Sanctuaires d’Orient
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 631-661).
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SANCTUAIRES D’ORIENT

II[1]

L’ÉGYPTE ANCIENNE
SON SYMBOLISME ET SA RELIGION


I. — LES PYRAMIDES, MEMPHIS, ABYDOS


Si moderne qu’elle soit, notre âme a deux patries intellectuelles : la Judée et la Grèce. À la première nous devons notre conscience religieuse et morale, à la seconde notre conception de l’art, de la science, et de la philosophie. Mais l’esprit humain ne s’arrête pas dans sa conquête de l’espace et du temps ; à mesure qu’il marche, son horizon s’élargit en arrière comme en avant. Il y a cent ans déjà que l’Occident a vu poindre deux colosses derrière l’Acropole et la montagne de Sion, et ils n’ont fait que grandir d’année en année. Ce fut d’abord la pagode hindoue. Lentement on la vit surgir d’une inextricable forêt vierge de poésie avec ses monstres et ses dieux multiples, ses labyrinthes et ses cryptes, ses ascètes violens, ses danseuses sacrées, ses brahmanes subtils et profonds ; temple gigantesque, grouillant de vie, que couronnait le Bouddha immobile, les mains jointes, les yeux fermés par la puissance de sa méditation, l’âme figée dans son Nirvana. — Puis, ce fut le tour de la pyramide égyptienne. Elle apparut brusquement sous la lumière crue du désert, en sa nudité géométrique, et assis à côté d’elle, énigme des âges préhistoriques, le sphinx immémorial.

Ces deux vieilles civilisations n’ont d’abord intéressé que les érudits et les curieux. Mais voici que, depuis une vingtaine d’années, elles commencent à hanter l’imagination du public lettré, les rêves des poètes et la pensée des philosophes. Invinciblement elles nous attirent comme des sources nouvelles d’émotion et de sagesse, de poésie et de mystère. Quiconque médite aujourd’hui sur l’origine de la science, de la religion et de l’art, ne s’arrête plus à Athènes ou à Jérusalem : il prend le chemin de l’Inde ou de l’Égypte. D’où vient cependant que la plus accessible de ces deux civilisations, la mieux conservée dans ses monumens, celle dont on a presque intégralement reconstitué la chronologie et les mœurs, nous reste plus étrangère que l’autre, dont la littérature est un chaos de métaphysique et de mythologie ? Pourquoi, malgré tant de sarcophages ouverts et d’inscriptions déchiffrées, le génie de l’Égypte est-il pour nous comme une lettre morte et un tombeau fermé ?

Si nous consultons sur ce point l’écrivain qui représente le mieux la surface ondoyante de l’esprit contemporain, l’historien critique et penseur qui a exercé sur les dernières générations l’influence la plus subtile et la plus étendue, sa réponse sera aussi nette que caractéristique. Selon Ernest Renan, la race égyptienne a manqué non seulement du don poétique et créateur qui est le splendide apanage des races indo-européennes, mais encore du sens métaphysique et religieux. « L’Égypte, dit-il, est une Chine née mûre et décrépite, ayant toujours eu cet air enfantin et vieillot que révèlent ses monumens et son histoire… terre de la conscience claire et rapide, mais bornée et stationnaire. « En un mot pour Renan, le peuple égyptien n’a eu ni l’instinct du beau ni celui de la science : il a manqué d’idéal. C’est « une race plate, un pauvre peuple, conservateur étroit, gardien inintelligent de lettres mortes[2]. »

À première vue, ce jugement paraîtra d’une sévérité excessive à ceux qui ont reçu une forte impression du sphinx de Gizèh, du temple de Karnak ou des bas-reliefs d’Abydos. Il semblera injuste et superficiel, si on pénètre un peu plus avant dans les monumens de la littérature et de la religion égyptiennes. Lisez les hymnes au Nil et au soleil d’Ammon-Râ. Certes, ils n’ont pas la grâce vivante, le charme exquis et passionné de la poésie grecque, mais ils résonnent avec la solennité et la majesté hiératique d’un chant religieux qui sort du fond d’un sanctuaire. Essayez ensuite de soulever un premier voile du Livre des morts et vous serez frappé de la conception pénétrante de l’âme qui s’en dégage. Considérez encore la doctrine secrète des prêtres de Thèbes en son monothéisme trinitaire, regardez l’illustration magnifique qu’en fournissent les temples de Dendérah et d’Edfou dans leur architecture comme dans leurs plafonds peints, et vous vous convaincrez que l’Égypte a produit une théogonie, une cosmogonie, et une psychologie originales. Saisissant enfin l’unité de conception qui rejoint ces trois domaines, vous affirmerez sans crainte que l’Égypte eut une science des principes, une vue profonde de l’univers et de l’homme, dont le mythe d’Isis et d’Osiris nous ofi’re l’expression poétique, le sommet et la fleur.

Si, après avoir fait la synthèse du panthéon égyptien, nous découvrons le sens éternel et universel des grands symboles qu’il a légués au monde, la raison de la condamnation sommaire prononcée sur lui par l’éminent auteur des Origines du christianisme nous apparaîtra clairement. Idéaliste en art, Renan fut naturaliste et positiviste en philosophie, en quoi il représente avec éclat l’esprit dominant de la seconde moitié du xixe siècle. Pour lui la vérité ne réside point dans les principes immuables d’une pensée divine plus ou moins imparfaitement reflétée par la conscience humaine, mais dans l’éternel devenir et dans le progrès indéfini de l’expérimentation historique. En effet, si l’Absolu est la chimère de l’Inconnaissable, il ne peut y avoir de vérité que dans le relatif. « L’âme est une résultante des forces du corps[3] » qui se dissout avec lui. Quant à Dieu, « s’il n’est pas encore, il sera peut-être un jour » sauf à disparaître le lendemain par le premier accident cosmique[4]. C’est pourquoi la Science et la Religion, la Raison et la Conscience se posèrent dans l’esprit de Renan et de son école comme deux catégories nécessaires de l’esprit humain, mais aussi comme deux adversaires irréconciliables, éternelle antinomie dont la solution n’est qu’abstraction vide ou superstition grossière.

Or, ce qui fait la beauté et la grandeur de l’Égypte, c’est justement ce que nie l’école positiviste, c’est-à-dire l’idée de l’Eternel et le sentiment de l’Immuable qui s’exprime dans toute sa civilisation. Cela nous explique d’un seul coup l’incompréhension et le mépris de cette école pour la terre d’Hermès. Si l’Inde s’est noyée dans le rêve de l’Infini, l’Égypte s’est murée dans l’idée de l’Absolu ; rôle austère et ingrat entre tous, mais de la plus haute importance. Pétrifiée dans ses institutions théocratiques, incapable elle-même d’évolution progressive, l’Égypte n’en a pas moins été l’institutrice des deux grandes religions qui ont fait la civilisation occidentale ; c’est dans l’enseignement secret de son puissant sacerdoce que les initiateurs de la Judée et de la Grèce ont trouvé la lampe des principes dont la flamme, avivée par leur inspiration personnelle, répandue en torches ardentes par des races plus jeunes, devait inonder le monde de lumière. L’idée monothéiste et la règle morale, clef de voûte de l’édifice de Moïse, des prophètes et d’Israël, étaient enseignées depuis des siècles dans les sanctuaires d’Ammon-Râ. Les idées dominantes de la cosmogonie des Grecs sont contenues dans celle des Égyptiens. Leur doctrine sur l’âme et sur la vie ultérieure, leur conception des rapports de l’homme et de la divinité, se rattachent aux mystères d’Isiset d’Osiris.

Historiquement l’Égypte est donc le sanctuaire des principes qui renferme l’arche des idées mères et des symboles générateurs. Saluons en elle l’aïeule vénérable du monothéisme judaïque comme du polythéisme grec. Les deux fleuves de connaissance qui coulent séparés en ces deux civilisations, mais qui par un immense circuit tendent à se rejoindre aujourd’hui, à savoir : la religion monothéiste etla conscience moraled’uae part, la science rationnelle et l’art de l’autre, nous apparaissent en Égypte réunies à leur source en une cataracte qui tombe d’un seul sommet, comme le Nil du sein de la déesse Nout.

Ce haut exemple de l’unité primitive de la science et de la religion prend un intérêt palpitant et tout actuel lorsqu’on se rend compte des courans divers qui agitent la pensée con temporaine depuis une dizaine d’années. La lutte entre les deux principes est plus ardente que jamais. Il fut un temps où la religion opprimait la science au nom de l’autorité et de la tradition : aujourd’hui la science victorieuse est près d’opprimer l’âme et l’esprit au nom de l’instinct et de la matière. Aussi la réaction irrésistible a-t-elle commencé. Nous avons entendu la jeunesse attaquer les conclusions désolantes de la science matérialiste, les uns au nom de la liberté du rêve, de l’inextinguible soif de poésie et d’idéal qui fait le fond de l’âme humaine, les autres au nom de la conscience morale, d’autres enfin au nom de l’intuition qui seule perçoit les vérités supérieures. Tous étaient dans leur droit, tous annonçaient la revanche de Psyché. Nous avons vu ensuite les Tolstoï et les Ibsen battre en brèche les conséquences sociales de notre culture purement scientifique. Nous avons vu enfin l’art triomphant de Richard Wagner s’édifier aux incantations de la musique sur les bases d’un idéalisme transcendant, diamétralement opposé aux conclusions de la science actuelle. Aujourd’hui le mysticisme coule à pleins bords et roule au milieu de nous des flots troubles et orageux. Mouvement légitime, nécessaire, d’immense portée. Il se tromperait cependant s’il croyait pouvoir ébranler la citadelle de la science. Il ne peut rien sur sa base ; il pourra beaucoup sur sa méthode et son objet. Il la forcera à élever son observatoire en assises grandissantes. La science est indestructible dans son principe, mais il faut qu’elle soit complète. À la science de la matière ajoutons celle de l’âme et de l’esprit, et ces deux dernières sont encore dans l’enfance chez nous. La Vérité est une ou elle n’est pas. Si la science et la religion, si la nature et la morale, si l’univers et l’homme sont deux termes irréductibles et sans principe supérieur, ils sont faux l’un et l’autre, pure chimère et néant. La science abstraite est un verbe inanimé ; elle isole et disperse. Mais la Sagesse, qui estla science de l’Amour appliquée à l’âme et à l’humanité, unit et concentre ; elle est le verbe vivant. Rendons justice à la science moderne, fille de Bacon et de Descartes, de s’être établie sur le roc de l’expérience et de la raison. Ainsi elle a pu mesurer les pieds de la grande Isis. Il lui reste à remonter au cœur et à la tête de la déesse.

