustiques,
Au coin des carrefours, dans les places publiques,
Pâture du vulgaire, et faits pour ses plaisirs,
Du chanteur Hermogène occuper les loisirs ?
Non, non : je ne suis point de ces gens en délire
Qui sans cesse et partout ont un chef-d’œuvre à lire ;

Et quand parfois je cède à des vœux exigeants,
Ce n’est point en tout lieu ni sans choisir mes gens.
D’autres, en pleine rue, au bain, sous les portiques,
Viendront vous débiter leurs phrases emphatiques.
Dans un lieu bien fermé la voix résonne mieux.
C’est là que de ses vers lecteur harmonieux,
Que son Phœbus nous plaise ou qu’il nous incommode,
Se plaît à déclamer un auteur à la mode :
Je n’ai point ce travers. — Mais je suis trop méchant,
Et j’ai tort, dites-vous, de suivre un tel penchant !
D’où vient donc la rigueur de ces traits qui me blessent ?
Et qui m’accuse ainsi, de ceux qui me connaissent ?
Il est, je le sais trop, des esprits malfaisants.
Celui qui parle mal de ses amis absents,
Qui ne les défend pas d’une injuste critique,
Qui se plaît à passer pour un esprit caustique,
Qui veut faire à tout prix applaudir ses bons mots,
Qui trahit un secret, qui sème des bruits faux,
Qui sur la vertu même ose élever des doutes,
Romain, voilà celui qu’il faut que tu redoutes.
Sur trois lits quelquefois, chez Lucullus admis,
Dans un riche banquet vous voyez douze amis,
Dont l’un se permettant de railler tout le monde,
Répand autour de lui le sarcasme à la ronde ;
Trop heureux si des traits de sa malignité,
Le maître du festin est lui-même excepté,
Quand Bacchus des replis les plus secrets de l’âme,
Avec la vérité fait jaillir l’épigramme ;
Ce railleur vous paraît aimable, de bon ton,
D’excellent caractère, à vous, homme si bon !

Et moi, pour avoir dit en riant et sans glose,
Gorgonius sent l’ail et Rufillus la rose,
Je suis, à vous entendre, un méchant, un jaloux !
Qu’on vienne dans un cercle à parler devant vous,
Des vols de Pétillus vous criez à l’outrage,
Et vous le défendez, fidèle à votre usage :
Pétillus, dites-vous ! c’est un homme d’honneur :
Il est de mes amis : il fut mon bienfaiteur,
Et je suis enchanté de voir que dans la ville,
Absous et triomphant, on le laisse tranquille.
Pourtant j’en suis un peu surpris, je l’avouerai,
Et c’est un trait d’esprit de s’en être tiré.
Voilà ce qu’on appelle une adroite malice,
Un trait noir et méchant : cet infâme artifice,
Jamais, ou que je sois le plus lâche imposteur,
N’est entré dans mes vers, ni surtout dans mon cœur.
Qu’il m’échappe un bon mot, mes amis, je l’espère,
Me le pardonneront : c’est un tort de mon père :
Ce bon père, soigneux de former ma raison,
Toujours de quelque exemple appuyait sa leçon.
M’engageait-il à vivre avec économie,
Content d’un bien modeste acquis sans infamie ?
Vois-tu, me disait-il, les excès d’Albius ?
Vois-tu la pauvreté du fils de Byrrhius ?
Avis aux jeunes gens dont l’aveugle démence
Dissipe en peu de jours un patrimoine immense !
Fallait-il m’arracher des bras d’une Laïs ?
Ô mon fils, garde-toi d’imiter Tanaïs :
Ou bien, pour me guérir d’ardeurs illégitimes,
Lorsque l’hymen m’offrait des voluptés sans crimes,

Dans un lit étranger Trébonius surpris,
À jamais, disait-il, s’est couvert de mépris.
Les sages mieux instruits de l’essence des choses,
Et du bien et du mal t’expliqueront les causes ;
Pour moi, si des vertus de nos simples aïeux
Je nourris en ton sein le germe précieux,
Si je puis, à cet âge où la raison timide
Sent encor le besoin d’une main qui la guide,
Te conserver sans tache et la vie et l’honneur,
Ainsi que mon devoir, j’aurai fait ton bonheur.
Plus tard, quand tu seras et plus fort et plus sage, '
Sans liège, j’y consens, fends le Tibre à la nage.
C’est ainsi que du vice il savait m’écarter.
À faire une action voulait-il m’exciter ?
Regarde Messala, ce juge irréprochable !
Ô mon fils ! c’est ainsi qu’on se rend estimable.
Voulait-il m’empêcher d’accomplir un projet ?
Que cela fût honnête ou dans ton intérêt,
Pourrais-tu l’espérer, quand tu vois de quel style,
De tel ou tel jeune homme on parle dans la ville ?
Ainsi que le trépas d’un malade gourmand
Avertit son voisin de vivre sobrement,
Les défauts qu’on nous fait remarquer chez les autres,
Dans un âge imprudent nous guérissent des nôtres.
Voilà par quels moyens j’ai su garder mon cœur
De ces vices honteux qui font notre malheur.
Il m’en reste sans doute et beaucoup trop encore ;
Mais, de ceux que j’avoue, aucun ne déshonore ;
Aucun n’est sans excuse ; et l’amitié, le temps,
La raison dont l’empire augmente avec les ans,

Bientôt achèveront d’en extirper le germe.
Car de tous mes pensers tel est l’unique terme ;
En promenade, au bain, sur mon lit de repos,
J’y songe à tout moment, j’y rêve à tout propos ;
Cet avis, à mon gré, sur cet autre l’emporte :
Je vivrai beaucoup mieux, en vivant de la sorte :
Par là je me rendrai plus cher à mes amis :
En faisant le contraire, un tel s’est compromis :
Tomberai je, à mon tour, dans la même imprudence ?
Voilà ce qu’à part moi je me dis en silence ;
Et sitôt que je trouve un moment de loisir,
Le mettre par écrit est mon plus grand plaisir.
C’est un de mes défauts, et ce n’est pas le moindre ;
Passez-le-moi pourtant ; car, tout prêts à me joindre,
Cent poêtes, le nombre en est grand aujourd’hui,
Vont venir, contre vous me prêtant leur appui,
Comme ces juifs ardens à propager leurs rites,
Vous ranger malgré vous parmi leurs prosélytes.




SATIRE V.


Sorti des murs de Rome avec Héliodore,
Rhéteur le plus savant dont l’Attique s’honore,
De l’humble Aricia le bourg hospitalier
Nous offre le soir même un modeste foyer.
De là, sans nous hâter, nous allons prendre gîte
Au Forum d’Appius, lieu bruyant où s’agite
Un peuple de marins, d’hôteliers, de filous.
C’est le trajet d’un jour pour d’autres que pour nous ;
Il nous en fallut deux ; mais la voie Appienne
Est plus commode à ceux qui marchent avec peine.
De l’eau dans cet endroit craignant l’effet mal sain,
Malgré mon appétit, je résiste à ma faim,
Et non sans laisser voir combien le tems me pèse,
J’attends mes compagnons qui soupent à leur aise.
Déjà la nuit humide, ombrageant les coteaux,
Avait semé les cieux de leurs mille flambeaux ;
Alors entre nos gens et ceux de l’équipage
Près de mettre à la voile, on s’appelle, on s’outrage ;

Aborde ici : tu fais entrer tout l’univers :
Holà donc ! il mettra la nacelle à l’envers.
Pendant qu’on fait payer, que la mule s’attelle,
L’heure entière s’écoule. On part. Ô nuit cruelle !
Des joncs marécageux les rauques habitans,
Les insectes ailés, citoyens des étangs,
Tout s’unit contre nous, tandis que dans l’ivresse,
Marins et passagers célèbrent leur maîtresse.
Enfin le voyageur s’assoupit et s’endort.
Le patron en profite. Il approche du bord,
Et dans le pré voisin laissant errer sa mule,
Se couche sur le dos et ronfle sans scrupule.
Il allait être jour, quand chacun tout confus
Remarque en s’éveillant que l’on n’avance plus.
Aussitôt le plus prompt, le plus vif de la troupe,
De colère enflammé, saute de la chaloupe,
Et, courant sur la mule et sur le muletier,
D’un saule que son bras fait à peine plier,
Leur frotte tour à tour et les reins et la tête.
À dix heures enfin au rivage on s’arrête,
Et chacun sur ses mains, de tes limpides eaux,
Chaste Féronia, court épancher les flots.
Munis d’un déjeuner, mais un peu moins agiles,
Nous nous traînons encor l’espace de trois miles,
Et gravissons ce roc, formé d’un marbre pur,
Dont la blancheur de loin fait reconnaître Anxur.
C’était là que, chargés d’importantes affaires,
Pour réconcilier deux nobles adversaires,
Ministère agréable à des esprits si doux,
Mécène et Coccéïus devaient se joindre à nous.

Tandis que sur mes yeux échauffés par la route,
D’un baume adoucissant j’épanche quelque goutte,
Mécène, entre suivi de son cher Coccéïus ;
Capiton sur leurs pas vient avec Fontéïus,
Cet aimable Romain, d’Antoine ami sincère,
Qui joint à cent vertus l’heureux talent de plaire.
Parvenus à Fundi, nous n’y séjournons pas,
Et traversons la ville en riant aux éclats
Du borgne Aufidius, et de son maintien grave,
Et de sa cassolette et de son lati-clave,
Lui qui de sot greffier devenu sot préteur,
De la pourpre romaine affecte la hauteur.
Le soir dans Mamurra nous trouvons un bon gîte.
À descendre chez lui Muréna nous invite ;
Et, pour nous consoler des ennuis du chemin,
Capiton nous reçoit dans un pompeux festin.
Le lendemain pour nous voit briller une aurore
À nos yeux mille fois plus fortunée encore :
Aux murs de Sinuesse arrive Plotius ;
Il amène avec lui Virgile et Varius ;
Virgile et Varius, les âmes les plus belles
Dont la terre jamais ait offert les modèles,
Les amis les plus chers que m’aient donnés les dieux.
Quels longs embrassements ! quels entretiens joyeux !
Ah ! l’amitié sans doute est le trésor du sage.
Nous couchons ce jour-là dans un petit village,
Près du pont de Capoue ; et l’intendant du lieu
Nous fournit et le pain et le sel et le feu.
Arrivé dans la ville, on y fait une pause.
Là, tandis qu’un instant l’équipage repose,

Mécène au jeu de paulme à la hâte se rend :
Pour Virgile et pour moi, l’un et l’autre souffrant,
Nous demandons des lits. La paulme trop pénible,
Comme à son estomac à ma vue est nuisible.
Par-delà Caudium, en un riant séjour,
L’opulent Coccéïus nous reçoit à son tour.
Ici, muse, en deux mots, retrace à ma mémoire
De deux nobles rivaux le combat et la gloire.
Redis-moi les aïeux de l’histrion Battus,
Et ceux de qui le nom illustrait Sarmentus.
Du sang des Osciens le fier Battus s’honore.
Pour l’altier Sarmentus, son maître vit encore.
Ils commencent. — Oh ! oh ! le plaisant animal !
Dit Sarmentus d’abord : il a l’air d’un cheval.
Nous rions. — Penses-tu que rien ici m’arrête,
Réplique son rival, en remuant la tête ?
J’accepte le défi. — L’autre, au même moment :
Qu’en lui coupant la corne on a fait sagement,
Puisque, malgré le fer dont il porte la trace,
Tout mutilé qu’il est, il montre tant d’audace !
En effet, par le fer dont il était flétri,
Le hideux histrion avait le front meurtri.
Après cent quolibets sur sa mine sauvage,
À danser la cyclope en riant il l’engage,
Ajoutant finement que, pour la bien danser,
De cothurne et de masque il pouvait se passer.
Battus à ce discours par mille autres réplique :
Dans quel temple, dit-il, à quel dieu domestique
As-tu voué tes fers ? Crois-tu, quoique greffier,
Que ton maître sur toi n’ait plus son droit entier ?

Maigre avorton, à qui d’un pain d’orge, pour vivre,
À peine tous les jours il fallait une livre,
Qui te forçait à fuir ? Ce combat amusant
Prolongea le souper qu’il rendit fort plaisant.
Enfin de Coccéïus la troupe se sépare,
Et non sans rire encor d’un défi si bizarre,
Tout droit vers Bénévent nous dirigeons nos pas.
Là, tandis qu’avec zèle apprêtant le repas,
Notre hôte fait rôtir quelques méchantes grives,
La flamme qui s’élève et qui monte aux solives,
Dans des murs recrépits prenant en mille endroits,
Gagne de tous côtés et menace les toits.
Alors vous eussiez vu, par toute la cuisine,
Les maîtres et leurs gens, redoutant la famine,
Courir au feu, l’éteindre et surtout s’occuper
D’arracher au péril les débris du souper.
Nous quittons Bénévent, et bientôt dans la nue
Des monts de l’Apulie, à mes yeux si connue,
Apparaissent de loin les sommets inféconds,
Dont le froid Japix dévore les moissons ;
Et dont nous n’aurions pu nous tirer sans encombre,
Si, non loin de Trivique, un toit humide et sombre,
Où fume en notre honneur un grand feu de bois vert,
Ne nous eût, pour la nuit, assuré le couvert.
À vingt milles de là transportés en voiture,
Nous trouvons pour refuge une bourgade obscure
Dont le nom dans un vers n’entre point aisément,
Mais que l’on peut d’un trait désigner clairement.
L’eau qu’on y boit, n’est pas à donner mais à vendre ;
Pour le pain, il est bon, et si blanc et si tendre

Que chacun au départ, s’en charge et fait très-bien,
Car celui de Canuse est dur et ne vaut rien.
On y manque aussi d’eau ; cet endroit misérable
Est le même où, pour fuir une haine implacable,
D’une ville nouvelle élevant les remparts,
Diomède autrefois planta ses étendards.
Varius, à regret, en ce moment nous quitte
Et partage en pleurant les regrets qu’il excite.
De là par des chemins que la pluie a gâtés,
Sur nos chars lentement à Rubi transportés,
Nous y faisons séjour et la troupe respire.
Le lendemain beau tems, mais chemin encor pire ;
Et nous marchons ainsi jusqu’aux bords poissonneux
Qui baignent de Bari les remparts sinueux.
Une ville construite en dépit des Naïades,
Gnatie où les cerveaux sont, je crois, tous malades,
Pour nous dédommager d’un trajet fatigant,
Nous amuse le soir d’un conte extravagant.
L’encens sur les autels, sans qu’un prêtre l’allume,
De lui-même, dit-on, sans flamme se consume.
Qu’on fasse cette histoire à quelque circoncis ;
Pour moi je ne crois point à de pareils récits ;
Convaincu que les dieux, dans une paix profonde,
Aux lois de la nature abandonnent le monde,
Et que si nous voyons un prodige ici-bas,
Tranquilles dans le ciel, ils ne s’en mêlent pas.
Enfin Brundusium nous montre son rivage
Où finiront mes vers, ainsi que mon voyage.



SATIRE VI.


