Satire 3 (Horace, Raoul)

Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Satires d’Horace et de PerseImprimerie Bogaert-Dumortier (p. 21-35).
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SATIRE III.


On sait de tout chanteur la manie ordinaire :
Souhaitez de l’entendre, il s’obstine à se taire ;
Cessez de le prier, il n’en finira point.
Tigellius portait ce vice au plus haut point.
Rien ne l’aurait contraint de chanter pour personne.
Et César, qui pouvait lui dire : je l’ordonne :
Par le nom de son père et sa propre amitié,
Lui-même vainement l’en aurait supplié.
Un caprice soudain venait-il à le prendre ?
Alors, sans s’informer si l’on voulait l’entendre,
Pendant tout le festin, en l’honneur de Bacchus,
Il faisait tour à tour la basse et le dessus.
Inégal, singulier dans toute sa conduite,
Quelquefois il courait comme un soldat en fuite ;
Quelquefois il marchait à pas si mesurés,
Qu’on eût dit qu’il portait les boucliers sacrés.
Le matin escorté par un esclave unique,
Il s’entourait le soir d’un nombreux domestique.

Tantôt du nom des rois, de la pompe des cours
Son orgueil ampoulé remplissait ses discours ;
Tantôt baissant le ton : une obscure chaumière,
Une table à trois pieds, une simple salière,
Une toge d’un drap, quelque grossier qu’il soit,
Qui puisse dans l’hiver me défendre du froid,
C’est assez, disait-il ; je dédaigne le reste.
Cet homme en ses désirs si borné, si modeste,
S’il recevait comptant le cens d’un chevalier,
Dans sa bourse, en cinq jours, n’avait plus un denier.
Enfin veillant la nuit, ronflant dans la journée,
Il n’était pas le même une heure dans l’année.
Mais vous, me dira-t-on, qui le blâmez ainsi,
Êtes-vous sans défaut ? Non ; j’ai les miens aussi,
Et loin de valoir mieux, peut-être je suis pire.
De Novius absent Lupus osait médire :
Holà, lui dit quelqu’un ; pour qui vous prenez-vous ?
Croyez-vous, par hasard, être inconnu chez nous ?
Moi, dit-il, je n’en veux imposer à personne ;
J’ai mes petits travers ; mais je me les pardonne.
Cet amour de soi-même est sot, désordonné,
Digne d’être en public hautement condamné.
Taupes pour nos défauts, aigles pour ceux des autres,
Qu’y gagnons-nous ? On cherche, on trouve aussi les nôtres.
Un tel est susceptible ; il n’aime point ces gens,
Grands diseurs de bons mots toujours désobligeants ;
Une taille mal prise, une toge sans grâce
Qui jusques aux talons lui tombe et l’embarrasse,
De gros et lourds souliers, des cheveux courts et plats,
Tel il est dans sa mise, et qui n’en rirait pas ?

Riez-en, je le veux ; mais il n’est point dans Rome
De cœur plus généreux, de plus excellent homme ;
Il est de vos amis, et ces simples dehors
Du plus rare génie enferment les trésors.
Enfin, vous qui montrez cette rigueur extrême,
Sondez bien votre cœur ; descendez-en vous-même ;
Regardez si le ciel vous a créé parfait ;
Ou si vous apportant quelque vice secret,
L’habitude n’a point corrompu la nature.
La ronce croît bientôt dans un champ sans culture.
Oh ! combien je chéris la douce illusion
Qui d’un cœur bien épris nourrit la passion !
Tout est grâce et beauté dans celle qu’on adore ;
Même dans ses défauts elle est charmante encore.
Témoin Balbus pour qui, dans son aveuglement,
Le polype d’Agna semblait un agrément.
Hélas ! que ne voit-on, envers celui qu’il aime,
Dans cet heureux excès chacun tomber de même !
Et l’homme à la vertu rendant un juste honneur,
Donner un nom plus saint à cette noble erreur !
Que ne voit-on entr’eux, dans leurs ardeurs sincères,
Les amis imiter l’indulgence des pères !
Cet enfant dans les yeux porte un signe effrayant !
Il louche, dit tout bas son père en bégayant.
Ce n’est qu’un avorton, un sisyphe, un pygmée !
Il est vrai ; mais sa taille est svelte et bien formée.
Ses jambes de travers se touchent au milieu !
Il n’est pas contrefait ; mais c’est qu’il boite un peu.
Sur un pied qui chancèle il se soutient à peine !
C’est un peu de grosseur au talon, qui le gêne.

