SANTA-ROSA.

À M. LE PRINCE DE LA CISTERNA.[1]

Mon cher ami,

Le temps a presque emporté le souvenir de la courte révolution piémontaise de 1821, et celui du personnage qui joua dans cette révolution le principal rôle. Cet oubli n’a rien d’injuste. Pour durer dans la mémoire des hommes, il faut avoir fait des choses qui durent. Ce n’est point seulement par faiblesse, comme on le croit, que les hommes adorent le succès ; il est à leurs yeux le symbole des plus grandes vertus de l’ame, et de la première de toutes, je veux dire cette forte sagesse qui ne s’engage dans aucune entreprise sans en avoir pesé toutes les chances, et sans s’être assurée qu’elle ne contient rien qui puisse rendre vaine la constance et l’énergie. Le plus brillant courage contre l’impossible touche peu, et les plus héroïques sacrifices perdent en quelque sorte leur prix au service de l’imprudence. Sans doute, le vrai but de la révolution piémontaise n’avait pas été le brusque établissement d’un gouvernement constitutionnel, comme celui de l’Angleterre et de la France nouvelle, dans un pays qui en est encore au XVIIe siècle. Cette révolution n’était autre chose qu’un mouvement militaire tenté pour arrêter l’Autriche au moment où elle allait passer le Pô, étouffer le soulèvement napolitain, et dominer l’Italie. La grande, l’inexcusable faute des chefs de ce mouvement militaire est d’avoir mis sur leur drapeau, par une condescendance mal entendue, la devise d’un libéralisme excessif et étranger, dont l’inévitable effet devait être de diviser les esprits, de mécontenter la noblesse, en qui résidaient la fortune et la puissance, et d’inquiéter la royauté. Et puis, le succès d’une prise d’armes de la maison de Savoie contre l’Autriche était à deux conditions : 1o que la France, si elle ne soutenait pas ouvertement ce mouvement, ne le contrarierait pas, et même le servirait sous main ; 2o que l’armée napolitaine résisterait au moins quelques mois. Or, ces deux conditions devaient manquer. En 1821, le gouvernement français inclinait déjà vers la réaction fatale qui aboutit promptement au ministère de M. de Villèle, et plus tard aux ordonnances de juillet ; et tout ce qu’il y avait en Piémont de militaires expérimentés savait bien qu’il était chimérique de compter sur l’armée napolitaine. La révolution piémontaise était donc condamnée à ne point réussir ; elle a fait le plus grand mal à ce petit pays, qui doit tout à la sagesse mêlée à l’audace, et qui ne peut grandir et s’accroître que par les mêmes moyens, qui depuis trois siècles l’ont fait ce qu’il est devenu. Placée entre l’Autriche et la France, la maison de Savoie ne s’est élevée qu’en servant tour à tour l’une contre l’autre, et en n’ayant jamais qu’un seul ennemi à la fois. La monarchie piémontaise est l’ouvrage de la politique ; la politique seule peut la maintenir. Peu s’en est fallu que la révolution de 1821 ne la détruisît. Un roi respecté abdiquant la couronne, l’héritier du trône compromis et presque prisonnier, la fleur de la noblesse exilée, le premier général de l’Italie, l’orgueil et l’espoir de l’armée, le général Giflenga, à jamais en disgrace ; vous, mon cher ami, destiné par votre naissance, votre fortune, et surtout par votre caractère et vos lumières, à représenter si utilement le Piémont à Paris ou à Londres, condamné à l’inaction pour toute votre vie peut-être ; des officiers tels que MM. de Saint-Marsan, de Lisio et de Collegno réduits à briser leur épée ; enfin celui qui vous surpassait tous, permettez-moi de le dire, celui dont l’ame héroïque mieux dirigée, et le talent supérieur mûri par l’expérience, auraient pu donner à la patrie piémontaise et à la maison de Savoie le ministre le plus capable de conduire ses destinées, M. de Santa-Rosa, proscrit, errant en Europe et allant mourir en Grèce dans un combat peu digne de lui : tels sont les fruits amers de l’entreprise à la fois la plus noble et la plus imprudente. L’Europe se souvient à peine qu’il y a eu en Piémont un mouvement libéral en 1821 ; ceux qui ont l’instinct du beau distinguèrent dans ce bruit passager quelques paroles qui révélaient une grande ame ; le nom de Santa-Rosa retentit un moment ; un peu plus tard, ce nom reparut dans les affaires de la Grèce, et on apprit que le même homme qui s’était montré avec une ombre de grandeur dans sa courte dictature de 1821, s’était fait tuer bravement en 1825 en défendant l’île de Sphactérie contre l’armée égyptienne ; puis il s’est fait un profond silence, un silence éternel, et le souvenir de Santa-Rosa ne vit plus que dans quelques ames dispersées à Turin, à Paris et à Londres.

Je suis une de ces ames ; mes relations avec Santa-Rosa ont été bien courtes, mais intimes. Plus d’une fois j’ai été tenté d’écrire sa vie, cette vie moitié romanesque, moitié héroïque ; j’y ai renoncé. Je ne viens point disputer à l’oubli le nom d’un homme qui a manqué sa destinée ; mais, plusieurs personnes, et vous en particulier, qui portez un intérêt pieux à sa mémoire, vous m’avez souvent demandé de vous raconter par quelle aventure moi, professeur de philosophie, entièrement étranger aux évènemens du Piémont, j’avais été lié si étroitement avec le chef de la révolution piémontaise, et quels ont été mes rapports véritables avec votre cher et infortuné compatriote. Je viens faire ce que vous désirez. Je m’abstiendrai de toutes considérations générales, politiques et philosophiques. Il ne s’agira que de lui et de moi. Ce n’est point ici une composition historique, c’est un simple tableau d’intérieur tracé pour quelques amis fidèles, pour réveiller quelques sympathies, réchauffer quelques souvenirs, et servir de texte à quelques tristes conversations dans un cercle de jour en jour plus resserré. Le public, je le sais, est indifférent et doit l’être à ces détails tout-à-fait domestiques entre deux hommes dont l’un est depuis long-temps oublié et l’autre le sera bientôt ; mais dans cette longue maladie qui me consume, et dans la sombre inaction à laquelle elle me condamne, j’éprouve un charme mélancolique à revenir sur ces jours à jamais évanouis ; j’aime à rattacher ma vie languissante à cet épisode animé de ma jeunesse. J’évoque un moment devant moi l’ombre de notre ami avant d’aller le rejoindre : tristes pages écrites, pour ainsi dire, entre deux tombeaux et destinées elles-mêmes à mourir entre vos mains.

Dans le mois d’octobre 1821, suspendu de mes fonctions de professeur suppléant de l’histoire de la philosophie moderne à la Faculté des lettres, et menacé dans mon enseignement de l’école normale, qui elle-même fut bientôt supprimée, confiné dans une humble retraite située à côté du jardin du Luxembourg, j’avais été, pour surcroît de disgrace, à la suite d’un travail opiniâtre sur les manuscrits inédits de Proclus, atteint d’un violent accès de cette maladie de poitrine qui pendant toute ma jeunesse effrayait ma famille et mes amis. J’étais à peu près dans l’état où vous me voyez aujourd’hui. Je ne sais comment alors il me tomba sous la main une brochure intitulée : De la Révolution piémontaise, ayant pour épigraphe ce vers d’Alfieri : Sta la forza per lui, per me sta il vero. Mon voyage en Italie dans l’été et l’automne de 1820, mon attachement à la cause libérale européenne, le bruit des dernières affaires du Piémont et de Naples, m’intéressaient naturellement à cet écrit ; et pourtant malade, fuyant toute émotion vive, surtout toute émotion politique, je ne lus cette brochure que comme on lirait un roman, sans y chercher autre chose qu’une distraction à mes ennuis et le spectacle des passions humaines. J’y trouvai en effet un véritable héros de roman dans le chef avoué de cette révolution, le comte de Santa-Rosa. La figure de cet homme domine tellement les évènemens de ces trente jours, que seule elle me frappa. Je le vis d’abord, partisan du système parlementaire anglais, ne demander pour son pays que le gouvernement constitutionnel, deux chambres, même une pairie héréditaire ; puis, quand le fatal exemple des Napolitains et l’adoption de la constitution espagnole eurent entraîné tous les esprits, ne plus s’occuper que d’une seule chose, la direction militaire de la révolution, et, porté par les circonstances à une véritable dictature, déployer une énergie que ses ennemis eux-mêmes ont admirée, sans s’écarter un seul moment de cet esprit de modération chevaleresque si rare dans les temps de révolution. Je me rappelle encore et je veux reproduire ici l’ordre du jour qu’il publia le 23 mars 1821, au moment même où la cause constitutionnelle semblait désespérée :

« Charles-Albert de Savoie, prince de Carignan, revêtu par sa majesté Victor-Emmanuel de l’autorité de régent, m’a nommé, par son décret du 21 de ce mois, régent du ministère de la guerre et de la marine.

« Je suis donc une autorité légitimement constituée, et il est de mon devoir, dans les terribles circonstances où se trouve la patrie, de faire entendre à mes compagnons d’armes la voix d’un sujet affectionné à son roi et d’un loyal Piémontais.

« Le prince régent a abandonné la capitale la nuit du 21 au 22 de ce mois, sans en prévenir la junte nationale ni ses propres ministres.

« Qu’aucun Piémontais n’accuse les intentions d’un prince dont le cœur libéral, dont le dévouement à la cause italienne ont été jusqu’ici l’espoir de tous les gens de bien. Un petit nombre d’hommes, déserteurs de la patrie et serviteurs de l’Autriche, ont sans doute trompé, par un odieux tissu de mensonges, un jeune prince qui n’a point l’expérience des temps orageux.

« Une déclaration, signée par le roi Charles-Félix, a paru en Piémont ; mais un roi piémontais au milieu des Autrichiens, nos inévitables ennemis, est un roi captif : rien de ce qu’il dit ne peut ni ne doit être regardé comme venant de lui. Qu’il nous parle sur un sol libre, et nous lui prouverons alors que nous sommes ses enfans.

« Soldats piémontais, gardes nationales, voulez-vous la guerre civile ? voulez-vous l’invasion des étrangers, la dévastation de vos campagnes, l’incendie, le pillage de vos villes et de vos villages ? Voulez-vous perdre votre gloire, souiller vos enseignes ? Continuez. Que des Piémontais armés se lèvent contre des Piémontais armés ? que des poitrines de frères heurtent des poitrines de frères ?

« Commandans des corps, officiers, sous-officiers et soldats, il n’y a plus qu’un moyen de salut : ralliez-vous à vos drapeaux, entourez-les, saisissez-les, et courez les planter sur les rives du Tésin et du Pô. Le pays des Lombards vous attend, ce territoire qui dévorera ses ennemis à l’aspect de votre avant-garde. Malheur à celui que des opinions différentes sur les institutions de son pays éloigneraient de cette résolution nécessaire ! il ne mériterait point de conduire des soldats piémontais, ni l’honneur d’en porter le nom.

« Compagnons d’armes, cette époque est européenne. Nous ne sommes point abandonnés : la France aussi soulève sa tête trop humiliée sous le joug du cabinet autrichien, elle va nous tendre une main puissante.

« Soldats et gardes nationales, des circonstances extraordinaires exigent des résolutions extraordinaires. Si vous hésitez, plus de patrie, plus d’honneur, tout est perdu. Pensez-y, et faites votre devoir, la junte et les ministres feront le leur. Votre énergique main rendra son premier courage à Charles-Albert, et le roi Charles-Félix vous remerciera un jour de lui avoir conservé son trône. »


Enfin, quand tout fut perdu, Santa-Rosa négocia avec M. le comte de Mocenigo, ministre de Russie auprès de la cour de Turin, pour obtenir une pacification générale, à la condition d’une amnistie et de quelques améliorations intérieures, offrant, à ce prix, de renoncer à l’amnistie pour lui-même et pour les autres chefs constitutionnels, et de se bannir volontairement, pour mieux assurer la paix et le bonheur de la patrie.

Cette noble conduite me frappa vivement, et pendant quelques jours je répétais à tous mes amis : Messieurs, il y avait un homme à Turin ! Mon admiration redoubla quand on m’apprit que le héros de ce livre en était aussi l’auteur. Je ne pus me défendre d’un sentiment de respect en voyant dans le défenseur d’une révolution malheureuse cette absence de tout esprit de parti, cette loyauté magnanime qui rend justice à toutes les intentions, et dans les douleurs les plus poignantes de l’exil ne laisse percer ni récriminations injustes, ni amers ressentimens. L’enthousiasme pour une noble cause porté jusqu’au dernier sacrifice, et en même temps une modération pleine de dignité, sans parler du rare talent marqué à toutes les pages de cet écrit, composaient à mes yeux un de ces beaux caractères cent fois plus intéressans pour moi que les deux révolutions de Naples et de Piémont ; car si en moi le philosophe cherche dans les évènemens contemporains le mouvement des principes éternels et leur manifestation visible, l’homme aussi ne cherche pas avec moins d’ardeur l’humanité dans les choses humaines. Et quel trait plus admirable d’un caractère humain que l’union de la modération et de l’énergie ! Cet idéal que j’avais tant rêvé semblait se présenter à moi dans M. de Santa-Rosa. On me dit qu’il était à Paris ; je voulus le connaître, et un de mes amis d’Italie me l’amena un matin. Je venais de cracher du sang, et les premières paroles que je lui dis furent celles-ci : « Monsieur, vous êtes le seul homme que, dans mon état, je désire connaître encore. » Combien de fois depuis nous sommes-nous rappelé cette première entrevue, moi mourant, lui condamné à mort, caché sous un nom étranger, sans ressources et presque sans pain ! Sans insister sur les détails de notre conversation, il me suffira de vous dire que je trouvai plus encore que je n’avais attendu. À sa mine, à sa démarche, dans toutes ses paroles, je reconnus aisément le feu et l’énergie de l’auteur de la proclamation du 23 mars, et en même temps ma triste santé parut lui inspirer une compassion affectueuse qui se marquait à tout moment par les soins les plus aimables. En me voyant dans cet état critique, il s’oublia lui-même et ne pensa plus qu’à moi. Notre longue conversation, dont il fit tous les frais, m’ayant ému et laissé très faible, le soir il revint savoir de mes nouvelles, puis il revint le lendemain, puis le lendemain encore, et, au bout de quelques jours, nous étions l’un pour l’autre comme si nous avions passé toute notre vie ensemble. Le nom qu’il avait pris était celui de Conti ; il était logé tout près de moi, rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, vis-à-vis la rue Racine, dans une chambre garnie bien près des toits, avec un de ses amis de Turin qui, sans avoir pris aucune part à la révolution et sans être compromis, avait quitté volontairement son pays pour le suivre. Quel est donc cet homme avec lequel on préfère l’exil aux douceurs de la patrie et de la famille ? Il est impossible d’exprimer le charme de son commerce. Ce charme était pour moi, je le répète, dans l’union de la force et de la bonté. Je le voyais toujours prêt, à la moindre lueur d’espérance, à s’engager dans les entreprises les plus périlleuses, et je le sentais heureux de passer obscurément sa vie à soigner un ami souffrant. Son cœur était un foyer inépuisable de sentimens affectueux. Il était bon jusqu’à la tendresse pour tout le monde. Rencontrait-il dans la rue, en venant chez moi, quelque malheureux ? il partageait avec lui le denier du pauvre. Son hôtesse, une vieille femme que je vois encore, était-elle un peu malade ? il la soignait comme s’il eût été de sa famille. Quelqu’un avait-il besoin de ses conseils ? il les prodiguait, et tout cela par un instinct irrésistible dont il n’avait pas même la conscience. Aussi était-il impossible de le connaître sans l’aimer. Je doute que jamais créature humaine, même une femme, ait été autant aimée. Il avait à Turin un ami auquel il avait pu confier sa femme et ses enfans, et un autre l’avait accompagné dans l’exil. Voici du sentiment qu’il inspirait une preuve bien frappante. Autrefois, tout enfant, servant à l’armée des Alpes, dans le régiment de son père, on lui avait donné pour camarade un enfant de son pays, qui, depuis, avait quitté l’armée et le Piémont, et avait perdu de vue son jeune maître ; mais il lui en était resté un souvenir profond, et un jour, dans son grenier de la rue des Francs-Bourgeois, le noble comte, tombé dans la misère, avait vu arriver tout à coup le pauvre Bossi, limonadier à Paris, qui ayant appris par les journaux les aventures de son jeune officier, n’avait pas eu de repos qu’il n’eût découvert sa demeure, et il venait lui offrir ses économies. Plus tard, combien de fois, en me rendant le matin à la prison de Santa-Rosa, n’ai-je pas trouvé à la porte de la salle Saint-Martin Bossi ou sa femme avec un panier de fruits, attendant des heures entières qu’on leur ouvrît la porte, se glissant avec moi et remettant leur offrande au prisonnier avec le respect d’un ancien serviteur et la tendresse d’un véritable ami !