En ces conjonctures et grâce à cette orientation nouvelle de l’esprit contemporain, l’Égypte ancienne prend une importance inattendue à nos yeux. Placée comme un phare entre l’Asie et l’Europe, entre l’Orient et l’Occident, elle en éclaire les routes les plus lointaines. Par-dessus tout, la doctrine des temples d’Osiris, d’Isis et d’Ammon-Râ nous apparaît comme un haut symbole, comme un exemple prophétique de l’unité primordiale et finale de la science et de la religion.

Pourquoi ces pensées mères me reviennent-elles aujourd’hui et pourquoi suis-je forcé de les écrire presque malgré moi, alors que j’aimerais bien mieux m’échapper dans la liberté des images et des rêves ? Elles m’ont obsédé au cours d’un voyage sur le Nil, en présence des monumens de la terre des Pharaons. Depuis mon retour, la lecture des admirables travaux de nos savans m’a confirmé plus d’une fois dans ces idées. N’étant pas égyptologue, je ne saurais avoir la prétention d’apporter les preuves complètes et définitives à leur appui. On verra simplement dans ces pages comment elles peuvent naître intuitivement des impressions vivantes d’un voyageur attentif. Puissent du moins ces souvenirs communiquer à quelques-uns de mes lecteurs un rayon de la force et de la sérénité qui émanent encore des temples augustes de cette terre ensoleillée !

i. — les symboles primordiaux : la pyramide et le sphinx

La tradition antique et moderne a fait instinctivement de la Pyramide et du Sphinx les symboles de l’Égypte. Ce sont ses armes parlantes dans la mêlée des religions. Aujourd’hui que cette civilisation a disparu depuis près de deux mille ans, ces monumens la représentent et la résument encore à tous les yeux comme les signes mystérieux et sûrs d’une idéographie universelle. Ces deux symboles sont, à vrai dire, le point de départ et la synthèse primitive de la religion égyptienne. En y joignant un troisième emblème, le disque ailé du soleil, nous aurons serré en un faisceau les clefs de l’Égypte sacrée. Comme pour mieux nous prouver que ce sont des signes essentiels et très anciens, leur trinité grandiose se présente à nous en un groupe saisissant, taillé en traits gigantesques, au seuil du désert, sur le plateau rocheux de Gizèh, là même où l’on a trouvé les plus vieilles inscriptions de l’ancien empire et des premières dynasties.

Elles règnent encore sur le pays et de loin elles hantent l’habitant comme le voyageur, les vieilles pyramides de la chaîne libyque, marquant les nécropoles de Zaouyet-el-Aryan, d’Abousir, de Sakkara et de Daschour. De la crête poudreuse du Mokkatam comme des quais populeux de la ville, de la pointe de l’île de Raoudah comme de la dahabièh qui remonte le fleuve, on les aperçoit noires, jaunes ou pourpres, selon l’heure du jour, mais immuables dans leur forme triangulaire, sentinelles de pierre montrant le chemin de la haute Égypte. Vues du port du vieux Caire, celles de Gizèh ressemblent à trois tentes étagées en coulisse, l’une derrière l’autre. Mais on passe le magnifique et vaste pont en fil de fer de Kasr-el-Nil et les superbes allées de sycomores de Gézirèh ; on traverse l’autre bras du fleuve, et l’on s’engage sur la grande chaussée plantée d’acacias qui s’en va droit sur la pyramide de Ghéops. Celle-ci commence à grandir, cachant presque ses sœurs rivales dérobées derrière elle. Les marchés de fellahs, qui animent les bords de la chaussée avec leurs ânes, leurs tas d’oranges et de cannes à sucre, ont disparu. On ne voit plus des deux côtés que l’immense plaine verte et germinante ; terre fertile d’alluvion, si vaste, si uniforme, que fleuves, canaux, villages et jardins s’y confondent et s’y noient sous la royauté de la grande ligne horizontale. Mais devant nous, entre les feuillages touffus des arbres, se lève démesurément le colossal mausolée. Brusquement la verdure cesse, et la pyramide se dresse seule, libre, imposante dans le ciel clair, sur le plateau nu où monte un chemin de sable blanc.

Une trentaine de Bédouins s’abat comme une nuée d’éperviers sur la voiture, qui s’arrête. Ils l’entourent en vociférant dans toutes les langues. L’un offre son âne, l’autre son chameau, le troisième des antiquités. Ils montent sur le marchepied de la voiture, vous saisissent par le bras ; chacun veut s’emparer de vous. Vous avez mis le pied sur leur domaine, et, bon gré mal gré, vous leur appartenez. Cette tribu, gouvernée par un cheik, exploite la pyramide à son profit, depuis les temps anciens, par ce droit immémorial qui fait que les nomades sont les rois du désert et considèrent tout ce qu’il renferme comme leur propriété. Malgré leurs yeux rapaces et leurs mains voleuses, je ne me défends pas d’une secrète sympathie pour ces enfans du désert, éternels errans, sans demeure et sans lit. Ne sont-ce pas les vieux frères des Celtes ? À leur assaut, on se sent comme ressaisi par cette grande vague de la race blanche qui vint couvrir jadis tout le nord de l’Afrique et qui s’est conservée plus ou moins intacte jusqu’à ce jour malgré de fréquens mélanges avec le sang noir. Ceux qui gardent en ce moment la pyramide viennent, les uns de Tunis, les autres de Tripoli, d’autres des oasis libyennes. Tous jolis à voir avec leur chemise blanche et le châle noir dont ils se coiffent pittoresquement, tous souples et fins comme des panthères. On rencontre parmi eux le plus pur type aryen, sourcils arqués, yeux clairs et hardis, mais aussi tous les genres de métis par le croisement avec les tribus abyssines, nubiennes et nègres. Cela fait une palette de visages depuis le blanc basané à travers l’olivâtre jusqu’au noir d’encre. Quelques-uns ont des museaux de chien ou de chacal. Horde flottante du désert libyen, aujourd’hui pillards sauvages, demain bons enfans rieurs et spirituels.

La bande criarde nous suit sur le chemin qui monte vers la pyramide. Deux petits Bédouins m’accompagnent obstinément. L’un m’offre une figurine d’Osiris en basalte noir, l’autre une Isis oxydée toute bleue. Ces deux amulettes me rappellent les deux paroles que l’on murmurait au seuil des initiations égyptiennes : « Prends garde ! Osiris est un dieu noir. Qu’lsis, la bonne déesse, te protège ! » Mais je n’ai guère le temps de réfléchir au sens de ces mots obscurs. Car nous voici au pied de la montagne en pierres de taille. L’escalier gigantesque émerge royalement des vagues sablonneuses du désert labouré et bouleversé par le vent. Trois Bédouins vous appréhendent au corps, vous hissent de bloc en bloc ; et l’on grimpe essoufflé, mais enlevé malgré soi, comme un ballot par un treuil, sur ces marches qui ont environ un mètre de hauteur. De la petite plate-forme du sommet, l’œil redescend, non sans vertige, les degrés de la pyramide qui recouvrirait comme une cloche Saint-Pierre de Rome, et dont les blocs alignés feraient, dit-on, le tour de la France.

La vue est unique en son genre. Planant à la limite du désert, Fœil embrasse deux régions qui se heurtent et se découpent l’une sur l’autre d’un violent contraste. D’un côté, la vallée du Nil étale en tapis d’émeraude ses verdures savoureuses, rayées de canaux d’argent et semées de villages, nids d’oiseaux, sous leurs touffes de palmes. La ville du Caire est couchée à l’horizon en sultane paresseuse, appuyée au Mokkatam, ayant pour couronne la citadelle et pour aigrette la mosquée de Méhémet-Ali. Le Nil coule majestueusement à ses pieds, père et roi de la contrée qu’il arrose. On comprend que les anciens prêtres de l’Égypte en aient fait un dieu, symbolisant l’idée même de la vie. « Salut, ô Nil, s’écrient-ils, toi qui t’es manifesté sur cette terre — et qui viens en paix pour donner la vie à l’Égypte ! — Dieu caché qui amène les ténèbres au jour où il te plaît de les amener — irrigateur des vergers qu’a créés le soleil — tu abreuves la terre en tout lieu — voie du ciel qui descend... S’il décroît, dans le ciel les dieux tombent sur la face, les hommes dépérissent… Il prépare les biens des pauvres — il boit les pleurs de tous les yeux et prodigue l’abondance des fruits. » Mais tournons-nous vers l’ouest. Après ce tableau riant de vie, quelle image de mort, fauve, nue et sauvage ! Jusqu’à l’horizon les collines de sable déroulent leurs vagues convulsées en cassures jaunes et brunes, grises et mauves.

C’est l’océan du désert, plus terrible que l’autre parce qu’il est immobile. Pas un brin d’herbe, pas un arbuste : à perte de vue, des pyramides, des tombeaux, des ossemens qui blanchissent. On est saisi par le frisson du temps destructeur. Mais un sentiment d’orgueil lui succède, car l’homme a su donner à ces monumens funéraires un caractère d’éternité qui semble défier le temps et la mortelle-même. Chrétiens, barbares, Mamlouks, Arabes, Bédouins, archéologues, tous ont bêché et fouillé ces mausolées magnifiques. Ils ont à peine écorché leur surface : leur masse, leur forme, leur pensée est intacte. « Le temps, a-t-on dit, se moque des choses et les pyramides se moquent du temps. »