Cet homme est un vilain ! dites qu’il est frugal ;
Un fat ! qu’il cherche à plaire. Un grossier, un brutal,
Poussant la liberté jusqu’à l’impertinence !
Qu’il a de la franchise et de l’indépendance.
Un caractère ardent, irascible, emporté !
Qu’il est franc, et qu’il a de la vivacité.
Telle est, à mon avis, la bienveillance aimable
Qui, captivant les cœurs, rend l’amitié durable.
Mais sur la vertu même, objet de nos mépris,
Nous aimons à jeter un malin coloris.
Le délicat est sot ; le réfléchi, stupide.
Cet autre prudemment, en ce siècle perfide
Où la fraude et l’envie assiègent l’équité,
Craint de prêter le flanc à la malignité :
Au lieu de voir en lui la raison, la sagesse,
Nous n’y voulons trouver qu’artifice et finesse.
Qu’un ami, cher Mécène, un peu trop brusquement,
Comme il m’est avec vous arrivé fréquemment,
Lorsque pour méditer cherchant la solitude,
Nous voulons un instant nous livrer à l’étude,
S’en vienne nous troubler d’un discours importun ;
Cet homme, disons-nous, n’a pas le sens commun.
Ah ! que dans ce moment d’une injuste colère,
Nous portons contre nous un jugement sévère !
Car enfin vers le mal chacun a son penchant,
Et le plus vertueux n’est que le moins méchant.
Pour moi, j’exigerai d’un homme sans caprices,
Qu’il pèse également mes vertus et mes vices ;
Et que, s’il trouve en moi, moins de mal que de bien,
Pour prix de mon amour, il m’accorde le sien.

À ces conditions, je m’engage d’avance
À me servir pour lui de la même balance.
Vous voulez qu’un ami vous passe un tort réel ;
Passez lui donc des riens : n’est-il pas naturel,
Quand vous avez besoin vous-même d’indulgence,
D’avoir, à son égard, la même déférence ?
Mais si de la colère et de tous ces défauts,
Inévitable effet de nos jugements faux,
Sans la philosophie et ses règles divines,
On ne peut tout à fait extirper les racines ;
Pourquoi les châtiments aux délits appliqués
Par l’exacte raison ne sont-ils pas marqués ?
Que quelqu’un devant vous envoyât au supplice
L’esclave qui, chargé d’enlever un service,
Aurait fait son profit d’un reste de poisson ;
Vous le supposeriez plus fou que Labéon.
Combien n’êtes-vous pas plus fou, plus condamnable.
Votre ami vous a fait un tort très réparable ;
Un de ces légers torts qu’en un monde poli,
Pour peu qu’on sache vivre, on doit mettre en oubli ;
Et vous le haïssez ! vous fuyez sa présence,
Ainsi qu’un débiteur, au jour de l’échéance,
Fuit Druson qui l’arrête, et, s’il n’est point payé,
D’un poème assommant l’accable sans pitié !
Mon hôte, bon convive, en un jour d’allégresse,
A laissé sur son lit quelque trace d’ivresse ;
Ou, sans y réfléchir, par l’appétit pressé,
S’est emparé d’un mets auprès de moi placé :
Pour cette bagatelle, ou pour avoir peut-être
Laissé tomber un vase, ouvrage d’un grand maître,