Quoique des Lydiens qu’une ingrate patrie
Força de s’exiler aux champs de l’Etrurie,
Vos aïeux en noblesse aient égalé les Rois ;
Quoique nos légions aient marché sous leurs lois,
Jamais le plébéien, l’homme d’un nom vulgaire,
Ou qui n’a, comme moi, qu’un affranchi pour père,
N’eut à craindre de vous un sarcasme odieux,
Et, s’il a des vertus, il est noble à vos yeux.
Vous ne l’ignorez pas, avant qu’aux bords du Tibre,
Tullius, honoré du choix d’un peuple libre,
Montât de l’esclavage au rang de Quirinus,
Déjà plus d’un mortel, né d’aïeux inconnus,
Par le seul ascendant d’une vertu suprême,
S’était à la puissance élevé de lui-même ;
Tandis que de nos jours le fils de ce romain
Qui d’un trône insolent chassa le fier Tarquin,
Sans respect pour un sang que dément sa conduite,
Est pesé par le peuple au poids de son mérite

Par ce peuple qu’on voit, aveugle en ses faveurs,
Aux moins dignes souvent décerner les honneurs,
Et qui, sur un vain bruit mesurant ses hommages,
S’extasie à l’aspect des titres, des images.
Oui, d’un peuple grossier tel est le jugement :
Nous, plus sages que lui, pensons-nous autrement ?
Ce n’est pas, j’en conviens, que ce peuple volage,
Si deux compétiteurs réclamaient son suffrage,
D’un Décius sans nom méconnaissant les droits,
Sur Lævinus plutôt ne fît tomber son choix,
Et qu’aux bancs du sénat assis avec audace,
Mais d’un rang trop obscur pour y tenir ma place,
Le censeur indigné contre un homme nouveau,
Ne me fit sur le champ effacer du tableau.
Je l’aurais mérité. Pourquoi, hors de ma sphère,
M’en aller des honneurs poursuivre la chimère ?
Mais tous, grands et petits, par l’orgueil entraînés,
L’ambition nous tient à son char enchaînés.
Des fragiles humains c’est le commun délire ;
Tu le sais, Tillius, et peux nous le redire,
Toi qui, vil plébéien au tribunat monté,
Reprends le laticlave, après l’avoir quitté !
Parle : que t’a valu cette pompe importune ?
Des jaloux qu’on n’a point dans une humble fortune.
En effet, dès l’instant qu’enivré du pouvoir,
Quelqu’un a pris la pourpre et le brodequin noir :
« Quel est cet homme ? Où sont ses preuves de noblesse, »
Se dit autour de lui la foule qui se presse ?
Et de même qu’un fat, malade du cerveau,
Qui se croit, comme Albus, un Adonis nouveau,

Quelque part qu’il se montre, entend sur son passage,
Les filles s’informer de l’air de son visage,
Comment il a les dents, la jambe, les cheveux ;
Ainsi celui qui vient, sous un titre pompeux,
Promettre à la patrie un magistrat habile,
Prenant sur lui le soin de protéger la ville,
L’empire, l’Italie et les temples des dieux,
Inspire à tout le peuple un désir curieux,
Et chacun veut savoir quel est, d’où vient son père,
Et s’il n’a point peut-être à rougir de sa mère.
— Quoi donc, fils de Dama, de Géta, de Dromus,
Tu livres des romains au glaive de Cadmus !
Tu rougis de leur sang la roche tarpéïenne !
— La noblesse d’Arthur est moindre que la mienne :
Il n’est que ce qu’était mon père. — Et, pour cela,
Tu te crois un Pison ! un Paul ! un Messala !
Mais Arthur, à défaut d’ancêtres plus célèbres.
Si le bruit de cent chars, de trois convois funèbres,
Se mêlait au fracas du clairon et du cor,
Seul pourrait les couvrir de sa voix de stentor :
C’est un mérite au moins, et qui nous en impose.
Mais enfin, puisqu’il faut que je plaide ma cause,
J’en reviens à moi-même, à ce fils d’affranchi,
Qu’insulte, à tout propos, un peuple irréfléchi,
Jaloux, et de me voir, par un choix honorable,
Aujourd’hui, cher Mécène, admis à votre table,
Et de ce qu’autrefois je fus nommé tribun :
Deux honneurs cependant qui n’ont rien de commun ;
Car je veux qu’à l’armée, on m’ait pu croire indigne
D’obtenir de Brutus cette faveur insigne,

Le nom de votre ami doit-il m’être envié ?
Non, non : on sait trop bien comment en amitié,
Soigneux de repousser la bassesse et la brigue,
Vous mettez le mérite au-dessus de l’intrigue :
Comment la vertu seule est chez vous en honneur.
Ce n’est point au hasard que je dois ce bonheur.
Virgile et Varius, j’aime à le reconnaître,
Vous parlèrent de moi, me vantèrent peut-être.
Je parus à vos yeux ; et, prompt à me troubler,
J’osai vous dire à peine un mot, non sans trembler.
Je ne me vantai pas d’une illustre naissance,
Ni d’aller tous les jours, avec magnificence,
D’un cheval calabrais pressant les flancs poudreux,
Visiter, en courant, mes domaines nombreux.
Je vous dis qui j’étais ; et, selon votre usage,
Un mot plein d’indulgence accueillit mon hommage.
Je sors : neuf mois après, au même honneur admis,
Soyez, me dites-vous, au rang de mes amis.
Des faveurs que le sort ait jamais pu me faire,
La plus douce à mon cœur est d’avoir su vous plaire,
À vous qui distinguez l’honnête homme du fat,
Et que d’un nom pompeux n’éblouit point l’éclat
Si de la probité je suis les lois austères ;
Si l’on ne trouve en moi que des erreurs légères,
Ainsi que tous les jours en des traits délicats,
On découvre un défaut qui ne les gâte pas ;
Si personne ne peut, sans blesser la justice,
Me reprocher mes mœurs, me taxer d’avarice,
M’accuser d’aucun trait par l’honneur défendu ;
Si, pour me rendre enfin l’hommage qui m’est dû,

Au sein de l’amitié bravant la sombre envie,
Je mène, exempt de blâme, une innocente vie ;
Je le dois à mon père. Objet de tous ses soins,
Quoique son champ suffît à peine à ses besoins,
Il ne m’envoya point, par des motifs sordides,
Avec les nobles fils de nos Croesus stupides,
Portant sous le bras gauche et tablette et jetons,
Suivre de Flavius les vulgaires leçons.
À des desseins plus hauts il crut pouvoir prétendre ;
Et dans Rome conduit dès l’âge le plus tendre,
J’y fus remis aux soins des mêmes précepteurs
Que l’on donne aux enfans des premiers sénateurs.
À mon brillant costume, aux nombreux domestiques
Qui marchaient sur mes pas dans les places publiques,
On eût dit qu’élevé dans un rang glorieux,
Je devais cet éclat aux biens de mes aïeux.
Lui-même devant moi, dans sa sollicitude,
Ce bon père écartant les ronces de l’étude,
Me suivait sur les bancs et ne m’y quittait pas.
Que vous dirai-je enfin ? Si nul sentiment bas
Du sentier de l’honneur n’a détourné mon âme ;
Si je me suis gardé de tout penchant infâme,
Je ne dois ce bonheur qu’aux soins de son amour.
Il pouvait, sans avoir à m’en répondre un jour,
Me laisser d’un crieur, d’un greffier mercenaire,
En sa place, après lui, remplir le ministère ;
Rien ne m’aurait donné le droit d’en murmurer.
Que de motifs de plus et pour le révérer,
Et pour ne pas manquer à la reconnaissance !
Non, je ne rougirai jamais de ma naissance :

Je ne ferai jamais comme ces fils altiers
Qui, de parents obscurs insolents héritiers,
Ne sauraient, disent-ils, en être responsables.
Je ne chercherai point des excuses semblables ;
Et si du temps passé recommençant le cours,
L’homme pouvait changer les auteurs de ses jours,
Quoiqu’on en vît beaucoup prendre un nom plus illustre,
Moi, content de mon sort, et fuyant un vain lustre,
Ce n’est point sous la pourpre et dans les plus hauts rangs
Que je voudrais aller me choisir des parents.
Le vulgaire pourrait me taxer de démence ;
Mais vous m’approuveriez, vous, d’avoir la prudence
De ne me point charger d’un trop pesant fardeau.
Que ferais-je en effet dans cet état nouveau ?
Il me faudrait chercher une maison plus vaste ;
Saluer plus de gens, étaler plus de faste ;
Ne jamais voyager, n’aller en aucuns lieux,
Sans traîner à ma suite un cortège ennuyeux ;
Avoir plus de chevaux, d’équipages, d’esclaves,
Et sans cesse et partout vivre dans des entraves.
Aujourd’hui je n’ai point ce pompeux embarras ;
Je peux, quand il me plaît, marchant au petit pas,
L’aiguillon dans les flancs de ma mule indolente,
Un lourd paquet en croupe, aller jusqu’à Tarente ;
Et cela, Tillius, sans que, glosant sur moi,
On puisse me blâmer comme on se rit de toi,
Lorsque vers Tivoli te suivant en voyage,
Cinq laquais efflanqués, ton unique équipage,
Pour la provision d’un sénateur romain,
Emportent sur leur dos l’œnophore et le pain.

Ô combien je me fais une plus douce vie
Que toi, préteur superbe, à qui l’on porte envie !
Je vais seul où je veux ; je demande en chemin
Ce que valent les fruits, les légumes, le vin.
Je descends vers le cirque où la fraude est en vogue ;
Le soir, dans le Forum, j’écoute un astrologue.
De là, sans me presser, je rentre, en méditant,
À mon logis modeste où le souper m’attend.
Des herbes, un gâteau, quelques fruits le composent.
Trois enfants sur ma table avec art le disposent ;
Et sur un marbre blanc sont rangés près de moi,
Une aiguière, une amphore et la coupe où je bois.
Ensuite je me couche ; et sans que rien m’éveille,
Je dors toute la nuit sur l’une et l’autre oreille,
Sans songer le matin à courir, des premiers,
Saluer Marsyas avec les usuriers,
Marsyas qui, par eux visité dès l’aurore,
Quand il voit Novius, croit qu’on l’écorche encore.
Le jour est avancé quand je quitte le lit.
Alors je me promène et parcours quelque écrit :
Ou seul tranquillement assis à mon pupitre,
J’ébauche une satire, ou compose une épitre.
Puis je me frotte d’huile, et ne m’en salis pas
Aux dépens de ma lampe, ainsi que Thraséas.
De là, quand Sirius embrase l’atmosphère,
Je cours chercher du bain la fraîcheur salutaire :
Un déjeuner frugal me conduit au souper,
Et chez moi, jusqu’au soir, je reste inoccupé.
Tel est le doux repos de l’homme sans intrigue,
Qu’aucune ambition, aucun soin ne fatigue :



SATIRE VII.


Il n’est pas d’homme oisif, de faiseur de nouvelle,
De barbier qui n’ait su la fameuse querelle
Du Métis Protogène et de certain le Roi,
Proscrit du dernier ordre et du plus bas aloi.
Protogène, homme riche, habitant Clazomène,
Avait contre le Roi d’anciens motifs de haine.
C’était un homme dur, emporté, violent,
Digne adversaire enfin d’un rival insolent,
Et qui, faisant assaut de sarcasme et d’injure,
Aurait contre Barrus soutenu la gageure.
Je reviens à le Roi. Décidés à plaider,
On avait sans succès voulu les accorder :
Car en fait de traités, d’arrangemens à faire,
Il en est des plaideurs comme des gens de guerre.
Qu’un Achille rencontre un Hector pour rival,
Il faut qu’à l’un des deux le combat soit fatal.
Pourquoi ? C’est que tous deux sont remplis de courage.
Mais qu’entre deux poltrons la querelle s’engage ;
Ou que deux ennemis inégaux en valeur,
L’un contre l’autre armés, entrent au champ d’honneur,

Comme on vit autrefois Glaucus et Diomède,
Des présens sont offerts, et le moins brave cède.
Brutus à sa défense appelant les romains,
Tenait l’Asie encor tout entière en ses mains,
Quand nos deux champions, se prodiguant l’insulte,
Devant son tribunal arrivent en tumulte.
Tels dans le cirque, aux yeux des romains assemblés,
Deux fiers gladiateurs se montrent accouplés.
Protogène d’abord expose son affaire ;
Et chacun de siffler ; mais rien ne le fait taire.
Il poursuit, se répand, dans un style verbeux,
Sur Brutus et sa suite en éloges pompeux.
Brutus est l’ornement, le soleil de l’Asie ;
Et de ses compagnons la cohorte choisie,
Ce sont des feux sacrés, des astres bienfaisans.
Pour le Roi qu’il excepte en termes offensans,
C’est ce chien ennemi que le peuple déteste,
Cette étoile aux moissons, aux laboureurs funeste ;
Et semblable aux torrens du Rhodope élancés,
L’injure de sa bouche échappe à flots pressés.
Plus furieux alors et plus opiniâtre,
Tel que le vendangeur grossier, acariâtre,
Qui répond au passant dont il est insulté,
Le prénestin riposte avec vivacité,
Et dans l’emportement de son aveugle haine,
D’un déluge de fiel inonde Protogène.
Le grec, à cet excès d’outrages odieux :
Toi qui punis les rois, Brutus, au nom des dieux,
En frappant celui-ci, punis encore un traître.
C’est à de tels exploits qu’on doit te reconnaître.



SATIRE VIII.


Je n’étais qu’un tronc d’arbre, un figuier inutile,
Quand, tombant sous la main d’un ouvrier habile :
Qu’en faire ? Un banc ! dit-il, en y pensant un peu.
Non : faisons un Priape ; et je devins un Dieu.
Depuis, en ces jardins, où je répands la crainte,
Sentinelle placé, pour en garder l’enceinte,
Un roseau sur la tête, à la main une faulx,
J’écarte les voleurs, et fais fuir les oiseaux.
Jadis on ne trouvait ici qu’un cimetière,
Où de leur bouge étroit, dans une vile bière,
D’esclaves malheureux à la hâte emportés,
Les cadavres étaient pêle-mêle jetés.
Du rebut des mortels commune sépulture,
Là venaient se confondre en une foule obscure,
Les hommes de débauche et de dettes perdus,
Le bouffon Pantolabe et le lutteur Bardus.
Alors, sur le chemin, une ancienne colonne
Portait ces mots : ce champ qu’au public j’abandonne,

Et que mes héritiers jamais ne reprendront,
Sur trois cents pieds de large en a mille de long.
Aujourd’hui par les arts, par le luxe embellies,
On ne redoute plus les froides Esquilies ;
Et dans ce même enclos où les tristes regards
Ne voyaient que cercueils et qu’ossemens épars,
Sous des berceaux fleuris élevés par Mécène,
Dans un air libre et pur sans crainte on se promène.
Je n’y suis pas oisif ; et mes plus grands travaux
Ne sont pas d’en chasser d’avides animaux.
Deux Circés, la terreur de ces rians bocages,
Par leurs charmes puissans, par leurs secrets breuvages,
Des fragiles humains dérangeant le cerveau,
M’y donnent tous les jours quelque souci nouveau.
Rien ne peut empêcher leur visite importune ;
Rien ne peut empêcher, aussitôt que la lune
Sous la voûte céleste a montré son croissant,
Qu’on ne les voie ici, dans l’ombre se glissant,
Venir chercher, autour de ces tombes antiques,
Des ossemens humains et des herbes magiques.
J’ai vu Canidia pâle, les yeux ardens,
Nu-pieds, en robe noire et les cheveux pendans ;
Je l’ai vue, appelant sa compagne profane,
Parmi ces monumens, hurler avec Sagane.
Sous leurs ongles d’abord le sable qui s’ouvrait,
En une fosse humide à mes yeux se creusait ;
Et le sang d’un agneau, dont, sous leurs dents tranchantes
Se broyaient en criant les chairs encor tremblantes,
Soudain allait remplir la fosse d’où les dieux,
Par l’organe des morts épouvantaient ces lieux.

Deux figures ensuite arrivaient sur la scène,
La plus petite en cire et la plus grande en laine.
Celle-ci, retenant sa compagne à genoux,
Semblait à la punir animer son courroux ;
Et comme une humble esclave implorant sa justice,
L’autre, prête à périr, attendait son supplice.
Nos deux Circés alors évoquaient des enfers
Hécate, Tisiphone et leurs monstres divers ;
Les cieux s’enveloppaient de ténèbres profondes.
On voyait dans la nuit errer des chiens immondes ;
On voyait se traîner des reptiles impurs ;
La lune se voilait de nuages obscurs,
Et, pour fuir ces horreurs, cherchant un lieu plus sombre,
Derrière un grand tombeau disparaissait dans l’ombre.
Puissé-je, mes amis, si je dis rien de faux,
Voir tomber sur mon front l’ordure des corbeaux !
Faut-il vous dire tout ? Faut-il de nos harpies
Vous conter en détail les mystères impies ?
Comment de leurs clameurs les airs retentissaient :
Comment à leurs discours les mânes répondaient :
Comment, ayant cherché, pour finir ce grand œuvre,
Une barbe de loup et des dents de couleuvre,
À l’écart, en tremblant, d’une furtive main,
Elles les déposaient dans un lieu souterrain ;
Puis jetaient sur le feu la figure de cire ?
Comment, à les voir faire, à les entendre dire,
Et d’indignation et d’horreur pénétré,
Je ne pus retenir mon dépit concentré.
Car tel que l’on entend d’une vessie enflée
S’échapper avec bruit l’air dont elle est gonflée,

Tel, de mon tronc sonore et qui se fend en deux,
Part, semblable au tonnerre, un roulement affreux.
Alors vous eussiez vu, tableau vraiment risible,
Vers la ville, à grands pas, s’enfuir le couple horrible,
Et perdre, dans l’effroi qui trouble tous les sens,
Sagane ses cheveux, Canidia ses dents,
Bandelettes, poisons, herbages sacriléges,
Et jusqu’aux mots sacrés qui font les sortiléges.



SATIRE IX.