Depuis la fin d’octobre 1821 jusqu’au 1er janvier 1822, nous vécûmes ensemble dans la plus douce et la plus profonde intimité. Pendant tout le jour, jusqu’à cinq ou six heures du soir, il restait dans sa petite chambre de la rue des Francs-Bourgeois, occupé à lire et aussi à préparer un ouvrage sur les gouvernemens constitutionnels au XIXe siècle. Après son dîner, et la nuit venue, il sortait de sa cellule, gagnait la rue d’Enfer, où je demeurais, et passait la soirée avec moi jusqu’à onze heures ou minuit. De mon côté, j’avais arrangé ma vie à peu près comme lui : je passais la journée dans les médicamens et dans Platon ; le soir je fermais mes livres et recevais mes amis. Santa-Rosa avait la passion de la conversation, et il causait à merveille ; mais j’étais si languissant et si faible, que je ne pouvais supporter l’énergie de sa parole. Elle me donnait la fièvre et une excitation nerveuse qui se terminait par des abattemens et presque des défaillances. Alors l’homme énergique, à la voix ardente, faisait place à la créature la plus affectueuse. Combien de nuits n’a-t-il pas passées au chevet de mon lit avec ma vieille gouvernante ! Dès que j’étais mieux, il se jetait tout habillé sur un sofa, et malgré ses chagrins, avec sa bonne conscience et une santé incomparable, il s’endormait en quelques minutes jusqu’à la pointe du jour.

Je dois faire ici son portrait. Santa-Rosa avait à peu près quarante ans ; il était d’une taille moyenne, environ cinq pieds deux pouces. Sa tête était forte, le front chauve, la lèvre et le nez un peu trop gros, et il portait ordinairement des lunettes. Rien d’élégant dans les manières ; un ton mâle et viril sous des formes d’ailleurs infiniment polies. Il était loin d’être beau ; mais sa figure, quand il s’animait, et il était toujours animé, avait quelque chose de si passionné, qu’elle en devenait intéressante. Ce qu’il y avait de plus remarquable en lui était une force de corps extraordinaire. Ni grand ni petit, ni gros ni maigre, c’était un véritable lion pour la vigueur et pour l’agilité. Pour peu qu’il cessât de s’observer, il ne marchait pas, il bondissait. Il avait des muscles d’acier, et sa main était un étau, où il enchaînait les plus robustes. Je l’ai vu lever, presque sans effort, les tables les plus pesantes. Il était capable de supporter les plus longues fatigues, et il semblait né pour les travaux de la guerre. Il aimait passionnément ce métier. Il avait été capitaine de grenadiers, et personne n’avait plus reçu que lui de la nature, au physique comme au moral, ce qui fait le vrai soldat. Son geste était animé, mais sérieux ; toute sa personne et son seul aspect donnaient l’idée de la force.

Je n’ai jamais vu de plus touchant spectacle que celui de cet homme si fort, qui avait tant besoin d’air pour dilater sa poitrine, de mouvement pour exercer ses membres robustes et son inépuisable activité, se métamorphosant en une véritable sœur de charité, tantôt silencieux, tantôt gai, retenant sa parole et presque son souffle pour ne pas ébranler la frêle créature à laquelle il s’intéressait. La bonté de la faiblesse n’est guère séduisante, car on se dit : C’est peut-être de la faiblesse encore ; mais la tendresse de la force a un charme presque divin.

Nous avions au fond les mêmes opinions, et il n’a pas peu contribué à m’affermir dans mes bonnes croyances. Comme moi, il était profondément constitutionnel, ni servile ni démocrate, sans envie et sans insolence. Il n’avait aucune ambition ni de fortune ni de rang, et le bien-être matériel lui était indifférent ; mais il avait l’ambition de la gloire. De même en morale il chérissait sincèrement la vertu, il avait le culte du devoir, mais aussi le besoin d’aimer et d’être aimé, et l’amour ou une amitié tendre était nécessaire à son cœur. En religion, il passait en Italie pour un homme d’une grande piété, et en effet, il était plein de respect pour le christianisme, dont il avait fait une étude attentive. Il était même un peu théologien. Il me racontait qu’en Suisse il argumentait contre les théologiens protestans, et défendait le catholicisme ; mais sa foi n’était pas celle de Manzoni, et je n’ai guère vu au fond de son cœur plus que la foi du vicaire savoyard. Avide de comprendre et de savoir, d’ailleurs rattachant tout à la politique, il dévorait dans mes livres tout ce qui tenait à la morale et à la pratique. Quoique libéral, ou plutôt parce qu’il l’était véritablement, il redoutait l’influence des déclamations prétendues libérales, et en voyant la foi religieuse s’affaiblir dans la société européenne, il sentait d’autant plus le besoin d’une philosophie morale, noble et élevée. Il possédait naturellement la bonne métaphysique dans une ame généreuse bien cultivée. Personne au monde ne m’a tant encouragé et soutenu dans ma carrière philosophique. Mes desseins étaient devenus les siens, et s’il fût resté en France, il aurait donné à la bonne cause philosophique, dans ses applications morales et politiques, un excellent écrivain de plus, un organe ferme, élevé, persuasif.

Sans doute, son esprit n’était pas celui d’un homme de lettres ni d’un philosophe, mais d’un militaire et d’un politique. Il avait l’esprit juste et droit comme le cœur ; il détestait les paradoxes, et dans les matières graves, les opinions hasardées, arbitraires, personnelles, lui inspiraient une profonde répugnance. Il me gourmandait souvent sur plusieurs de mes opinions, et me ramenait sans cesse des sentiers étroits et périlleux des théories personnelles à la grande route du sens commun et de la conscience universelle. Il n’avait ni étendue ni originalité dans la pensée, mais il sentait avec profondeur et énergie, et il s’exprimait, parlait, écrivait avec gravité et avec émotion. Son ouvrage sur la révolution piémontaise a des pages véritablement belles. Et c’était là son coup d’essai ! que n’eût-il pas fait s’il eût vécu ?

En politique, ce prétendu révolutionnaire était d’une modération telle que, s’il eût été en France à la chambre des députés à cette époque, à la fin de 1821, il eût siégé entre M. Royer-Collard et M. Lainé. Mes amis et moi nous étions alors assez mal traités par le ministère de M. de Richelieu, et nous n’étions pas toujours justes envers lui. Santa-Rosa, avec sa gravité accoutumée, réprimait mes vivacités et s’étonnait de celles de mes plus sages amis. Je me souviens qu’un soir, étant chez moi avec M. Humann et M. Royer-Collard, il assista à une discussion sérieuse sur ce qu’il fallait faire dans les circonstances présentes, s’il fallait laisser vivre le ministère Richelieu, que défendaient M. Pasquier, M. Lainé, M. Dessolles, ou s’il fallait le détruire en s’alliant avec le côté droit, conduit par MM. Corbière et Villèle. M. Royer-Collard pensait que si MM. Corbière et de Villèle arrivaient aux affaires, ils n’en auraient pas pour six mois ; et le ministère Richelieu renversé, il voyait derrière MM. de Villèle et Corbière le prompt triomphe de la cause libérale. C’était là une perspective bien séduisante pour un proscrit comme Santa-Rosa. Dans six mois, après un pouvoir violent et éphémère, un ministère libéral qui eût au moins adouci l’exil des réfugiés piémontais, et, en me tirant de disgrace moi et mes amis, ouvert à Santa-Rosa un avenir en France ! Avec quel respect n’entendis-je pas le noble proscrit m’inviter à m’opposer de toutes mes forces à une manœuvre de parti qu’il qualifiait sévèrement : — Ne prenez pas garde à moi, me disait-il, je deviendrai ce que je pourrai ; vous, faites votre devoir : votre devoir de bon citoyen est de ne pas combattre un ministère qui est votre dernière ressource contre la faction ennemie de tout progrès et de toute lumière ! Il n’est pas permis de faire le mal dans l’espérance du bien ; vous n’êtes pas sûr de renverser plus tard MM. de Corbière et Villèle, et vous êtes sûr de faire le mal en leur livrant le pouvoir. — Pour moi, si j’étais député, j’essaierais de donner de la force au ministère Richelieu contre la cour et le côté droit. Mon opinion était celle de Santa-Rosa. Elle ne prévalut pas, et ce jour-là il fut commis une faute qui a pesé sept ans sur la France. Le ministère Richelieu fut renversé, MM. de Corbière et Villèle arrivèrent au pouvoir, et ils y demeurèrent jusqu’en 1827.

Mais les mauvais jours s’avançaient pour la France. Quand le ministère de M. de Villèle eut remplacé celui de M. de Richelieu, la faction qui occupait le pouvoir, en même temps qu’elle attaquait en France, une à une, toutes les libertés et toutes les garanties, resserrait de plus en plus avec l’étranger son ancienne alliance, et les polices de Piémont et de France s’entendirent pour poursuivre et tourmenter les réfugiés. Ils étaient à Paris sous des noms supposés, et en général ils vivaient tranquilles et retirés. La nouvelle police, dirigée par MM. Franchet et de Laveau, se fit une religion de satisfaire les ressentimens et les peurs de la cour de Turin ; au lieu de surveiller, ce qui était son devoir et son droit, elle persécuta. Santa-Rosa reçut l’avis que la police était sur ses traces et qu’on voulait l’arrêter. Une fois arrêté, il pouvait être livré au Piémont, et la sentence de mort rendue contre lui et ses amis pouvait être exécutée. — Je pensai qu’il fallait laisser passer le premier orage, et je ménageai à Santa-Rosa une retraite à Auteuil, dans la maison de campagne d’un de mes amis, M. Viguier. Nous nous y établîmes tous les deux, et y vécûmes pendant les premiers mois de 1822, ne recevant presque aucune visite, et ne sortant pas même de l’enceinte du jardin. Je continuais ma traduction de Platon, lui ses recherches sur les gouvernemens constitutionnels. C’est là, dans ces longues causeries des soirées d’hiver, que Santa-Rosa me raconta toute sa vie extérieure et intérieure, et la parfaite vérité, ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, le dessous des cartes de la révolution piémontaise.

Il était né le 18 novembre 1783, à Savigliano, ville du Piémont méridional, d’une bonne famille, mais dont la noblesse était récente. Son père, le comte de Santa-Rosa, était un militaire qui fit les premières guerres du Piémont contre la révolution française, et emmena avec lui à l’armée son fils Sanctorre, dès l’âge de neuf à dix ans. Si le père eût vécu, la carrière du fils était décidée ; mais le comte de Santa-Rosa fut tué à la bataille de Mondovi, à la tête du régiment de Sardaigne, dont il était colonel, et plus tard les victoires de Napoléon et la soumission du Piémont mirent fin à la carrière militaire du jeune Sanctorre. Il se retira dans sa famille, à Savigliano, et, moitié dans cette ville, moitié à Turin, il fit de très bonnes études classiques avec plusieurs condisciples, depuis fort connus dans les lettres sous le célèbre abbé Valpersga de Caluso. Le nom de sa famille était si respecté dans sa province, et lui-même le portait si bien, qu’à l’âge de vingt-quatre ans il fut élu par ses concitoyens maire de Savigliano, et il passa plusieurs années de sa jeunesse dans ces fonctions, où il acquit l’habitude des affaires civiles. Mais ce n’était pas là une carrière pour un homme sans fortune. On lui persuada donc, malgré ses répugnances, d’entrer dans l’administration française, qui gouvernait alors le Piémont ; il fut fait sous-préfet de la Spezia, état de Gênes, et il exerça ces fonctions pendant les années 1812, 1813 et 1814 jusqu’à la restauration. Santa-Rosa salua avec enthousiasme le retour de la maison de Savoie, et, en 1815, croyant que l’arrivée de Napoléon à Paris, pendant les cent jours, susciterait une longue guerre, il quitta le service civil pour le service militaire, et fit la très petite campagne de 1815 comme capitaine dans les grenadiers de la garde royale. Puis, tout étant rentré dans le repos après la chute de Napoléon, il quitta encore une fois la carrière des armes pour en prendre une où ses connaissances militaires et civiles se combinaient heureusement, celle de l’administration militaire. Il entra au ministère de la guerre, et y fut chargé de fonctions assez élevées. C’est alors, je crois, qu’il se maria avec une personne qui avait plus de naissance que de fortune. De ce mariage il eut plusieurs enfans. Il était très considéré, fort bien en cour, et destiné à une carrière brillante, quand lors de la révolution napolitaine l’Autriche affecta ouvertement la domination de l’Italie. Je dois m’imposer à moi-même un silence religieux sur les confidences que l’amitié de Santa-Rosa déposa dans mon sein ; mais je puis, je dois dire une chose, c’est que dans la profonde solitude où nous vivions, parlant à un ami dont les opinions politiques étaient au moins aussi prononcées que les siennes, vingt fois Santa-Rosa m’assura que ses amis et lui n’avaient eu de rapport avec les sociétés secrètes que fort tard, à la dernière extrémité, lorsqu’il leur fut démontré que le gouvernement piémontais était sans force pour résister lui-même à l’Autriche, qu’un mouvement militaire serait impuissant, s’il ne s’appuyait sur un mouvement civil, et que pour un mouvement civil le concours des sociétés secrètes était indispensable. Il déplorait cette nécessité, et il accusait la noblesse et les propriétaires piémontais (gli possidenti) d’avoir perdu le pays et eux-mêmes en ne faisant pas leur devoir, en n’avertissant pas hautement le roi des périls du Piémont, et en forçant le patriotisme à recourir à des trames occultes. Sa loyauté répugnait à tout mystère, et, sans qu’il me le dît, je voyais clairement qu’il éprouvait, dans sa chevalerie, une sorte de honte intérieure d’avoir été peu à peu poussé jusqu’à cette extrémité. Sans cesse il me répétait : — Les sociétés secrètes sont la peste de l’Italie ; mais comment faire pour se passer d’elles, quand il n’y a aucune publicité, aucun moyen légal d’exprimer impunément son opinion ? — Il me racontait que long-temps il s’était arrêté à la pensée de ne participer à aucune société, de s’abstenir de toute action, et de se borner à de grandes publications morales et politiques, capables d’influer sur l’opinion et de régénérer l’Italie. C’était ce qu’il appelait une conspiration littéraire. Assurément elle eût été plus utile que la triste prise d’armes de 1821. Son rêve était de recommencer cette conspiration littéraire du sein de la France ; sa consolation était de n’avoir rien fait pour lui-même, et de n’avoir pensé qu’à son pays. Sa bonne conscience et son énergie naturelle réunies lui composaient, dans notre solitude d’Auteuil, une vie tranquille et presque heureuse.