L’ascension et la descente de la grande pyramide suffisent pour rompre les genoux du voyageur, mais ce n’est que la moitié de l’épreuve et la moins dure, car il s’agit maintenant de pénétrer dans les flancs du monstre jusqu’au tombeau de Chéops. On sait avec quel art le pharaon réussit à barricader et à cacher sa demeure suprême. Non seulement l’entrée du tombeau était masquée par la surface uniforme du revêtement de granit, le couloir descendant était destiné à dérouter les futurs profanateurs, car il aboutissait à une fausse chambre inachevée et à un cul-de-sac. Le vrai couloir, conduisant au centre de l’édifice et au sarcophage du roi, avait été muré par un bloc de granit engagé dans la voûte du couloir descendant. Pour découvrir le premier, le colonel Wyse dut se creuser un chemin vertical à travers la maçonnerie. Il pénétra ainsi dans la grande galerie ascendante. Encore trouva-t-il la chambre du sarcophage barrée par une plaque et quatre herses de granit qui en défendaient le vestibule. Ainsi fut découverte la haute chambre funéraire du pharaon Khoufou, de la IVe dynastie, vivant environ quatre mille ans avant notre ère. Dans son sarcophage vide, on ne trouva qu’un peu de terre. Aujourd’hui cette exploration est plus aisée, mais l’effort qu’elle exige est toujours pénible. Un trou noir s’ouvre à la dix-huitième assise de l’escalier géant, à quarante-cinq mètres au-dessus du sol. Il est protégé par un fronton composé de deux énormes quartiers de roc formant un angle obtus. Le couloir n’ayant qu’un mètre de hautj on n’entre qu’en se baissant. Telles sont les fourches caudines de ce tombeau royal. À peine quelques entailles grossières dans la déclivité perfide des dalles luisantes. On glisse, on tombe, on avance en rampant, Enfin on roule dans une sorte de puits ténébreux. Plus de jour dans ce trou mal éclairé par les pauvres chandelles vacillantes que l’on tient en trébuchant. Beaucoup de voyageurs parvenus à ce point perdent courage et s’en retournent haletans, la tête congestionnée, vers l’issue où brille la lumière libératrice. Mais qui veut atteindre le cœur de la pyramide doit ramasser maintenant toutes ses forces. Il faut grimper et se tordre par une sorte de spirale pour gagner le couloir ascendant. Là, on avance le dos courbé, on recommence à ramper dans les ténèbres avec son lumignon. Une chaleur oppressante vous prend à la gorge ; elle augmente à chaque pas, on étouffe. Il semble que la maçonnerie compacte de la pyramide vous pèse sur la poitrine et va vous écraser. Tout à coup le couloir s’élève. Un fil d’aluminium allumé éclaire une galerie majestueuse, haute de huit mètres dont les assises supérieures s’avancent en encorbellement. On respire, et l’on pourrait se croire à l’entrée d’un temple magnifique s’il y avait des marches taillées dans cette pente glissante. Mais ce ne sont que de légères entailles à la distance d’un mètre et l’on avance à grand’peine, avec des chutes fréquentes à moins de se faire soutenir par les Bédouins qui grimpent comme des chats dans ce corridor fantastique. Les pierres sans ciment sont si merveilleusement ajustées qu’on ne passerait pas une aiguille entre elles et que toutes les surfaces luisent comme des glaces. Enfin le chemin s’aplanit, on traverse le vestibule et on pénètre dans le caveau royal, long de dix mètres sur cinq de haut et de large. Il est entièrement nu. Pas une figure, pas une inscription sur les murs. Un sarcophage vide et mutilé, sans couvercle. La mort sans phrase. Ce refuge contre la destruction devient ainsi le plus éloquent symbole du néant de toute matière et de toute chose visible. Deux soupiraux obliques, ménagés dans l’épaisseur de la pyramide, aèrent la chambre funéraire. L’un est exactement orienté sur l’étoile polaire.

Ce mausolée monstre, considéré à juste titre par les Grecs comme une des merveilles du monde, suppose une science architecturale de premier ordre. « Personne ne peut examiner l’intérieur de la pyramide, dit Fergusson, sans être frappé d’étonnement par l’admirable habileté mécanique qui a été déployée dans sa construction. Les immenses blocs de granit apportés d’Assouan à une distance de cinq cents milles, polis comme du verre et façonnés de telle sorte qu’on peut à peine découvrir leurs interstices ! Rien n’est plus merveilleux que l’extraordinaire quantité de science mise en œuvre dans la construction des chambres de support, au-dessus du plafond de la chambre principale, dans l’alignement des galeries en pente, dans la sage disposition des couloirs du vestibule et dans l’accord de toutes les parties de l’édifice. Elles sont toutes exécutées avec une telle précision que, malgré l’immense poids de l’ensemble, pas une pierre n’a cédé d’un pouce. Jamais, depuis ce jour, rien de plus parfait n’a été construit au point de vue mécanique. »

Voilà pour la puissance d’exécution. Mais toute forme architecturale exprime une pensée. Les Égyptiens sont les premiers et les plus forts symbolistes du monde. Ils n’ont jamais taillé une pierre sans y loger une idée. Ce monument qui résume leur génie et leur religion demeure énigmatique au premier abord. Toutefois, sa forme éveille sur-le-champ l’idée de l’Immuable et de l’Eternel dans sa formidable abstraction. Ce n’est pas l’image du Dieu vivant, mais la figure géométrique de la Loi, le pentaèdre de l’Absolu. Quant à l’intérieur, il déroute, il accable. Cette descente dans le noir, cette remontée laborieuse aboutissant à un caveau vide, quelle image condensée de la vie humaine, de cette poussée douloureuse au cœur du mystère qui semble finir au tombeau, dans la chambre du néant !

Mais sortons du sépulcre massif et cherchons d’autres signes qui nous aideront peut-être à comprendre la froide figure de l’Absolu. Avançons sur les grandes houles de sable qui vallonnent les abords de la pyramide. Voici s’ouvrir, à quelques pas, un grand puits carré large de huit mètres, profond de seize. On dirait une fosse aux lions ; ce n’est qu’une large sépulture[5]. De qui ce tombeau ? On ne sait ; peut-être des prêtres qui desservaient le temple voisin d’Isis. Un Bédouin se laisse glisser avec une agilité de singe dans une rainure du puits, taillée en échelle. Parvenu au fond, il détache son turban et s’en sert pour balayer le sable. Aussitôt apparaît le couvercle d’un sarcophage géant. Une table de basalte porte, sculpté en bas-relief, le disque ailé du soleil. Les larges ailes de l’astre mystique, du phénix, sont étendues horizontalement. Deux serpens, entrelacés et enroulés au disque, redressent de chaque côté leurs têtes vigilantes. C’est le signe de Horus, le verbe solaire, le Dieu manifesté, l’Apollon égyptien, symbole capital et central de cette religion. Il se déploie au front des pylônes et des temples, sur la tête des Dieux et des Pharaons, sur les palais et les hypogées. Partout il flamboie comme l’esprit vivant à travers l’homme et la nature. Sa course, nous le verrons plus tard, illustre les voyages de l’âme et l’évolution de l’univers. Les deux serpens qui dardent leur tête hors du cercle de l’infini, et qu’on retrouve dans le caducée de l’Hermès grec, personnifient les deux mouvemens de l’Esprit éternel, son respir et son aspir. L’un souffle la vie à toutes les formes de la matière ; l’autre boit les âmes qui reviennent au soleil divin. Luisant au fond de cette tombe, sur le basalte funéraire, au sein vierge du sable blanc, le soleil ailé de Horus n’a qu’un sens. Sa voix mâle résonne dans la langue universelle des symboles et domine toutes les autres, comme l’accord parfait résume toutes les harmonies. Elle dit : l’Esprit est Un ; l’Âme, son char vivant est immortelle, et sa vie à travers tous les mondes se nomme : « Résurrection ! »

Voilà une première réponse aux ténèbres intérieures de la pyramide. Mais passons au sphinx. Déjà sa croupe, d’une blancheur étrange, se dessine sous le plein soleil de midi. Il n’est pas entièrement dégagé des sables qui sans cesse essayent de le recouvrir, mais sa tête, encadrée des ailes du Klaft, émerge, colossale, des ondes du désert. Descendons le petit vallon pour regarder d’en bas et de face le monstre que les Arabes ont appelé Aboul-Hol, le père de la Terreur. Là, toute sa grandeur apparaît. Il tient comme un petit temple entre ses pattes étendues ; ce sont les trois stèles de Touthmès. Le nez est écrasé, mais l’arc superbe des yeux conserve à ce visage une expression unique de mélancolie dans la majesté.

Mieux qu’aucun dieu, celui-ci a gardé les secrets de son origine. Elle recule dans la nuit des temps, à mesure que les recherches avancent. Il ressort de la stèle trouvée par Mariette que le sphinx est antérieur à Chéops et probablement au premier des pharaons. En lui nous parle donc le plus vieux symbole de l’Égypte. Le sens qu’exprime sa forme et son orientation est confirmé par les textes lapidaires. Ils l’appellent le Hou de Horem-Kou, c’est-à-dire le Gardien du Soleil levant. Il en est l’image et le témoin. Harmakouti, que les Grecs appelèrent Harmakis, personnifie la jeune lumière qui chasse les ténèbres. C’est le soleil dévie, le génie de toutes les renaissances, à la fois Ammon-Râ et Horus, l’Esprit divin et sa manifestation, dont le pharaon, lui aussi, devait être le fils, le Hor, l’incarnation vivante. Au temps de l’Ancien Empire, le sphinx, dont la face est tournée vers l’orient, était couronné d’un disque d’or. Quand le soleil du matin jaillissait de la chaîne arabique, son premier rayon allait frapper le disque et le visage du sphinx, qui resplendissait alors comme un soleil à face humaine, ou comme un dieu auréolé de flammes. Des coups de cymbale et des fanfares retentissaient dans le temple de granit et d’albâtre, aux piliers carrés et nus, et les prêtres vêtus de blanc, montant vers le sphinx par le dromos en pente douce, entonnaient l’hymne mâle et pur : « Tu t’élèves bienfaisant, Ammon-Râ Harmakouti. — Tu t’éveilles véridique, seigneur des deux horizons, — tu resplendis et tu flamboies, — tu sors, tu montes, tu culmines en bienfaiteur. — Les dieux et les hommes s’agenouillent devant cette forme qui est la tienne, ô seigneur des formes ! — Viens vers le pharaon, donne-lui ses mérites dans le ciel, sa puissance sur la terre, — épervier saint à l’aile fulgurante, — phénix aux multiples couleurs, — coureur qu’on ne peut atteindre au matin de ses naissances[6]. »

Il est probable que les races, dont les civilisations précédèrent la domination de la race blanche sur la terre, adorèrent le dragon à cause de la terreur que les ptérodactyles antédiluviens inspirèrent aux premiers hommes. Celui qui osa placer une tête humaine sur un corps de lion, pour en faire un dieu, créa un symbole auguste. Trouva-t-on jamais une plus frappante image de la nature en évolution couronnée par l’humanité ? Tout ce que la science moderne nous dit en formules encore incertaines sur le développement des espèces et sur les origines terrestres de l’homme n’est-il pas ramassé dans cette image du sphinx ? Elle est là, cette nature terrestre, avec ses griffes cruelles et son corps puissant, appuyée sur le sable marin d’où sortirent tous les êtres, rivée au sol dur dont le limon est sa substance en travail ; mais que de noblesse, de calme et de conscience dans sa tête qui regarde le soleil levant de l’esprit et de l’éternelle vérité ! — Par quelle puissance s’accomplit l’immense travail qui fait pousser la tête du dieu sur le corps du lion terrible ? — Force aveugle, lutte pour la vie, sélection des forts, fatalité des milieux, disent les disciples de Darwin. Influx d’isis, la grande âme du monde, qui insuffle à la nature, aux genres, aux espèces, aux individus des âmes de vie et des principes intellectuels de plus en plus parfaits. — Ainsi pensaient les sages des temps anciens ; ainsi penseront peut-être les sages des temps futurs, sans oublier que le problème a deux faces, qu’il faut envisager tour à tour et faire concorder, mais que la face essentielle et primordiale est celle de l’âme et de l’intellect.