De quelque bagatelle occupé gravement,
Un jour, hors de nos murs j’allais nonchalamment,
Sans songer où j’allais, comme c’est mon usage.
Un quidam (j’ignorais le nom du personnage)
Accourt, et sans façon, dans mes bras se jetant :
Comment vous va, mon cher ? — Assez bien, pour l’instant,
Et que puisse le ciel vous être aussi prospère !
Je m’esquive : il me suit. — Auriez-vous quelque affaire
À me communiquer ? — Aucune, Dieu merci :
Mais remettez moi donc : je fais des vers aussi.
— Vraiment ! Tant mieux pour vous. Cependant en ma tête
Je minutais sans bruit une retraite honnête ;
Tantôt ralentissant, tantôt doublant le pas,
Tantôt à mon esclave exprès parlant tout bas ;
J’en étais en sueur. Oh ! pour le faire taire,
Que n’ai-je, Bollanus, ton brusque caractère,
Disais-je entre mes dents ! Comme il restait toujours,
Qu’il me vantait les champs, m’exaltait les faubourgs,

Que je ne disais mot : — Ma présence vous gêne,
Dit-il, je le vois bien ; mais toute excuse est vaine ;
Je vous tiens ; je vous suis. — Pourquoi vous déranger ?
Je vais chez un ami qui vous est étranger,
Qui loge loin d’ici, sur l’autre bord du Tibre,
Près du parc de César. ― J’ai bon pied, je suis libre ;
Je m’y rends avec vous. Comme un âne rétif
Que son maître surcharge, et qui, d’un pas tardif,
S’avance en rechignant sous le faix qui l’accable,
Je cède à la contrainte : alors, d’un ton capable :
— Si je me connais bien, Varius et Viscus
Long-temps dans votre esprit n’auront pas le dessus ;
Je ne viens point ici ravaler leur mérite,
Mais je fais plus de vers, et je les fais plus vite :
D’ailleurs je danse bien, et dans Rome, entre nous,
On sait que de ma voix Hermogène est jaloux.
— Homme rare ! avez-vous des parens, une mère,
Quelqu’un enfin à qui vous soyez nécessaire ?
Conservez-vous pour eux. — Hélas ! depuis longtems
Il ne me reste plus ni mère, ni parens ;
J’ai tout mis au cercueil. — Malheureux ! et je reste !
Allons, achevez-moi : voici l’instant funeste
Qu’au jour de ma naissance, interrogeant le sort,
Une vieille sabine a prédit pour ma mort :
Mes destins sont remplis. Que cet enfant, dit-elle,
Ne redoute ni toux, ni goutte, ni gravelle :
Qu’il brave les combats, le poison, les poignards ;
Mais, quand il sera grand, qu’il craigne les bavards.
De Vesta cependant le temple magnifique
De plus près à nos yeux découvrait son portique ;

Le fâcheux justement s’y trouvait ajourné,
Et devait ou répondre ou se voir condamné :
— Si vous m’aimez, dit-il, j’entre ici pour une heure ;
Venez et servez-moi de témoin, — Que je meure,
Si j’entends la chicane, ou si je comprends rien
À votre cause : et puis, vous le savez très-bien,
Je suis pressé. — Je songe à ce que je dois faire,
Et lequel je dois suivre ou vous, ou mon affaire.
— Votre affaire plutôt. — Point du tout : et voilà
Qu’il court et va m’attendre à quelques pas de là.
Trop faible pour lutter, après lui je me traîne.
— Eh bien, vous voyez-vous toujours avec Mécène ?
Il faut en convenir, c’est un homme de sens,
Qui reçoit peu de monde et sait choisir ses gens.
Personne de nos jours ne s’est montré plus sage,
Et n’a fait du crédit un plus adroit usage.
Si jamais par vos soins j’arrivais jusqu’à lui,
Je pourrais à mon tour vous prêter quelque appui :
Oui, mon ami ; je veux que la peste m’emporte,
Si bientôt vos rivaux n’étaient tous à la porte.
— Vous êtes dans l’erreur, et nous connaissez mal :
À la cour de Mécène il n’est point de rival ;
Favori de Plutus, nourrisson du Parnasse,
Homme d’état, chacun s’y voit mis à sa place.
— Que me dites-vous là ? — Rien que la vérité.
— D’honneur, vous enflammez ma curiosité ;
Et brûlant d’être enfin admis en sa présence,
Je veux absolument faire sa connaissance.
— Parlez, et sans effort, sans le presser beaucoup,
Avec votre talent vous en viendrez à bout.

Quand on le sait bien prendre, il n’est pas invincible ;
Et c’est pourquoi d’abord il est moins accessible.
— S’il ne tient qu’à cela, le succès est certain ;
Aujourd’hui repoussé, je reviendrai demain ;
Je corromprai ses gens ; j’assiégerai sa porte ;
J’y passerai les nuits ; et qu’il entre ou qu’il sorte,
Partout comme son ombre il m’aura sur ses pas :
Sans un peu de travail on n’a rien ici-bas.
Pendant que sur ce ton il déclame et m’assomme,
Un de nos bons amis, qui connaissait notre homme,
Fuscus Aristius m’aperçoit, vient à nous ;
On s’arrête. — Eh, mon Dieu, mon cher, d’où venez-vous ?
Où courez-vous ainsi ? Je réponds, il réplique.
Après ces vains propos, par signe je m’explique ;
Je lui fais un clin-d’œil ; je lui pince le bras,
Pour qu’il me tire enfin de ce malheureux pas.
Le traître fait semblant de ne me pas comprendre :
D’un mouvement d’humeur je ne puis me défendre :
— À propos : quel est donc ce secret entretien
Dont vous deviez tantôt… ! Je me rappelle bien ;
Mais je n’ai pas le temps de vous parler affaire.
Au peuple circoncis voudrions-nous déplaire ?
C’est aujourd’hui la Pâque ; et la discrétion…
— Que m’importent les juifs et leur religion ?
Je m’en moque, lui dis-je, et suis un incrédule.
— Et moi, de les choquer je me ferais scrupule :
Je suis peuple : à demain. — Jour cruel ! Le bourreau
S’éloigne en me laissant sous le fatal couteau.
Enfin, par un hazard que je n’attendais guère,
Du bavard en défaut arrive l’adversaire

Qui, d’un ton furieux, l’apostrophant de loin :
— Où vas-tu, scélérat ? Je vous prends à témoin.
— Volontiers. Il l’entraîne ; on court, on plaide, on crie.
Voilà comme Apollon me conserva la vie.



SATIRE X.


Oui, j’ai dit que sans art et d’un jet trop facile,
Quelquefois un vers dur échappait à Lucile.
Qui serait à ce point de Lucile engoué,
Que de nier un fait par chacun avoué ?
Il a, me direz-vous, d’une gaîté caustique,
Sur Rome, à pleines mains, versé le sel attique ;
J’en conviens, et d’abord, tout en le critiquant,
J’ai de ses mots heureux loué le tour piquant ;
Mais, pour avoir ce don, que nul ne lui conteste,
Faut-il absolument lui donner tout le reste ?
Non : ou bien vous mettrez au rang des bons écrits
Les lazzis du bouffon qui provoque nos ris.
Le talent d’amuser est un art que j’admire ;
Mais ce talent tout seul ne fait point la satire.
La satire demande un style vif, pressé,
Qui jamais de grands mots ne marche embarrassé ;
Et, de mille façons se repliant pour plaire,
Il faut que, tour à tour, sérieuse ou légère,

Ici, de l’éloquence elle sème les fleurs,
Là, de la poésie étale les couleurs ;
Et quelquefois laissant la pompe du langage,
Emprunte aux gens du monde un riant badinage.
Souvent d’un trait malin la mordante gaîté
A mieux qu’un argument vengé la vérité.
C’est par là qu’autrefois dans Athènes applaudie,
Se distinguait surtout l’ancienne comédie.
C’est là qu’il faut chercher ce goût pur et parfait
Dont le bel Hermogène ignore le secret,
Et qu’estime fort peu ce singe ridicule
Qui jure par Calvus et ne lit que Catulle.
— En mêlant dans ses vers, par un art plein de goût,
Les mots grecs aux latins, Lucile fit beaucoup.
— L’habile connaisseur ! ce qu’un auteur vulgaire,
Ce qu’un Pitholéon eut la gloire de faire,
Est-ce donc, selon vous, un art si merveilleux ?
— Mais ce mélange enfin est doux et gracieux :
Ainsi quand le Falerne au Chio se marie….
— Vous êtes du métier : écoutez, je vous prie :
Si dans ce grand procès dont on fait tant d’éclat,
De Capitoliuus vous étiez l’avocat,
Iriez-vous, pour répondre à la docte harangue
D’un Pédius soigneux d’écrire bien sa langue,
Tel qu’un Vénusien, dans le temple des lois,
Parler bizarrement deux jargons à la fois,
Et comme la patrie, oubliant votre père,
Dans des passages grecs embrouiller votre affaire ?
Un jour, par je ne sais quel bizarre dessein,
Moi qu’en de-çà des mers fit naître le destin,

Dans la langue des grecs je m’avisai d’écrire,
Même d’écrire en vers ; mais plaignant mon délire,
Quirinus, à minuit, quand chaque songe est vrai,
M’apparut, et blâmant un ridicule essai,
Quoi ! des faiseurs de vers dont la Grèce fourmille,
Tu veux accroître encor l’innombrable famille !
Autant vaudrait porter du bois à la forêt
Je ne résistai point à cet ordre secret ;
Et tandis qu’Alpinus, effrayant Melpomène,
Du meurtre de Memnon ensanglante la scène,
Ou du Rhin limoneux défigure les traits,
Moi, je trace en riant de plus légers portraits,
Peu curieux de voir mes sublimes ouvrages
Du sévère Tarpa captiver les suffrages,
Et cent fois accueillis de bravos redoublés,
Charmer au Palatin mes amis rassemblés.
Heureux Fundanius, toi seul en Italie,
Relevant de nos jours les autels de Thalie,
Tu sais nous y montrer, nous y peindre avec art,
Davus et Chryséïs se jouant d’un vieillard.
Pollion, au théâtre, en pompeux iambiques,
Représente des rois les disgrâces tragiques.
Varius, chantre altier de mille Ajax nouveaux,
Est le rival d’Homère et n’a pas de rivaux ;
Et les pipeaux légers des nymphes de Sicile
Reprennent leur douceur sous les doigts de Virgile.
Un genre où sans succès Varron s’était montré,
La satire restait, je m’en suis emparé ;
Non qu’au front de Lucile avec gloire attachée,
La palme par mes mains en puisse être arrachée ;

Je n’ai pas les talens de cet illustre auteur,
Et rends d’ailleurs hommage aux droits de l’inventeur.
Mais je l’ai censuré ! je n’ai pas craint de dire
Qu’ennemi du travail qu’exige l’art d’écrire,
Tel qu’un torrent fougueux qui roule un noir limon,
Le mauvais dans ses vers l’emporte sur le bon !
Vous qui me reprochez une critique amère,
Ne reprenez-vous rien dans le divin Homère ?
Et Lucile, à vos yeux si discret, si poli,
Trouve-t-il de tout point Accius accompli ?
Ne le voit-on jamais, d’un trait plein de finesse,
D’Ennuis, quand il dort, réveiller la paresse ?
Et croit-on, pour oser critiquer leurs écrits,
Qu’il se mette au-dessus de ces rares esprits ?
Qui nous empêche donc, quand nous lisons Lucile,
De nous rendre raison des défauts de son style ?
De voir si ces défauts, qu’on lui trouve en effet,
Tiennent à son génie ou naissent du sujet ;
Et de chercher comment de sa muse indolente,
L’expression n’est pas plus pure, plus coulante,
Que s’il parlait en prose, ou que s’il suffisait
De six pieds, selon lui, pour qu’un vers fût parfait,
Fier d’en avoir écrit dans la même journée,
Quatre cents le matin, autant l’apres-dînée ?
Comme ce Cassius, le phénix des toscans,
Dont les vers à grands flots débordés tous les ans,
Dans leur rapide essor à tel point se grossirent,
Que de bûcher, dit-on, ses œuvres lui servirent.
Que Lucile parfois ait un certain éclat ;
Que son ton soit poli ; qu’il soit plus délicat,

Plus limé qu’Ennius dont pourtant la rudesse
Nous enrichit d’un genre inconnu de la Grèce ;
Qu’il l’emporte en un mot sur nos anciens auteurs :
Soit ; mais loin de blâmer ses propres détracteurs,
Si jusqu’à notre temps le ciel l’avait fait vivre,
Lui-même on le verrait revenir sur son livre,
En corriger le style, en élaguer surtout
Ces passages trop longs qui choquent le bon goût,
Et prenant désormais l’oreille pour arbitre,
Cent fois ronger ses doigts et frapper son pupitre.
Désirez-vous charmer les solides esprits ?
Sur l’enclume souvent remettez vos écrits,
Et, dans ses préjugés dédaignant le vulgaire,
À des lecteurs choisis contentez-vous de plaire.
Seriez-vous curieux d’entendre sur les bancs
Vos ouvrages dictés à des marmots d’enfans ?
Pour moi, je n’eus jamais cet orgueil ridicule,
Et suis fort de l’avis de l’actrice Arbuscule.
Le peuple l’insultait : sifflez, hommes grossiers,
Dit-elle : il me suffit de plaire aux chevaliers.
Quoi ! d’un Pantilius je craindrais l’insolence !
Quoi ! je m’affligerais de ce qu’en mon absence,
Mes vers auraient à table égayé Fannius,
Ce convive ennuyeux du sot Tigellius !
Eh ! de pareils lecteurs qu’importent les suffrages ?
Que Mécène et Fuscus approuvent mes ouvrages :
Que Plotius, Virgile, Octave, Pollion,
( Car je puis le citer sans adulation ; )
Que Messala, toujours suivi d’un tendre frère,
Parfois daignent sourire à ma muse légère :

Qu’elle plaise aux Viscus ; qu’elle ait su vous charmer,
Sincère Furnius, qu’il m’est doux de nommer :
Qu’elle vous plaise enfin, amis pleins d’indulgence,
Qu’à regret aujourd’hui je passe sous silence :
Votre estime est l’objet de mes vœux les plus chers,
Et votre blâme seul pourrait nuire à mes vers.
Pour toi, Démétrius, chantre admiré des belles,
Des honneurs qu’on me rend va pleurer avec elles.
Allons, enfant, copie, et cours, loin des censeurs,
Ranger cette satire à côté de ses sœurs.




LIVRE II.


SATIRE I.


L’un prétend que, trop libre en mes écrits caustiques,
Et transgressant les lois des anciens satiriques,
J’exerce la censure avec trop de rigueur ;
L’autre trouve mes vers traînans et sans vigueur,
Et pense qu’aisément chacun, du même style,
Dans une matinée en composerait mille.
Docte Trébatius, de grâce, dites-moi,
Que faut-il faire ? — Il faut ne plus écrire. — Quoi !
Ne plus faire de vers ! — Non. — L’avis est fort sage,
Mais je ne puis dormir. — Dans le Tibre, à la nage,
Jetez-vous par trois fois, et le soir, buvez pur ;
Il n’est point pour dormir de remède plus sûr.

Ou bien, si rien en vous n’éteint l’ardeur d’écrire,
Certain du noble prix qu’obtiendra votre lyre,
Célébrez de César les exploits éclatans.
— Déjà je les aurais chantés depuis long-temps ;
Mais chacun n’est point propre à peindre la vaillance,
Et le Gaulois altier expirant sur sa lance,
Et le Romain vainqueur, et le Parthe blessé,
De son coursier fougueux par un trait renversé.
— Au moins vous auriez pu d’un prince ferme et sage
Célébrer la justice et vanter le courage.
Ainsi jadis Lucile honora Scipion.
— Je n’en laisserai point passer l’occasion ;
Mais je ne voudrais pas de ses propres merveilles
Aller mal à propos lui lasser les oreilles.
Car César, s’il accepte un encens qu’on lui doit,
Se cabre sous la main d’un flatteur maladroit.
— Sans doute ; mais il faut y mettre de l’adresse ;
Et cela vaudrait mieux que de venir sans cesse
Percer de traits sanglans Crispinus, Fannius,
Pantolabe et surtout ce bon Tigellius.
Tout le monde en effet craint de prêter à rire,
Et, n’eût-il rien à craindre, abhorre la satire.
— Que voulez-vous ! Milon, dès qu’à ses yeux troublés,
Dans la chaleur du vin, les flambeaux sont doublés,
Se livre pour la danse au transport qui l’entraîne :
Castor, noble écuyer guide un char dans l’arène ;
Pollux, adroit lutteur du ceste arme son bras ;
Autant d’hommes, autant de penchans ici-bas.
Le mien est d’imiter le genre de Lucile,
Qui nous vaut bien tous deux, s’il n’est pas plus habile.

Lucile de ses vers faisait ses confidens ;
Et comme on s’abandonne à des amis prudens,
Qu’il eût le sort propice ou les destins contraires,
Eux seuls de ses secrets étaient dépositaires :
De là vient qu’en son livre, ainsi qu’en un portrait,
Le vieillard tout entier est rendu trait pour trait.
Habitant de la Pouille ou de la Lucanie,
Car les Vénusiens sont une colonie
Transportée en ces lieux, au départ des Sabins,
Pour contenir, dit-on, de dangereux voisins ;
Quelque nom que l’on donne aux bords qui m’ont vu naître
Je veux suivre Lucile et le prends pour mon maître ;
Mais, tout en l’imitant, je fuirai ses écarts :
Personne ne sera blessé de mes brocards ;
Et tant que les méchans me laisseront tranquille,
Mon glaive en son fourreau demeurant inutile,
(Puisse-t-il, juste ciel ! s’y rouiller à jamais !)
Je ne m’en servirai qu’à m’assurer la paix ;
Mais malheur à celui dont l’attaque imprudente
Viendrait aigrir le fiel de ma plume mordante !
Puni, je l’en préviens, de sa témérité,
Dans la ville, en tous lieux, son nom sera chanté.
Cervius en courroux, saisit l’urne fatale.
La fille d’Albucus, menaçant sa rivale,
Nouvelle Sagana, tient un breuvage prêt,
Le brigand un poignard, Turius un arrêt !
C’est la loi naturelle en tous les cœurs empreinte,
Et pour se mettre en garde ou répandre la crainte,
Chacun de ses moyens use en se défendant,
Le taureau de sa corne, et le loup de sa dent.