Ma mauvaise santé et son imprudente amitié, avec le lâche acharnement de la police française, l’arrachèrent de cette solitude et le perdirent à jamais. S’il fût resté avec moi, il eût refait sa destinée, il eût passé tout le temps de la restauration dans des travaux honorables qui auraient jeté de l’éclat sur son nom ; il eût atteint la révolution de juillet, et alors il n’avait qu’à choisir, ou à rentrer en Piémont comme MM. de Saint-Marsan et Lisio, ou, comme M. de Collegno, à entrer au service de la France, et, dans ce dernier cas, une immense carrière était devant lui, si toutefois cette ame altière, dédaigneuse de la bonne comme de la mauvaise fortune, eût jamais consenti à avoir une autre patrie que celle qu’il avait voulu servir, et que ses malheurs mêmes lui avaient rendue plus chère et plus sacrée. Hélas ! tout cet avenir a été perdu en un jour. Un jour, l’état de ma poitrine effraya tellement Santa-Rosa, qu’il me conjura de venir chercher quelques secours à Paris. Je cédai, je revins au Luxembourg ; Santa-Rosa, inquiet, ne put tenir à Auteuil, et le soir je le vis paraître au chevet de mon lit. Au lieu de rester chez moi, il voulut aller passer la nuit dans son ancien logement, et, avant de rentrer, il eut l’imprudence d’entrer dans un café de la place de l’Odéon, pour y lire les journaux ; à peine en sortait-il que, sur la place même de l’Odéon, il fut saisi par sept ou huit agens de police, terrassé, conduit à la préfecture et jeté en prison. Il paraît qu’il avait été reconnu à la barrière, où il était signalé depuis longtemps.

Dans la nuit même de son arrestation, il avait été interrogé par le préfet de police. Dès ce premier interrogatoire, Santa-Rosa avait reconnu son vrai nom et exprimé des sentimens qui avaient fait une vive impression sur le fanatique, mais honnête M. de Laveau. Il avait repoussé avec indignation l’accusation d’être mêlé à des machinations contre le gouvernement français ; il avait déclaré qu’il était absolument étranger à tout ce qui se passait en France, et que son tort unique et involontaire était d’être à Paris sous un autre nom que le sien. Interrogé sur ses relations à Paris, il m’avait nommé comme le seul ami qu’il y eût ; il avait demandé comme une grace qu’on ne me mêlât point à cette affaire, et qu’on m’épargnât une visite domiciliaire qui pouvait être funeste à ma santé, offrant lui-même tous les renseignemens qui lui seraient demandés, et même toutes les réparations les plus sévères, plutôt que d’exposer celui qui lui avait donné l’hospitalité. Le mot d’extradition ayant été prononcé, Santa-Rosa avait paru accepter son sort avec cette fierté simple qui ne manque jamais son effet. Il n’avait paru inquiet que d’une seule chose, les suites que toute cette affaire pourrait avoir sur ma santé.

Pendant que ceci se passait à la préfecture de police, moi, j’étais dans mon lit, couvert de sangsues, et dans le plus triste état. Le lendemain, entre quatre et cinq heures du matin, j’entends sonner avec force à ma porte, et tout à coup se précipitent dans ma chambre cinq ou six gendarmes déguisés, ayant à leur tête un commissaire de police qui, montrant son écharpe, me signifia au nom du roi qu’il avait l’ordre de faire une perquisition dans mes papiers. Je ne sus pas d’abord ce que cela voulait dire, et ce fut seulement à la fin de la perquisition, dont tout le résultat fut de leur faire découvrir des notes sur Proclus et sur Platon, que le commissaire m’apprit que j’étais recherché à cause de Santa-Rosa, arrêté la veille en sortant de chez moi. Frappé de cette nouvelle comme d’un coup de foudre, je me transportai immédiatement chez M. de Laveau, et je lui demandai pourquoi, s’il accusait de complot contre le gouvernement français un homme qui ne connaissait que moi à Paris, il ne m’avait pas mis moi-même en arrestation, ou, s’il n’osait aussi m’accuser de conspiration, pourquoi il s’en prenait à un homme qui n’avait rien pu que par moi et avec moi. Si, au fond, il ne s’agissait pas de complot contre la France, je lui montrai ce qu’il y avait de peu noble à poursuivre un proscrit, parce qu’il était sous un autre nom que le sien, quand d’ailleurs ce proscrit était un galant homme et vivait inoffensif, et je lui demandai à voir sur-le-champ Santa-Rosa. M. de Laveau était homme de parti, comme M. Franchet ; c’était un esprit étroit et soupçonneux, mais c’était un homme honnête ; il venait d’interroger une seconde fois Santa-Rosa ; il venait de lire le rapport du commissaire de police sur les résultats de la perquisition faite chez moi, et il commençait à reconnaître que l’accusation de complot contre le gouvernement français était dépourvue de tout fondement. Ma visite, en lui prouvant que nous n’avions pas peur et que nous ne craignions pas un procès, acheva de le persuader. Toutefois, il crut devoir affecter encore des doutes, et m’annonça que le procès aurait lieu. Je demandai à y paraître comme témoin, et, quelques jours après, je fus mandé en effet devant le juge d’instruction, M. Debelleyme, depuis préfet de police, et aujourd’hui membre de la chambre des députés. L’instruction fut courte et détaillée ; M. Debelleyme y montra une impartialité et une modération parfaites. Il prit, dans ses rapports avec le prisonnier, une haute idée de sa moralité, et il me parla toujours de lui avec respect et bienveillance. Ce procès ridicule aboutit à une ordonnance déclarant qu’il n’y avait pas lieu à suivre sur la prévention de complot, la seule qui eût motivé l’arrestation. Quant à l’affaire du passeport, sous un nom étranger, le tort du prisonnier était reconnu, mais dans les termes les plus honorables pour lui. Il était fait mention de la loyauté et de la franchise de ses aveux. Cette ordonnance de non-lieu n’intervint qu’au bout de deux mois, et, pendant tout ce temps, le pauvre Santa-Rosa demeura en prison à la préfecture de police, dans une des chambres de la salle Saint Martin. Les premiers jours de l’arrestation passés, j’avais obtenu la permission de le visiter tous les jours, et quelques autres personnes obtinrent ensuite la même permission. Ce fut dans cette circonstance que j’appris encore mieux à connaître le caractère et l’ame de Santa-Rosa.

Dans le premier moment, il avait eu deux craintes : la première, d’être livré au Piémont, c’est-à-dire livré à l’échafaud ; la seconde, que l’émotion de toute cette affaire et de la visite de la police ne portât un coup funeste à ma santé et ne m’achevât. Quand il me vit entrer dans sa prison, peut-être mieux qu’à l’ordinaire, sa sérénité d’ame lui revint, et pendant les deux mois entiers qu’il demeura à la salle Saint-Martin, je ne l’ai entendu se plaindre ni du sort ni de personne. Il se prépara à bien mourir s’il était livré au Piémont, et ne lut plus que la Bible. Puis, quand cette crainte fut passée, son attention se porta sur tous les détails de la procédure suivie contre lui. Il était touché des égards qu’on lui témoignait, et pénétré de respect pour l’excellence de la loi française et pour l’indépendance de la magistrature. Il fallait voir Santa-Rosa dans sa prison. C’était une chambre assez bonne, aérée, salubre ; il n’y était pas mal, et il s’y trouvait à merveille. Le geôlier, qui faisait ce métier depuis longtemps, et qui avait appris à se connaître en hommes, avait bientôt vu à qui il avait à faire, et il ne le traitait pas comme un prisonnier ordinaire. Il l’appelait toujours monsieur le comte, et cela ne déplaisait pas à Santa-Rosa, qui lui parlait avec bonté, et finit par se l’attacher au point que ce geôlier avait tout-à-fait l’air d’un ancien serviteur de sa maison. Santa-Rosa s’était enquis de sa position de fortune, de sa famille, de ses enfans ; l’autre le consultait, Santa-Rosa donnait son avis avec douceur, mais avec autorité. On aurait dit qu’il était encore à Savigliano, à la mairie, parlant à un de ses employés. Quand il quitta la prison, le geôlier me dit qu’il perdait beaucoup. Il en était de même dans ma maison. Ma gouvernante l’aimait plus que moi-même, et encore aujourd’hui, après vingt années, elle ne parle de lui qu’avec attendrissement. Ce fut dans cette prison que je rencontrai l’ancien domestique de Santa-Rosa à l’armée des Alpes, Bossi, mauvaise tête et bon cœur, qui ne savait pas conduire ses affaires, mais qui aurait volontiers donné tout ce qu’il avait à son ancien maître.

Il n’est pas besoin de dire que ces deux mois, pendant lesquels je passais chaque jour trois ou quatre heures à la salle Saint-Martin, nous lièrent de plus en plus.

Il semble, après l’ordonnance de non-lieu rendue par M. le juge d’instruction Debelleyme, que le résultat de cette tracasserie devait être au moins de laisser Santa-Rosa tranquille à Paris : il n’en fut rien. D’abord il y eut une première opposition de la police. Il fallut que la cour royale intervînt, et prononçât formellement la mise en liberté, si nulle autre cause d’arrestation ne se rencontrait. Les ombrages de la police de M. de Corbière s’opposèrent même à l’exécution de ce second jugement, et, après que Santa-Rosa eut été déclaré enfin par la justice au-dessus de toute prévention, et par conséquent libre, M. de Corbière, par un arrêté ministériel, décida que M. de Santa-Rosa et quelques-uns de ses compatriotes, arrêtés comme lui, seraient relégués en province sous la surveillance de la police. Alençon fut la prison, un peu plus vaste que la salle Saint Martin, à laquelle Santa-Rosa fut condamné par M. le ministre de l’intérieur et de la police. Cet acte lâche et méchant envers un homme évidemment inoffensif, et qui ne pouvait trouver de consolation qu’à Paris, auprès d’un ami dont on connaissait à la fois les opinions libérales et la vie bien tranquille, puisqu’il la passait presque tout entière dans son lit, cet acte qui perdit Santa-Rosa en le séparant de Paris et de moi, lui causa, par son inutile rigueur, une véritable irritation. Il protesta, demanda la permission de rester à Paris ou des passeports pour l’Angleterre. On ne lui fit aucune réponse, et il fut transféré à Alençon.

Voici des fragmens de quelques-unes de ses lettres d’Alençon, qui font connaître la vie qu’il y menait, ses sentimens et ses travaux.


Alençon, 19 mai 1822.

« Nous voilà arrivés depuis hier à Alençon ; les ordres du ministre nous soumettent à la surveillance de l’autorité locale, et cette surveillance s’exercera de cette manière-ci : tous les jours, d’une heure à deux, nous devons nous présenter au maire et signer dans son registre ; voilà tout. J’ai déclaré bien doucement, bien simplement, mais en termes bien clairs et bien significatifs, ma position au maire. Il n’avait pas de bonnes raisons à me dire, je ne lui en demandais ni de bonnes ni de mauvaises : aussi l’entretien ne fut-il pas vif ; mais il fut poli, ce qui ne laissait pas d’être un assez grand point pour votre débonnaire ami. Au reste, j’aime les maires et pour cause. Celui-ci est un bon vieillard, ayant une petite voix fort honnête ; son adjoint, dont le nom finit en ière et qui marche droit comme un i, ne nous a pas reçus aussi bien. Je me suis bien promis que si jamais je redeviens syndic de ma chère ville, je me garderai de donner de mauvais momens aux pauvres diables qu’on m’amènera. Je vais mener une vie d’ermite, cela me consolera de n’être plus dans ma prison de Paris. L’indignation que me cause l’injustice que j’éprouve n’a pas diminué, mais je ne la laisserai pas troubler mon repos. C’est assez parler de moi. J’arrive à un sujet que je ne saurais plus quitter. Songez que vous êtes réellement mieux qu’en novembre dernier ; ce mieux doit vous donner un commencement de courage, parce que c’est un commencement d’espérance. Réfléchissez un peu au plaisir, au vif, à l’inconcevable plaisir de redevenir vous-même, et au mien, de vous voir dans la plénitude de votre puissance d’esprit et de travail. »


Alençon, 2 juin.

« Je suis logé, mon cher ami, dans la rue aux Cieux, chez M. Chapelain, tapissier. J’ai deux chambres assez grandes et assez propres ; mais une triste vue sur la rue et sur une petite vilaine cour a remplacé le lac, les Alpes, Vevey et Clarens, que j’avais sous ma fenêtre il y a un an. J’ai voulu hier voir les environs. J’ai rencontré la Sarthe croupissante et des champs peu fertiles. À force de chercher, j’ai trouvé un peu d’ombre à l’abri de quelques pommiers. La ville est très mal bâtie ; elle a un jardin public passable, un assez grand nombre de propriétaires aisés. À en juger sur quelques indices fort vagues, les Alençonnais sont de bonnes gens, un peu curieux, mais fort innocemment. Je ne les crois pas plaideurs, tout Normands qu’ils sont, car leur palais de justice n’est qu’à moitié construit. La cathédrale est grande, à vitreaux peints ; mais l’intérieur est moitié gothique, moitié mauvais grec. J’y ai entendu un prêtre faisant un sermon à des enfans. Il criait assez fort ; mais je n’ai pas entendu un seul mot de son beau discours : c’était cependant du français, mais débité selon la coutume de Normandie.

« Je suis enamouré de Paris ; il y a une bonne partie de moi-même dans cette ville que j’ai toujours voulu haïr et que j’ai fini par aimer d’amour.

« Je n’ai pas reçu de réponse du ministre, et je m’y attendais bien. Je ne cesserai pas de me plaindre, quand ce ne serait que pour leur rappeler leur injustice. On aime assez à voir résignés et silencieux ceux qu’on persécute : je ne leur donnerai pas ce plaisir-là.

« Outre les livres dont nous sommes convenus, je vous demande, 1o M. de Bonald, Législation primitive ; 2o M. de La Mennais, de l’Indifférence ; 3o Châteaubriand, de la Monarchie selon la Charte. »


Alençon, 12 juin.