Le sphinx a dû sa fortune à cette idée mère et à l’étrange famille qu’elle enfanta. C’est lui qui protège l’arche d’Israël sous la figure des Kéroubs. Des ailes colossales lui poussent en Assyrie. Il reluit « comme un métal qui sort du feu » dans les quatre animaux à tête humaine de la vision d’Ezéchiel, qui se meuvent sous la gloire de l’Éternel, et qui représentent les quatre ordres d’esprits faisant marcher la roue des mondes. Il franchit les mers et s’en va épouvanter la Grèce aux portes de Thèbes, dans la légende d’Œdipe. Enfin il devient la Sphinge. Des seins provocans se bombent sur sa poitrine, dressant sur la neige des chairs molles des fruits rouges et savoureux, pendant que ses griffes fouillent la chair humaine et que ses yeux rutilent de tous les rêves et de toutes les curiosités. Image de l’éternel-féminin dans sa duplicité infernale et céleste. Mais toujours se joue en lui l’union troublante de l’animalité sacrée et de la pensée divine. Son antique et virile sublimité intellectuelle ne se révèle qu’au plateau de Gizèh, où il gît en sa vétusté immémoriale. Si jamais les hommes bâtissent un temple à la science et à la religion universelle, l’architecte devra asseoir le sphinx mâle sur son seuil.


ii. — les ruines de memphis et le colosse de ramsèsii. — coucher
de soleil sur le nil.

Yalla ! Yalla ! crient les marins arabes pendant que nous démarrons du quai de Kasr-el-Doubarah. Nous sommes une vingtaine de voyageurs à bord du Kahirèh, un petit vapeur qui doit nous mener jusqu’à la frontière de Nubie et nous faire voir, en chemin, les principaux monumens de l’Égypte ancienne depuis Memphis jusqu’à Philse. Le départ est gai, la matinée radieuse. Ciel de janvier, lustré comme nos avrils. Brise fraîche fleurant le printemps. À gauche, les rives populeuses du Caire regorgent de barques pressées les unes contre les autres comme des cigognes au repos. À droite, au delà de l’île de Gézirèh, une brume rose s’étend sur les pyramides. Des villas en ruine défilent et des terrasses verdoyantes de grenadiers.

Le Caire fuit derrière nous. Le fleuve devient si vaste qu’on ne voit plus que ses rives lointaines profilant leurs bouquets de palmes en fines graminées. Les dahabièhs, qui sillonnent sa surface limoneuse et brillante, balancent leurs longues vergues gracieuses comme des mouettes, les unes chargées de sable, les autres de cannes à sucre. Nous voguons sur le large dos du dieu paisible et puissant, père de l’Égypte, et le vieux Hapi « que nul ne contient dans ses demeures, » comme dit l’hymne sacré, n’est pas plus encombré des modernes bateaux à vapeur qu’il ne l’était jadis des barques pavoisées des pharaons ou des lourds colosses de granit charriés de Syène.

À midi, nous stoppons à Bedrachin, village de fellahs sous une superbe plantation de dattiers. Sur la pente sablonneuse de la berge, une foule grouillante nous attend et nous salue de loin d’acclamations frénétiques. Elle est massée en deux groupes. D’un côté, toute la jeunesse du village, une centaine d’enfans de quatre à quinze ans, la plupart en chemise bleue. Quelques garçons complètement nus pataugent, sautent, gesticulent dans le limon noir en poussant comme un hourra formidable le cri infatigablement répété de : bakchi…che ! De l’autre, une cinquantaine d’âniers avec leur bêtes attendent et interpellent les voyageurs avant même que le bateau n’ait abordé. Le drogman du navire va choisir les meilleures montures. Il écarte à coups de courbache les refusés, qui ne se donnent pas pour battus et reviennent à la charge. La bataille dure ordinairement une demi-heure dans un charivari d’injures et de vociférations. À toutes les stations du voyage, la scène se renouvellera en épisodes variés. Dans cette âpre lutte pour l’existence, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, ou la persévérance de ces bons âniers fellahs obligés de gagner ainsi leur vie, ou la patience de ces pauvres ânes qui reçoivent encore plus de coups que leurs maîtres, mais qui, dans ce déchaînement de brutalité humaine, représentent la douceur, la sagesse et peut-être le dédain transcendant, cher à quelques-uns de nos philosophes.

Une fois installés sur nos montures, nous traversons le village. C’est tout de suite une impression d’oasis et de vie tropicale. Des huttes en terre sèche sous de hauts dattiers. Çà et là des étangs. Mais ces habitations misérables sont dominées par la solennité et le murmure des palmes. Qui dirait que nous sommes ici sur l’emplacement du vieux Memphis, fondé par Mena, le premier des pharaons, environ cinq mille ans avant notre ère ? Il n’est pas jusqu’à présent dans l’histoire humaine de date plus ancienne. Selon Diodore de Sicile, Mena était originaire de Thini près d’Abydos,le plus ancien, le plus reculé des sanctuaires égyptiens, premier centre du culte d’Osiris. Mena était probablement un pontife des Schésou-Hor. Il conçut l’idée grandiose de bâtir une ville à la pointe du Delta, d’en faire un port ouvert, et de lancer ainsi la civilisation égyptienne vers la Méditerranée. Pour cela il commença par concentrer sous son autorité tous les nomes de la haute et basse Égypte. Il détourna ensuite le Nil de la chaîne libyque par la construction d’une digue. Il contraignit ainsi le fleuve à se creuser un nouveau lit et à féconder un autre morceau du désert en coulant au milieu des deux chaînes de montagnes. Pour protéger la ville contre les invasions, il l’entoura d’un lac artificiel. Ména consacra la cité à Phtah, le démiurge des élémens, qui pétrit et re forge les mondes dans son moule comme il avait lui-même pétri et re forgé l’Egypte dans le sien. Après quoi, il joignit l’urœus des rois à la tiare des grands pontifes et se fit couronner pharaon. Ainsi s’éleva Memphis, Mennefer « le Port des bons ». Elle avait six lieues de pourtour et régnait superbe entre son lac, le désert et le Nil. Le mur blanc de la forteresse royale, les rouges pylônes du Temple de Phtah et le colosse du Dieu dominaient au loin les campagnes et le fleuve. Il y avait un quartier des étrangers : on l’appela « le Monde de la vie ». Il retentissait jour et nuit du cri des marins, et plus tard des orgies de l’Astarté phénicienne. Cependant, on arrivait à la nécropole du désert par un vallon délicieux et solitaire que les voyageurs grecs comparent à la prairie des asphodèles dans les Champs élyséens. On traversait le lac sur des barques, et l’on arrivait au temple de Tefnout, aux portes de l’Amenti et de la Vérité, gardées par une statue de la Justice sans tête.

De la vaste cité il ne reste rien, pas même les fondemens. Au xiiie siècle encore, Abdallatif admirait les ruines de Memphis, qui, dit-il, confondent la raison. Depuis, on a bâti le Caire avec ses débris, le Nil a recouvert la plaine de son limon, et une forêt de palmiers a poussé dessus. Mais, pareille à un bois sacré, cette forêt garde un trésor qui en dit plus sur l’âme de l’Égypte et sur la nature de son génie que ne le feraient peut-être les ruines accumulées de l’énorme capitale : c’est le colosse de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, le plus illustre des pharaons. Ramsès la fit élever en l’honneur de sa victoire de Kadesch, remportée sur les Khétas en Palestine. Dans cette bataille célèbre, chantée par le poète Pentaour et qui resta l’Iliade des Egyptiens, le courage et la présence d’esprit du jeune roi décidèrent de l’issue du combat. Huit fois, il traversa les rangs ennemis sur son char de guerre dont les chevaux s’appelaient « Victoire à Thèbes ! » Le poète, dont les vers, gravés sur les murs de plusieurs temples, sont parvenus jusqu’à nous, représente Ramsès enveloppé par les ennemis, abandonné des siens, invoquant son Dieu : « Je pense qu’Ammon vaut mieux pour moi qu’un million de soldats, que cent mille cavaliers, qu’une myriade de frères et de jeunes fils, fussent-ils réunis tous ensemble ! J’ai accompli ces choses par le conseil de ta bouche et je n’ai pas transgressé tes conseils ! Voici que je t’ai rendu gloire aux extrémités de la terre. » Ammon répond : « C’est moi, ton père ! Je suis le seigneur de la force, aimant la vaillance ; j’ai reconnu un cœur courageux et suis satisfait. Ma volonté s’accomplira. » La statue de Ramsès a été retrouvée dans le lac de Bedrachin, presque intacte. Les pieds seuls ont disparu. Sa longueur totale était de dix mètres. On la voit maintenant couchée sur le dos, à l’ombre des palmes, près du lac tranquille. On a construit un petit escalier en bois qui enjambe la poitrine du colosse. Lorsqu’on monte sur la passerelle, on domine son visage, d’une blancheur éclatante comme du marbre de Carrare. Je n’ai rien vu d’aussi beau dans l’art égyptien. Ramsès porte la double tiare des pharaons, le pschent avec l’uræus. Cette tète, qui rappelle le type sémitique par la courbe du nez et la grosseur des lèvres, semble un portrait parlant. Rien ne peut rendre l’expression de jeunesse héroïque répandue sur toute la face, le noble sourire qui épanouit la bouche et dilate ces yeux pleins d’un clair courage et d’une grande pensée. C’est la candeur dans la force, la spontanéité dans la plénitude de la conscience. La main droite du roi tient la croix ansée ; sa gauche, le sceptre, comme pour montrer que la prêtrise de l’initiation religieuse doit précéder la puissance royale. La large poitrine porte en travers un bouclier surmonté d’une couronne, avec cette inscription : Ramsès, favori d’Ammon, fils du Soleil, gardien de la vérité. Les écailles d’une souple cuirasse moulent les reins étroits du lutteur. Cela donne l’idée d’un héros qui dépense joyeusement sa force exubérante au service d’une haute mission, et brillant de jeunesse éternelle. Ajoutez à cela le cadre majestueux des palmiers dont la forêt touffue environne le lac et dont les branches ombragent le superbe colosse, couché, — mais non endormi, — car il semble veiller toujours.

Je ne sais si Ramsès II eut ce rayon divin ; mais l’artiste de génie qui a sculpté ce bloc a certainement exprimé en lui l’idéal du pharaon, d’un roi de justice et de vérité, d’un héros identifié avec le dieu qu’il manifeste. Pour une fois l’art égyptien, brisant sa gaine hiératique, a devancé l’art grec et moulé l’idéal dans la vie. Aussi cette statue en dit-elle plus que tous les temples et tous les musées.