Confiez à Scéva les longs jours de sa mère :
Il ne brisera point sa tête octogénaire ;
Pas plus qu’un loup ne rue, et qu’un torreau ne mord.
Scéva plus doucement lui donnera la mort,
Et, le miel d’un gâteau, fait tout exprès pour elle,
Le débarassera de la vieille éternelle.
En un mot, car j’abuse ici de votre temps,
Soit que vers le tombeau je chemine à pas lents,
Soit que m’enveloppant de ses crêpes funèbres,
Bientôt la mort m’appelle au séjour des ténèbres,
Riche ou pauvre, dans Rome ou sur des bords déserts,
Quelque soit mon destin, je veux faire des vers.
— Ah ! jeune homme, craignez que de cette manie
Votre imprudente audace un jour ne soit punie ;
Craignez qu’un ennemi chez les grands en faveur,
N’éteigne en votre sang cette coupable ardeur.
— Quoi donc ? quand le premier, d’un courage héroïque,
Lucile a pu venger la morale publique ;
Lorsqu’au front des pervers par ses mains arraché,
Le masque laissa voir leur opprobre caché,
Lælius en prit-il le plus léger ombrage ?
Et vit-on le héros qui renversa Carthage,
Réclamer pour Lupus, accablé de ses vers,
Ou plaindre Métellus de quelques traits amers ?
Sa muse cependant également sévère,
Des plus nobles romains au plus obscur vulgaire,
Poursuivit sans égards tous les gens vicieux,
Et la seule vertu trouva grâce à ses yeux.
Bien plus : quand loin du bruit d’un trop vaste théâtre,
Ces grands hommes, au sein d’une amitié folâtre,

Voulaient fuir des emplois la fatigue et l’ennui,
Ils couraient chez Lucile ; et c’était avec lui
Qu’ils goûtaient le bonheur d’une douce retraite,
Heureux de partager le souper du poète,
Et ses plaisirs sans faste et ses jeux innocens.
Je n’ai pas sa naissance, encor moins ses talens :
Comme à lui, cependant, quoi qu’en dise l’envie,
Qui briserait ses dents en mordant sur ma vie,
Les grands ne m’ont fermé leur cœur ni leur maison.
Docte Trébatius, ai-je tort ou raison ?
— Vous avez raison, mais vous ignorez peut-être
Une loi qu’il importe aux auteurs de connaître :
La voici : « Le préteur punira l’écrivain
Qui par des vers méchans blessera son prochain. »
— Oui, par de méchans vers, et le décret est juste ;
Mais s’ils sont bons ; s’ils ont le suffrage d’Auguste ;
Si l’auteur pour son compte, exempt de tout défaut,
Ne blesse qu’un fripon, ou n’a berné qu’un sot !
— Oh ! tout le monde alors approuvant la satire,
Le procès finira par des éclats de rire.


Séparateur




SATIRE II.


S’il est une vertu que nulle autre n’égale,
C’est la simplicité d’une table frugale.
Ce langage n’est pas de moi, mais d’Ofellus,
Qui, sans le vain secours de dogmes superflus,
Philosophe sans livre et sage sans système,
Ce qu’il a de bon sens, ne le doit qu’à lui-même.
Venez donc ; mais quittez ces banquets somptueux
Où l’œil est ébloui d’un éclat fastueux ;
Où par de faux brillans l’esprit se laissant prendre,
À de meilleurs conseils refuse de se rendre.
C’est ici ; c’est à jeun, qu’il faut, de bonne foi,
Examiner à fond ce sujet avec moi.
— À jeun ! et pourquoi donc ? — Puisqu’il faut vous le dire,
En deux mots, s’il se peut, je vais vous en instruire.
Tout juge corrompu voit mal la vérité.
Fatigue au champ de Mars un coursier indompté ;
Cours à la chasse ; apprends à manier les armes ;
Ou bien si ce métier a pour toi peu de charmes,

Toi dont les seuls jeux grecs réveillent la langueur,
Au palet, à la paulme exerçant ta vigueur,
Descends dans cette lice où, pour celui qui l’aime,
L’ardeur change en plaisir la fatigue elle-même ;
Et lorsque l’exercice et la soif et la faim,
D’un palais délicat surmontant le dédain,
Auront enfin guéri tes dégoûts ordinaires,
Rejette, j’y consens, des alimens vulgaires,
Et refuse de prendre un falerne encor dur,
À moins que dans ta coupe on n’y mêle un miel pur.
L’hiver met le poisson à l’abri sous la glace ;
Et pendant quelques jours, pour comble de disgrâce,
Il faudra te passer de ton maître d’hôtel,
En mourras-tu de faim ? non : du pain et du sel
T’offriront au besoin un repas délectable.
Pourquoi ? c’est que des mets que tu cherches à table,
Le goût n’existe point dans ce qu’ils ont coûté ;
C’est qu’il est en toi-même, et que la volupté
Est le fruit du travail, des mâles exercices.
Pâle, et moins engraissé que bouffi de délices,
Quel plaisir ce glouton, las de tous ses banquets,
Trouverait-il encore aux huîtres, aux sargets,
Aux poissons apportés des mers les plus lointaines ?
Toi cependant séduit par des chimères vaines,
Que l’on te serve un paon : tu le préféreras
Au poulet le plus tendre, au chapon le plus gras ;
Non certes qu’il ait droit à cette préférence ;
Mais c’est un oiseau rare ; il coûte un prix immense ;
Et lorsqu’en un festin avec pompe on le sert,
Sa queue est en spectacle aux convives offert.

Il s’agit bien vraiment de cette vaine pompe !
Des dehors, conviens-en, le prestige te trompe :
Car enfin mange-t-on ce plumage vanté ?
Et paraît-il à table en toute sa beauté ?
Sur ce point toutefois je consens qu’on t’excuse :
Mais comment, insensé qu’une autre erreur abuse,
Peux-tu d’un loup marin, à sa forme, à sa chair,
Juger qu’il vient du Tibre ou de la haute mer,
Ou bien que le pêcheur en a fait la capture
Entre les ponts du fleuve, ou vers son embouchure ?
Tu n’aimes, tu ne veux que d’énormes barbeaux,
Que pourtant il faudra dépecer par morceaux !
Et dans les loups marins, c’est à leur petitesse
Que tu crois distinguer ceux de la bonne espèce !
D’où vient cela ? j’entends : la nature a prescrit
Qu’un loup marin fût gros, qu’un barbeau fût petit.
Il te faut le contraire. Homme vain et futile,
Un estomac à jeun n’est pas si difficile.
— O quel plaisir de voir, à table, tout entier
Sur un vaste plateau servir un sanglier,
Vous dira ce glouton pareil à la harpie,
Sur les mets du troyen portant sa griffe impie ?
Vents du midi, venez infecter tous ses mets.
Que dis-je ? sanglier, turbot, tout désormais
Lui fait mal, lui répugne, et le radis, l’oseille,
Seuls dans un grand festin ont un sel qui l’éveille.
C’est grâce à ce dégoût que la table des rois
De racines encor se couvre quelquefois,
Et parmi tout son luxe, à de nombreux convives
Offre de simples œufs et de noires olives.

Nos ayeux ignoraient ces excès scandaleux ;
Et c’est Gallonius, cet huissier trop fameux,
Qui, donnant aux Romains un exemple coupable,
Fit servir le premier, un esturgeon à table.
― Quoi ! la mer avait-elle alors moins de turbots,
M’allez-vous demander ? non : mais au sein des flots,
Le turbot ignoré vivait libre et tranquille ;
Et rien ne l’eût troublé dans ce profond asyle,
Si, s’avisant un jour d’en connaître le goût,
Certain préteur manqué n’en eût fait un ragoût.
Que demain en effet quelqu’un vienne à prétendre
Que les plongeons rôtis sont un mets gras et tendre,
Vous verrez, tant le mal est bientôt imité,
Rome entière applaudir à cette nouveauté.
Ce n’est pas cependant, ajoutait notre sage,
Qu’on doive de son bien s’interdire l’usage ;
Et d’un excès en vain on veut se corriger,
Quand, tombant dans un autre, on ne fait qu’en changer.
Eh, qui ne dévouerait à la haine publique
Cet Avidiénus, ce ladre, ce cynique,
À la faim, à la soif, sur son or condamné,
Qui ne boit de son vin que lorsqu’il est tourné ;
Vivant sur les produits d’immenses héritages,
D’olives de cinq ans et de cormes sauvages ?
Voyez-le, quand il faut, dans un banquet joyeux,
Fêter une naissance, une noce ou ses dieux,
Goutte à goutte, en tremblant, sur sa maigre salade
Lui-même de sa cruche épandre une huile fade,
De qui l’infecte odeur, dont vous seriez blessé,
Va se perdre en des flots d’un vinaigre passé

— Quelle est donc, selon vous, de ces façons de vivre,
Celle que la raison nous conseille de suivre ?
Chacune à ses dangers, et comme on dit fort bien,
D’un côté vient le loup, et de l’autre le chien,
— Le sage, loin du faste et fuyant l’avarice,
D’aucun des deux excès ne fera son supplice ;
On ne le verra point, singe des Lucullus,
Donnant dans sa maison ses ordres absolus,
Pour ranger avec ordre un buffet magnifique,
Gourmander en fureur un nombreux domestique ;
Ni comme Naevius, sordide en ses banquets,
De servir une eau sale excuser ses laquais :
Car c’est un vice aussi ; mais laissons ce langage,
Et d’un repas frugal expliquons l’avantage.
D’abord, c’est le moyen de garder sa santé,
Et pour savoir combien cette variété,
Ce choix de mets exquis peut devenir funeste,
Souviens-toi seulement de la table modeste,
Dont tu sortis toujours si calme, si dispos.
Mais si tu vas confondre, entasser les morceaux,
Le bouilli, le rôti, les huîtres et les grives,
Tous ces sucs délicats savourés des convives,
Se transformant en bile, au sortir du festin,
Porteront le désordre et le feu dans ton sein.
Vois-tu cet air défait, ce front pâle et livide ?
Voilà ce que produit une table splendide.
Ce n’est pas tout. Le corps accablé, sans vigueur,
Sur l’esprit abattu fait peser sa langueur,
Et semble éteindre en nous cette flamme immortelle,
De la divinité précieuse étincelle.

L’homme sobre, au contraire, après un court repas,
Qui dans la nuit du moins ne l’incommode pas,
Dort bien, et le matin, plein d’une ardeur nouvelle,
Peut retourner au poste où le devoir l’appelle.
Non que, se refusant tout passe-tems joyeux,
Le sage quelquefois ne se traite un peu mieux ;
Soit qu’un antique usage, à la fin de l’année,
D’un banquet solennel ramène la journée ;
Soit qu’une maladie exige plus de soins ;
Ou qu’enfin avec l’âge amenant les besoins,
La vieillesse, souvent d’infirmités suivie,
Doive se ménager au déclin de la vie.
Mais toi, qui jeune encore et brillant de santé,
Au sein de l’abondance et dans la volupté,
Ne rougis pas de vivre avec tant de mollesse,
Que feras-tu de plus aux jours de la vieillesse ?
Nos aïeux estimaient un jambon déjà vieux.
Etait-ce mauvais goût ? non : mais ils aimaient mieux,
Quand le soir au village un convive agréable,
Venait leur demander une place à leur table,
Pouvoir le lui servir un tant soit peu gâté,
Que de le manger seuls dans toute sa bonté.
Plût au ciel que la terre, encor dans l’innocence,
Au temps de ces héros eût marqué ma naissance !
Du jugement public respectes-tu la voix ?
Cette voix dont en vain nul ne brave les droits,
Et de qui l’harmonie aux plus beaux vers pareille,
Flatte si doucement et le cœur et l’oreille ?
Ces immenses bassins, ces monstrueux turbots,
Amènent l’infamie, attirent tous les maux.

Ajoute à ce désordre un tuteur en colère,
Des amis indignés, et ce témoin sévère,
Ce juge que chacun porte au fond de son cœur,
Et ce délire enfin, cette aveugle fureur
Qui sur tes propres jours te ferait entreprendre,
S’il te restait encore un lacet pour te pendre.
— Sur ce ton sérieux prêchez Nomentanus :
Moi, je nage dans l’or ; j’ai d’amples revenus,
Et trois rois, à leur aise, en ma richesse immense,
Trouveraient de quoi vivre avec magnificence.
— Comment ! le superflu s’amoncèle chez toi,
Et tu n’en sais pas faire un plus utile emploi !
Pourquoi donc tant de gens, privés du nécessaire,
Sans l’avoir mérité, sont-ils dans la misère ?
Pourquoi voit-on des dieux les temples renversés ?
Pourquoi de ces trésors, sous tes mains entassés,
À l’état, dont la voix à son secours t’appelle,
Ne cours-tu pas offrir au moins une parcelle ?
Tu crois apparemment seul fixant le bonheur,
Enchaîner du destin l’inconstante faveur ! .
Ah ! s’ils voyaient un jour ta fortune abaissée,
Pour tes nombreux rivaux quel sujet de risée !
Car enfin qui des deux, bravant le sort jaloux,
Avec plus de courage en soutiendrait les coups,
Ou celui qui, plongé dans de molles délices,
Aurait de tous ses sens caressé les caprices,
Ou celui qui vivant avec sobriété,
Au lieu de s’endormir dans la prospérité,
Aurait prévu de loin la fortune contraire,
Et fait, pendant la paix, les apprêts de la guerre ?

C’est ainsi qu’Ofellus nous donnait des avis
D’autant plus imposans qu’il les avait suivis,
Et que tel il était au sein de l’indigence,
Tel je l’avais jadis connu dans l’opulence.
Vous le verriez encor ce bon cultivateur,
Simple fermier du champ dont il fut possesseur,
Au milieu des troupeaux, débris de sa richesse,
De ses enfans chéris instruire la jeunesse.
Oui, mes amis, toujours je fus ce que je suis :
Un morceau de jambon, des herbes, quelques fruits,
Même quand mes destins étaient le plus prospères,
Composaient mes repas dans les jours ordinaires ;
Et lorsque de nos champs le travail suspendu
M’amenait un voisin dès long-temps attendu,
Trop heureux de pouvoir, sous mon humble chaumière,
Partager avec lui ma table hospitalière
Sans courir acheter ni sarget, ni barbeau,
Chez moi, pour le traiter, je trouvais un chevreau,
Des figues, quelques noix et la grappe vermeille
Qui, du haut du plancher, semblait pendre à la treille.
Bacchus prétait son charme à ce simple festin ;
Nous en nommions le roi, la bouteille à la main ;
Puis, pour qu’elle rendit nos plaines plus fécondes,
Nous implorions Cérès ; et nos coupes profondes,
Epanchant à grands flots la joie avec le vin,
De nos fronts déridés écartaient le chagrin.
Que la fortune encore exerce sa furie ;
Que des troubles nouveaux agitent la patrie ;
De quoi peut nous priver le sort injurieux ?
Et qu’avons-nous souffert depuis que, dans ces lieux,

Faisant exécuter le décret qui nous chasse,
Un nouvel habitant s’est mis à notre place ?
Croyez-moi, mes enfans, en dépit de la loi,
Ce champ n’est pas à lui plus qu’il n’était à moi.
Personne n’a le droit de s’en dire le maître.
Il s’en est emparé ; mais à son tour peut-être,
Un plaideur, un neveu d’hériter empressé,
L’en feront déguerpir, comme il m’en a chassé.
D’Ofellus autrefois on disait le domaine ;
Nous disons maintenant l’héritage d’Umbrène ;
Et tour à tour ainsi passant de main en main,
S’il l’occupe aujourd’hui, j’en puis jouir demain.
Ainsi donc, redoublant de force et de courage,
Opposons, mes enfans, un front calme à l’orage.



SATIRE III.


— Vous écrivez si peu qu’en un an tout entier
Vous ne demandez pas quatre fois du papier,
Sans cesse revenant sur vos premiers ouvrages ;
Sans cesse vous plaignant de ce qu’à nos suffrages,
Trop ami du bon vin, au sommeil trop porté,
Vous chants n’offrent plus rien qui puisse être vanté.
Qu’attendez-vous ? allons : vous voilà loin du Tibre,
Loin des plaisirs bruyans, à jeun, et l’esprit libre :
Exécutez enfin vos superbes projets :
Commencez. — Je ne puis. — D’où vous vient cet accès ?
Quoi ! si de votre plume il ne sort rien qui vaille,
Votre dépit doit-il s’en prendre à la muraille,
À l’encre, au parchemin, objets infortunés
Aux auteurs eu courroux par les dieux condamnés ?
Pourtant, si dans Tibur, loin du bruit de la ville,
Jamais vous vous trouviez en un champêtre asyle,
Chaque jour, disiez-vous, de votre heureux cerveau
On devait voir éclore un chef-d’œuvre nouveau.