« Hier, vos deux lettres, celle du 3 et celle du 9, me sont arrivées à la fois ; j’en avais besoin. L’inquiétude que j’éprouvais en ne recevant aucune nouvelle de votre chère personne, commençait à devenir de l’anxiété ; il y aurait eu de la folie à vous mettre en chemin par la chaleur qu’il fait. Ne vous étonnez pas des livres que je vous demande ; il faut que vous sachiez que rien ne réveille plus en moi la puissance de raisonner et surtout de sentir vivement mes idées que la lecture d’ouvrages qui combattent la vérité avec une certaine force. D’ailleurs, dans ceux que je vous demande, on trouve des choses vraies et fortes à côté des sophismes les plus déplorables. En un mot, Bonald et La Mennais m’obligeront de me lever de ma chaise, le feu au visage, et de me promener dans ma chambre, assailli d’une foule d’idées vives et grandes. Je sens plus ce que je suis véritablement en lisant les écrits de nos adversaires qu’en lisant ceux de nos amis ; car, dans nos amis, que de choses me troublent, me chagrinent ! Il n’y a que l’homme indigné qui soit vrai et fort, lorsque l’indignation n’a rien de personnel. J’ai fini hier l’Esprit des Lois ; les derniers livres, qui m’avaient presque ennuyé à vingt ans et même à trente, m’ont singulièrement plu cette fois-ci. J’y ai trouvé l’explication de bien des choses, et entre autres de mon séjour à Alençon. Qu’il faut de temps pour achever une émancipation ! Je cède à la nécessité, mon ami ; mais Alençon est une des plus tristes nécessités des quatre-vingt-quatre départemens du royaume. Je suis si seul ! Mais, me dites-vous, malheureux, n’est-ce pas la solitude qu’il vous faut ? Oui, mais pas celle-ci. Celle-ci ne me vaut rien ; je me connais, et je sens que cette relégation à Alençon est un effroyable malheur pour moi. Ce qu’il me fallait, c’était précisément cet Auteuil de douce mémoire, cette solitude à la porte de Paris ; il n’y a que cela pour travailler, Mais voilà ma dernière complainte, vous n’en aurez plus. Que ne puis-je finir par un capitolo in terza rima à la louange de notre cher Paris. — Je vous garde votre chambre, vous choisirez de l’appartement du nord ou de celui du midi ; j’habite le nord et je couche au midi ; je suis grand seigneur, comme vous voyez. Ainsi, féal ami, venez, vous et votre Platon, vous serez bien reçus. Mais vous ne viendrez que lorsque le voyage pourra vous faire du bien, m’entendez-vous du bien : cosi e non altrimenti. Ô mon ami, j’ai dans l’esprit que votre philosophie, dans l’état où en sont les choses, ferait un grand bien aux hommes. N’êtes-vous pas effrayé de voir en Europe les grandes vérités religieuses et morales abandonnées presque sans défense aux coups de deux sortes d’hommes également funestes à l’ordre et au bonheur des sociétés ? Ne voyez-vous pas que la victoire, qu’elle se fixe dans un camp ou dans l’autre, ne sera exploitée que contre la liberté véritable, dont l’alliance avec la morale est une loi impérissable de l’ordre éternel ? Cher ami, dans cette lutte du mal contre le bien, dans ce combat entre les deux principes (mais non ; le mal n’est point un principe, ce n’est qu’un fait), c’est un devoir de faire entendre sa voix quand on a la conscience de sa force… Cette édition de Proclus et même cette traduction de Platon sont venues à la traverse de votre véritable carrière… Moi, mon ami j’ai de la santé, un cœur tendre qui se passionne, une imagination faite pour ce cœur ; j’ai l’esprit juste, mais nulle profondeur, et j’ai une instruction si incomplète, ou, pour mieux dire, je suis si ignorant sur un grand nombre de points importans, que cela devient un obstacle presque insurmontable à la plupart des travaux que je pourrais entreprendre. J’ai sans doute une certaine pratique et une connaissance du matériel des affaires qui est rarement réunie à une imagination ardente ; voilà ce qui peut faire de moi un citoyen propre à servir mon pays pendant l’orage et après l’orage. Mais c’est d’une manière bien autrement élevée que vous pouvez servir la société humaine. Moi qui ai la conscience d’un prolongement indéfini de mon existence morale, de mon existence de volonté et de liberté, qui l’ai pour vous et pour moi, je désire vivement que votre passage sur la terre soit marqué par votre influence sur le bonheur des autres passagers, nul grand bien n’étant sans grande récompense. Vous voyez, mon ami, que je vous aime tout de bon, et comme un vrai dévot que je suis.

« Le congrès de Florence ne cesse de me trotter par la tête. Il y a quelque chose de bien odieux dans cet abandon des Grecs à la vengeance plus ou moins prompte des ennemis de la foi chrétienne.

« Vous avez commencé la session des chambres par des coups de pistolets ; voilà une touchante imitation des usages anglais. Vous prenez ce qu’il y a de meilleur chez vos voisins ; je vous en fais mes complimens. Pour moi, je vous avoue que j’aimerais mieux qu’Alençon ressemblât un peu plus à Chester, à Nottingham ou à telle autre ville de l’empire britannique. — M. Royer-Collard aura-t-il l’occasion de foudroyer ses adversaires comme l’hiver dernier ? Je crains qu’il ne se présente pas de question digne de lui. Rappelez-moi à son souvenir, vous savez mon sentiment de préférence pour lui : il est de vieille date.

« Adieu, mon cher ami, je vous aime parce que vous m’aimez, parce que vous êtes platonicien, et parce que vous êtes Parisien, et plus encore par une raison occulte qui vaut mieux que toutes les autres, parce qu’elle ne s’exprime pas. Je l’ai sentie en recevant hier vos deux lettres après quelques jours d’attente. »


Alençon, 7 juillet

« Vous me conseillez un commentaire et une réfutation du Contrat social : c’est une belle idée, je l’avoue ; mais je crains que l’exécution ne soit au-dessus de mes forces. Je préfère suivre mon travail commencé sur les gouvernemens. Je suis occupé à lire Daunou sur les garanties. Cet ouvrage a deux parties distinctes. Dans la première, l’auteur examine ce que c’est que la liberté ou les garanties ; il les caractérise, les décompose, les circonscrit ; tout cela me paraît en général bien conçu et bien fait. Dans la seconde partie, on recherche comment les divers gouvernemens accordent ou délimitent ces garanties. Ici, Daunou n’est ni assez étendu ni assez profond. Dans mon ouvrage, je referai cette seconde partie sous un point de vue plus pratique que théorique, et j’entrerai dans des détails faute desquels l’ouvrage de l’oratorien ressemble à un livre de géométrie plutôt que de politique. Peut-être commencerai-je par publier un morceau de mon travail, par exemple la conciliation des garanties que réclame la liberté avec celles que réclame la force, c’est-à-dire l’organisation militaire dans un gouvernement libre. Ce n’est qu’un point, il est vrai ; mais ne croyez-vous pas, mon ami, que l’exploitation soignée d’une partie du territoire en friche est plus utile à l’avancement de la science qu’une grande entreprise de culture dont les résultats seraient incertains ? Il y a sans doute des génies d’une vigueur immense qui peuvent tout saisir, comme Montesquieu ; mais je ne suis pas de ces génies-là. D’ailleurs le temps de la culture parcellaire est le nôtre. Nous sommes trop avancés pour qu’une vaste entreprise, si elle est superficielle, puisse être utile, et peut-être ne sommes-nous pas mûrs encore pour une grande entreprise profondément imaginée et parfaitement exécutée. Si je pouvais bien cultiver mon lot, mon cher ami, j’aurais bien mérité de mes semblables, et obtenu assez de réputation pour assurer et embellir mon existence. — J’ai aussi formé le projet d’un ouvrage de circonstance ; mais je ne crois pas pouvoir l’exécuter ici. — J’ai eu de mauvais jours à la fin de juin. Savez-vous que ma tête se refuse quelquefois au travail ? J’ai aussi un sang qui a une fâcheuse tendance à presser ma pauvre cervelle. Malheur à moi, si je ne fais pas beaucoup d’exercice. J’ai eu une jeunesse si active ! et je suis encore un peu jeune. Je crois que je le serai long-temps par la tendresse du cœur et les enchantemens de l’imagination. Conçu dans le sein d’une femme de treize ans, il y a quelque chose en moi qui se ressent de cette extrême jeunesse de maternité ; je sens que je suis jeune, et que je ne suis pas fini. Il n’y a que le cœur de bien achevé…

« Vous ai-je dit que Sismondi m’a écrit une lettre remplie d’amitié ? J’ai reçu aussi une lettre de Fabvier, dont je vous parlerai une autre fois et pour cause. »


Cette lettre de Fabvier, l’ennui qui gagnait visiblement le pauvre prisonnier, et surtout le besoin de le revoir, me décidèrent à aller le rejoindre, malgré ma détestable santé et les ordres positifs de mon médecin, M. Laenneck. Je ne fis part de ma résolution à personne, je pris la diligence et fis les cinquante lieues jour et nuit ; j’arrivai dans le plus pitoyable état, mais enfin j’arrivai. J’occupai une des deux chambres de Santa-Rosa, et nous vécûmes ainsi pendant un mois dans une intimité fraternelle. J’ai été souvent malade ; plus d’une fois, de tendres soins m’ont été prodigués : jamais je n’en ai connu de pareils. Il serait impossible de décrire la tendresse qu’il me témoigna, et désormais je n’en parlerai plus. Ce mois passé ensemble dans une absolue solitude acheva de nous unir ; je pus lire dans son ame, et lui dans la mienne, ce qu’il y avait de plus caché. Là s’accomplirent les dernières confidences, et les secrets les plus intimes de notre vie nous échappèrent l’un à l’autre dans ces momens d’abandon où les ames les plus fermes, comme endormies par la confiance et ne veillant plus sur elles-mêmes, ne contiennent plus leurs peines et livrent à l’amitié jusqu’aux secrets de l’honneur. Dès-lors notre intimité ne put plus s’accroître et prit un caractère de douceur à la fois et de virilité qu’elle a toujours conservé, même pendant les longues années de notre séparation.

Ce fut pendant ce mois que je composai l’argument du Phédon sur l’immortalité de l’ame. Santa-Rosa aurait désiré que je visse aussi clair que lui-même dans les ténèbres de cette difficile question. Sa foi, aussi vive que sincère, allait plus loin que celle de Socrate et de Platon ; les nuages que j’apercevais encore sur les détails de la destinée de l’ame, après la dissolution du corps, pesaient douloureusement sur son cœur, et il ne reprenait sa sérénité, après nos discussions de la journée, que le soir à la promenade, lorsque ensemble, errant à l’aventure autour d’Alençon, nous assistions au coucher du soleil, et confondions nos espérances pour cette vie et pour l’autre dans un hymne de foi muette et profonde à la divine Providence.

Santa-Rosa n’écrivait qu’à un très petit nombre de personnes, et vivait, comme on le voit, d’une manière qui ne pouvait guère inquiéter l’autorité. Cependant, soit que ses compagnons d’exil fussent moins prudens que lui, soit par toute autre raison, les ombrages du gouvernement redoublèrent. Ma visite à Alençon, dans l’état de ma santé, troubla la police ; ce qui n’était qu’un élan du cœur parut une bravade ou même un complot, et l’impatience d’une pareille existence entra dans l’ame de Santa-Rosa. Il me fit part de la lettre que lui avait écrite le colonel Fabvier, un de nos communs amis. Fabvier lui annonçait que sa sûreté était menacée, qu’une extradition ou du moins qu’un nouvel emprisonnement était possible ; il l’engageait à fuir en Angleterre, et il s’offrait à lui en fournir les moyens. À tel jour et à telle heure, une chaise de poste devait se trouver à une demi-lieue d’Alençon avec quelques amis dévoués, et transporter Santa-Rosa déguisé vers un port de mer où les moyens de passer immédiatement en Angleterre auraient été ménagés. Nous reconnûmes dans cette proposition le cœur de celui qui la faisait ; mais nous la rejetâmes sur-le-champ. S’enfuir, pour Santa-Rosa, eût été presque avouer qu’il doutait de son droit ; c’eût été déshonorer le jugement de non-lieu rendu par la justice française et méchamment suspendu par la police de M. de Corbière. Là-dessus, Santa-Rosa et moi, nous n’eûmes pas même à délibérer. Mais Santa-Rosa voyait arriver avec effroi le moment où je retournerais à Paris et où il demeurerait seul à Alençon, sans amis, sans livres, sans secours pour son cœur et pour ses études.

Sur ces entrefaites, il y eut à la chambre des députés une vive discussion où plusieurs membres de l’opposition, s’étant plaints des tracasseries de la police française envers les réfugiés italiens, M. de Corbière, ministre de l’intérieur et de la police, prétendit que les réfugiés n’étaient pas du même avis que leurs défenseurs, et qu’ils étaient reconnaissans de la conduite du gouvernement français à leur égard. Santa-Rosa trouva les paroles du ministre aussi déloyales que sa conduite avait été injuste, et il crut devoir à son honneur et à celui de ses compagnons d’infortune de publier une lettre dont le noble et fier langage irrita la police de la congrégation. Bientôt un arrêté du ministre de l’intérieur transféra Santa-Rosa d’Alençon à Bourges, aggravant ainsi sa situation et le poussant à quitter à tout prix la France, où il n’attendait plus une hospitalité supportable.

Mais je reprends ma narration à mon départ d’Alençon et à mon retour à Paris, le 12 du mois d’août. Voici des fragmens de notre correspondance pendant le mois d’août et le mois de septembre :


Alençon, 14 août.

« J’attends avec une impatience dont tu peux te faire une idée des nouvelles de ton voyage ; je t’ai bien recommandé à Dieu. Depuis long-temps je n’avais si vivement senti sa présence dans mon cœur. J’ai appelé sur toi toutes les bénédictions du ciel ; qu’il te protége, qu’il te donne la force de supporter le bonheur comme le malheur ; tout vient de lui, tu le sais bien. — Écris-moi deux mots de Laenneck et de Platon ; si le premier n’est pas trop mécontent de ton état, tant mieux ; s’il faisait la grimace, souviens-toi qu’il n’est qu’un homme : espère, et surtout espère en toi. Homme si aimé par tes amis, tu offenses Dieu si tu contemples ton existence d’un œil sombre ; il est de cruelles, d’amères douleurs, que tu ne connais pas et qui font l’effet d’un poison lent. L’organisation de mon corps ne s’en est pas ressentie : elle est si forte ! mais l’ame… Mais il vaut mieux parler d’autre chose et revenir au matériel de la vie. Voici la lettre à M. de Corbière ; elle est un peu forte, mais la vérité est la vérité. L’original partira demain par la voie du préfet à qui je le remettrai moi-même.

« Ma pensée est trop occupée des suites de ma démarche pour me permettre de continuer tranquillement mes études. L’orgueilleux La Mennais ne me fait aucun bien ; j’aime mieux ma chère église catholique, quand je la défends au nom de la raison, non pas contre la bonne philosophie, mais contre la mauvaise. Ce superbe sceptique me repousse au lieu de m’attirer. Bonald est un tout autre homme ; c’est une tête très pensante, mais il pousse ses idées systématiques jusqu’à l’extravagance, et tient très peu de compte des faits, quoiqu’il les cite beaucoup. »


Alençon, 20 août.

« … Je suis très satisfait d’avoir fait mon devoir et j’en attends les résultats avec une tranquillité parfaite. Si quelque journal ministériel ou ultra faisait quelque article contre moi ou sur ma lettre, réponds toi-même si tu le juges convenable, et comme tu le jugeras convenable. Au cas que tu voies un nuage sérieux se former sur ma tête je suis prêt à passer en Angleterre à la minute ; règle-toi en conséquence et dis-le à Fabvier. Mais si, comme je l’espère, on prend le sage parti de recevoir mes démentis en silence, je resterai dans notre chère France, qui, toute coupable qu’elle est, m’attache par je ne sais quel charme.

« Hier, j’ai été faire une petite promenade autour d’Alençon ; j’ai salué le soleil couchant pour toi. Ô cher ami, tu me manques bien ! Quelle divinité nous a réunis ? Je t’ai vu, je t’ai aimé, et que je l’ai bien senti le jour de ton départ d’ici ! Te souviens-tu avec quelle rapidité s’est formée notre si confiante amitié ? il faut qu’elle nous donne de beaux jours. J’aurais besoin de te savoir heureux, tranquille, serein. J’ai de la foi en toi ; aussi, je te désire heureux, un peu par égoïsme. Heureux, tu t’occuperas avec plus de succès d’adoucir mes profonds chagrins. Ne va pas, par une coupable pitié, diminuer d’un seul degré, du moindre degré, cet abandon si vif et si vrai que tu as avec moi. Je ne m’y tromperais pas, et cela me rendrait réellement malheureux. Tu es mon dernier attachement de cœur… »


Alençon, 24 août.

« Mon travail avance, tout le plan du livre est arrêté ; le titre sera : De la Liberté et de ses rapports avec les formes de gouvernement. Bientôt je mettrai la main à l’œuvre ; mais à présent, je ne pense qu’au congrès de Vérone. Tu vois qu’il n’est plus douteux. C’est un devoir pour moi de signaler à l’Europe ce que va faire ce nouveau congrès, particulièrement en ce qui regarde l’Italie.


Bourges, 6 septembre.