Après cette rencontre inattendue du géant d’un autre âge dont l’effigie donne la sensation d’une présence divine, toute la nécropole de Memphis m’a laissé froid. Les caves du Sérapéum, cette glorieuse découverte de Mariette, avec les énormes sarcophages des taureaux d’Apis embaumés et divinisés, m’ont paru la plus monstrueuse aberration du polythéisme et de l’exploitation théocratique. Gaies et vives cependant sont les impressions du tombeau de Ti. Rien de plus souriant que ces chambres mortuaires couvertes de peintures d’un réalisme naïf, fraîches galeries qui s’ouvrent sous le sable du désert et racontent au voyageur la vie égyptienne d’il y a quatre ou cinq mille ans : des scènes de labour, des offrandes de fruits et de fleurs, des barques et des rameurs, des chasses d’oiseaux et des poissons au milieu de gerbes de roseaux et de bouquets de lotus ; l’âge d’or de la vie agricole et patriarcale. Les inscriptions disent les emplois du défunt. Ti vivait sous la VIe dynastie. Il était « l’un des familiers du roi, chef des portes du palais, chef des écritures royales, commandant des prophètes. » Sa femme était Nefer-Hotep, « palme et délice d’amour pour son époux. » Au-dessus des moissonneurs, qui dépiquent et récoltent le blé, on lit : « C’est ici la moisson. Quand il travaille, l’homme reste plein de douceur. » Après trois heures de chevauchée dans le désert, nous passons par des sables ondulés au pied de la pyramide de Sakkara, et nous rentrons dans la zone verte des terres cultivées. Là s’offre dans les champs un tableau de la vie primitive plus délicieux encore que ceux du tombeau de Ti. Toute la population d’un village de fellahs se repose dans l’herbe après sa journée de travail. Les fellahines sont accroupies en cercle, les jambes croisées, leurs nourrissons à cheval sur l’épaule ou pendus à la mamelle. Garçons et fillettes se vautrent en attitudes nonchalantes dans le trèfle dru, pêle-mêle avec les moutons à long poil, ou dorment sur le flanc des brebis assoupies, qui grignotent des feuilles en rêvant.

Nous rentrons dans la forêt de Bedrachin sous la flambée du soleil couchant qui embrase les troncs des dattiers, et nous repassons entre le colosse couché de Ramsès et le lac assombri par le crépuscule : — Repose en paix sous tes palmiers, repose quelques mille ans encore, image marmoréenne des grands rois d’un autre âge. Ton règne glorieux de soixante ans n’est plus qu’une légende et tes victoires, gravées sur cent pylônes, nous laissent indifférens. À peine savons-nous ce qu’était un Pharaon ! Mais ton effigie, où resplendit une âme, parle plus haut que ta renommée. En elle se perpétue ce que l’humanité peut produire de plus grand, quand elle ramasse toutes ses puissances : la force dans la jeunesse, un sage dans un héros, un voyant et un athlète de la vérité. Non, je n’oublierai pas la blancheur de ton regard solaire ouvert sur l’azur !

Tout le monde s’est rembarqué. Le bateau reprend sa course et file sur la nappe tranquille. Memphis et sa nécropole, tout a fui comme un songe, tout n’est plus qu’une masse d’ombre. Mais entre les troncs des palmiers, coule une fournaise d’or, et le couchant allume un incendie d’orange, de pourpre et d’indigo. L’atmosphère se bombe en cloche de cristal, saturée de lumière. Moment unique ; le bateau chemine toujours, mais si doucement qu’il paraît immobile à la surface du fleuve. C’est la rive qui a l’air de glisser comme le châssis d’un panorama. Maintenant le Nil est pareil à une immense lagune qui reflète les irisations du ciel, et des mirages naissent de son sein. On croirait flotter sur la barque d’isis, entre deux immensités, si entre le ciel et son double liquide, la rive n’interposait sa ligne opaque comme une eau-forte où les silhouettes noires des palmiers lointains dessinent une végétation de lotus et de roseaux. Enfin, tout s’obscurcit. Le couchant n’est plus qu’un arc bas tendu sur l’horizon, une porte d’or qui pâlit dans la fraîcheur de la nuit. Déjà Orion brille de toute sa splendeur vers le zénith, et des constellations inconnues de nos zones apparaissent au sud.

Trois jours durant, je suis resté sous l’incantation de ces merveilleux couchers de soleil et de ces nuits magiques. Ni le spectacle toujours changeant des rives avec leurs rochers à pic et leurs villes arabes, leurs troupes d’ibis voyageurs et leurs vastes perspectives sur le désert blanc semé d’oasis ; ni les hypogées de Beni-Hassan, vrais temples taillés dans le roc vif, ni la grotte de Spéos Artémidos qui se cache comme un repaire de lion dans une ravine de la chaîne arabique, ne purent en distraire ma pensée. Les beautés de la terre et les souvenirs de l’histoire me paraissaient futiles devant les magnificences du ciel que j’attendais chaque soir comme l’unique événement de la journée, toujours nouveau et toujours saisissant. J’en arrivai ainsi à observer les trois phases de la lumière sur le Nil après le coucher du soleil.

Le disque rouge et flamboyant a disparu derrière la chaîne libyque. Pareil à l’impalpable voile gris qui annonce la mort sur le visage humain, un frisson court sur le désert livide. À la place où le soleil s’est englouti, le ciel devient d’un jaune pâle. Il semble que tout soit fini et qu’à cette lueur blafarde va succéder la nuit sans transition. Telle est la première lumière, d’un effet sinistre et presque sépulcral. — Mais bientôt, le nimbe jaune se concentre en une arche d’or en fusion, reflet du disque d’Ammon-Râ dans l’atmosphère ; transfiguration du dieu mort dans l’âme palpitante de la terre amoureuse. L’arc orangé se fond à l’azur par les sept couleurs du prisme. C’est la deuxième lumière. Elle flamboie rapide comme un vertige de l’âme, où toute la gamme d’une vie ardente vibre une fois encore dans l’ivresse et le brisement de l’adieu. — Mais, à mesure que pâlit le porche de feu, il se forme au-dessus une auréole violette qui s’élargit de plus en plus comme un nimbe de douleur et de passion et qui finit par envahir tout le ciel. Quand l’air est très pur, on voit sortir de ce nimbe cinq rayons roses qui montent jusqu’au zénith et font pâlir les constellations naissantes. C’est la troisième lumière, c’est l’adieu d’Ammon-Râ, le dernier sourire du dieu déjà lointain et la promesse de sa résurrection. La porte d’or est devenue la porte blanche et blafarde, celle qui conduit à l’autre monde, au royaume d’Osiris. Et le dernier rayon d’Ammon-Râ semble dire à l’âme accablée : « Tu ne me verras plus ; j’ai franchi les portes de la mort; va me chercher là-bas. »

Cette grandiose trilogie entre la terre, le soleil et le ciel me frappa comme une représentation vivante du drame mythologique d’Ammon-Râ, dont les trois actes pourraient s’appeler : la vie, la mort et la résurrection, et qui embrassent l’histoire de tous les êtres. Ne nous étonnons pas que les vieux Égyptiens, journellement enveloppés par la splendeur de ce spectacle, aient résumé en lui le drame de l’âme, de l’univers et des Dieux.

C’est le premier de ces drames, l’histoire et les voyages de l’âme, que nous allons essayer d’évoquer du fond même de la pensée égyptienne, au temple d’Abydos, à l’antique et mystérieux sanctuaire de la religion osirienne.


iii. — abydos. la religion d’osiris. le culte des morts et le voyage de l’âme.

Abydos ! Osiris ! Hermès ! — La ville, le dieu et le prophète des mystères égyptiens. Ces trois noms enveloppent le grand inconnu de cette vieille civilisation et de sa doctrine sacrée qui a ébloui l’antiquité, et dont un mince, mais inextinguible rayon a percé les ténèbres des siècles pour inquiéter et peut-être pour réveiller le nôtre[7].

Abydos est probablement le plus ancien sanctuaire de l’Égypte. C’est de la ville voisine de Thini que sortit Mena, le premier des pharaons, fondateur de Memphis. Jusqu’aux premiers siècles du christianisme on montrait à Abydos une crypte profonde, creusée dans les flancs de la chaîne libyque. On descendait dans ce temple funèbre entre deux rangées d’énormes monolithes, taillés en statues osiriaques, pareilles à des momies debout et qui veillent. Au fond se trouvait un tombeau scellé dans le roc. On prétendait que c’était celui d’Osiris, ce dieu mythologique, ce roi fabuleux qui enseigna les arts et les sciences à l’Égypte, qui succomba aux embûches de son frère Typhon, dont les membres furent retrouvés par sa femme Isis et dont le fils Horus devint le vengeur, la réapparition vivante et agissante. Abydos était donc le saint-sépulcre de l’Égypte. On y venait de toutes parts consulter ses prophètes. Les pharaons y recevaient leur plus haute initiation. Les pèlerins y affluaient. Des barques peintes y amenaient d’innombrables sarcophages par un canal de deux lieues. Car les rois et les grands tenaient à faire consacrer leurs cercueils dans ce sanctuaire, même lorsqu’ils avaient leurs hypogées dans d’autres nécropoles. Ils s’imaginaient que c’était le meilleur viatique pour le voyage d’outre-tombe.

La grande vogue d’Abydos date du règne de Séti 1er le père du grand Ramsès. Ce prince, qui marque avec les Touthmès et son illustre fils l’apogée de la puissance égyptienne , appartenait à cette dynastie thébaine, qui, après des luttes séculaires, chassa les usurpateurs étrangers, les Hyksos, abolit les cultes bâtards et impurs apportés de Phénicie par les envahisseurs, et rendit dans toute l’Égypte l’autorité suprême au culte mâle et pur d’Ammon-Râ, qui n’était que la forme extérieure et officielle du culte secret et de l’initiation d’Osiris. Pour consacrer la grande victoire politique, sociale et religieuse du pharaonat théocratique, Séti fit bâtir son memnonium à côté du mausolée symbolique du Dieu grand, saint et caché, afin que son fils et ses successeurs vinssent s’initier et s’inspirer là. Pour mieux expliquer sa pensée, il fit construire ce temple sur un plan spécial qu’on ne retrouve pas ailleurs. Au lieu de lacella réservée à une seule divinité comme dans les temples de Dendérah, de Karnak, de Louksor et d’Edfou, le sanctuaire se composa de sept chapelles placées de front. Celle de gauche fut consacrée au roi régnant, les six autres à la série des divinités qui correspondent aux degrés successifs de l’initiation sacerdotale et royale, depuis Phtah le distributeur des élémens physiques ; à travers Harmakis le régulateur plastique ; Ammon, cœur du désir, créateur et reproducteur ; Osiris, le verbe humain révélateur ; Isis, la lumière incréée ; jusqu’à Horus, l’esprit divin ressuscité dans l’homme. Joignant l’affirmation historique au témoignage scientifique et religieux, Séti fit reproduire dans une aile du temple les cartouches de tous les Pharaons que la doctrine et la politique thébaines considéraient comme légitimes, parce qu’ils étaient restés fidèles au culte d’Ammon-Râ. Cette liste des rois solaires était comme le sceau apposé à l’œuvre d’Amosis le libérateur, de Touthmès le conquérant. Séti mourut avant d’avoir achevé le temple qu’il faisait décorer par les premiers artistes de l’Égypte. Mais son fils, Ramsès le Grand, l’acheva et y fit graver cet éloge de son père qu’il plaça dans la bouche de Séfech, déesse de l’écriture et de la sagesse : « Il a été institué comme roi sur le trône du soleil… (lisez : de la religion d’Ammon-Râ). Le monde lui a été donné comme une balance qu’il tient en équilibre par sa vertu bienfaisante. Il a veillé sur celui qui était endormi ; il a éclairé celui qui était dans les ténèbres[8].