Que vous a donc servi cette savante escorte,
Ce cortège poudreux d’auteurs de toute sorte,
Archiloque et Ménandre, Eupolis et Platon ?
Peut-être, en abjurant le culte d’Apollon,
Vous vous êtes flatté de désarmer l’envie :
Mais de l’opprobre seul l’indolence est suivie.
Évitez, croyez-moi, les langueurs du repos,
Ou renoncez au fruit de vos premiers travaux.
— Que le ciel, Damasippe, entendant ce langage,
Vous envoie un barbier, pour ce mot d’un vrai sage !
Mais comment mes défauts vous sont-ils si connus ?
— Depuis que sur la place où préside Janus,
Ayant perdu mon bien, je n’ai plus rien à faire,
Des intérêts d’autrui je fais ma seule affaire.
En antiques jadis j’étais grand connaisseur :
D’un marbre bien sculpté je savais la valeur,
Et distinguant des arts les merveilles diverses,
J’aurais de tel tableau donné mille sesterces.
Tous les jours j’achetais des maisons, des jardins :
Mes calculs étaient sûrs et mes profits certains :
D’où chacun me voyant en si bonne posture,
On ne m’appelait plus que l’ami de Mercure.
— Vous étiez, il est vrai, son plus cher favori ;
Mais d’un pareil travers qui donc vous a guéri ?
— Un travers tout nouveau qui vint prendre sa place.
Des pieds à l’estomac ainsi la goûte passe :
Ainsi ce léthargique, assoupi le matin,
Le soir devient Athlète et bat son médecin.
— Soit, pourvu que saisi d’un semblable délire,
Mon cher, vous n’alliez point ici…- Vous voulez rire ;

Mais je n’ai point perdu la raison plus que vous,
Et les hommes d’ailleurs la perdent presque tous.
Cest de Stertinius, l’élève de Chrysippe,
Que j’ai, pour mon bonheur, appris ce grand principe,
Un jour que, relevant mon courage abattu,
De la barbe stoïque il me dit la vertu.
Triste et désespéré, j’allais, brisant mes chaînes,
Chercher au fond du Tibre un remède à mes peines,
Quand, tel qu’un dieu propice à ma droite placé :
— Ah ! repousse, dit-il, un dessein insensé,
Et d’une sotte honte osant te rendre maître,
Dans un monde de fous, crains moins de le paraître.
Car enfin, raisonnons sur ce point important :
Par ce nom d’insensé qu’est-ce que l’on entend ?
Réponds : si tu l’es seul, je pars, te voilà libre,
Et tu peux bravement te jeter dans le Tibre.
Quiconque par l’erreur ou par le préjugé
Demeure aveuglément dans le vice engagé,
Au dire du portique, à la cervelle folle,
Et soit peuple, soit roi, dans ce monde frivole,
Chacun, hormis le sage, en tient également.
Viens donc et reconnais avec moi hardiment
Qu’en dépit de l’orgueil d’un injuste anathême,
Ceux qui l’appellent fou, le sont comme toi-même.
Regarde dans un bois ces voyageurs errans
Prendre et suivre au hazard des sentiers différens,
Et marchant sur les pas de guides téméraires,
S’égarer à la fois par des routes contraires.
Ainsi chaque mortel se trompe à sa façon,
Et tel à son voisin veut faire la leçon,

Qui ne s’apperçoit pas qu’un autre le condamne,
Et derrière son dos fait les oreilles d’âne.
L’un partout devant lui croit voir, à chaque pas,
Des fleuves, des rochers, des feux qui n’y sont pas :
L’autre, non moins aveugle, en sa marche étourdie,
Court à travers les flots, à travers l’incendie,
Et sa mère, sa sœur, sa femme, ses parens
Ont beau crier : prends garde à ces feux dévorans,
À ces gouffres profonds, il n’écoute personne,
Plus sourd que Fusius, lorsque dans Ilione,
Après avoir trop bu, feignant de sommeiller,
Deux cents Catiénus n’auraient pu l’éveiller.
Avançons, et prouvons que cette erreur vulgaire
N’épargne aucun mortel ou n’en épargne guère.
De vieux marbres rompus recherchant les débris,
Damasippe en tous lieux les achète à grand prix :
Je ris de son travers ; mais l’usurier crédule
Qui lui prête ses fonds, est-il moins ridicule ?
Qu’imagine en ce cas le prêteur peu discret ?
Il fait à l’emprunteur signer un bon billet :
« Reçu de Nérius dix mille grands sesterces. »
Il y joint mille nœuds, mille clauses diverses ;
Tout ce qu’en fait de prêt l’avarice inventa ;
Tous les plis et replis du noueux Cicuta.
Mais que lui serviront ces chaînes inutiles ?
Damasippe, brisant des liens si fragiles,
Saura bien, en dépit de l’obligation,
Rire, en plein tribunal, de sa précaution,
Lui, subtil débiteur, Protée inaccessible,
Sous sa forme réelle à saisir impossible,

Tantôt fier sanglier, tantôt affreux dragon,
Ici fleuve ou taureau, là rocher ou poisson.
S’il est extravagant de jeter sa richesse,
Si le soin qu’on en prend annonce la sagesse,
Conçoit-on un mortel plus fou que Périllus
Qui te prête un argent qu’il ne reverra plus ?
Venez, et sur ces bancs rangez-vous en silence,
Vous que séduit l’éclat d’une vaine opulence,
Qu’entraînent les plaisirs, l’amour, l’ambition,
Et, le plus grand des maux, la superstition :
Venez, tenez-vous prêts : il est tems de vous dire
Comment vous êtes tous dans un égal délire.
Avares, prenez place au premier rang des fous :
Il ne croit point assez d’ellébore pour vous.
Non, tout ce qu’il en vient des rives d’Anticyre,
Pour guérir vos cerveaux ne pourrait point suffire.
Galba sur son tombeau veut qu’on grave à combien
Monta ce qu’en sa vie il amassa de bien ;
Si non, avant d’oser s’en partager la somme,
Ses neveux donneront des jeux publics à Rome,
Et feront, à leurs frais, distribuer en pain,
Plus de blé qu’on n’en sème au rivage Africain.
Que l’on m’approuve ou non, dit-il, tel est mon ordre :
De grâce, point d’avis : je n’en veux pas démordre.
— Sans doute par ces mots, vieillard fin et subtil…
— Qu’y voyez-vous de fin ? et de quoi lui sert-il
Que sa tombe, en vertu d’une clause insensée,
Dise un jour quelle somme il avait amassée ?
— Voulez-vous le savoir ? L’indigence à ses yeux,
Tout le tems qu’il vécut, fut un vice odieux ;

Il ne craignit rien tant, et plein de cette idée,
Dont mourant il avait l’âme encore obsédée,
Riche d’un as de moins, il eût cru moins valoir.
La clause est donc conforme à sa façon de voir.
Des mortels en effet la richesse est l’arbitre :
Il n’est point de vertu, de rang, d’honneur, de titre,
Point de droit si sacré qui ne lui soit soumis.
Elle tient lieu de tout, assure des amis,
Supplée à la valeur, suppose un nom illustre,
À l’éclat des ayeux ajoute un nouveau lustre.
Avec elle on est juste, on est sage, on est roi,
On est tout ce qu’on veut On sent alors pourquoi,
Sur la richesse seule ayant fondé sa gloire,
Il voulut que sa cendre en gardât la mémoire.
Dans un excès contraire Aristipe est tombé.
Sous l’argent qu’il portait son esclave courbé,
Dans les sables brûlans du rivage numide,
Ne l’accompagnait point d’un pas assez rapide :
Jette-le, lui dit-il, cet importun fardeau.
Lequel est, selon vous, le plus sain du cerveau ?
— Le fait ne prouve rien ; et passer d’un extrême
À l’extrême opposé, résout mal le problême.
Ignorant en musique et sans goût pour les arts,
Un Maniaque achète et fait de toutes parts
Porter dans son logis et lyres et guitares ;
Cet autre, qui jamais n’a quitté ses dieux Lares,
De voiles et de mâts encombre sa maison :
L’un et l’autre, à coup sûr, ont perdu la raison.
Mais d’un or entassé tremblant de faire usage,
L’avare sur ses sacs vous semble-t-il plus sage ?

Qu’un homme, chaque nuit, près de ses tas de grain,
Se tienne en sentinelle, un bâton à la main,
Et, de peur de toucher à ses meules de gerbes,
Pour appaiser sa faim, vive de simples herbes ;
Qu’ayant d’un vieux chio cent muids dans son cellier,
Il se condamne à boire un vin dur et grossier ;
Ou que, tandis qu’aux vers son lit sert de pâture,
À quatre-vingt-dix ans, il couche sur la dure,
Si d’insensé d’abord on ne le traite pas,
C’est que le plus grand nombre est dans le même cas.
Quoi ! pour qu’à ton décès ton fils ou ton esclave,
Même avant le convoi, déménage ta cave,
De crainte d’en manquer, vieillard maudit des dieux,
Tu n’oses savourer ce vin délicieux !
Eh ! de combien par jour décroîtrait ta fortune,
Quand tu te servirais d’une huile moins commune ?
Quand un parfum plus pur enduirait tes cheveux ?
Peu de chose, dis-tu, doit suffire à nos vœux !
Soit, mais alors, pourquoi cette soif de richesse ?
Pourquoi tromper, voler, te parjurer sans cesse ?
Qu’un maître tout à coup de fureur transporté,
Frappe et blesse un esclave à prix d’or acheté ;
Qu’il charge les passans d’une grêle de pierre ;
Les filles, les garçons, la populace entière,
À grands cris, comme un fou, le suivront en tous lieux.
Et tu te crois sensé, toi, monstre furieux,
Qui, par un double crime également infâme,
Fis périr en un jour et ta mère et ta femme !
Car enfin ce n’est point dans un soudain transport,
Ni, le glaive à la main, que tu hâtas leur mort,

Comme on vit pour calmer les mânes de son père,
Oreste dans Argus assassiner sa mère.
Et d’ailleurs, penses-tu qu’avant le jour cruel,
Où son bras se plongea dans le sang maternel,
Bravant le fouet vengeur des noires Euménides,
Oreste n’avait eu que des momens lucides ?
Que dis-je ? C’est depuis qu’on le crut insensé,
Qu’en effet son délire a tout-à-coup cessé.
D’Électre et de Pylade il respecte la vie ;
Seulement sa vengeance encor mal assouvie,
Des mots les plus sanglans empruntant le secours,
Leur prodigue l’outrage, en ménageant leurs jours.
Certain Opimius, pauvre dans l’opulence,
Qui, lorsqu’aux jours de fête il forçait sa dépense,
Ne rendait qu’en tremblant visite à son caveau,
Et le reste du tems ménageait son tonneau,
Un jour tomba soudain frappé de léthargie ;
Tellement que déjà, préparant une orgie,
Son avide héritier, tout joyeux de sa mort,
Courait, les clefs en main, autour du coffre-fort.
Le médecin arrive, homme fidèle, habile,
Et, dans les grands dangers, en ressources fertile.
Il demande une table, y verse des sacs d’or,
Les compte, les remue et les remue encor.
Au doux bruit du métal qui frappe son oreille,
Le malade en sursaut tout-à-coup se réveille.
— Et vite, levez-vous ; ou bien votre héritier
Emporte en ce moment votre bien tout entier.
— Qu’entends-je ! avant ma mort ! — Levez-vous, — Comment faire ?
— Mangez, c’est le moyen de vous tirer d’affaire :

Que tardez-vous ? Allons, prenez ce ris. — Hélas !
Combien coûte-t-il ? — Rien. — Mais encore ! — dix as.
— Dix as ! eh ! que m’importe, ô justice divine,
De périr par le mal ou par la médecine !
— Quels gens sont sages donc ? — Ceux qui ne sont pas fous.
— Et l’avare ? — L’avare est le plus fou de tous.
— Ainsi ! quand on n’est point avare, l’on est sage !
— Point du tout. — Que veut dire alors ce verbiage ?
— Écoutez, et croyez entendre Thémison.
Votre poulx est tranquille et votre estomac bon ;
Donc vous vous portez bien. Non ; car la sciatique
Vous tient dans votre lit comme un paralytique.
Vous n’êtes point un ladre, un parjure odieux !
Eh bien, courez au temple en rendre grâce aux dieux.
De l’amour des grandeurs la fièvre vous transporte :
Partez pour Anticyre. Eh ! mon ami qu’importe
Que dans le fond des mers on jette son argent
Ou que sur son trésor on vive en indigent ?
Servius à ses fils léguant son héritage,
Les fit venir tous deux et leur tint ce langage.
Lorsque je vous ai vus, suivant chacun vos goûts,
Toi, Marcus, prodiguer tes bonbons, tes joujous,
Toi, Tibère, avec soin en calculer le nombre,
Et courir à l’écart les cacher d’un air sombre
J’ai craint que, vous perdant par des sentiers divers,
L’un de Nomentanus n’imitât les travers,
L’autre de Cicuta les sentimens sordides.
Gardez-vous, mes enfans, de suivre de tels guides ;
Et, je vous en conjure au nom de tous les dieux,
Toi, ne dissipe pas le bien de tes ayeux,

Toi, ne l’augmente pas. La raison, cher Tibère,
Joint ici ses conseils aux avis de ton père.
Surtout des hauts emplois fuyez l’éclat, trompeur ;
Et que si l’un de vous est édile ou préteur,
Il soit, dès ce moment, maudit et sans asyle.
Eh quoi ! fiers d’amuser un vulgaire futile,
En fèves, en lupins vous iriez dépenser
Tout le bien que pour vous j’ai pris soin d’amasser !
Et pourquoi ? Pour jouir du noble privilège
De traîner dans le cirque un superbe cortège,
Ou de vous voir dresser un brillant piédestal !
Qu’on nous montre Agrippa sur son char triomphal ;
Ainsi qu’à ses vertus on le doit à sa race ;
Mais l’aigle et la colombe out-ils la même audace ?
— Fils d’Atrée, à quel titre avez-vous défendu
Qu’Ajax fût inhumé ? — Je suis roi. — J’aurais dû,
Modeste Plébéien, m’attendre à la réponse ;
À vous interroger désormais je renonce.
— D’ailleurs mon ordre est juste, et chacun librement
Peut, s’il croit que j’ai tort, dire son sentiment.
— Grand roi, puisse bientôt des murs de Troie en cendre,
Au rivage d’Argos votre flotte descendre !
Quoi ! vous me permettez un si libre entretien !
— Oui, je te le permets. — Ce fléau du Troyen,
Ce guerrier si souvent à vos projets utile,
Ce second des héros après le grand Achille,
Pourquoi lui refuser les honneurs du cercueil ?
Est-ce pour que Priam et ses peuples en deuil,
Nous bravant à leur tour, du haut de leurs murailles,
Puissent voir dans les champs, privé de funérailles,

Celui qui tant de fois, auprès de nos vaisseaux,
Fit servir leurs enfans de pâture aux oiseaux ?
— Sur de viles brebis exerçant son courage,
Ajax était un fou qui, poussé par la rage,
Croyait nous égorger, mon frère, Ulysse et moi.
— Mais vous, lorsqu’en Aulide, impitoyable roi,
Immolant votre fille, au lieu d’une génisse,
Vous osiez ordonner cet affreux sacrifice,
Que, de vos propres mains, la traînant à l’autel,
Vous versiez sur son front la farine et le sel,
Étiez-vous plus sensé ? — Qu’entends-je ? et qu’est-ce à dire ?
— Ce malheureux Ajax, en proie à son délire,
Si d’indignes troupeaux ont péri sous ses coups,
Sa femme ni son fils n’ont senti son courroux,
Et des Atrides seuls maudissant l’injustice,
Il épargna Teucer et laissa vivre Ulysse.
— Un long calme enchaînant nos vaisseaux et nos bras,
Calchas voulait du sang ; j’ai fait taire Calchas.
— Du sang ! ô le plus fou des princes de la Grèce !
Dites-donc votre sang. — Mon sang, je le confesse ;
Mais aucune fureur n’égarait mes esprits.
— Ceux par qui les objets sous un faux jour sont pris,
Qui ne distinguent pas le vrai de l’apparence,
Que ce soit rage aveugle, ou stupide ignorance,
Prince, au nombre des fous sont placés justement.
Qu’Ajax, dans le transport de son ressentiment,
Égorge sans pitié des brebis innocentes,
Il perd la tête. Et vous, quand vos mains frémissantes,
Dans votre propre sang promptes à se baigner,
Immolent la nature à la soif de régner ;

Quand, au prix d’un forfait vous achetez l’empire,
Tant d’orgueil n’est-il pas le comble du délire ?
Que traînant en litière une jeune brebis,
Un homme lui donnât de somptueux habits,
La fît accompagner d’un nombreux domestique,
Se plût à la traiter comme une fille unique,
Et pour elle épuisant les termes les plus doux,
Destinât à sa couche un généreux époux,
Sans doute en attendant qu’on guérit sa cervelle,
Le juge ordonnerait qu’on le mit en tutèle ;
Mais si frappant sa fille au lieu d’un tendre agneau,
Lui-même dans ses flancs il plonge le couteau,
Est-il moins insensé ? Non : trahir la nature
Est d’un esprit malsain la marque la plus sûre :
Tout scélérat est fou. Quant à l’ambitieux,
Bellone et son clairon l’ont rendu furieux.
Passons à la débauche, au goût de la dépense,
Et des Nomentanus signalons la démence.
De dix mille talens cet homme est héritier :
Aussitôt le chasseur, le pêcheur, le fruitier,
La troupe du Vélabre, et ceux dont la cohue
Des Toscans à toute heure embarrasse la rue,
Dès l’aurore, à sa porte, arrivent par essaims.
L’ambassadeur approche, et, lui baisant les mains :
O vous, le plus loyal, le plus juste des hommes,
Tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes,
Dès demain, dès l’instant, dès qu’il vous conviendra,
Sont à vous : ordonnez ; on vous obéira.
Écoutez du patron la réponse équitable.
Toi qui, pour qu’on me serve un sanglier à table,