« Eh bien ! me voici à Bourges. Combien ce voyage m’a été pénible ! mais je veux m’efforcer de n’y plus penser. Le préfet, comte de Juigné, m’a reçu avec politesse, mais m’a avoué qu’il avait des instructions très sévères sur moi, et il m’a renvoyé au maire, qui m’a témoigné avec beaucoup d’honnêteté son désir d’adoucir ma situation. En venant au fait, j’ai été très mécontent de sa proposition : « Je compte avoir votre parole d’honneur comme celle de ces messieurs, » car j’ai trouvé ici quatre autres réfugiés, MM. de Saint-Michel, de Baronis, de Palma et Garda ; sans quoi il me dit qu’il serait obligé de me donner la ville pour prison, à la lettre, de me faire surveiller sans cesse, de me gêner, de m’interdire jusqu’aux promenades, parce qu’elles sont extra muros ; en un mot, il m’arracha en quelque sorte cette parole d’honneur. Je la lui ai donnée pour dix jours, afin de pouvoir m’orienter un peu, après quoi je verrai. Ma situation est donc empirée, comme tu vois, et j’en suis à regretter Alençon vingt fois par jour. — Enfin me voilà installé dans une chambre bien modeste, ayant un petit cabinet où je travaillerai, chez de braves gens bien tranquilles, à peu près dans le genre de mes hôtes d’Alençon. — Que me conseilles-tu pour mon fils ? j’ai bien envie de le faire venir. Si tu n’y vois pas d’objection sérieuse, envoie la lettre que je t’adressai d’Alençon pour ma femme. Mettons les choses au pis, et que je sois relégué dans une ville de Hongrie ou de Bohème ; si mon fils veut me suivre, il pourra seul m’aider à supporter une horrible existence. Mon ami, envoie la lettre ; mon cœur est ici dans une solitude déchirante. Oui, si tu n’as pas de raison grave à m’opposer, envoie ma lettre, et que je ne meure pas sans avoir encore un moment de bonheur. J’écris à ma femme qu’à la réception de la lettre qu’elle recevra par la voie que je t’ai indiquée, elle fasse partir mon fils pour Lyon, où elle l’adressera à quelque négociant ; il y en a tant qui correspondent avec Turin ! De Lyon à Paris, ce n’est qu’un voyage de deux jours.

« Je ne t’ai rien dit de Bourges ; rien n’y est remarquable, sauf la cathédrale, qui est une grande et très belle église gothique. Mais le sanctuaire réservé aux prêtres ne laisse pas approcher de l’autel. Vos prêtres français tiennent les chrétiens trop éloignés de Dieu ; ils s’en repentiront un jour.

« Et l’argument du Phédon, qu’est-il devenu ? Te rappelles-tu ce jour qui fut consacré tout entier à lire ces pages écrites au milieu de tant de douleurs de l’ame et du corps ? Elles m’appartiennent, ou plutôt je leur appartiens, etc. »


Bourges, 15 septembre.

« … Ô mon ami ! que nous sommes malheureux de n’être que de pauvres philosophes, pour qui le prolongement de l’existence n’est qu’un espoir, un désir ardent, une prière fervente. Je voudrais avoir les vertus et la foi de ma mère. Raisonner, c’est douter ; douter, c’est souffrir ; la foi est une espèce de miracle ; lorsqu’elle est forte, lorsqu’elle est vraie, qu’elle donne de bonheur ! Combien de fois, dans mon cabinet, je lève les yeux au ciel, et je demande à Dieu de me révéler, et surtout de me donner l’immortalité !

« J’ai un cabinet, et j’y passe la plus grande partie de ma journée, d’abord de huit à onze heures ; ensuite, je sors pour déjeuner avec mes camarades. Je fais quelquefois un tour au jardin de l’évêché ; je rentre à une heure ou un peu plus tard, et je travaille jusqu’à cinq. Je dîne seul en dix ou douze minutes, et je vais chercher une promenade avec le cœur presque serein ; mais je ne trouve que des eaux dormantes, des champs pierreux, quelquefois un peu de gazon sous une rangée de noyers, et alors je m’assieds et je lis en m’interrompant souvent pour méditer ou pour rêver. Tu as bien embelli ma promenade d’avant-hier. Je l’ai commencée en t’écrivant dans ma tête une lettre charmante. Il ne m’en est rien resté ou presque rien ; — mais j’ai eu une heure qui m’a rappelé ma vie de dix-huit ans, et je te l’ai due, mon bon ami. Cela ne te fait-il pas plaisir, et n’aimes-tu pas que je te le dise ?

« J’ai toujours le projet d’écrire sur le congrès de Vérone ; en attendant, je continue mes lectures, et j’ai commencé à jeter sur le papier les idées fondamentales de l’ouvrage qui est ma pensée habituelle. Plus j’avance, plus je pénètre, et plus je vois les ombres grandir autour de moi. Bonald a des choses profondes et admirables ; il en a d’autres qui font sourire de pitié ou qui excitent l’indignation. Bonald et Tracy sont d’accord pour déprécier les anciens, ces anciens à qui nous devons tant, et dont les reliques vénérables ont renouvelé la civilisation, qui avait péri. Le christianisme a peut-être empêché qu’elle ne s’abîmât tout-à-fait au milieu des barbares ; mais sa renaissance est due aux anciens. Maintenant nous bafouons nos maîtres, et nous nous proclamons sages, éclairés, grands, lorsqu’il se passe autour de nous tant de choses qui devraient nous humilier… Il me paraît nécessaire, et d’ailleurs radicalement vrai, d’établir une différence essentielle entre l’utilité générale et l’utilité individuelle. L’utilité générale, que j’appelle aussi, pour me l’expliquer à moi-même, égalité de la liberté, doit être le but des lois. Cette utilité générale est aussi le bonheur, et le plus grand bonheur de tous les individus. Le bonheur est de faire ce qu’on veut. Pour que tous l’aient, il faut ne rien faire de nuisible à autrui. Le développement des droits de l’homme est le but du législateur, comme l’enseignement du Décalogue est le but du prêtre. Dieu est le centre de tout cela. La soumission du fort aux lois qui protègent le faible ne peut pas s’expliquer sans Dieu. La liberté de tous ne peut exister que dans l’état social. À quelles conditions ? comment ? La première chose est de mettre la liberté au-dessus du pouvoir de la majorité. C’est ce que Rousseau n’a nullement fait. Certes on ne peut pas l’y mettre tout entière, car il n’y aurait pas d’existence sociale possible. Mais, pour les garanties principales de l’individu, ou, en d’autres termes, quant à la portion la plus précieuse de la liberté, je pense qu’elle ne peut pas être livrée à la discrétion de la majorité. Il reste à celle-ci les lois constitutionnelles et les lois administratives. J’appellerais lois sociales celles qui délimitent l’exercice de la liberté de chaque individu pour l’assurer à tous. Qu’on les appelle droits, devoirs, garanties, n’importe. Les droits peuvent se traduire par les devoirs, et vice versa. »


Bourges, 21 septembre.

« Aujourd’hui, le préfet m’a envoyé chercher, et m’a demandé si j’étais toujours dans l’intention de me rendre en Angleterre. « Le ministre m’a chargé de vous faire cette question, et de vous demander si dans ce cas vous préférez vous embarquer à Calais ou à Boulogne. » Je répondis que je ne pouvais désirer de rester en France qu’autant que je jouirais d’une entière liberté ; que si cela ne m’était point accordé, j’acceptais avec empressement des passe-ports pour l’Angleterre. Je priai ensuite le préfet de demander pour moi la faculté de me rendre à Calais sans l’escorte d’un gendarme, offrant ma parole d’honneur de suivre la route qu’on me prescrirait. Le préfet a répondu ce soir au ministre, et probablement, dans cinq ou six jours, l’ordre ou la permission de partir arrivera.

« Tu sens bien que je ne pouvais faire d’autre réponse honorable que celle que j’ai faite. Je dirai donc adieu à la France, à ton pays, mais je n’y renonce point. La société européenne aura quelques années de calme. Peut-être l’inquiétude qu’inspire si mal à propos ma personne à certains esprits s’évanouira-t-elle. Je reviendrai alors te voir, et probablement m’établir auprès de toi, dans la capitale de l’Europe. J’ai besoin de cette espérance. — Tu le vois, mon ami, c’est la Providence qui me conduit par la main en Angleterre ; il faut céder. J’ai le cœur tranquille, il n’y a plus lieu à doute, à perplexité, et c’est le seul état qui me prive de la moitié de mes forces… »


Bourges, 27 septembre.

« … J’étais tout préparé pour mon hiver à Bourges ; mais je t’avoue que la pensée de ravoir ma liberté me touche infiniment. Je te prie de me procurer, si cela est en ton pouvoir, quelques lettres pour Londres…

« Ô mon ami, je vais en Angleterre avec le cœur tranquille, parce que je m’y vois, pour ainsi dire, poussé par les circonstances où je me trouve, et où je me suis placé par une conduite dont tu connais les détails. Mais je n’y vais point avec le cœur gai : je te laisse en France. Ton nom dans la balance l’eût toujours fait pencher de ce côté-ci du détroit ; mais ma position est claire : ou libre en France et à Paris, par conséquent au comble de mes vœux, ou en Angleterre. Il n’y a pas d’intermédiaire possible ni convenable. »


Bourges, 1er octobre.

« Je pars demain à midi. M. Franchet a répondu qu’il ne permettrait pas que je me rendisse à Calais sans escorte. J’aurai donc un gendarme. Je passe par Orléans et Paris. C’est après-demain, entre cinq heures et demie et sept heures du soir que j’arriverai à Paris. J’ai promis de ne rester à Paris que le temps nécessaire pour passer, en quelque sorte, d’une diligence à l’autre. J’aurai à peine le temps de te serrer la main et de t’embrasser.

« Je suis tranquille, parce que ma résolution était commandée par ma situation ; mais je sens au fond du cœur une tristesse mêlée d’inquiétude. Je suis sûr de regretter Alençon plus d’une fois ; mais c’est la Providence qui me pousse en Angleterre, et j’obéis… Mon ami, tu es une grande partie de mon existence morale. Si tu savais avec quel serrement de cœur je t’écris ! Il y a bien peu de personnes, non, je crois qu’il n’y en a qu’une sur la terre à qui j’écrive avec plus d’émotion qu’à toi. »


Santa-Rosa avait raison ; nous pûmes à peine nous voir quelques minutes à son passage à Paris. Il lui fut permis de se rendre chez moi avec un gendarme, et ce fut devant ce gendarme que nous nous fîmes des adieux qui devaient être éternels. Sans doute, à cette époque, ni lui ni moi n’avions ce funeste pressentiment ; il était soutenu par la pensée d’accomplir un devoir ; moi, j’avais peur de céder à une sorte d’égoïsme en le retenant en France, au milieu des ombrages et des tracasseries de la police, et pourtant un instinct secret remplit pour moi d’une amertume inexprimable cette heure fatale où il me sembla que je le perdais pour toujours. Nous échangeâmes à peine quelques paroles, et je le reconduisis silencieusement à la diligence qui l’emporta loin de moi. Bientôt il avait quitté la France pour laquelle il était fait, et il était comme perdu dans cet immense désert de Londres, sans fortune, sans ressource, sans un seul ami véritable, lui qui ne savait vivre que pour aimer ou pour agir. Après les premiers momens d’activité inquiète pour se créer une situation supportable, l’infortuné tomba bientôt dans une mélancolie profonde dont il sortait quelque temps pour y retomber bientôt, jusqu’à ce qu’enfin l’ennui de cette vie, ou solitaire ou dissipée, le conduisit à la résolution magnanime et funeste qui le ramena un moment avec quelque éclat sur la scène du monde avant qu’il en disparût à jamais.

Pendant le séjour de Santa-Rosa en Angleterre, notre correspondance ne cessa pas d’être intime, sérieuse et tendre, comme elle l’avait toujours été ; mais elle est nécessairement très monotone, uniquement remplie de sentimens affectueux, de projets avortés, d’espérances déçues, triste tableau que je veux m’épargner à moi même ; aussi ne citerai-je que de rares fragmens des lettres de Santa-Rosa pour donner une idée de sa situation intérieure.


Londres, 26 novembre 1822.

« … Il faut cependant que je te dise les raisons de mon silence, ou plutôt que je te prouve que je n’ai pas cessé de penser beaucoup à toi. La meilleure manière de le prouver serait de t’envoyer trois lettres que j’ai commencées et que j’ai ensuite déchirées dans un mouvement, non d’impatience, mais d’amitié. Elles t’auraient réellement affligé. Je t’y parlais d’un ton si sombre de mon abattement et de ma tristesse intérieure, qu’il y aurait eu de la cruauté à te les envoyer, persuadé, comme je le suis, comme je le serai toujours, de la profondeur de ton sentiment pour moi… Ne va pas trop t’alarmer, ou plutôt alarme-toi sérieusement, toi qui sais et qui sens que toute la vie est dans l’existence intérieure. J’ai eu des journées où je me suis cru réellement perdu. Bon Dieu ! n’est-ce pas là se sentir mourir ? Au fond, je n’ai rien à reprocher à l’Angleterre, mais à mon genre de vie. Faire des visites, en recevoir ; des courses insignifiantes d’un bout de la ville à l’autre ; la nécessité d’apprendre l’anglais, et une répugnance décidée à m’en donner la peine ; un avenir inquiétant, si je ne me sers pas de mes facultés ; des dépenses bien au-dessus de mes moyens, etc., etc. Mon écrit sur le congrès de Vérone m’occupe presque continuellement la pensée, lorsque je peux penser. J’en ai déjà écrit bien des pages dans ma tête sur les trottoirs de Londres. J’espère que ce petit ouvrage sera utile. Je l’écrirai en français ; je le ferai traduire en anglais sans qu’il m’en coûte rien, et je le publierai ici ; alors je t’enverrai une copie de mon manuscrit, en t’autorisant à retrancher et à modifier tout ce qui effraierait un libraire parisien. Malgré la modération qui guidera toujours ma plume, il est impossible que j’oublie en écrivant que je suis en Angleterre. Comme je mettrai mon nom à cet écrit, il pourra, s’il réussit, me donner un commencement de réputation qui suffira pour quadrupler le prix de mes travaux. Je vais mettre la main à l’œuvre aussitôt que le congrès de Vérone aura publié une déclaration. C’est nécessairement le point de départ. Je vais maintenant te parler des connaissances que j’ai faites à Londres.

« Je mets en première ligne M. James Mackintosh, membre whig du parlement, beau-frère de Sismondi et de Jeffrey, principal rédacteur de la Revue d’Édimbourg. Une instruction qui m’a paru immense, une philosophie politique très éclairée, caractérisent M. Mackintosh, si je puis en juger. Au reste, sa réputation en Angleterre est très avantageusement établie. Il parle le français plutôt bien que facilement ; il connaît beaucoup Paris. Tu sais peut-être qu’il a défendu notre révolution contre Burke, et sa voix s’est constamment élevée dans le parlement en faveur de la cause de l’indépendance des nations et des améliorations sociales. M. Austin et sa famille, jeune avocat encore obscur, mais tête très pensante, disciple de M. Bentham, que lui et sa femme connaissent particulièrement. Celle-ci est une personne d’un excellent caractère, prodigieusement instruite pour une femme, mais n’en étant pas moins aimable. Elle veut bien me donner quelques leçons d’anglais, dont je profite peu, malgré l’attrait que pourraient offrir les leçons d’une femme de vingt-sept à vingt-huit ans, d’une figure très agréable. C’est une connaissance intéressante que je cultiverai avec soin, et voilà tout. Quant à M. Bentham, la bizarrerie de son caractère et la difficulté de l’approcher sont des choses connues ici. M. Bowring est son favori ; mais j’ai encore très peu vu M. Bowring. J’espère voir sous peu M. Wilberforce et M. Brougham. J’ai reçu quelques invitations de plusieurs radicaux ; mais il ne convient pas de me montrer dans un rapport trop intime avec le parti radical exalté… »


10 décembre 1822.