Mais que penser du tombeau d’Osiris ? Était-ce le simple cénotaphe d’un dieu mythologique ou le tombeau réel du premier prophète d’Osiris, du véritable révélateur plus tard divinisé de l’antique religion, instituteur des Schésou-Hor, appelé Hermès par les Grecs et auquel les Alexandrins attribuaient la doctrine secrète du sacerdoce égyptien ? Lorsque Mariette-Bey entreprit les fouilles d’Abydos, il espérait que ses travaux jetteraient quelque lumière sur cette question capitale. Son ambition était de découvrir le tombeau d’Osiris. Il fouilla toute la nécropole jusqu’aux alentours du couvent copte. Chemin faisant, il trouva les fondations de la vieille Thini et fit sortir du sable le magnifique memnonium de Séti 1er avec ses sept chapelles et leurs bas-reliefs polychromes, admirablement conservés, chefs-d’œuvre de l’art sacré. Mais il creusa en vain les ravines rocheuses et nues de la chaîne libyque ; en vain, il bouleversa les blocs de calcaire gris et d’albâtre blanc, pour y trouver la crypte profonde, la bouche noire qui passait aux yeux des Égyptiens pour l’entrée de l’Amenti ou du royaume des morts. La montagne de marbre ne voulut rendre ni son dieu, ni son prophète ; elle s’était refermée sur eux pour toujours. Résumant ses impressions et parlant du temple qu’il avait découvert, l’infatigable explorateur s’écrie, avec la modestie du vrai savant et la tristesse du chercheur déçu : « On entre dans le temple plein d’ardeur, on en sort découragé, non de n’avoir pu lui arracher son secret, mais d’avoir découvert que ce secret il le garde si bien pour lui qu’il n’a pas voulu le confier à ses murailles[9]. »

Pauvre et intrépide Mariette ! Faut-il donc que les pionniers héroïques qui trouvent les grands trésors ne puissent jamais en jouir eux-mêmes ? Sans doute ce temple ne nous apprend rien sur le personnage d’Hermès, ni sur l’origine du culte d’Osiris. Mais la doctrine du verbe solaire rayonne sur ses murs. Les vrais prophètes dédaignent de léguer au monde autre chose que leur pensée. Ils disparaissent sans trace, laissant en lettres de feu leur verbe et leur volonté sur le front des siècles, qui souvent les portent sans les comprendre. Les peintures qui ornent les sept chapelles d’initiation sont d’une beauté singulière et d’une éloquence frappante. Leur série correspond au septénaire cosmogonique et humain. La barque du soleil, qui les traverse, montre, sous le voile transparent du symbole, l’arche sainte et le centre lumineux de la doctrine hermétique des Égyptiens. Allons donc les voir sur place.

Aussi bien notre bateau est-il déjà amarré au village de Bellianèh, et nous voilà lancés au trot de nos ânes à travers l’immense plaine cultivée et verdoyante. Pendant deux heures nous traversons ce paradis de la vie agricole. Pas plus qu’à Éleusis on ne se croirait au seuil des enfers. Les champs de blé vert ondulent, rayés de colzas dorés. Hommes et garçons épars dans les champs sont beaux comme de jeunes éphèbes. Ils descendent, dit-on, d’une tribu de Bédouins. Aussi ont-ils quelque chose de libre et de fier qui les distingue des fellahs. Des adolescens, avec des mouvemens gracieux de faunes dansans, exécutent, sur une flûte à deux roseaux pareille à la syrinx antique, une mélodie capricieuse et champêtre. De petits Davids de douze ans lancent des pierres dans l’azur avec des frondes tressées en fibres de palmiers, et les colombes bleues qui picorent dans les champs de fèves s’enfuient à tire-d’aile pour se replonger plus loin dans les verdures drues et embaumées. Enfin des maisons en briques sèches se dessinent entre deux bois de palmes sombres, sur l’arête grise des monts libyens. Brusquement le sol a changé d’aspect. On marche sur des monceaux de pierres, de roches, de décombres. Derrière le village apparaît, au ras du sol, un temple à peine dégagé des collines environnantes par les fouilles. Il est bâti en hémi-spéos ou en demi-grotte, c’est-à-dire que le corps de l’édifice s’appuie à la colline et sert d’entrée au sanctuaire excavé dans le roc. Il ne reste que les soubassemens du pylône et des deux cours d’entrée. On pénètre dans les deux salles hypostyles par une façade en calcaire blanc à sept portes. Un demi-jour tombe de la partie effondrée de la toiture. Vaguement il éclaire les hiéroglyphes et les figures divines qui recouvrent les murailles et les colonnes. Immense bibliothèque de pierre, où les Dieux anciens ne semblent plus que des rides vénérables au front d’un vieillard immémorial. Mais entrons dans l’une des sept chapelles du sanctuaire, et c’est tout à coup un éblouissement de lumière. Recouvertes de stuc blanc, avec d’admirables peintures en relief creux, fraîches comme si elles étaient d’hier, ces chapelles font une impression de jeunesse et de radieuse immortalité.

Nous voici dans le vrai sanctuaire d’Isis et d’Osiris. Les bas-reliefs polychromes du règne de Séti 1er sont d’une exquise finesse de dessin et d’une intense vivacité de couleurs. Le plus grand nombre représente les hommages du roi à la divinité. Le geste est toujours hiératique, le sens d’un haut symbolisme. Ici, Isis debout, le bras tendu, appuie la main sur l’épaule du Pharaon qui la regarde en face. Plus loin, assise sur un trône, elle allaite le roi debout sur une marche. La grande mère de sagesse incline sa tête pensive, elle enveloppe son royal élève d’un geste protecteur et lui présente son sein avec une sollicitude maternelle, une chasteté virginale. Plus loin encore elle touche ses lèvres de la croix ansée pour lui insuffler la vie divine. Ces peintures nous font comprendre le sens et la destination du sanctuaire. Lorsque le Pharaon recevait à Abydos son initiation définitive, il entrait d’abord dans la chapelle de gauche consacrée au Roi et renfermant la statue royale. Loin de s’y adorer lui-même dans la plus ridicule des idolâtries, il y révérait l’idéal du Pharaon qu’il devait poursuivre toute sa vie. Dans chacune des six chapelles subséquentes, il rendait hommage par l’oflre de l’eau, du feu, de l’encens et de la prière à l’un des principes cosmogoniques de l’univers, correspondant à l’un des principes constitutifs de l’homme : à Phtah, le distributeur élémentaire et vital ; à Harmakis, le modulateur plastique du monde et du corps éthéré ou doicble de l’homme ; à Ammon, générateur des êtres et centre de l’âme individuelle ; à Osiris, le Verbe de l’Intelligence ; à Isis, la Lumière céleste et intelligible : enfin à leur fils Horus, l’Esprit divin ressuscité dans l’Homme. On voit que, dans cette cérémonie religieuse, le Pharaon parcourait l’échelle ascendante de la vie et s’imprégnait successivement des sept principes générateurs de l’univers, se spiritualisant d’échelon en échelon pour remonter à sa source. Dans la dernière chapelle, il était censé avoir accompli son évolution. Lui-même devenait un Horus, nom qu’il prenait dans tous les documens officiels.

Les plus beaux bas-reliefs se rapportent au mythe osirien lui-même. Rien de plus majestueux qu’Osiris, trônant couronné du pschent, armé du sceptre et du fléau. Rien de plus svelte et de plus chaste qu’Isis avec sa robe jaune calamistrée, à longs plis droits. Le sourire de la déesse est généralement énigmatique, tantôt d’une douceur triste, tantôt d’une sérénité pénétrante. Ravissante est l’Isis agenouillée dans la barque solaire, devant son époux Osiris. Quel abandon parfait dans son adoration, quelle grâce exquise dans son extase d’amour ! Elle reçoit l’influx du dieu et se pâme sous son rayonnement. Cette scène mystique représente la création du monde ou la conception des âmes par la lumière céleste, sous le regard d’Osiris. Faisons quelques pas. Maintenant Isis apparaît assise à la poupe de la barque funèbre. Devant elle un cercueil, qui renferme la momie du dieu mort. Mais sa main tient le gouvernail, son regard est fixé sur l’horizon. À ses pieds, fleurit une gerbe de lotus aux calices penchés, moisson d’âmes en devenir. Isis est devenue la conductrice des âmes à travers les ténèbres de la matière, les chutes et les incarnations. Mais la voici debout, vêtue des rayons solaires, armée du casque d’azur aux longues ailes retombantes, avec son fils Horus. Ils regardent Osiris ressuscité. De quelle joie ils resplendissent, et dans leur main fulgure l’anneau crucial, la clef de la vie immortelle. Image saisissante de la résurrection de l’âme à son retour dans le monde divin.

Ces tableaux me paraissent le sommet de l’art égyptien. Ici, la profondeur du sentiment, la grâce vivante de l’exécution, ont presque brisé le moule conventionnel. Sans doute nous sommes loin de l’art grec où la sensation, le sentiment et l’idée s’unissent pour produire le coup de foudre de la beauté. C’est un art sévère qui fait appel à l’intelligence, mais où court une émotion contenue et le frisson sacré des mystères.

Ces trois tableaux ofl’rent l’image condensée de la doctrine du Verbe-Lumière, d’après laquelle l’homme est une parcelle émanée du principe intellectuel (Osiris) et de la Lumière intelligible et plastique (Isis), parcelle descendue dans la matière par sa propre faute ou pour l’épreuve nécessaire et appelée à remonter à son principe d’un libre efl’ort. Pour s’en faire une idée, je ne dis pas complète, ce qui est peut-être impossible dans l’état actuel de la science, mais approchante, il faut lire le livre des morts. On sait que c’était une sorte de bréviaire qu’on mettait dans le sarcophage des défunts. Il devait les prémunir contre les dangers de l’autre monde et les armer de la science nécessaire pour se débrouiller dans ses routes obscures. Selon les Alexandrins, c’était l’un des quarante-deux livres attribués à Hermès, et contenant la science secrète du sacerdoce égyptien. On en a retrouvé de nombreux exemplaires en papyrus sur les momies. Ce manuel d’outre-tombe n’était probablement qu’un extrait du livre en question, sorte de catéchisme d’un symbolisme confus et enchevêtré, mais sillonné d’idées profondes comme de grands éclairs qui déchirent les ténèbres épaisses. Essayons d’en démêler le sens intime et d’esquisser le voyage de l’âme, tel que se le figuraient les prêtres égyptiens.