À travers les frimas par ton zèle emporté,
Sur le mont Apennin dors la nuit tout botté :
Toi qui pendant l’hiver affrontant les naufrages,
Cours chercher le poisson aux plus lointains rivages,
Je vous en dois l’aveu, fainéant que je suis,
J’ai moins de droit que vous aux biens dont je jouis.
Venez donc partager ma fortune brillante.
Toi, reçois vingt talens, toi trente, toi soixante.
Mille traits de folie égalent celui-là.
Le fils d’un histrion soupait chez Metella ;
Il voit le diamant qui brille à son oreille ;
Le prend, le fait dissoudre, et comme une merveille,
Dévore, en l’avalant, mille talens d’un coup.
Que ne le jette-t-il plutôt dans un égout !
Les deux fils d’Arrius, noble couple de frères,
Vrais jumeaux entêtés de frivoles chimères,
Et d’un luxe coupable également épris,
Vivent de rossignols achetés à tout prix.
Qu’en dirons-nous ? faut-il pour tracer leur histoire,
User du crayon blanc ou de la pierre noire ?
Qu’un vieillard à cheval monte sur un bâton ;
Qu’il attèle des rats ; qu’il joue à pair ou non ;
De ses sens, direz-vous, il a perdu l’usage.
Mais, si je vous prouvais qu’un homme de votre âge,
Quand il est amoureux, est encore plus sot,
Et que, malgré sa barbe, il a l’air d’un marmot,
Se livrant sur le sable à quelque jeu folâtre,
Lorsque d’une Laïs follement idolâtre,
Il vient en sanglotant lui demander pardon,
Parlez, vous verrions-nous imiter Polémon,

Quand soudain entendant la voix de la sagesse,
Ce jeune débauché, honteux de son ivresse,
Au lieu de persister dans ses égaremens,
Se sentit pénétré de meilleurs sentimens,
Et dépouillant son front d’une infime guirlande,
Reçut d’un maître à jeun l’austère réprimande ?
À cet enfant boudeur vous offrez un bonbon ;
Il n’en veut pas. — Prenez, mon petit ami. — Non.
N’offrez point : il demande. Un jeune homme est de même,
Quand il est éconduit par la beauté qu’il aime,
Et que l’instant d’après à rentrer invité,
Bien que déjà son cœur n’y soit que trop porté,
En suspens, à sa porte il soupire et balance.
Dois-je entrer ? dois-je fuir ? aurai-je l’imprudence
De me laisser encor retomber dans ses fers ?
Mettrai je enfin un terme aux maux que j’ai soufferts ?
L’ingrate m’a chassé ! l’ingrate me rappelle !
Y faut-il retourner ? Non, m’en conjurât-elle.
Écoutez son esclave, homme de meilleur sens.
Mon cher maître, pourquoi ces combats impuissans ?
Pourquoi, dans une chose à la raison contraire,
Vouloir que la raison vous guide et vous éclaire ?
Tel est l’amour : tels sont ses maux et ses bienfaits :
Aujourd’hui c’est la guerre, et demain c’est la paix.
Ainsi grondent les flots d’une mer indocile.
Prétendre retenir dans un calme immobile,
Ce qui doit ressembler au mobile élément,
C’est vouloir raisonner déraisonnablement.
Mais que penserons-nous de la futile adresse
Qui vous fait trépigner d’orgueil et d’allégresse,

Lorsqu’entre vos deux doigts avec force pressé,
Un pepin vers son but au plafond est lancé ?
Et si, vieil édenté, sans respect pour votre âge,
Vous venez de l’amour bégayer le langage,
De quel droit croiriez-vous avoir plus de raison
Que l’enfant qui bâtit un château de carton ?
Et que serait-ce encor si cette ardeur bizarre
Allait dégénérer en vengeance barbare ?
Si vous portiez le fer dans ce feu dévorant ?
Marius tue Hellas et se tue en pleurant :
Pensez-vous qu’il n’a point la cervelle blessée,
Et pour donner un nom à sa rage insensée,
Entre des mots pareils irez-vous distinguant,
Dire, il est assassin, mais non extravagant ?
Chacun connaît ce trait d’un esclave imbécille
Qui, le matin, à jeun, courant toute la ville :
O vous, dieux immortels, qu’on révère ici-bas,
Faites que pour moi seul la mort ne vienne pas.
Que vous coûterait-il d’exaucer ma demande ?
Peu de chose : et d’ailleurs la faveur n’est pas grande.
Cet homme entendait bien, avait d’excellens yeux ;
Mais, nul, à moins d’aimer les cas litigieux,
N’eût garanti sa tête, et Chrysippe, par grâce,
Près de Ménénius lui réserve une place.
Jupiter, toi qui fais et calmes nos douleurs,
Que mon fils soit guéri, dit cette mère en pleurs,
Et j’irai dans le Tibre au jour où l’on t’honore,
Après avoir jeuné, le baigner dès l’aurore.
Que son fils au trépas échappe par hazard,
Ou qu’il doive la vie aux ressources de l’art,

Vous verrez en effet cette mère insensée,
Le plongeant de ses mains dans une onde glacée,
Pour tenir son serment, lui rendre le frisson.
Pourquoi ? Le fanatisme a troublé sa raison.
Voilà par quels discours notre huitième sage,
Afin de me venger de tout injuste outrage,
Mettait à son ami les armes à la main.
Aussi que désormais le railleur le plus fin,
M’accusant de folie, à mes dépens s’égaye,
Je saurai le payer de la même monnaie :
— Puissiez-vous, Damasippe, après votre malheur,
Vendre tout désormais à sa triple valeur !
Mais puisque, selon vous, chacun a son délire,
Quel est le mien, à moi ? Pourriez-vous me le dire ?
Car je ne croyais pas être au nombre des fous.
— Agave le croyait tout aussi peu que vous,
Même, quand dispersant les lambeaux de Penthée,
Elle tenait en main sa tête ensanglantée.
— À vos raisonnemens je ne résiste plus,
Et c’est argumenter trop longtemps là-dessus :
Je suis fou, j’en conviens, et plus que fou peut-être ;
Mais, ma folie enfin, je voudrais la connaître.
— D’abord vous bâtissez : vous faites le géant,
Vous, haut d’une coudée, et d’un air important,
Vous riez, quand Turbon, plein d’une ardeur guerrière,
Affecte, fier Pygmée, une attitude altière.
Cependant êtes-vous moins risible que lui,
Vous qui singez en tout Mécène votre appui,
Et qu’on voit si souvent oublier la distance
Qu’ont laissée entre vous le rang et la naissance ?

Un taureau sous ses pieds avait dans un pâtis,
D’une grenouille absente écrasé les petits ;
Un seul en réchappa, qui courut à la nage,
Raconter à sa mère, au fond du marécage,
Comment un animal énorme, furieux
Venait de massacrer ses frères à ses yeux.
Elle qui se croyait pour le moins un colosse,
Quel est donc, ô mon fils, cet animal féroce ?
Est-il plus gros que moi, dit-elle, en se gonflant ?
Regarde : — Oui, de beaucoup. — M’y-voici donc — Néant,
Et quand dans votre peau vous crèveriez d’envie,
Sans l’égaler jamais vous perdriez la vie !
Vous voilà trait pour trait. Joignez à ce travers
Cette démangeaison, cette rage des vers….
C’est-à-dire, jetez de l’huile sur la flamme :
Et si, quand ce transport s’est emparé d’une âme,
On peut n’être pas fou, je vous crois de bon sens.
Je ne parlerai point de ces cris glapissans,
De ces fureurs…. — Holà. — De ce luxe…. — Silence.
— De ces dehors brillans d’une fausse opulence….
— Mêlez-vous de vous-même, ô le plus grand des fous,
Et ne reprenez pas des gens meilleurs que vous.



SATIRE IV.


— D’où revient Catius ? où va-t-il de ce pas ?
— De grâce, mon ami, ne me retardez pas :
Je cours mettre en écrit des dogmes plus sublimes,
Plus vrais, plus importans que toutes les maximes,
Du sage qu’Anytus fit périr en prison,
Du docte Pythagore et du divin Platon.
— J’ai mal choisi mon temps et du vôtre j’abuse ;
Mais qu’auprès d’un ami l’indulgence m’excuse ;
Quand un mot par hazard vous aurait échappé,
Bientôt, en y songeant, vous l’auriez rattrapé.
C’est un de vos talens, et soit art, soit nature,
On sait jusqu’à quel point votre mémoire est sûre.
— Je cherchais cependant par quel moyen subtil,
De tout ce qu’on m’a dit je renouerais le fil ;
Car je n’ai jamais vu de si belles pensées
En termes élégans si savamment tracées.
— Quel est donc ce grand homme ? est-il grec ou romain ?
— J’ai de tout son discours l’esprit encore plein,

Et puis le répéter, s’il vous plaît de l’entendre ;
Pour le nom de l’auteur, vous ne sauriez l’apprendre.
Souviens-toi, m’a-t-il dit, que les œufs les plus longs,
Ainsi qu’ils sont plus blancs, sont meilleurs que les ronds,
Attendu qu’en leur coque et moins lisse et plus dure,
C’est un mâle toujours qui prend sa nourriture.
Au légume que donne un sol marécageux,
Je préfère celui d’un terrain sablonneux ;
Il a plus de douceur, et d’un jardin humide,
Les fruits d’eau saturés, n’ont rien que d’insipide.
Te vient-il à souper quelqu’un qui te surprend ?
Afin que la poularde apprêtée en courant
Ne soit point trop rebelle à la dent du convive,
Dans un vin trempé d’eau plonge la toute vive.
Le champignon des prés est le plus savoureux :
Jamais il n’a fait mal ; tout autre est dangereux.
Veux-tu, pendant les jours de la saison brûlante,
Conserver la fraîcheur d’une santé brillante ?
Que la mûre, cueillie au lever du soleil,
Pour finir ton repas, t’offre son fruit vermeil.
Aufidius à jeun se compose un breuvage,
De falerne et de miel ; je blâme cet usage.
On ne prend le matin que des adoucissans ;
L’onctueux hydromel calme surtout les sens.
Es-tu sans appétit ? et des mets de la veille
Te sens-tu surchargé ? L’huitre, l’anchois, l’oseille,
D’un vieux vin blanc de Cos, le tout bien arrosé,
Feront à tes humeurs prendre un cours plus aisé.
La lune en son croissant remplit les coquillages ;
Mais il n’en vient de bons que sur certains rivages.

Lucrin a des murex qu’on paye au poids de l’or ;
Les huîtres de Circé sont meilleures encor,
Baie est moins renommée, et la molle Tarente
De ses larges pectens avec orgueil se vante.
Pour Misène, on lui doit d’excellens hérissons.
Toi qui de l’art des mets veux dicter les leçons,
Je ris si des saveurs sur qui cet art se fonde,
Tu n’as fait avant tout une étude profonde.
C’est peu que d’acheter les poissons les plus chers ;
Il faut savoir comment de ces poissons divers,
Tantôt rôtis, tantôt dans une sauce exquise,
Le goût peut ranimer l’appétit qui s’épuise.
D’un vaste sanglier chargeant un long bassin,
Prétends-tu que sa chair t’offre un mets ferme et sain ?
Qu’il te soit apporté des forêts de l’Ombrie.
L’espèce entre les joncs dans Laurente nourrie,
Et qu’on voit s’y vautrer dans un immonde étang,
Ne vaut pas des forêts le sauvage habitant.
Les chevreuils engraissés du feuillage des vignes,
D’un banquet recherché ne sont pas les plus dignes.
Parmi les morceaux fins dont l’amateur fait cas,
L’épaule du levraut est des plus délicats.
Aucun autre avant moi, par son expérience,
N’a poussé des gourmands la sublime science,
Jusqu’à dire, à l’aspect d’un oiseau, d’un poisson,
Quelle est et son espèce, et son âge et son nom.
Tel se bornant lui-même en un art sans limite,
Fait d’excellens pâtés et n’a que ce mérite.
C’est manquer de talent que de n’en avoir qu’un ;
Un point ne suffit pas : c’est comme si quelqu’un,

Affectant de n’offrir que d’excellent falerne,
Versait sur ses poissons une huile de lanterne.
Laisse, par un beau temps le massique en plein air.
Le serein de la nuit, en le rendant plus clair,
Lui fera déposer cette odeur agaçante
Qui porte sur les nerfs son âcreté piquante ;
Mais ne va pas surtout le filtrer sous le lin.
Toujours ce procédé gâta le meilleur vin.
Le connaisseur qui sait par quel art on allie
Le sorrente au cécube encore sur sa lie,
Prend un œuf de pigeon dont le jaune aussitôt
Du vin au fond du vase entraine le dépôt.
Faut-il d’un franc buveur, à la fin d’une orgie,
Par quelque nouveau mets réveiller l’énergie ?
Que le crabe rôti sur le feu pétillant,
D’huile fine humecté, lui soit servi brûlant.
Point de légumes froids. La laitue indigeste
Dans l’estomac chargé porte un trouble funeste,
Et je préférerais, pour lui donner du ton,
La saucisse enfumée ou le sel du jambon,
Ou même ce ragoût dont l’odeur à la ronde
S’exhale des fourneaux d’une taverne immonde.
Deux sauces des gourmands se disputant le choix,
Sont bonnes à connaître et partagent les voix.
L’une, simple et sans art, n’admet qu’une huile pure.
L’autre se fait de vin et de cette saumure
Qui sur les bords du Tibre arrivant de l’Euxin,
Conserve encor l’odeur du vase Byzantin ;
Et lorsque du persil, du thym qui l’assaisonne,
La feuille est infusée en l’onde qui bouillonne,

L’amateur sur ces jus de safran saupoudrés,
D’une huile de Vénafre épand les flots dorés.
C’est moi qui, le premier de tous nos gastronomes,
D’anchois et de sel noir, de raisins et de pommes,
Composant un ragoût mêlé de poivre blanc,
Dans le plus pur crystal servis ce stimulant.
Sur les fruits de Tibur, plus beaux en apparence,
Toujours ceux de Picène ont eu la préférence.
De Vénuse en des pots on garde les raisins.
On durcit au foyer ceux des coteaux albains.
C’est un travers énorme, une extrême démence,
De se faire au marché suivre d’un coffre immense,
Pour resserrer à table, en un étroit bassin,
Les monstres que la mer laisse errer dans son sein.
En vain vous me servez une table splendide ;
Je suis prêt à vomir, quand un esclave avide,
Dans les plats qu’il apporte ayant trempé ses doigts,
S’en vient les imprimer sur la coupe où je bois,
Ou que du vin épais qu’il m’a versé la veille,
J’apperçois le dépôt à travers la bouteille.
En coûte-t-il si cher pour servir décemment,
Pour tenir toujours frais un riche ameublement,
Pour s’armer de balais, d’éponges et de sable ?
Cette mal-propreté n’est donc point excusable.
Quoi ! tu vois sans rougir ces marbres si polis,
Par un balai fangeux moins frottés que salis !
Tu peux souffrir qu’un lâche et misérable esclave
Couvre de pourpre un lit que jamais il ne lave !
Eh ! mon ami, ces soins trop souvent négligés,
Moins ils coûtent d’argent, plus ils sont exigés ;

Et j’y compte bien plus que sur cette dépense
Que de nos Crœsus seuls comporte l’opulence.
— Ô docte Catius, au nom de l’amitié,
Au nom des dieux pour qui vous en êtes prié.
Permettez qu’avec vous, j’aille, de mes oreilles,
De ce grand philosophe écouter les merveilles.
Vous m’avez répété tout son même entretien ;
Mais, par un interprète, on s’explique moins bien.
Et puis, quelle faveur, quel avantage extrême
De le voir en personne et de l’ouïr lui-même !
Vous en pouvez parler avec moins de chaleur,
Vous qui de l’admirer avez eu le bonheur ;
Mais moi qui ne connais son air ni son visage,
Que ne puis-je approcher de ce huitième sage,
Et puiser à leur source, en ses propres discours
Ces dogmes d’où dépend le bonheur de nos jours !



SATIRE V.