« J’ai reçu des nouvelles de ma femme, elle et nos enfans se portent à merveille ; mais mon aîné Théodore m’inquiète, il a besoin d’instruction, de surveillance ; il a besoin de son père en un mot, et cependant il m’est impossible de l’appeler auprès de moi. Mes faibles ressources s’épuisent rapidement… »


25 décembre.

« … Que je craignais avec raison l’Angleterre ! mais je ne l’en estime pas moins… »


12 février 1823.

« … Je ne pense pas du tout au Portugal ni à l’Espagne, où Collegno est allé. Mes principes politiques ne m’y appellent nullement.

« Tu me dis des douceurs, et je t’en remercie ; je les aime beaucoup. Il y a juste un an que nous étions ensemble à Auteuil. Quelle douce vie j’y menais l Seulement, si je ne t’avais pas vu souffrir. Mais peut-être ce que tu m’as coûté de douleurs sous ce rapport augmente-t-il mon sentiment pour toi. Il ne finira qu’avec mon existence, et j’espère avec Socrate qu’elle ne finira pas de bien long-temps. »


14 avril 1823.

« Il faut que je te gronde de ne m’avoir pas encore envoyé le premier volume de Platon. Je l’ai vu chez Bossange. Peu s’en est fallu que je n’aie délié ma bourse, quoique si mince, et que je n’aie payé au libraire 10 à 12 shellings pour emporter le livre dans ma poche et le dévorer à mon aise. Ce me semblait une espèce d’affront que de ne pas avoir en ma possession ce cher volume, dont j’ai vu naître et croître la meilleure part. J’y ai un droit réel.

« J’espère bientôt aller à la campagne. Impossibilité absolue pour moi de travailler à Londres. Des visites à faire, à rendre, à recevoir ; plusieurs dîners par semaine ; la moitié du jour dans les rues de Londres, qui ne finissent point ; beaucoup de soirées à table à voir défiler des bouteilles auxquelles je ne touche pas ; bref, je ne fais que lire un peu, prendre des notes, et je ne travaille point. Mais je te jure que je ne continuerai pas cette sorte de vie, et que je m’ensevelirai plutôt dans un coin du pays de Galles.

« J’ai reçu et lu avec infiniment de plaisir la traduction de Manzoni par Fauriel ; elle est exquise. L’écrit de Manzoni sur les unités m’a paru parfait et m’a quasi converti. Adelchi me plaît moins que Carmagnola, dont le mérite croît à mes yeux toutes les fois que je le relis ; mais les chœurs d’Adelchi sont d’une beauté ravissante.

« On vient d’imprimer à Barcelone une déclaration au nom du corps italien, mais sans signature, où je suis accusé avec une insigne mauvaise foi de n’avoir pas voulu prendre part à cette expédition par des raisons indignes de moi. Je ne crois pas devoir répondre à un écrit anonyme. Conviens que c’est fort triste. Je ne manquerais pas du genre de courage qu’il faut à un homme de bien contre la calomnie. Ce qui m’afflige, c’est le mal que cela fait à un parti que je ne préfère point à la patrie, et que je ne confonds pas avec elle, mais auquel pourtant je suis attaché  »


25 mai 1823.

« … Non, je ne veux rien accepter de personne. On ne peut avoir que son ami intime pour patron, et j’ai clos la liste pour toujours. Tu y es inscrit le dernier, pour la date ; mais quant à l’affection, tu ne peux pas être le second : mon cœur me le dit bien clairement. Il est un très petit nombre de personnes que j’aime autant que je t’aime, quoique pas de la même manière ; il est sûr que je n’aime personne plus que toi. Tout ce que je te dois ne me coûte rien, absolument rien. Je crois que si tu avais un million de bien, je t’en demanderais la moitié sans balancer. J’ai enfin quitté la vie dissipée de Londres, et je suis établi avec M. le comte Porro dans une maisonnette, appelée ici cottage, à l’extrémité de la ville, comme serait à Paris un logement à Montrouge ou à Chaillot. C’est absolument comme à la campagne : de ma fenêtre j’ai la vue du Regent-Canal, et des cottages bâtis sur la rive opposée. On croirait être à cent lieues d’une grande ville, et cependant dans vingt minutes on peut être dans Oxford-Street ou dans Hyde-park, au milieu des promeneurs les plus élégans. Notre cottage appartient à Foscolo ; je l’aime beaucoup, mais Auteuil sera toujours mon favori. J’en ai gardé un souvenir, je puis dire tendre ; il s’y mêle de la tristesse quand je me rappelle à quel point je t’y voyais souffrir. Il est possible que je passe l’automne prochain et l’hiver même dans mon cottage ; il me faut de la retraite et du travail. Si je puis gagner de quoi vivre, j’appellerai ma famille auprès de moi. Avec les ressources de ma femme et ce que je puis gagner ici en travaillant, notre ménage ira bien. Si mes espérances me trompent sur mes moyens de gagner de l’argent, alors il faudra nous établir dans le Wurtemberg, puisque la Suisse nous est fermée. »


4 août 1823.

« Je n’ai pas de bonnes nouvelles à te donner de moi, et je ne puis t’en dire les raisons ; ce sera le premier sujet de nos entretiens si tu viens ici. Que de choses j’ai à te dire, que de choses à te demander !… »


10 septembre 1823.

« Je travaille avec suite, mais sans goût. Bien me fâche qu’il faut que j’écrive des articles de journaux, ils m’empêcheront d’exécuter des ouvrages plus sérieux. Grande objection, je le conçois ; mais premièrement le besoin de gagner quelque argent est impérieux pour moi, et les articles de journaux sont le seul moyen d’en gagner qui soit entre mes mains. En second lieu, il me paraît que, lorsque je serai un peu exercé, ce travail ne prendra que la moitié de mon temps, et que je pourrai donner l’autre à mes anciens projets.

« Je t’ai écrit que je ne plaisais guère aux Anglais, et en général c’est assez vrai ; mais il y a cependant quelques personnes sur l’amitié desquelles je crois pouvoir compter. Je connais, entre autres, une famille de quakers, la famille Fry, qui est dans le commerce, riche, et dont un des membres, la mère de famille Catherine Fry, est connue en Angleterre par les soins qu’elle donne aux prisonniers de New-Gate. J’ai passé quelques jours avec eux à la campagne, et cette famille a fait sur moi une impression profonde.

« J’ai relu trois fois le Parga de Berchet ; la troisième partie est un chef-d’œuvre. Dans le reste, il y a des longueurs, et cependant il y manque des détails intéressans et nécessaires. Berchet vient de publier deux romances italiennes ; la première est écrite avec beaucoup de verve et de grace, mais la seconde a un caractère plus sérieux : c’est un morceau de poésie d’une beauté achevée.

« As-tu lu Las-Cases ? En vérité, il faudrait avoir perdu la mémoire pour prêter quelque foi à tout ce que Napoléon nous va disant de ses beaux projets libéraux. Il a vu que la tendance de notre époque était à la liberté depuis 1814, et s’il a joué gauchement son nouveau rôle en 1815, cela ne l’empêche pas, dans le manifeste qu’il adresse à la postérité par Las-Cases, de nous faire de la poésie sur ce qu’il voulait, sur ce qu’il allait entreprendre pour la liberté. Mais ce qui me raccommode avec Napoléon, ce sont ses successeurs : ils travaillent nuit et jour à la réputation de l’homme qu’ils ont renversé. »


18 septembre.

« Je me porte bien et continue à travailler. Cher ami, il faut que je pense au désir que j’ai de te plaire, en faisant mon devoir, pour surmonter mon dégoût. — J’ai reçu de Turin une lettre qui m’a fait du bien ; j’en attends avec impatience de Villa Santa-Rosa. Je les appellerai auprès de moi le printemps prochain, ces pauvres créatures associées à ma malheureuse destinée. Tu les verras à leur passage à Paris. »


30 septembre.

« Je continue à travailler de la même manière, gagnant ma vie aux dépens de tous mes desseins. J’écris maintenant une esquisse de la littérature italienne. Le travail a grossi sous ma main. Le moyen de passer légèrement sur certains hommes et sur certaines époques ? En revoyant les vies aventureuses de Jordano Bruno, de Campanella, et de quelques autres de cette trempe, j’ai beaucoup pensé à toi. Et ce platonisme florentin, d’où il est sorti une vaillante et généreuse jeunesse, qui aurait sauvé la patrie si elle eût pu l’être ; mais ils sauvèrent du moins l’honneur. Nous, Italiens du XIXe siècle, nous n’avons pas même eu ce triste avantage. Il y a, mon ami, des pensées qui poursuivent un homme toute sa vie ; tu me comprends et tu dois me plaindre. Que de reproches je me fais, et à quel prix je voudrais racheter ces trente jours de carrière politique marqués de tant d’erreurs !… Je vais avoir quarante ans ; j’ai beaucoup désiré le bonheur ; j’avais une immense faculté de le sentir. Mon amère destinée est venue à la traverse. J’ai cependant un avenir : j’ai des enfans, j’aime et j’estime leur mère ; mes enfans me rendront heureux ou malheureux. Au reste, si je succombe à mes maux, je ne crains pas le vide, l’horrible néant auquel je ne veux ni ne peux croire, et que je repousse dès à présent et à jamais par volonté, par instinct, à défaut de démonstration positive. — Si j’écris, je mettrai ma conscience dans mes livres, et j’aurai aussi ma patrie devant les yeux ; le souvenir de ma mère sera aussi une divinité qui me commandera plus d’un sacrifice. Ce sentiment est un des mobiles de mon existence intérieure. Bien ou mal, cela est. Il m’est impossible d’appartenir tout entier aux nouvelles mœurs et à la nouvelle époque par cette raison toute puissante.

« Laisse-moi espérer sérieusement de te voir dans l’année 1824. On ne te refusera pas obstinément un passeport. D’ici là, ou je me trompe, ou le gouvernement français sera devenu encore plus fort, ce qui ne peut manquer d’arriver, à moins qu’il ne fasse de grandes folies. Si on te surveille, on doit savoir que tu vis tout entier pour la philosophie. Ainsi on ne te refusera pas un passeport, et je t’embrasserai sur la plage anglaise en dépit des Anglais, qui ouvriront de grands yeux.

« Écrire des articles de journaux m’ennuie. Moi aussi je voudrais contribuer un peu à l’honneur de ce pauvre et malheureux pays, à qui j’ai sacrifié toutes les douceurs de l’existence. L’exemple glorieux de Manzoni doit enflammer tout Italien qui a un peu de cœur et de talent. Berchet se porte bien, et paraît assez heureux. Il m’a promis de faire un bon nombre de romances semblables aux dernières ; s’il tient sa parole, il aura créé un genre. »


18 octobre.

« Oui, mon ami, il me faut une certaine superstition dans ma vie intérieure et dans mes affections ; ce qui vient de m’arriver m’y confirme. Aujourd’hui 18 octobre, jour où j’accomplis quarante ans et où je demeure renfermé, invisible, dans mon petit ermitage, méditant à mes malheurs, à mon avenir, m’entourant de mes plus chers souvenirs, de mes plus douces amitiés ; aujourd’hui, dans ce moment même, on m’apporte ta lettre du 12 et ton Platon. Véritablement de race et de sang romain, j’en accepte l’augure, comme au temps de Camille et de Dentatus. J’ai pris la plume sur-le-champ pour te répondre dans ce premier moment de vie délicieuse. Ô quelle chose mystérieuse et divine que le cœur humain ! combien je déplore les doctrines du matérialisme ! J’y pensais quand ton Platon est arrivé. Nous croyons tous les deux au bien, à l’ordre. La philosophie n’est pas de savoir beaucoup, mais de se placer haut. Sous ce seul rapport, je crois être philosophe malgré mon ignorance sur tant de choses. Adieu, je te laisse. Aujourd’hui je m’appartiens tout entier, et il faut que je t’aime comme je fais pour t’avoir écrit. Adieu, encore. »


Ainsi s’écoula l’année 1823 ; celle de 1824 le trouva dans cet état, tantôt de découragement, tantôt d’exaltation que lui donnait tour à tour et l’énergie de son ame et la misère de sa position. Dans les premiers mois de 1824, ses lettres devinrent successivement plus rares, plus courtes et plus tristes ; il luttait contre une pauvreté toujours croissante, se reprochant de demander des secours à sa famille, qui était elle-même très gênée, et ne pouvant suffire à ses besoins par un travail de journaliste pour lequel il n’était pas fait. Sa situation devint telle qu’il fallut prendre un parti décisif. Il se détermina à quitter Londres et à se retirer à Nottingham, où, sous un autre nom que le sien, il gagna sa vie en donnant des leçons d’italien et de français. Adieu ses projets de grands ouvrages, ses rêves d’honneur et de bonheur ! L’infortuné, à quarante ans, voyait sa vie s’anéantir dans une occupation honorable sans doute, mais sans terme et sans but. Il se découragea jusqu’à douter de l’avenir et de lui-même. Pendant quelque temps il ne m’écrivit plus. Il me fallut savoir par d’autres ce qu’il était devenu. Mais bientôt je fus entraîné moi-même dans les aventures les plus inattendues et les plus bizarres. Dans une grande circonstance, Mme la duchesse de Montebello, ne pouvant accompagner son fils aîné en Allemagne, me pria de la remplacer. La noble veuve du maréchal Lannes ne pouvait s’adresser en vain à mon amitié, et, dans le mois de septembre, je partis avec M. de Montebello pour Carlsbad. On sait ce qui arriva. Arrêté à Dresde, livré par la Saxe à la Prusse, jeté en prison à Berlin, mon refus de répondre à toute question venant d’un gouvernement étranger, avant que le gouvernement français eût intervenu, prolongea ma captivité, et je n’étais de retour à Paris que dans les premiers jours de mai 1825. Voici les deux lettres que j’y trouvai :


Nottingham, 26 août 1824.

« Si je ne t’ai pas écrit jusqu’à ce moment-ci, tu sais pourquoi. Je n’osais pas paraître devant toi. Tu es pour moi une espèce de conscience ; peut-être, je tremble en te l’écrivant, mais il faut que je te dise toute la vérité, peut-être ne t’aurais-je plus écrit et aurais-je renoncé à l’amitié de l’homme que j’aime le plus sur la terre, et à qui je pense toutes les heures de ma vie, si je ne m’étais pas relevé du triste état où j’ai vécu depuis mon arrivée en Angleterre. Je ne m’en suis pas relevé par une résolution, mais bien par une action, par une action commencée et dont la suite ne dépend plus de moi. Mais quand cela n’aboutirait à rien, j’aurais le cœur déchargé d’un grand poids, et j’aurais retrouvé l’énergie morale que j’avais perdue. Aussitôt que je saurai le résultat de ma démarche, je te l’écrirai. — Tout me condamne, je le sais ; mais si je péris, ô mon ami, ce n’est pas de légères blessures. Mon cœur, avant l’époque de notre révolution, avait été cruellement déchiré ; j’ignore ce que je serais devenu si la fièvre italienne ne m’avait saisi. Je me rendrai cette justice à moi-même, que je n’ai pas connu un seul moment ni l’intérêt, ni la peur, ni aucune passion dégradante. Mais je restai au-dessous des circonstances. À mesure que les évènemens s’éloignent de moi, le souvenir de mes fautes se présente à mon imagination avec plus de vivacité. Je pense toujours en frémissant à cette malheureuse affaire de Novarre, où l’armée constitutionnelle fut mise si promptement en déroute ; c’est la seconde blessure, ô mon ami, elle saignera toujours ; elle me fait languir misérablement. Je sais tout ce que tu peux répondre aux reproches que je fais à ma vie politique. Je me suis dit, je me dis tous les jours, qu’il me reste de beaux et grands devoirs à remplir ; mais si la force de les remplir me manque, si la volonté, qui fait tout l’homme, vacille sans cesse, que ferai-je ? Si mon ame est malade, doit-on lui demander les actions d’un être rempli de vigueur ? J’ai tenté le dernier remède. Si ma démarche a des suites, je redeviens moi-même, j’aurai un retour de jeunesse ; si elle n’en a point, réhabilité à mes yeux, je lèverai la tête, je retrouverai la conscience de moi-même.