Romprai-je tous les nœuds qui l’unissaient à moi ?
Que lui ferais-je donc s’il violait sa foi ?
S’il commettait un vol ? s’il osait, vil faussaire,
Garder l’or dont mes mains l’ont fait dépositaire ?
Ces gens aux yeux de qui tout délit est égal,
Quand on en vient aux faits, se défendent fort mal.
L’usage, le bon sens et l’intérêt lui-méme,
Père de l’équité, tout combat leur système.
Quand nos premiers aïeux, race muette encor,
Pour la première fois prenant un libre essor,
Dans les champs d’alentour osèrent se répandre ;
Un antre, un peu de gland à chercher, à défendre,
Tels furent leurs trésors, leurs plus chers intérêts.
Les ongles et les poings leur tenaient lieu de traits ;
De bâtons aiguisés bientôt leurs mains s’armèrent ;
Ensuite aux longs épieux les glaives succédèrent.
Ce désordre dura jusqu’au tems plus heureux,
Où de signes enfin ils convinrent entr’eux,
Et de leurs sentimens, à l’aide du langage,
Parvinrent à se rendre une fidèle image.
Alors on se lassa de ces exploits cruels :
On bâtit des remparts ; on dressa des autels ;
On proscrivit le vol, le meurtre, l’adultère ;
Car avant Ilion et sa fatale guerre,
Déjà plus d’une Hélène, armant mille héros,
Avait de sang humain fait ruisseler des flots ;
Mais des mains d’un rival qui périssait sans gloire,
Le plus fort arrachait sa proie et la victoire ;
Comme on voit dans la plaine, au milieu d’un troupeau,
Pour venger ses amours, combattre un fier taureau.

Ainsi du droit public première fondatrice,
La crainte de l’injuste a créé la justice.
Interrogez les temps, ils vous le prouveront
La nature en effet, d’un mystère profond,
Du juste et de l’injuste enveloppant l’essence,
N’en fait point à nos yeux briller la différence,
Ainsi que de l’objet qui convient ou qui nuit,
Par l’organe des sens, sa bonté nous instruit,
Et jamais, en dépit d’un absurde système,
On ne me convaincra que le crime est le même,
D’aller à son voisin ravir quelques poireaux,
Ou des morts, dans la nuit, dépouiller les tombeaux.
Sachez donc, de Thémis tenant bien la balance,
Mesurer sagement la peine sur l’offense,
Et l’auteur d’un larcin digne à peine du fouet,
N’allez pas sans pitié l’envoyer au gibet ;
Car ma crainte n’est pas qu’invoquant l’indulgence,
Vous tempériez des lois l’inflexible vengeance,
Vous qui du même fer tranchant tous les délits,
Et comme les plus grands frappant les plus petits,
Si l’on vous faisait roi… mais que dis-je, le sage
À lui seul la beauté, la richesse en partage,
Est cordonnier, est roi. Pourquoi brigueriez-vous
Un titre, quel qu’il fût, quand vous les avez tous ?
— De vos stoïciens j’entends mal le principe ;
— Apprenez, dites-vous, ce qu’enseigne Chrysippe.
Le sage à ses souliers n’a jamais fait un point :
Le sage est cordonnier pourtant. — Je n’entends point.
— Écoutez. Pensez-vous, lorsque laissant la scène,
Hermogène se tait, qu’il n’est plus Hermogène ?

Et ce fier Alfénus, autrefois savetier,
Ne connait-il plus rien à son premier métier,
Pour avoir, sous la pourpre, en quittant sa boutique,
De l’art qu’il exerça dédaigné la pratique ?
Non. Eh bien, c’est ainsi que, trouvant tout en soi,
Le sage a tous les dons, est cordonnier, est roi.
Soit ; mais d’enfans légers une folle cohue
Vous tire par Ia barbe et vous pousse et vous hue ;
Et si de ces marmots pressé de tous côtés, ·
Le bâton à la main, vous ne les écartez,
Vous, le plus grand des rois, le dépit vous domine,
Et vos fureurs, vos cris vous brisent la poitrine.
Enfin, quand vous allez vous baigner pour un as,
Qu’à peine Crispinus accompagne vos pas,
Moi, de tendres amis me suivent, m’environnent ;
L’indulgence adoucit les conseils qu’ils me donnent ;
Je leur rends la pareille, et trouve, en vérité,
Mon sort obscur plus doux que votre royauté.