— De grâce, encore un mot, docte Tîrésias.
Par quel art, en rentrant au sein de mes états,
Puis-je honorablement réparer mes affaires ?
Tu ris ? — Quoi ! de retour au palais de tes pères,
Sur le point de revoir ton Ithaque et tes dieux,
Tu n’est pas satisfait, mortel astucieux !
— Toi qui ne m’as jamais trompé dans tes réponses,
Tu sais, car, cher devin, c’est toi qui me l’annonces,
En quel état honteux, trop indigne d’un roi,
Sans habits, sans argent, je vais rentrer chez moi.
Provisions, troupeaux, quand j’assiégeais Pergame,
Tout a servi de proie aux amans de ma femme.
Or le sang, la vertu, sans quelque peu de bien,
Tu ne l’ignores pas, ou les compte pour rien.
— L’indigence, en effet, te paraît-elle horrible ?
Apprends, pour t’enricbir, un moyen infaillible.
On le donne un mets rare, un faisan, un turbot !
Cours à ce vieux Crœsus les porter aussitôt ;

Et les fruits du jardin dont tu fais tes délices,
Avant d’aller aux dieux en offrir les prémices,
Fais-en d’abord hommage à ce mortel heureux,
D’un don si solennel beaucoup plus digne qu’eux ;
Et fût-il un parjure, un lâche, un adultère ;
Eût-il trempé ses mains dans le sang de son frère ;
Fût-il encor meurtri des fers qu’il a portés,
Suis-le, s’il le désire, et marche à ses côtés.
— Moi ! que d’un vil esclave augmentant le cortège,
J’aille d’un tel affront briguer le privilège !
Est-ce ainsi qu’on m’a vu, par d’immortels exploits,
Marcher, sous Ilion, l’égal des plus grands rois ?
— En ce cas, reste pauvre. — Il faut donc que je cède.
Allons, j’appelerai le courage à mon aide.
Sous un joug plus cruel il m’a fallu fléchir ;
Mais, en deux mots, comment puis-je encor m’enrichir ?
— Je te l’ai déjà dit, et vais te le redire :
Sur de bons testamens sache te faire inscrire ;
Captive les vieillards ; et le rusé patron
Eût-il une ou deux fois évité l’hameçon,
Ne te rebute pas. Deux nobles adversaires,
Vont plaider pour des riens ou de graves affaires ;
L’un est un téméraire, un injuste agresseur,
Mais il n’a pas d’enfans : fais-toi son défenseur.
L’autre pour galant homme est connu dans le monde ;
Son droit est excellent ; mais sa femme est féconde ;
Laisse-là son bon droit, ses stériles vertus ;
Et courant au premier, dis-lui : Paul ou Quintus,
( Car d’un prénom pompeux la douceur chatouilleuse
Flatte agréablement une oreille orgueilleuse )

Vos nobles qualités vous ont gagné mon cœur :
De plus d’un grand procès je suis sorti vainqueur ;
Je connais la chicane, et plutôt que j’endure
Qu’un fripon, ajoutant le dommage à l’injure,
Vous ose seulement appauvrir d’une noix,
Je me ferai pour tous crèver les yeux cent fois.
Non, vous ne perdrez rien, je puis tous le prédire,
Et nul à vos dépens n’aura sujet de rire.
Dis lui de se fier à ton activité,
De retourner chez lui, de soigner sa santé ;
Et soudain embrassant toute la procédure,
Roidis-toi, souffre tout, la chaleur, la froidure ;
Soit lorsque Sinus embrâsant nos guérets,
Comme on dit aujourd’hui, fend les marbres muets ;
Soit lorsque Furius de son épaisse masse
Traînant péniblement le poids qui l’embarrasse,
Sur le haut Apennin hérissé de glaçons,
Crache emphatiquement la neige à gros flocons.
Voyez-vous, se diront les témoins de ton zèle,
Comme des vrais amis cet homme est le modèle !
Comme il est serviable ! et le thon par milliers
Dans la nasse surpris remplira tes viviers.
Un père avec tendresse élève un fils unique,
D’une fortune immense héritier rachitique !
Pour qu’il ne vienne pas à l’esprit des méchants,
Que tu ne fais la cour qu’aux vieillards sans enfans,
Cherche à t’insinuer auprès de ce bon père.
Obtiens d’être en second nommé son légataire.
Le fils mort, tous ses droits sont les tiens désormais ;
C’est une loterie où l’on ne perd jamais.

Quelqu’un te donne-t-il son testament à lire ?
À cette offre d’abord refuse de souscrire :
Repousse avec horreur le papier odieux ;
Mais ne perds point de tems, et, d’un œil curieux,
Cherchant l’alinéa de la première page,
Regarde, et saisissant l’écriture au passage,
Vois si le patrimoine est à toi tout entier,
Ou si d’une part seule il t’a fait héritier.
Car un jour l’on verra, tel qu’un renard perfide,
Certain greffier leurrer le corbeau trop avide,
Et le fourbe Nazon toujours prêt à tromper,
Joué par Coranus qu’il aura cru duper.
— Qu’est-ce que ce discours veut dire, je te prie ?
Est-ce un oracle, ou bien une plaisanterie ?
— Prince, ce que j’ai dit doit arriver ou non ;
Car je suis inspiré par le grand Apollon.
— Pourrais-tu cependant m’édaircir ce grimoire ?
— Lorsqu’enchaînant le Parthe à son char de victoire,
Un petit fils d’Iule, en un profond repos,
Maintiendra sous ses lois et la terre et les flots,
On verra Coranus, amant déjà sur l’âge,
Obtenir de Nazon la fille en mariage ;
Mais, pour la dot, en vain il la réclamera.
Alors, pour se venger, voici ce qu’il fera.
Il feindra de dicter sa volonté dernière,
En rédigera l’acte et priera le beau père
D’y jeter un coup d’œil ; le bon homme d’abord
N’y consentira point et se récriera fort ;
Mais à ce vœu pressant obligé de se rendre,
II prendra le papier de la main de son gendre,

Et verra que le traître, habile à le vexer,
Ne lui laisse à sa mort que des pleurs à verser.
Autre avis non moins sage. Une intrigante habile
Se joue avec Davus d’un chrémès imbécille ;
Pour qu’ils parlent de toi, quand tu seras sorti,
Et qu’ils en parlent bien, prends tout haut leur parti.
Ce point est important ; mais, pour brusquer l’affaire,
C’est au vieillard surtout qu’il faut tâcher de plaire
Dit-il un mot ? relève, admire ses talens.
Fait-il de méchans vers ? Trouve les excellens.
Sois prudent néanmoins. Une vieille thébaine,
J’étais à Thèbe alors et l’histoire est certaine,
S’avisa, pour punir un avide héritier,
D’un genre de convoi tout à fait singulier.
Il devait sur son dos transporter par la ville
Le corps de la défunte à grands flots trempé d’huile.
Elle l’avait ainsi réglé par testament.
Pourquoi ? pour essayer sans doute en ce moment
D’échapper au fâcheux qui l’avait, dans sa vie,
De son zèle importun si longtems poursuivie.
Ne sois donc complaisant qu’avec discrétion.
Attentif, prévenant en toute occasion,
Songe que trop d’ardeur quelquefois indispose.
Ce vieillard est d’humeur difficile, morose :
Crains d’être ou trop bavard ou trop silencieux.
Emprunte d’un Davus le ton obséquieux,
Son langage, son geste et sa tête penchée,
Et sois à tous ses pas comme une ombre attachée.
Fait-il le moindre vent ? préviens le cher patron
De se mettre à l’abri du piquant aquilon.

Est-il enveloppé dans la foule qui passe ?
Marche et fends devant lui le flot qui l’embarrasse.
Aime-t-il à parler ? Écoute et ne dis mot :
Veut-il être flatté ? Caresse son défaut :
Flatte-le, vante-le : qu’il n’ait ni paix, ni trêve :
Qu’il se gonfle, qu’il enfle et que le ballon crève.
Lorsque, de son trépas enfin bien assuré,
De tout soin envers lui tu seras délivré,
Et que, dans un instant où jamais on ne veille.
Ces mots pleins de douceur frapperont ton oreille :
Ulysse en ma fortune entrera pour un quart,
Que tes cris déchirans percent de toute part.
Hélas ! il n’est donc plus cet ami si fidèle !
Ce bon, ce cher Dama ! puis, redoublant de zèle :
Où rencontrer jamais un cœur si généreux ?
Ce n’est pas tout : répands quelques pleurs, si tu peux.
C’est le meilleur moyen que personne ne voie
Éclater dans tes yeux une indiscrète joie.
Est-ce à toi d’ordonner la pompe du convoi ?
Que tout s’y fasse en grand : qu’on soit content de toi,
Et d’un sincère amour donnant ce dernier gage,
À louer ton bon cœur force le voisinage.
Peut-être en ce moment ton vieux cohéritier,
Qui convoitait tout bas le patrimoine entier,
Quoique lui-même près d’aller joindre ses pères
Voudra te racheter la maison et les terres :
Quelque prix qu’il t’en donne, acquiesce à son vœu ;
Mais je suis rappelé par Proserpine. Adieu.



SATIRE VI.


Un domaine modique, un bois tranquille et frais,
Un Jardin, un toit simple, une fontaine auprès,
C’étaient tous mes désirs. Les dieux pleins d’indulgence
Ont passé de mes vœux la modeste exigence.
Daigne, fils de Maia, dans une heureuse paix,
Longtemps me conserver les présents qu’ils m’ont faits !
Si d’un peu de fortune acquise sans bassesse,
Je sais, loin des excès, jouir avec sagesse :
Si l’on ne me voit point tout bas, entre les dents,
Murmurer aux autels de ces vœux impudents :
« Puissé-je quelque jour de ce morceau de terre,
» Pour arrondir mon champ, me voir propriétaire !
» Puissé-je, la fortune aussi me protégeant,
» Rencontrer sous ma bêche une cruche d’argent,
» Comme ce laboureur qui, la vue éblouie,
» Trouva sous sa charrue une somme enfouie
» Et, grâce au bon Hercule, enrichi dans un jour,
» De fermier qu’il était devint maître à son tour ! »

Enfin le sort heureux que le ciel me procure,
Si j’en sens tout le prix, ô propice Mercure,
Rends mes bœufs plus pesants et mes esprits moins lourds,
Et sois, comme en tout temps, mon guide et mon recours.
Maintenant qu’échappé du fracas de la ville,
Et comme dans un fort, en mon champêtre asyle,
Exempt d’ambition, sans soins, sans embarras
Je ne crains ni l’auster précurseur du trépas,
Ni l’automne de qui l’influence funeste
Enrichit plus le styx que la guerre et la peste,
Quel sujet convient mieux à mes vers familiers
Que les champs et la paix de mes obscurs foyers ?
Dieu du matin, ou bien s’il faut que l’on t’honore
Sous un nom qui te soit plus agréable encore,
Janus, toi qu’ici-bas l’homme religieux,
( C’est ainsi qu’aux mortels l’ont ordonné les dieux, )
Doit invoquer, avant de se mettre à l’ouvrage,
De ma muse légère accepte l’humble hommage.
À Rome, dès le jour, prompt à m’aiguillonner,
C’est un ami, dis-tu, qu’il faut cautionner :
Allons, cours de ce pas faire ce qu’il exige,
Ou tremble qu’avant toi quelqu’autre ne l’oblige.
Il grêle, l’on entend siffler les aquilons ;
L’hiver chargé de neige est aux jours les moins longs ;
N’importe, il faut marcher ; et quand chez le notaire,
Je me suis engagé d’une voix haute et claire,
Me voilà dans la foule au retour arrêté,
Luttant et malgré moi par le flot emporté.
Que veut ce fou, dit l’un ? quelle affaire le presse ?
Est-ce qu’il croit, ajoute un autre avec rudesse,

Lorsqu’ auprès de Mécène à la hâte il se rend
Qu’il peut fouler ainsi tout le monde en courant ?
Ces discours, j’en conviens, où votre nom se mêle,
Flattent mon amour propre et redoublent mon zèle ;
Mais à peine j’arrive au mont Esquilien,
Que de placets sans nombre, où je ne comprends rien,
Et qui de tout côté m’arrivent par centaines,
J’ai la tête rompue et les oreilles pleines :
« Roscius, qui sur vous compte pour son procès,
 » À huit heures demain vous attend au Palais.
 » Les greffiers convoqués pour une grande affaire
 » Où du corps tout entier l’avis est nécessaire,
 » Sont venus vous prier de vous ressouvenir
 » À quelle heure ce soir on doit se réunir.
 » Auriez-vous la bonté de prendre tant de peine
 » Que de faire signer ce papier à Mécène ? »
— J’y ferai mon possible. — en ce cas, tout est dit :
On peut tout quand on est comme vous en crédit.
Allons, dites un mot, et c’est chose conclue.
Près de huit fois déjà l’année est révolue,
Depuis le jour heureux où chez Mécène admis,
Il daigna me compter au rang de ses amis,
Non pour me confier des secrets qu’il faut taire,
Mais pour avoir parfois, quand il veut se distraire,
Avec qui, sur son char, dans un libre entretien,
Causer en voyageant de quelque grave rien :
« Quelle heure est-il ? À qui de Gallina le Thrace,
 » Ou du lutteur Syrus trouvez-vous plus de grâce ?
 » Il fait beau ce matin ; mais l’air est un peu frais,
 » Il faut s’en défier : » et tels autres secrets

Dont, sans être accusé de la moindre imprudence,
Aux plus indiscrets même on ferait confidence.
Des envieux depuis contre moi s’ameutant,
Le nombre se soulève et croît à chaque instant.
M’a-t-on vu dans le cirque à côté du ministre ?
L’heureux mortel, dit-on ? Une rumeur sinistre
Dans tous les carrefours a-t-elle mis l’effroi ?
En me voyant passer, chacun accourt vers moi.
— Eh bien ! vous qui des dieux avez les bonnes grâces,
Qui les voyez de près, que deviennent les Daces ?
— Je l’ignore. — À quoi bon ces vains déguisements ?
— Puissé-je être sur l’heure écrasé si je mens !
Les terres dont César, pour prix de leur courage,
À nos braves guerriers a promis le partage,
Où dit-on qu’il les prend ? En Sicile ou chez nous ?
— Je n’en sais, sur ma foi, pas un mot plus que vous.
Mais j’ai beau le jurer, on croit que je veux rire,
Et d’être si discret tout le monde m’admire.
Ainsi le temps se passe en mortels déplaisirs,
Et vingt fois de mon cœur s’échappent ces soupirs :
Ô champs aimés des cieux ! ô chère solitude !
Quand pourrai-je, affranchi de toute servitude,
Tantôt étudiant la docte antiquité,
Tantôt d’un doux sommeil goûtant la volupté,
Savourer à loisir, loin des traits de l’envie,
L’oubli consolateur des peines de la vie !
Quand verrai-je les fruits de mon étroit enclos,
Et la fève interdite au vieillard de Samos,
Et le légume frais que le lard assaisonne,
M’offrir les simples mets que la saison nous donne !

Délicieuses nuits ! soupers dignes des dieux !
Lorsqu’avec des amis satisfaits et joyeux,
Fêtant dans un banquet mes pénates rustiques,
Le reste du festin passe à mes domestiques !
Chaque convive alors, sans contrainte, sans lois,
Prend la coupe qu’il veut et le vin de son choix
Soit qu’il aime à verser dans un ample cratère,
Soit qu’il trouve meilleur de boire à petit verre.
Bientôt, sans y penser, chacun entre en propos :
Nous causons, non d’argent, de terres, de troupeaux,
Ni de l’art merveilleux dont Lépos, au théâtre,
Sait charmer en dansant tout un peuple idolâtre.
À profit entre nous mettant mieux les instans,
Nous nous entretenons d’objets plus importans ;
Si l’homme n’est heureux qu’au sein de la richesse :
Si le bonheur plutôt n’est point dans la sagesse :
Si l’amitié pour base a toujours l’intérêt :
Ce que c’est que le bien, quel est le bien parfait.
Le voisin Cervius, à ce grave langage,
D’un vieux conte parfois mêle le badinage.
Parle-t-on d’Arellus ? et vient-on nous vanter
Ses terres, ses trésors ? Il se met à conter.
Un jour le rat des champs, d’une façon civile,
À souper dans son trou pria le rat de ville.
C’était fête au village. Il vivait sobrement,
Mais savait aux bons jours en user noblement.
Son camarade arrive : il s’empresse, il apporte
Des grains, des raisins secs, des fruits de toute sorte,
Et, pour dernier régal, tire de son buffet
Du lard qu’il n’avait point grignoté tout-à-fait,

Désirant par le choix, plus que par l’abondance.
D’un ami délicat vaincre la répugnance.
Vaine précaution ! l’orgueilleux citadin
Mange du bout des dents, montre un air de dédain,
Quand, laissant le meilleur à cet hôte superbe,
Lui, couché sur du foin, ne ronge qu’un brin d’herbe.
Alors le rat de ville : eh ! quoi ! mon pauvre ami,
Sur ce mont escarpé n’existant qu’à demi,
Que dis-je ? Tout vivant enseveli sous terre,
Tu consens à languir dans ce trou solitaire !
Que ne viens-tu plutôt avec moi, de ce pas,
Voir au sein des cités comment vivent les rats ?
Viens, crois en mes conseils, viens vivre dans la ville.
Il n’est rien d’éternel sur ce globe fragile.
Grands et petits, tout meurt Pourquoi ne pas jouir
De ces jours fugitifs qui vont s’évanouir ?
Songe au peu de momens qui font notre existence.
Il dit : son compagnon, frappé de la sentence,
D’un saut, hors de son trou, s’élance au même instant,
Et les voilà tous deux vers la ville trottant
Phœbé, du haut des cieux, leur prêtait sa lumière :
Ils arrivent aux murs : passent sous la barrière,
Dans un riche palais descendent pour loger,
Et se rendent tout droit à la salle à manger.
Là, vingt mets desservis du souper de la veille,
Sont rangés en un coin dans une ample corbeille.
Le citadin joyeux sur un lit de brocard
D’abord fait poliment asseoir le campagnard,
S’agite autour de lui, va, vient, et trotte et saute,
Et montrant de quel air on doit servir son hôte,

Tel qu’un maître d’hôtel expert en son métier,
Prend soin, à chaque plat, d’y goûter le premier.
Étalé aur la pourpre, enfoncé dans la soie,
Le rustique enchanté ne songeait qu’à la joie,
Tâtait, mangeait de tout, et s’applaudissait fort
De l’heureux changement survenu dans son sort,
Quand un grand bruit de clefs vient déranger la fête.
La porte s’ouvre. Où fuir ? Troublés, perdant la tête,
Nos rats sautent de table, et, pour chercher un trou,
Par tout l’appartement courent sans savoir où,
Cependant que des chiens aboyant dans l’enceinte,
La voix qui retentit redouble encor leur crainte.
Oh ! oh ! c’est donc ainsi que tu t’amuses, toi,
Dit notre Ermite ? Adieu : je retourne chez moi
Pauvre, mais sans regrets aux festins de la ville,
Là, si je vis de peu, du moins je vis tranquille.