« Qu’auras-tu pensé en apprenant que j’étais devenu maître de langue à Nottingham ? Que veux-tu ! je me suis vu près de manquer d’argent. Sentant que ma dépense d’une semaine à Londres imposait des sacrifices à ma famille pour des mois entiers, rougissant de demander de nouvelles sommes, ayant une répugnance insurmontable à écrire pour les journaux, j’ai pensé qu’il fallait avoir du pain qui ne me coûtât ni honte, ni un travail antipathique. Quel triste métier que d’écrire des articles de journaux ! J’en ai fait l’expérience.

M. Bowring m’a demandé un article pour sa Revue de Westminster ; je l’ai fait. « Bon, m’a-t-il dit, très bon, mais trop long. » Je l’ai mutilé. « Bien, à présent. » Puis, au bout d’un mois, : « Le rédacteur le trouve écrit dans un esprit qui ne lui convient pas ; il faut le refondre. » Je le redemande. On me refuse avec douceur. Je le laisse, qu’on en fasse ce qu’on voudra. Un beau jour, j’en reçois les épreuves, je trouve des contre-sens, des omissions ridicules ; je corrige, j’arrange tout et je renvoie le paquet à Londres. Des mois se passent sans que j’en aie de nouvelles. Que toutes ces vicissitudes sont fatigantes ! Non, plus d’articles, je me sens la force de faire autre chose que des articles. Aussitôt que j’aurai la réponse de Londres, je règlerai ma vie, j’irai me renfermer dans un grenier à Londres, auprès d’une bibliothèque publique ; j’aurai par devant moi quarante-cinq louis environ ; je travaillerai avec ardeur, j’en ai le pressentiment.

« J’écris peu en Piémont ; les nouvelles que j’en ai sont excellentes en ce qui regarde la santé de ma femme et de mes enfans, et l’affection que me conservent tous mes amis. Quant à la fortune, ma femme avait presque obtenu que mes biens lui fussent cédés par le gouvernement ; tout était conclu, il ne fallait que la signature du roi ; il l’a refusée. On espère encore, malgré ce premier refus. Je laisse faire, je ne crois devoir ni encourager, ni empêcher ces démarches. Je crains cependant que si le roi rend mes biens à ma femme et à mes enfans, il ne veuille prendre soin de l’éducation de ceux-ci. Je frémis à l’idée de mes fils élevés par des jésuites. Vois, mon ami, que de sujets de peine pour mon cœur !

« J’ai lu et relu l’argument du premier Alcibiade ; j’y ai profondément réfléchi, et je te déclare que mon esprit ne peut pas se faire une idée nette de la substance. L’existence personnelle est la seule que je conçoive, je n’ai pas la conscience sourde et confuse, dont tu parles à la page x.

« … J’apprends avec effroi que tu as de temps en temps des retours de ton ancien mal de poitrine. Ô mon ami, vis, je t’en conjure, vis assez pour me donner la plus douce récompense de mes sacrifices, ton estime, ton approbation, un mot d’éloge. Si tu meurs avant que j’aie fait le premier pas dans ma noble carrière, je m’arrêterai, je n’aurai plus la force d’avancer, je me laisserai tomber ; vis, je t’en supplie, tu as à répondre de nous deux, car si je laisse éteindre le feu qui est encore dans mon sein, vivrai-je ? Est-ce vivre que se lever chaque matin pour se fuir soi-même jusqu’au soir ? — Adieu, je t’embrasse avec le cœur rempli d’espoir. Je suis sûr que tu me pardonneras mon long silence ; Dieu m’est témoin que je m’entretiens avec toi tous les jours. Je t’écris dans ma tête, je te vois, je t’écoute. Que ne donnerais-je pas pour deux semaines passées avec toi ! Comme je me retrace avec complaisance nos promenades d’Alençon, et cet adieu de dix minutes à Paris ! Adieu encore, aime-moi toujours, car je suis toujours le même. »


Londres, 31 octobre 1821.

« Demain, mon ami, je pars pour la Grèce avec Collegno. Si tu as reçu la lettre que je t’ai écrite il y a environ six semaines, et que le comte Piosasco a dû te remettre à son arrivée à Paris, tu ne seras pas étonné de ma résolution. Il fallait, mon ami, que je sortisse de mon engourdissement par un moyen extraordinaire. Mon inaptitude à travailler venait de ce que mon ame avait la conscience d’un devoir à remplir encore dans la vie active. — J’ignore si je pourrai être utile ; je suis préparé à toute sorte de difficultés, résigné à toute espèce de désagrémens. Il le faut bien : songe que Bowring m’a déclaré que le comité anglais, ou du moins plusieurs de ses membres, désapprouvaient mon voyage. Je veux croire que leurs motifs sont droits. J’ignore s’ils sont fondés ; mais, dans tous les cas, pouvais-je, devais-je retirer ma parole ? Les députés grecs seuls avaient le droit de me retenir, eux à qui j’avais offert mes services sans aucune condition. Ils ne l’ont point fait, et je pars.

« Mon ami, je n’avais point de sympathie pour l’Espagne, et je n’y suis point allé, puisque par cela seul je n’y aurais été bon à rien. Je sens au contraire pour la Grèce un amour qui a quelque chose de solennel ; la patrie de Socrate, entends-tu bien ? — Le peuple grec est brave, il est bon, et bien des siècles d’esclavage n’ont pas pu détruire entièrement son beau caractère ; je le regarde d’ailleurs comme un peuple frère. Dans tous les âges, l’Italie et la Grèce ont entremêlé leurs destinées ; et ne pouvant rien pour ma patrie, je considère presque comme un devoir de consacrer à la Grèce quelques années de vigueur qui me restent encore. — Je te le répète, il est très possible que mon espoir de faire quelque bien ne se réalise point. Mais dans cette supposition même, pourquoi ne pourrais-je pas vivre dans un coin de la Grèce, y travailler pour moi ? La pensée d’avoir fait un nouveau sacrifice à l’objet de mon culte, de ce culte qui seul est digne de la Divinité, m’aura rendu cette énergie morale sans laquelle la vie n’est qu’un songe insipide.

« Tu n’as pas répondu à la lettre dont je t’ai parlé. Dieu me préserve de penser que tu aies voulu me punir de mon silence en l’imitant ! Écris-moi maintenant, je t’en conjure. Fais-moi parvenir ma lettre à Napoli de Romanie, siége du gouvernement grec dans le Péloponèse. Cherches-en les moyens sans perdre de temps.

« J’emporte ton Platon. Je t’écrirai ma première lettre d’Athènes. Donne-moi tes ordres pour la patrie de tes maîtres et des miens.

« Tu me parleras de ta santé et avec détail, tu me diras que tu m’aimes toujours, que tu reconnais ton ami dans le sentiment qui lui a commandé ce voyage. Adieu, adieu. Personne sous le ciel ne t’aime plus que moi. »


Quand je reçus ces deux lettres à la fois à mon retour de Berlin, et en apprenant en même temps que Santa-Rosa avait accompli sa résolution, que l’armée égyptienne était débarquée en Morée, et que Santa-Rosa était devant elle, je ne dis que ces mots à l’ami qui me remit ces deux lettres : « Il se fera tuer ; Dieu veuille qu’à cette heure il soit encore vivant » et à l’instant même je fis tout pour le sauver. J’écrivis immédiatement à M. Orlando, envoyé grec à Londres, qui avait été chargé par son gouvernement de négocier l’envoi en Grèce d’officiers européens, pour l’inviter à envoyer sur-le-champ une lettre de moi à Santa-Rosa partout où il se trouverait. Dans cette lettre, je parlais à Santa-Rosa avec l’autorité d’un ami éprouvé, et lui donnais l’ordre formel de ne pas s’exposer inutilement, de faire son devoir et rien de plus. J’ai la certitude que si cette lettre lui était parvenue à temps, elle eût calmé l’exaltation de ses sentimens et de son courage. J’envoyai des doubles de cette lettre par huit ou dix occasions différentes ; j’ai la conscience de n’avoir négligé aucun moyen de le sauver, mais j’étais revenu trop tard.

Bientôt les plus funestes nouvelles nous arrivèrent du Péloponèse. Les avantages de l’armée égyptienne étaient certains, la résistance des Grecs mal concertée. Tous les journaux s’accordaient à applaudir aux efforts de Santa-Rosa ; l’un d’eux annonça sa mort. Cette nouvelle, quelque temps démentie, se confirma peu à peu, et à la fin de juillet j’acquis la triste certitude que Santa-Rosa n’était plus. L’Ami de la Loi, journal de Napoli de Romanie, après avoir rendu compte de la bataille qui avait eu lieu devant le vieux Navarin, s’exprimait ainsi sur la mort de Santa-Rosa : « L’ami zélé des Grecs, le comte de Santa-Rosa, est tombé vaillamment dans cette bataille. La Grèce perd en lui un ami sincère de son indépendance et un officier expérimenté, dont les connaissances et l’activité lui auraient été d’une grande utilité dans la lutte actuelle. » Je reçus presque en même temps une lettre de M. Orlando, du 21 juillet 1825, qui me confirmait cette triste nouvelle.

Ainsi tout doute était impossible ; je ne devais plus revoir Santa-Rosa, et le roman de sa vie et de notre amitié était à jamais fini. Quand les premiers accès de la douleur furent passés, je m’occupai de rechercher avec soin tous les détails de sa conduite et de sa mort. Je ne pouvais mieux m’adresser qu’à M. de Collegno, son compatriote et son ami, qui l’avait accompagné en Grèce. J’obtins de lui la note suivante, dont la scrupuleuse exactitude ne peut être contestée par quiconque a la moindre connaissance du caractère et de l’esprit de M. de Collegno :


« Santa-Rosa quitta Londres le 1er novembre 1824, et les côtes d’Angleterre le 5.

« Le motif principal qui lui faisait quitter Nottingham paraît avoir été l’état de nullité forcée à laquelle il se voyait réduit. Santa-Rosa écrivait à cette époque à un de ses amis : Quando si ha un animo forte, conviene operare, scrivere, o morire.

« Il avait offert aux députés du gouvernement grec à Londres d’aller en Grèce comme militaire. Il demandait d’y commander un bataillon. On lui répondit que le gouvernement grec serait très heureux de l’employer d’une manière bien autrement importante. On parlait de lui confier l’administration de la guerre ou l’administration des finances. Santa-Rosa partit porteur de lettres françaises et italiennes ouvertes, remplies d’expressions on ne saurait plus flatteuses pour lui, et d’autres lettres cachetées en grec. Des trois députés grecs qui se trouvaient à Londres, deux seulement favorisaient le voyage de Santa-Rosa. Le troisième, beau-frère du président Conduriotti, avait toujours paru s’y opposer.

« Quoi qu’il en soit, Santa-Rosa fut reçu froidement par le corps exécutif à son arrivée à Napoli de Romanie, le 10 décembre. Après quinze jours, il se présenta de nouveau au secrétaire-général du gouvernement, Rhodios, pour savoir si, prenant en considération les lettres des députés grecs à Londres, on voulait l’employer d’une manière quelconque. On lui répondit qu’on verrait.

« Le 2 janvier 1825, il quitta Napoli de Romanie, prévenant le gouvernement qu’il attendrait ses ordres à Athènes. Il visita Épidaure, l’île d’Égine, et le temple de Jupiter-Panhellénien, débarqua le 5 au soir au Pyrée, et arriva à Athènes le 6. Il consacra quelques jours à visiter les monumens de cette ville. Ayant trouvé sur une colonne du temple de Thésée le nom du comte de Vidua, il écrivit le sien à côté de celui de son ami, qui avait visité Athènes quelques années auparavant.

« Le 14 janvier, il entreprit une excursion dans l’Attique pour visiter Marathon et le cap Sunium. Sur une colonne du temple de Minerve-Suniade, il écrivit son nom et celui de ses deux amis, Provana et Ornato, de Turin, comme monument de leur triple amitié. À son retour à Athènes, il eut quelques accès de fièvre tierce qui l’affaiblirent beaucoup, et le confirmèrent dans l’idée de se fixer à Athènes plutôt que de retourner à Napoli de Romanie, dont l’air malsain aurait aggravé ou du moins prolongé sa maladie.

« Odysseus, qui paraissait d’intelligence avec les Turcs, ayant menacé de s’emparer d’Athènes, Santa-Rosa contribua à en organiser la défense. Les éphémérides d’Athènes parlèrent de son enthousiasme et de son activité ; mais son importance cessa avec les menaces d’Odysseus, et Santa-Rosa quitta Athènes pour rejoindre ses amis à Napoli de Romanie.

« À cette époque, on se préparait à entreprendre le siége de Patras. Santa-Rosa, n’ayant jamais eu aucune réponse du corps exécutif à ses premières offres de service, insista de nouveau pour faire partie de cette expédition. On lui répondit « que son nom, trop connu, pouvait compromettre le gouvernement grec auprès de la sainte-alliance, et que s’il voulait continuer à rester en Grèce, on le priait de le faire sous un autre nom que le sien », sans qu’on lui offrît pour cela aucun emploi civil ni militaire.

« Ce fut en vain que ses amis voulurent lui représenter qu’il avait plus que rempli toutes les obligations qu’il pouvait avoir contractées envers les députés du gouvernement grec à Londres, envers ses amis, envers lui-même ; qu’il ne devait rien et ne pouvait rien devoir à une nation qui n’osait pas ouvertement avouer ses services. Santa-Rosa partit de Napoli le 10 avril, habillé et armé en soldat grec, et sous le nom de Dérossi. Il rejoignit le quartier-général à Tripolitza, et l’armée destinée à assiéger Patras s’étant portée au secours de Navarin, il suivit le président à Leondari. Là, le prince Maurocordato se portant en avant pour reconnaître la position des armées et l’état de Navarin, Santa-Rosa demanda à le suivre. Il prit part à l’affaire du 19 avril contre les troupes d’Ibrahim-Pacha, et entra le 21 dans Navarin.

« Il avait constamment sur lui le portrait de ses enfans. Le 20, s’étant aperçu que quelques gouttes d’eau avaient pénétré entre le verre et la miniature, il l’ouvrit, et voulant l’essuyer, il effaça à moitié la figure de Théodore. Cet accident l’affligea amèrement. Il avoua à Collegno qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer cela comme un mauvais présage, et le 21 il écrivait à Londres à un ami : Tu me riderai, ma sento dopo di cio ch’io non devo piu rivedere i miei figli.

« Resté dans Navarin, où la faiblesse de la garnison empêchait de prendre l’offensive, il passa quinze jours à lire, à penser et à attendre la décision des évènemens. Ses dernières lectures furent Shakespeare, Davanzati, et les Chants de Tyrtée, de son ami Provana.