I. L’Amenti ou le gouffre des ombres. — Les dernières cérémonies funèbres sont terminées. Le sarcophage de bois doré qui renferme le corps embaumé et qui reproduit la figure du vivant, debout à l’entrée de l’hypogée, a reçu les prières de la famille, les hymnes des prêtres, les libations des officians. Les pleureuses se sont tues; le banquet d’adieu a été célébré. Maintenant le mort est scellé et muré dans sa chambre de pierre, dans « la demeure d’éternité » . Que fait l’âme à ce moment ? Glacée de stupeur, elle suit son corps comme une épave attachée à un vaisseau naufragé[10]. Elle n’est plus qu’une ombre. Pourtant elle se sent un corps et des membres comme un homme. Ils sont lourds ; elle ne peut les mouvoir. Elle voudrait appeler, mais elle n’a pas de voix. Elle cherche à voir ; mais un voile épais s’étend entre elle et les choses. Sa propre atmosphère lui cache le soleil comme un crêpe noir. Elle flotte oppressée de silence, murée dans les ténèbres et l’angoisse. Mais voici la nuit. La lumière de la lune la pénètre d’une vibration magnétique, et de vagues phosphorescences jaillissent. Des mains, des bras, des larves humaines s’ébauchent. Les unes opaques, les autres grises; d’autres luisantes s’allument et s’éteignent tour à tour, l’étourdissent comme un vol de phalènes et de chauves-souris. Des mains la frôlent, la saisissent. Parmi ces visages elle reconnaît d’anciens vivans, mais en plus grand nombre sont les inconnus. Ils ont l’expression renforcée des vices ou des crimes auxquels l’àme s’est laissé entraîner pendant sa vie. Rictus lascifs, masques de haine, profils cruels et rapaces, grimaces hypocrites. Maintenant elle croit comprendre leurs chuchotemens : « Nous sommes les comploteurs des ténèbres, nous ouvrons le gouffre où tombent les mânes. Tu es à nous. Viens ! » Et comme la feuille emportée par le vent, ils l’entraînent dans un ouragan. Ils l’emportent au loin dans le cône de ténèbres que la terre projette derrière elle. Là elle plonge et roule éperdue, ivre de terreur, avec des milliers d’ombres, loin du soleil, loin de la lune, loin de tous les astres, dans les précipices du vide béant et froid. Là des multitudes d’âmes ténébreuses se pourchassent, tantôt pour s’étreindre, tantôt pour se déchirer, et recommencent avec une furie centuplée la ronde des passions terrestres. Quand l’âme défunte parvient à s’échapper de ce gouffre de vertige et d’épouvante, elle se réfugie dans la chambre mortuaire de son hypogée. Plutôt le néant de la dissolution et de la mort que l’horrible tempête des ombres, dans le gouffre de l’Amenti[11] !

II. Le dédoublement ou le ressouvenir de l’âme. — Mais voici que, du fond de ses ténèbres, elle aperçoit dans les hauteurs de l’air une forme lumineuse portant un sceptre et un casque ailé et qui lentement descend[12]. Elle s’entend appeler par son nom. « Qui es-tu ? — Appelle-moi Hermès. Je suis ton génie-guide. Les dieux m’ont ordonné de faire pour toi une vérité de la parole d’Osiris. J’ouvre les voies; je fraye les chemins. Regarde[13] ! » Hermès touche l’ombre de son sceptre où s’enlacent deux serpens. Aussitôt elle recouvre le mouvement, la vue et la parole. Des traînées éparses d’âmes blanches dessinent dans l’espace des degrés inégaux. Tout en haut, une lueur aveuglante fait une trouée dans l’air opaque et secoue de son sommeil funèbre l’âme cramponnée à son tombeau. Sous cette irruption de lumière, tout d’un coup, elle se souvient de sa vie divine passée : « Je ne suis donc pas une larve maudite ? une ombre qui passe ? Je suis une âme vivante, une parcelle d’Osiris ! — Pour mieux te souvenir, monte avec moi dans la région du soleil. — Hélas ! je n’ose, je ne puis ! Le poids de ma vie terrestre me retient, je suis prisonnière démon ombre, dans le réseau d’Anubis,dans les entrailles de Sèt. — Esprit immortel ! il faut te séparer de ton ombre mortelle. — La laisser dans son angoisse ? Je ne veux pas. — Alors, tu ne monteras pas avec moi comme une flamme pure, tu ne t’élèveras pas comme l’épervier d’Horus dans le ciel d’où tu es descendue. Et quand Hermès t’aura dit adieu, la destruction, l’oubli et la mort tomberont sur toi pour t’effacer du livre des vivans. — J’entends deux voix. Mon ombre, rivée à la terre, supplie : reste ! la lumière me fait peur ! L’esprit d’en haut clame comme une longue fanfare : Monte ! et brave tout ! Périsse ton ombre, plutôt que de ne pas voir le ciel ! À quelle voix obéir ? Horreur ! je suis double ! — Je suis le bon pilote. N’écoute pas l’autre. Il te mènerait au serpent Aker et à la demeure de l’anéantissement[14]. Moi seul je mène à la barque d’Isis. Je veux faire de toi un lotus pur, une âme d’éternité. Allons, courage ! — Tu m’entraînes ? Affreux déchirement !… Mon ombre qui pleure, et la terre qui disparaît… »

Les voilà à la limite du monde sublunaire, appelée muraille de fer par le Livre des morts. Sa sortie est gardée, selon les prêtres égyptiens, par des esprits élémentaires, dont la fluidité revêt toutes les formes animales et humaines. Âmes semi-conscientes des élémens, protoplasmes d âmes futures sans individualité fixe ; l’atmosphère terrestre est leur habitacle. Ils assaillent aussi bien l’homme vivant qui veut pénétrer dans l’invisible par la magie que l’âme défunte qui veut sortir de l’Amenti pour entrer dans la région céleste. Ces gardiens du seuil sont représentés dans la mythologie égyptienne par les cynocéphales. Anubis à tête de chacal est leur maître. Les Grecs en ont fait Cerbère. Le Génie de l’Âme, Hermès les écarte d’un geste royal et d’un éclair de son sceptre fait une trouée dans leur multitude tourbillonnante. Les voilà hors de l’attraction terrestre. Comme un globe de feu, le soleil émerge des sombres abîmes de l’espace. L’âme le regarde en face, éblouie par son disque. — Tu vois Ammon-Râ, le dieu des planètes, lui dit Hermès, et ce n’est que l’ombre du dieu de Vérité. Mais il renferme ses effluves créateurs. Regarde bien et ne tremble pas. Car sur son disque vont t’apparaître les sept dieux, verbes du dieu unique. Si tu supportes leur éclat, tu deviendras le juge de ta propre âme. Les sept dieux apparaissent successivement comme de blanches fulgurations sur le disque rouge. Ils disent à l’âme : « Nous t’avons donné nos souffles : la justice et la miséricorde, la science et la beauté, la sagesse et l’amour et la force. T’en souviens-tu ? Qu’en as-tu fait dans le monde du mensonge et des ténèbres ? » À chacun de ces noms, l’âme se sent traversée d’un coup de foudre. À chacun, elle voit s’ouvrir la splendeur d’un ciel retrouvé. En même temps, elle voit la misère et la noirceur de sa vie terrestre. Défaillante à la fin, elle s’écrie : « L’ombre se désespère ! L’ombre agonise ! Je la sens qui m’appelle d’en bas. Descendons ! » Ils rejoignent la zone qui enferme la terre comme une couche de verre opaque. Leur passage y ouvre une trouée. Puis le gouffre noir se referme sur eux, et les voilà replongés dans le cercle douloureux des générations, dans les limbes de l’Amenti. Effarée, l’âme regarde tour à tour son Génie lumineux au casque ailé, au sceptre tutélaire et l’ombre noire affaissée sur son cercueil. Souriant et impassible, le Guide divin répond par ces paroles plus redoutables qu’un arrêt : « Tu sais, maintenant ; sois ton propre juge. »

III. Le jugement ou la seconde mort. — L’âme séparée du corps, éclairée par la mémoire divine de l’esprit, voit déliler devant elle toute sa vie, et, devenue étrangère à son passé, se juge sous cette clarté implacable. Alors, elle va où elle doit aller, selon les affinités engendrées par ses actions, ses volitions et ses pensées secrètes, et cela par une loi aussi naturelle, aussi infaillible que celle qui fait rebondir le liège sur l’eau et le plomb s’y enfoncer. Cette conception d’une psychologie profonde, les Égyptiens l’expriment par le jugement de Toth (Hermès) symboliquement figuré dans une vignette du Livre des morts et reproduit en peinture dans plusieurs tombeaux de rois à Thèbes. Le lieu du jugement est appelé « salle de la Vérité ». Le juge Osiris, assis sur son trône, le sceptre et le fouet en main, figure l’esprit divin présent dans l’homme lui-même. Toth (Hermès), jouant ici le rôle de témoin et de greffier, apporte les tablettes qui sont nommées « les mystérieuses archives des dieux. » Or, ces archives signifient ésotériquement l’éther subtil, où les actions, les désirs et même les pensées de l’homme s’impriment comme des images plus ou moins fortes et durables selon leur fréquence et leur intensité. Ces images ravivées par Hermès (le Génie-Guide) se déroulent devant l’âme comme un vaste tableau. Les deux génies Schaï et Ranen (Fatalité et Bonheur) surmontent un groupe hiéroglyphique signifiant Renaissance. Pour savoir de quel côté l’homme a penché, Hermès met dans un plateau de sa balance le cœur de l’homme, dans l’autre la statue de la Vérité. Ce sont les intentions secrètes, non les actions elles-mêmes qui décident de la destinée future de l’âme. Ceux qui se sont endurcis dans le mal jusqu’à perdre tout sens de la vérité ont tué en eux-mêmes le dernier souvenir de la vie céleste, ils ont coupé leur lien avec l’esprit divin, ils ont prononcé leur propre anéantissement, c’est-à-dire la dispersion de leur conscience dans les élémens[15]. Ceux en qui le désir du bien subsiste, mais dominé par le mal, se sont condamnés eux-mêmes à une nouvelle et plus laborieuse incarnation. Ceux, au contraire, en qui l’amour de la vérité et la volonté du bien l’ont emporté sur les instincts d’en bas, sont prêts pour le voyage céleste, malgré leurs erreurs et leurs fautes passagères. Alors l’esprit divin recueille en lui tout ce qu’il y a de pur et d’immortel dans les souvenirs terrestres de l’âme, tandis que tout le faux, l’impur et le périssable se dissolvent dans l’Amenti avec l’ombre vaine. Ainsi l’âme, à travers une série d’épreuves et d’incarnations, se détruit ou s’immortalise facultativement. Cette unification est ce que les initiés égyptiens appelaient la résurrection[16].