SATIRE VII.


Depuis longtems j’écoute et voudrais répliquer ;
Mais je suis votre esclave et n’ose m’expliquer.
— C’est Dave, que je crois ! — Oui, mon maître, c’est Dave,
Votre bon serviteur, votre fidèle esclave
Qui se flatte, pour prix de sa frugalité,
D’un destin plus heureux qu’il a bien mérité.
— Allons, puisque Décembre amenant la licence,
Te permet aujourd’hui de rompre le silence ;
Puisqu’ainsi de tout tems l’ont voulu nos aïeux,
Parle. — On voit des mortels franchement vicieux
Poursuivre sans remords leurs projets téméraires :
On en voit, ballottés par des désirs contraires,
Et suivant de leur cœur le penchant inégal,
Incliner tour à tour vers le bien ou le mal.
De ces esprits changeans Priscus est le modèle.
Tantôt de trois brillans sa main gauche étincelle,
Tantôt il n’a plus même à ses doigts un anneau.
À chaque heure du jour il change de manteau,

Et souvent on l’a vu, désertant vers la brune,
D’un palais somptueux la splendeur importune,
Courir se renfermer dans ces impurs réduits
Où Dave rougirait d’aller passer les nuits.
Aujourd’hui sans pudeur plongé dans la mollesse,
Demain prêt, pour s’instruire, à partir pour la Grèce,
C’est l’inconstance même, et ses esprits mouvans
Ne sont guidés, je crois, que par le dieu des vents.
Le joueur Albius, les doigts rongés de goutte,
En proie à des douleurs qu’il mérita sans doute,
Pour tenir en son lieu les dez et le cornet,
Tant de sa passion l’ardeur le dominait !
Prenait à tant par jour un homme à son service,
Et, d’un cœur obstiné s’attachant à son vice,
Valait mieux que ces gens dont l’esprit incertain
Abandonne le soir ses projets du matin.
— Est-ce fini bientôt, et me diras-tu, traître,
À qui ce beau discours s’adresse ? — À vous, mon maître.
— À moi ! comment cela ? — Vous louez du bon tems
Les rustiques vertus et les faits éclatans :
Eh bien ! qu’un dieu pour vous ramène ces vieux âges,
Vous en condamnerez vous-même les usages ;
Soit, que vous n’ayez point de foi dans les discours
Qu’on vous entend si haut déclamer tous les jours,
Soit que, dans le sentier d’une vertu rigide,
Ne marchant que d’un pas indécis et timide,
Votre pied dans la bourbe encore embarrassé,
En dépit de vous-même, y demeure enfoncé.
À Tibur, vous vantez le séjour de la ville.
À Rome, de Tibur vous regrettez l’asyle.

N’êtes-vous nulle part à souper invité ?
Quel bonheur, dites-vous, que la frugalité ?
Et, comme s’il fallait, s’y prenant de la veille,
Pour vous avoir chez soi, vous traîner par l’oreille,
Vous criez qu’il n’est pas de plus mortel ennui
Que d’aller s’enivrer à la table d’autrui.
Mais que, dans cet instant, un messager fidèle,
De la part de Mécène, à souper vous appelle :
Ma toge ! mes parfums ! holà ! quelqu’un, holà !
Milvius près de vous retenu ce jour là,
À jeun, non sans dépit, en grondant se retire,
Et les propos qu’il tient, nul ne va vous les dire.
Qu’on m’appelle gourmand, je ne m’en défends pas ;
Je me plais à flairer l’odeur d’un bon repas ;
J’aime à boire, à dormir ; mais, répondez, de grâce :
Si je ne fais rien là que mon maître ne fasse,
De quel droit à nos yeux venir sous de grands mots,
Chercher, en m’accusant, à couvrir vos défauts ?
Et si je vous prouvais, par cent raisons diverses,
À vous qui ne m’avez payé que cent serterces,
Que vous ne valez pas mieux que moi !.. Quel courroux !
Allons, un peu de calme, et surtout point de coups :
On doit de Crispinus respecter les adeptes,
Et son portier m’a mis au fait de ses préceptes.
Suis-je un vil adultère, allez-vous dire ? Non ;
Pas plus que je ne suis, moi Dave, un vil fripon,
Lorsque vous me voyez, à mon devoir fidèle,
Passer, sans y toucher, près de votre vaisselle.
Mais ôtez le péril, faites taire les lois,
Et bientôt la nature aura repris ses droits.

Êtes-vons donc mon maître, ô vous que tant de causes
Soumettent au pouvoir des hommes et des choses !
Vous que des passions qui troublent votre cœur
Ne pourraient affranchir trois soufflets du prêteur ?
Mais écoutez encore un argument plus grave :
Si l’homme qui subit le joug d’un autre esclave,
N’est qu’un esclave aussi, que suis-je à votre égard ?
Les dieux sous votre loi m’ont rangé par hazard ;
Mais, recevant des fers comme on porte les vôtres,
N’êtes-vous pas vous-même asservi par mille autres,
Tel que ce léger buis qu’on voit tourbillonner
Sous l’action du fouet qui le force à tourner ?
— Quel est donc, selon toi, le mortel vraiment libre ?
— Celui qui de son cœur, dans un juste équilibre,
Maintient par la raison les mouvemens divers :
Qui ne craint ni la soif, ni la faim, ni les fers :
Qui dompte ses penchans : qui, d’un regard stoïque,
Contemple des grandeurs la pompe magnifique :
Qui sur un plan uni, comme un globe parfait,
Sans obstacle, en roulant, achève son trajet ;
Et qui, se repliant tout entier en lui-même,
Hors des coups du destin met le bonheur suprême.
Eh bien ! que dites-vous, mon maître, à ce portrait ?
Vous y retrouvez-vous du moins à quelque trait ?
Une avare beauté vous vole, vous outrage,
Vous chasse et d’un seau d’eau vous inonde au passage :
Puis elle vous rappelle. Ah ! plus prudent enfin,
D’un honteux esclavage osez rompre le frein :
Osez-vous écrier : Je suis libre, et veux l’être.
Mais non : vous vous sentez sous l’aiguillon d’un maître :

Il vous pousse, Il vous presse, et, malgré vos efforts,
Vous contraint d’accepter et la bride et le mors.
Et quand de Pausias, amateur plein d’emphase,
Devant un beau tableau vous restez en extase,
Êtes-vous plus sensé que moi, lorsqu’en passant
Muet, le col tendu, sur les pieds me dressant,
J’admire ces combats dont l’ardeur me transporte,
Et que nos Fulvius, au-dessus de leur porte,
Pour donner de leur art un noble échantillon,
Font dessiner en rouge ou tracer au charbon :
Tellement qu’on dirait des lutteurs véritables,
Par d’adroits mouvemens, des coups inévitables,
Esquivant tour à tour et frappant leurs rivaux,
D’un vaste amphithéâtre exciter les bravos ?
Mais ce qu’on vante en l’un, dans l’autre on le méprise :
Là, c’est amour des arts, ici, fainéantise.
Qu’alléché par l’odeur d’un pâté, d’un gâteau,
En le tirant du four, j’en écorne un morceau :
Je ne suis qu’un vaurien. Vous, héros indomptable,
Vous savez résister aux excès de la table.
J’ai tort, moi, je le sais, d’avoir trop d’appétit :
Pourquoi ? c’est que mon dos quelquefois en pâtit
Mais avez-vous moins tort, et vos triples services,
Vos mets si recherchés n’ont-ils pas leurs supplices ?
Songez-y, car bientôt, affaiblis par dégré,
Vos genoux vont fléchir sous un corps délabré.
Eh ! quoi ! si nous blâmons ce fripon subalterne
Qui court furtivement le soir à la taverne
Échanger un frottoir contre quelques raisins,
Celui qui, pour fournir à ses pompeux festins,

Nouveau Nomentanus, met tous ses biens en gage,
Jouera-t-il à nos yeux au moins vil personnage ?
Ajoutez à cela qu’en vos goûts inconstant,
Vous ne savez pas être avec vous un instant ;
Que vous ne savez pas, libre de toute affaire,
Savourer le plaisir de n’avoir rien à faire ;
Qu’à vous sauver de vous à toute heure occupé,
Tel qu’aux fers de son maître un esclave échappé,
Vous ne faites, pour fuir l’ennui qui vous oppresse,
Que passer tour à tour du sommeil à l’ivresse.
Soins superflus ! l’ennui s’attache à tous vos pas ;
Il vous suit, il vous tient, il ne vous quitte pas.
— Un bâton ! — Un bâton ! eh mais, que signifie… ?
— Une épée ! — Il radote ou bien il versifie.
— Sors, traître, ou dès ce soir, dans mon champ des Sabins,
Je te fais ajouter à huit autres coquins.



SATIRE VIII.


Eh bien ! que dirons-nous, mon cher Ligurinus,
De votre grand soupé chez Nasidiénus ?
Car hier, désirant vous avoir à ma table,
J’ai su qu’à pleins flacons, chez ce convive aimable,
À boire dès midi vous étiez occupé.
— Je n’ai fait de ma vie un si charmant soupé.
— Et quel mets remarquable a d’abord, je vous prie,
Des entrailles à jeun appaisé la furie ?
— Un vaste sanglier du pays Laurentin.
On l’avait pris, disait le maître du festin,
Par un vent doux et frais. Et l’anchois, et l’oseille,
Et le vin blanc de Cos, et tout ce qui réveille
D’un Lucullus blasé l’estomac paresseux,
Étaient rangés autour de ce mets fastueux.
À peine les débris d’un si pompeux service,
Au signal du patron, ont passé dans l’office,
Qu’un esclave empressé, la serviette à la main,
Vient frotter en courant les tables de sapin,

Tandis qu’à balayer, un autre fort-habile,
Ne laisse autour de nous rien traîner d’inutile.
Aussitôt, comme on voit, dans leurs solennités,
Les vierges de Cérès, marchant à pas comptés,
Aux pieds de la déesse apporter leurs corbeilles,
Hydaspe et Corbulon, ployant sous les bouteilles,
Arrivent, celui-ci de Cécube charge,
Celui-là d’un Chio qui n’a point voyagé.
Notre hôte en ce moment à Mécène s’adresse :
De nos crûs d’Italie ou de ceux de la Grèce,
Lesquels préférez-vous ? j’en ai de tous les deux.
— Triste embarras du choix, que tu rends malheureux !
Mais enfin quelle était l’illustre compagnie
Dans ce noble banquet avec vous réunie ?
Je voudrais le savoir. — J’étais à l’un des bouts,
Viscus auprès de moi, Varius au-dessous.
Entre Servilius et le chantre Hermogène,
À la place d’honneur on avait mis Mécène ;
Et l’on voyait assis aux côtés du patron,
Le mime Pantolabe et Syrus le bouffon.
Celui-ci de son mieux cherchant à faire rire,
Misérable farceur, qui pense qu’on l’admire,
À chaque coup de dent, expédie un gâteau.
L’autre, si l’on néglige un mets rare ou nouveau,
Nous le montre du doigt ; c’est là son ministère ;
Car d’un art si sublime ignorant le mystère ;
Nous, sans comprendre rien à de si fins morceaux,
Nous mangeons au hazard huîtres, poissons, oiseaux.
C’est ce que j’ai bien vu quand, d’un air d’importance,
Ce grand homme en pitié prenant mon ignorance,

Appela mon esclave, et me fit apporter
D’un turbot qu’on avait oublié de goûter.
Et puis il m’enseigna qu’à la lune nouvelle,
La pomme se revêt d’un pourpre plus belle.
— Et la cause ? — La cause ! — adressez-vous à lui.
— Bon Dieu ! sans nous venger mourrons-nous aujourd’hui,
Nous dit Servilius ? Amis, prenons nos verres,
Buvons, et que le vin coule à flot des cratères ;
De Nasidiénus, qui change de couleur,
Le visage, à ces mots, se couvre de pâleur ;
Il tremble du défi ; soit que d’un franc convive,
Dans la chaleur du vin, la gaieté soit trop vive ;
Soit plutôt qu’émoussant le palais du buveur,
L’ivresse aux meilleurs mets enlève leur saveur.
Nous voyons son dépit ; mais nous n’en tenons compte.
Nous versons à l’envi les urnes de Sagonte ;
Nul ne demeure oisif ; hors les bouffons pourtant,
Qui, par discrétion, n’osent en faire autant.
Alors on voit paraître une énorme lamproie
Qui sur un long bassin dans la sauce se noye.
Messieurs, dit le patron, voyez, regardez bien :
Elle a des œufs : plus tard elle ne vaudrait rien.
Et la sauce ! goûtez cela, je vous conjure ;
Elle est faite d’anchois, de vin vieux, d’huile pure,
Avec force vinaigre et force poivre blanc.
Le Chio rend surtout ce mélange excellent.
On y peut joindre aussi l’aulnée et la roquette.
Cest moi qui le premier en donnai la recette.
Curtillus a prouvé que, par son goût amer,
La saumure gâtait le hérisson de mer ;

Il le sert tout entier. Comme il parlait encore,
Tout à coup du plafond qu’un dais pompeux décore,
L’antique draperie, avec un grand fracas,
Tombe et brise en tombant et la table et les plats ;
Et tel que l’aquilon, précurseur de la foudre,
Fait voler dans les airs des nuages de poudre,
Telle des vastes plis de l’effroyable dais
La poussière s’échappe en tourbillons épais.
Nul d’abord de ses sens n’a conservé l’usage ;
Mais, le péril passé, nous reprenons courage.
Pour Nasidiénus, d’un tel choc effrayé,
Il demeure long-temps comme pétrifié,
Comme un père qui vient de perdre un fils unique ;
Et dans l’abattement de sa douleur comique,
Peut-être à ses sanglots il ne mettrait pas fin ;
Mais le prudent Syrus, pour calmer son chagrin,
Appelant le secours de la philosophie :
À tes dons, ô fortune, insensé qui se fie !
Hélas ! quel autre dieu contre nous irrité,
Nous accabla jamais d’autant de cruauté !
Et faudra-t-il toujours, malheureux que nous sommes,
Te voir prendre plaisir à tourmenter les hommes !
En vain sous sa serviette Hermogène avec soin
D’un rire inextinguible étouffe le besoin.
Varius, né moqueur, d’un air de persifflage :
Tristes mortels, dit-il, voilà votre partage !
Voilà de quel succès, par les destins ingrats,
Vos peines, vos travaux sont payés ici bas !
Vous vous donnez des soins, vous vous rompez la tête,
Pour faire les apprêts d’une brillante fête :

Pour que les vins soient bons, les mets appétissans,
Les esclaves soigneux et leurs habits décens :
Et voilà qu’un démon s’en vient à la traverse !
Un dais mal suspendu sur les mets se renverse ;
Un lourdaud de valet bronche, fait un faux pas,
Et votre plus beau vase est mis en cent éclats.
Mais le roi d’un festin est comme un chef-d’armée.
Ce sont les grands échecs qui font sa renommée.
À ces mots, le patron reprenant ses esprits,
Que de tant de bonté vous accordant le prix,
Le ciel, cher Varius à tous vos vœux réponde !
Non, je ne connais pas meilleur convive au monde.
Il dit et sort. Chacun alors se regardant,
Chuchotte en son absence et rit de l’accident.
— Vraiment la comédie était divertissante ;
Mais comment a fini cette scène plaisante ?
— Tandis que Varius à boire bien dispos,
S’informe si le dais a cassé tous les pots ;
Qu’il demande du vin, et qu’à toute la troupe
Il donne le signal en présentant sa coupe ;
Tandis que Pantolabe à ces traits de gaieté,
De ses piquans bons mots joint la causticité,
Le patron rentre et semble, en changeant de figure,
Montrer qu’il a du sort su réparer l’injure.
Un esclave le suit qui, d’un air solennel,
Apporte avec une oie une grue au gros sel,
Et des merles brûlés, et des levrauts sans râble,
Et cent gibiers d’un goût sans doute délectable,
Mais qu’il vantait si fort que, n’y pouvant tenir,
Tous, en promettant bien de n’y plus revenir,

Nous nous sommes sauvés, d’un pas aussi rapide,
Que si du souffle impur de sa bouche fétide,
Pareil au noir poison du serpent Africain,
L’affreuse Canidie eût souillé le festin.