« Cependant l’armée grecque destinée à faire lever le siége s’était débandée ; la flotte grecque n’avait pu empêcher la flotte turque d’aborder à Modon. Le siége, qui avait paru se ralentir les derniers jours d’avril, était repris avec plus d’ardeur, la brèche était ouverte et praticable, l’ennemi logé à cent pas des murs. Les deux flottes combattaient tous les jours devant le port, qui était encore occupé par une escadre grecque. Le 7 au soir, le vent ayant poussé les Grecs au nord, on craignit que les Turcs ne cherchassent à s’emparer de l’île de Sphactérie qui couvre le port. Elle était occupée par mille hommes et armée de quinze canons. On y envoya cent hommes de renfort. Santa-Rosa alla avec eux.

« Le 8, à neuf heures du matin, il écrivait à Collegno : Uno sbarco non mi pare impraticabile sul punto alla difesa del quale io mi trovo. À onze heures l’île fut attaquée, à midi les Turcs en étaient les paisibles possesseurs.

« De onze à douze cents hommes qui se trouvaient dans l’île, quelques-uns s’étaient sauvés en gagnant l’escadre qui était à l’ancre dans le port, et qui, coupant ses câbles au moment de l’attaque, se fit jour au travers de la flotte turque. Deux vinrent à la nage depuis l’île jusqu’à la forteresse. Ils disaient que le plus grand nombre avait traversé un gué au nord de l’île et s’était jeté dans le Paleo Castro. Ce monceau de ruines fut pris par les Turcs le 10. On ignorait dans la place le sort des Grecs qui s’y trouvaient.

« Navarin était au moment de manquer d’eau. On en distribuait depuis long-temps deux verres par jour à chaque homme. Les munitions de guerre étaient épuisées. Ibrahim fit proposer une capitulation et demanda qu’on envoyât des parlementaires.

« Collegno sortit de la place avec eux le 16 mai, pour tâcher de découvrir le sort de son ami, qu’il ne prévoyait que trop. On lui désigna Soliman-Bey comme ayant commandé l’attaque de l’île. Il le trouva dans la tente du lieutenant d’Ibrahim, sous les murs de Modon. Soliman lui dit avoir examiné tous les prisonniers, qu’il ne s’y était trouvé qu’un seul Européen, un Allemand qui avait été mis immédiatement en liberté, et se trouvait alors à bord d’un bâtiment autrichien. Au reste, Soliman fit appeler son lieutenant-colonel, lui expliqua en arabe le signalement de Santa-Rosa, que Collegno lui dictait en français, et lui ordonna de lui donner le lendemain les informations les plus exactes sur le sort de l’homme qu’on cherchait. Le nom de Santa-Rosa n’était pas ignoré des Turcs. Leur figure prit un air de tristesse lorsqu’ils surent qu’on craignait qu’il ne fût mort. Ils regardaient avec le silence de la compassion son ami qui venait le réclamer.

« Le 18, Soliman-Bey fit demander Collegno aux avant-postes, et lui dit qu’un soldat de son régiment avait vu parmi les morts l’homme dont il lui avait donné le signalement.

« Le 24, la garnison de Navarin fut débarquée à Calamata, où elle avait été transportée sur des bâtimens neutres d’après la capitulation. On y sut que la plus grande partie des Grecs qui s’étaient trouvés dans l’île de Sphactérie le 8, s’étaient retirés à Paleo Castro ; qu’ils y avaient capitulé le 10, et en étaient sortis sans armes, mais libres. Santa-Rosa n’était point avec eux. Il ne s’était pas non plus retiré à bord des bâtimens grecs qui se trouvaient dans le port. Collegno a revu à Smyrne l’Allemand qui avait été pris à Sphactérie et dont Soliman-Bey lui avait parlé ; il n’avait pas vu Santa-Rosa parmi les prisonniers. »


Plus tard, ayant demandé à M. de Collegno s’il ne trouvait pas dans ses souvenirs quelque détail exact et certain à ajouter à la note précédente, il me remit celle qui suit :


« Le 4 décembre 1824, nous découvrîmes les montagnes du Péloponèse. Des six passagers qui étaient à bord de la Little Sally, cinq éprouvaient la joie naturelle à tout homme qui touche au terme d’un long voyage de mer ; trois surtout étaient impatiens de toucher le sol sacré. Santa-Rosa seul, appuyé sur un canon, contemplait tristement le pays qui se présentait de plus en plus distinctement à notre vue. Le soir, il disait à Collegno : « Je ne sais pourquoi je regrette que le voyage soit fini déjà ; la Grèce ne répondra pas à l’idée que je m’en fais ; qui sait comment nous y serons reçus, qui sait quel sort nous y attend ? »

« Le 31 décembre, Santa-Rosa se trouvait chez le ministre de la justice (comte Theotoki). On parlait de la froideur avec laquelle des étrangers dont les députés grecs à Londres répondaient, et qui ne demandaient qu’à être employés, étaient accueillis par le gouvernement. Le comte Theotoki dit : « Que voulez-vous ? Ce n’est pas d’hommes, ce n’est pas d’armes, de munitions, que nous avons besoin ; c’est d’argent. » Le lendemain, 1er janvier, M. Mason, Écossais qui s’était lié avec Santa-Rosa, lui dit qu’un Grec ami du comte Theotoki avait conseillé à lui, Mason, de ne pas fréquenter Santa-Rosa ni Collegno, comme étant suspects au gouvernement. Santa-Rosa quitta Napoli le lendemain.

« En partant d’Épidaure le 3 janvier au soir, un papas d’un aspect vénérable, mais couvert de haillons, demanda qu’on lui accordât de passer à Égine dans la barque que nous avions frétée. Interrogé par notre interprète, il nous fit répondre qu’il avait quitté la Thessalie, sa terre natale, pour échapper à la persécution des Turcs. Sa femme et cinq enfans étaient réfugiés dans une des îles de l’Archipel. Ils n’avaient tous d’autres moyens de subsistance que les aumônes que le père recueillait dans ses courses, en montrant des reliques aux fidèles. La similitude de position, la femme et les cinq enfans réduits à la misère, émurent Santa-Rosa. Il donna au papas ce qu’il avait d’argent sur lui. Le surlendemain, comme nous partions pour Athènes, le papas descendait de la ville, comme autrefois les prêtres de Neptune, et de la place où était jadis le temple de ce dieu, il bénissait notre barque.

« Au commencement de mars, Santa-Rosa paraissait avoir renoncé à toute idée de s’établir en Grèce avec sa famille. Toutefois il ne voulait pas partir sans avoir du moins vu les ennemis. Un envoyé du comité philhellénique de Londres (M. Whitcombe) arriva alors à Napoli de Romanie, porteur de plaintes de ce comité contre les députés Luviotti et Orlando, qui compromettaient, disait-on, le sort de la Grèce en y envoyant des hommes connus par leur opposition constante à la sainte-alliance. C’est à l’arrivée de M. Withcombe que Santa-Rosa dut peut-être d’être réduit à faire la campagne comme simple soldat.

Le 16 mai, lorsque Collegno disait dans la tente du lieutenant d’Ibrahim-Pacha à Modon que Santa-Rosa était dans l’île de Sphactérie lorsque les Égyptiens l’avaient attaquée, au moment où Soliman-Bey lui répondait que Santa-Rosa n’était point parmi les prisonniers, un vieillard turc à longue barbe d’argent s’approcha de Collegno, et lui dit en français : « Comment, Santa-Rosa était dans l’île de Sphactérie, et je ne l’ai pas su pour lui sauver la vie une seconde fois ! » C’était Schultz, Polonais, colonel en France, à Naples, puis en Piémont en mars 1821, puis en Espagne sous les cortès, puis en Égypte. Il était autrefois arrivé à Savone au moment où des carabiniers royaux avaient arrêté Santa-Rosa. À la tête d’une trentaine d’étudians armés, il l’avait délivré de sa prison, c’est-à-dire de l’échafaud, et, quatre ans plus tard, il dirigeait en partie l’attaque dans laquelle Santa-Rosa succomba ! »


Quelle tragédie, bon Dieu, dans la fin de cette lettre ! Quel contraste que celui de Santa-Rosa mourant fidèle à une seule et même cause, et de cet aventurier errant de contrée en contrée, ici sauvant Santa-Rosa, là le massacrant peut-être, changeant de drapeau comme de religion, et, dans cette absence de toute vraie moralité, conservant encore une sorte de générosité naturelle et le respect du soldat pour le courage malheureux !

Un Français, M. Édouard Grasset, attaché au prince Maurocordato, et qui était venu avec lui pour observer l’état de défense de l’île de Sphactérie, qui venait en ce moment d’être attaquée par les Arabes, rencontra Santa-Rosa dans l’île le 8 mai, à neuf heures et demie du matin, et eut avec lui une dernière entrevue, dont il m’a communiqué la relation suivante :


Île de Sphactérie, 8 mai, neuf heures et demie du matin.

Santa Rosa. — « Tous nos amis du fort se portent bien ; je suis venu ici avec le capitaine Simo, parce qu’il faut défendre cette île ; d’où dépend le salut de la place. Je me repens bien d’avoir entrepris à tout prix la vie de pallicare ; je croyais savoir le grec, et je n’en comprends pas un mot, la langue du peuple étant tout-à-fait différente de celle des gens instruits. En outre, le désordre qui règne dans l’armée grecque est affreux et ne laisse rien à espérer. » M. Édouard Grasset lui dit : « Venez à la batterie avec nous. » Santa-Rosa répondit : « Non, je resterai ici ; je veux voir les Turcs de plus près. » À ces mots, ils se séparèrent.

Je n’ai pas rencontré un Grec ayant pris part à la campagne de 1825 qui ne m’ait parlé avec admiration de la conduite de Santa-Rosa. Je n’hésitai donc pas à écrire au gouvernement grec, dans la personne du prince Maurocordato, pour demander que le nom de Santa-Rosa fût donné à l’endroit de l’île de Sphactérie où il avait été tué ; je demandai, en outre, qu’un tombeau modeste lui fût élevé dans le même lieu, et que le gouvernement me permît de faire élever ce tombeau à mes frais, pour qu’au moins j’eusse la consolation d’avoir rendu ce dernier devoir à l’homme de mon temps que j’avais le plus respecté et chéri. Je n’ai jamais reçu de réponse à cette demande ; mais, en même temps que je m’adressais au gouvernement grec, j’eus le bon esprit d’écrire au colonel Fabvier, pour lui recommander la mémoire de notre ami. Celui-là était fait pour me comprendre. Aussi, dès que l’armée française, commandée par le maréchal Maison, eut délivré le Péloponèse et l’île de Sphactérie de l’invasion égyptienne, le colonel Fabvier s’empressa d’acquitter notre dette commune en élevant à Santa-Rosa, au lieu même où il passe pour avoir été tué, à l’entrée d’une caverne située dans l’île, un monument avec cette inscription : « Au comte Sanctorre de Santa-Rosa, tué le 9 mai 1825. » Le gouvernement grec n’y prit aucune part ; mais le peuple et surtout les soldats français mirent l’empressement le plus vif à seconder le digne colonel dans cet hommage rendu à la mémoire d’un homme de cœur.

Et moi aussi, jaloux de payer ma dette à une mémoire vénérée, n’ayant point d’autre monument à lui élever, j’ai voulu du moins attacher son nom à la partie la moins périssable de mes travaux, en lui dédiant un des volumes de ma traduction de Platon.

Je pose la plume, mon cher ami ; je n’ai fait, vous le voyez, que rassembler des fragmens de correspondance, recueillir des renseignemens dignes de foi, retracer quelques faits, et exprimer des sentimens que quinze années n’ont point affaiblis et qui sont encore dans mon ame aussi vifs, aussi profonds qu’ils l’ont jamais été. Mais je n’ai plus la force de faire passer dans mes paroles l’énergie de mes sentimens. Ce long récit n’a point l’intérêt que j’aurais voulu lui donner. Mon esprit épuisé ne sert plus ni mon cœur ni ma pensée ; ma plume est aussi faible que ma main ; elle a tracé péniblement chacune de ces lignes : il n’y en a pas une qui ne m’ait déchiré le cœur, et je n’aurais pas souffert davantage si j’eusse, de mes mains, creusé la fosse de Santa-Rosa. Et n’est-ce pas, en effet, ce triste devoir que je viens d’accomplir ? Mon cœur n’est-il pas son vrai tombeau ? Encore quelques jours peut-être, la voix, la seule voix qui disait son nom parmi les hommes et le sauvait de l’oubli, sera muette, et Santa-Rosa sera mort une seconde et dernière fois. Mais qu’importe la gloire et ce bruit misérable que l’on fait en ce monde, si quelque chose de lui subsiste dans un monde meilleur, si l’ame que nous avons aimée respire encore avec ses sentimens, ses pensées sublimes, sous l’œil de celui qui la créa ? Que m’importe à moi-même ma douleur dans cet instant fugitif, si bientôt je dois le revoir pour ne m’en séparer jamais ? Ô espérance divine, qui me fait battre le cœur au milieu des incertitudes de l’entendement ! ô problème redoutable que nous avons si souvent agité ensemble ! ô abîme couvert de tant de nuages mêlés d’un peu de lumière ! Après tout, mon cher ami, il est une vérité plus éclatante à mes yeux que toutes les lumières, plus certaine que les mathématiques : c’est l’existence de la divine Providence. Oui, il y a un Dieu, un Dieu qui est une véritable intelligence, qui, par conséquent, a conscience de lui-même, qui a tout fait et tout ordonné avec poids et mesure, dont les œuvres sont excellentes, dont les fins sont adorables, alors même qu’elles sont voilées à nos faibles yeux. Ce monde a un auteur parfait, parfaitement sage et bon. L’homme n’est point un orphelin : il a un père dans le ciel. Que fera ce père de son enfant quand celui-ci lui reviendra ? Rien que de bon. Quoi qu’il arrive, tout sera bien. Tout ce qu’il a fait est bien fait ; tout ce qu’il fera, je l’accepte d’avance, je le bénis. Oui, telle est mon inébranlable foi, et cette foi est mon appui, mon asile, ma consolation, ma douceur, dans ce moment formidable.

Adieu, mon cher ami ; conservez cet écrit comme un souvenir et de moi et de lui. Vous l’avez connu, vous l’avez aimé ; parlez souvent de lui avec le petit nombre d’amis qui ont survécu. Songez que c’est à lui que nous devons de nous être connus l’un et l’autre. Je me souviens encore de ce jour où, vers la fin de 1825, vous et Lisio, qui ne m’aviez jamais vu, vous vîntes chez moi me demander pour vous, ses compagnons d’infortune et d’exil, quelque chose du sentiment que j’avais pour lui. Eh bien ! c’est moi aujourd’hui qui, en me retirant, viens vous demander de me remplacer auprès de sa mémoire. Gardez-la fidèlement, mes amis, entourez de respect sa femme et ses enfans ; guidez ceux-ci dans la route du devoir et de l’honneur ; apprenez-leur quel fut leur père ; faites-leur lire cet écrit, il est exact et fidèle ; il n’y a pas un mot qui ne soit scrupuleusement vrai, pas un mot qui ne soit emprunté aux lettres mêmes de leur père. Ses défauts sont manifestes à côté de ses grandes qualités. L’énergie touche à l’exaltation, et l’exaltation est presque une folie sublime. Il y a du héros de roman dans tout héros véritable, et nos plus grandes qualités ont leur rançon dans leur excès. Sans doute Santa-Rosa fut un homme incomplet, mais Santa-Rosa eut une ame grande et à la fois une ame tendre ; c’est par là que vous lui devez une place éminente dans votre admiration et dans vos regrets. Adieu.

1er novembre 1838.


Victor Cousin.
  1. Cet écrit, comme on le verra, n’avait pas été destiné au public. Il avait été composé pour M. le prince de la Cisterna, au plus fort d’une maladie, à laquelle M. Cousin est heureusement échappé. M. de la Cisterna a cru accomplir un dernier devoir envers la mémoire de M. de Santa-Rosa en permettant de publier cet écrit, auquel l’auteur n’a rien changé.