IV. La sortie au jour ou la résurrection. — Armé par Hermès lui-même du sceptre de la volonté souveraine et de l’anneau crucial, signe de l’immortalité qui procède de l’amour sagesse, l’âme s’élance dans le monde divin comme dans sa patrie. Elle monte, elle rayonne, elle voit. Le soleil, les planètes, le monde matériel, ont disparu. Dégagée de son écorce opaque, elle rentre de l’envers à l’endroit de la vie, et l’intérieur des choses lui apparaît. Purifiée, elle s’immerge dans l’Ame du monde qui contient les fluides, les essences et les archétypes de tous les êtres. Éblouie par des torrens de lumière, elle s’écrie : « S’ouvre le ciel, s’ouvre la terre, s’ouvre le sud, s’ouvre le nord, s’ouvre l’ouest. Je sors des multitudes circulantes ; je me recommence parmi les mânes[17] ! » Sa parole devient lumière, et la lumière devient parole. Car des hauteurs fulgurantes, des milliers de voix répondent à son cri : « Le ciel s’ouvre quand ressort le dieu[18] ! » Elle monte, elle monte toujours. Du point incandescent partent quatre fleuves qui se répandent dans toutes les directions comme pour embrasser l’espace. Hermès dit à l’âme : « Le fleuve d’or vient d’Osiris, l’Intelligence ; le fleuve azur d’isis, l’Amour ; le fleuve pourpre de Râ, la Vie ; le fleuve émeraude de Nephtys, la substance universelle[19]. » Sur ces eaux célestes, vogue majestueusement la barque d’Isis ; la déesse est assise au gouvernail ; son fils Horus, armé de la lance, est debout à la proue.

Au centre de la barque se dresse une chapelle dont les chapiteaux, à colonnes de lotus, supportent en guise de coupole un globe brillant, reflet du soleil d’Osiris. Dans ce temple resplendissent les sept grandes divinités. Car, dans le monde céleste, toutes les idées apparaissent comme des personnes, et chaque esprit les perçoit selon sa force. À cette vue, l’âme exulte et s’écrie : « Je sens passer en moi le souffle des Dieux. Je suis Osiris, Isis, Râ et Nephtys. » Les nautoniers répondent : « Monte dans la barque aux millions d’années pour accomplir ton cycle divin. » Reçu dans la barque, l’homme devenu un Osiris s’écrie : « Je suis hier et je connais demain. Je suis maître de renaître une seconde fois. Je traverse le ciel en y faisant la lumière. Je m’envole pour illuminer les mânes. J’ouvre et je ferme. Cela m’est accordé par le bon Seigneur. »

D’un mouvement ascendant, dans un calme vertigineux, la barque d’Isis monte à travers les flottes stellaires. Dans cette barque merveilleuse qui peut aller partout, au gré du désir, qui porte l’Arche et l’Archétype de l’Être, l’esprit se trouve comme au centre de l’espace et du temps. Il embrasse le drame de l’univers. Il voit les âmes monter et descendre, se libérer et se réincarner ; les générations, les mondes sortir du chaos et rentrer dans le sein d’Isis qui les rend à son époux. Mais toutes ces choses tragiques et terribles, au lieu de former comme sur la terre un assemblage de bruits discordans et douloureux, s’épandent et roulent maintenant en larges nombres et retentissent au cœur de l’âme comme une symphonie divine. La terre d’Annsou, où aborde la barque d’Isis, est une planète spirituelle sans atmosphère élémentaire, éclairée par le soleil de Vérité, animée par son Verbe, où les élus se créent un monde à leur image, selon la loi d’affinité, d’amour et d’harmonie. C’est l’antichtonè de Pythagore, la seconde terre de Platon, l’Héliopolis céleste.


Tel ce voyage de l’âme que les fresques d’Abydos déroulent de leurs barques lumineuses comme sur des strophes cadencées. Quand on songe que ces peintures datent d’avant Moïse et que le Livre des morts remonte plus haut encore, on est saisi de respect devant l’antiquité des plus augustes symboles de l’esprit humain. Mais le jour avait baissé dans la chapelle de Horus où je m’étais attardé. Creusée dans le roc et privée de sa voûte, elle s’ouvre en haut, au ras du sol. Déjà le reflet du couchant baignait d’une teinte rose ses parois de stuc d’une blancheur de neige. Et, peu à peu, les images sacrées rentraient dans la nuit. Le temple redevenaitun tombeau. Des rires joyeux, des cris perçans retentirent ; les silhouettes noires de quelques enfans fellahs se dessinèrent sur le ciel, au-dessus de la frise. Ils me narguaient et m’appelaient comme des esprits malins. Je me souvins qu’il était temps de partir. Encore un coup d’oeil aux collines d’alentour, carrières bouleversées, désert de marbre et d’albâtre, où quelques statues colossales d’Osiris décapitées se dressent adossées à leurs pilastres en ruine, et nous revoilà galopant dans l’herbe et le trèfle, en route pour le Nil, dans l’infinie plaine verte, où poussent les blés et les âmes.

Plutarque prétend qu’Osiris c’est Dionysos. Du moins croit-il que le dieu des pampres et de l’éternelle jeunesse n’est qu’une autre face du dieu des morts et des mystères. Je le croirais volontiers, car j’ai rencontré près d’Abydos des restes de son divin cortège. Au revers d’un talus, devant un petit ruisseau, deux fellahs de vingt ans jouaient de leurs syrinx avec une gaieté folle. L’un d’eux, véritable faune dansant, s’est mis à suivre ma monture en courant, au trille de son chalumeau. Pendant une demi-heure je n’ai pas ralenti l’allure de ma bête, et pas un seul instant le fellah n’a cessé de bondir à mes côtés ou devant moi, à travers champs, comme un bouquetin ; et, sous ses lèvres frémissantes, la mélodie redoublait de gaieté. Enfin, il resta en arrière, jouant toujours. Je m’arrêtai. Le soleil s’était couché. La paix des champs, le murmure des trèfles, se mariaient doucement à la grande symphonie de la lumière et à l’humble chant du chalumeau. Mais à mesure que s’éloignait la syrinx bédouine, le son en devint plus grêle et se voila de mélancolie. À la fin, on eût dit la voix d’une âme perdue dans l’espace ou d’un pauvre grillon qui susurre dans le silence du crépuscule.

Abydos et ses merveilles avaient disparu sous la ligne dentelée et sombre de la chaîne libyque.


Édouard Schuré.
  1. Voyez l’Égypte musulmane dans la Revue du 15 novembre 1893.
  2. L’Égypte ancienne dans les Mélanges d’histoire et de voyage.
  3. Article sur Cousin, Essais de morale et de critique.
  4. Dialogues philosophiques, Avenir de la Science.
  5. Elle fut découverte en 1837 par le colonel Wyse. On l’appelle Tombeau de Campbell, du nom du consul général anglais d’alors au Caire.
  6. Hymne découvert pur Grébaut, traduction de Maspéro.
  7. Lepsius dit qu’au culte d’Osiris à Abydos se rattache tout le progrès religieux et philosophique des Égyptiens. Ebers ajoute ; « Abydos fut le centre vivant de tout le mouvement national et mythologique. »
  8. Voir Essais sur l’inscription dédicaloire du temple d’Abydos et la jeunesse de Sésostris, par M, Maspéro.
  9. Mariette, Abydos, 3 vol. in-folio, texte et planches. Voir l’introduction.
  10. Le Livre des Morts suppose évidemment une âme peu initiée aux choses divines, de bonté moyenne, ni perverse ni supérieure. Par ses instructions, il veut suppléer à son ignorance. Car les purs, les saints, les prophètes étaient censés traverser rapidement l’Amenti et aller droit au monde divin.
  11. L’Amenti comprenait, dans l’idée des Égyptiens, toute la région de l’espace comprise entre la terre et la lune. Pour les âmes mauvaises, c’était surtout l’ombre nocturne de la terre. Ils croyaient que le premier plongeon dans ce gouffre était chose redoutable pour les âmes troubles et non munies de la lumière intérieure.
  12. Comme tous les dieux, Toth-Hermès avait beaucoup de significations et de rôles sur les monumens égyptiens ; il porte une tête d’ibis, l’oiseau de la sagesse. Mais il était aussi le guide des âmes et un nom générique pour le génie, protecteur de chaque homme. Je lui laisse donc ici les attributs que lui ont donné les Grecs dans son rôle ésotérique de psychopompe.
  13. Livre des Morts, ch. I, traduction de Paul Pierret.
  14. Le mauvais pilote est représente dans le Livre des Morts (édition de Lepsius en hiéroglyphes accompagnée de vignettes) par un rameur assis dans une barque, la tête tournée en arrière. C’est l’instinct matériel qui ramène à la terre, à la réincarnation. Le bon pilote est figuré par un rameur qui a la tête tournée en avant, vers la proue. C’est l’aspiration au monde divin. — Le serpent Aker est l’atmosphère élémentaire de la terre et de son attraction, la sphère sublunaire, soumise à la loi du désir, de la génération et de la mort. — Le lieu d’anéantissement est une région spéciale où sont détruites les âmes en qui prédomine le mal.
  15. D’après la plupart des doctrines mystiques, cet anéantissement graduel dure des siècles, car les âmes méchantes, devenues démoniaques, sont animées d’une volonté puissante pour le mal et ne se désagrègent qu’avec le temps, parce qu’elles manquent du centre cristallisateur, de l’esprit divin. Conséquente avec sa curieuse théorie, la doctrine égyptienne fait anéantir l’àme des méchans par leur propre génie armé du feu divin.
  16. La résurrection définitive est figurée dans le Livre des morts et sur les monumens funéraires par l’épervier à tête humaine (symbole de l’esprit pur) planant sur la momie (symbole de l’âme terrestre). Ce qui ressuscite, selon la doctrine ésotérique, c’est la partie éthérée de l’âme et non pas le corps physique. Dans l’opinion populaire, d’ailleurs tolérée et favorisée par les prêtres, on matérialisa cette idée toute spiritualiste et on appliqua la résurrection au corps lui-même. De là la pratique de l’embaumement et le besoin de conserver les momies poussé jusqu’au fanatisme. — La vraie doctrine égyptienne, sur la constitution de l’homme et la nature de l’âme a été lucidement pénétrée et exposée d’une manière magistrale par M. Maspéro dans ses Études égyptiennes, p. 191 et dans son Histoire ancienne des peuples d’Orient, p. 35-37.
  17. Livre des morts', ch. CXXX.
  18. Inscription du tombeau de Knoum-Hotep, à Beni-Hassan.
  19. Ibidem, ch. CLXI. De l’ouverture des portes du ciel faite par Thot à Osiris Ounoufré et des quatre vents.