Saint François d’Assise et l’Art italien/02

SAINT FRANÇOIS D’ASSISE
ET
L’ART ITALIEN[1]

II
SAINT FRANÇOIS ARTISTE. — LES PREMIERS PEINTRES DE LA BASILIQUE D’ASSISE. — GIOTTO ET LA LÉGENDE FRANCISCAINE[2]


I

L’influence, indirecte et posthume, qu’exerça saint François d’Assise, avec une rapidité décisive et féconde, sur l’évolution des arts au XIIIe siècle, ne ressemble en rien à l’action, directe et immédiate, mais intermittente et souvent éphémère, par laquelle, avant lui, depuis Charlemagne, quelques hautes personnalités ecclésiastiques ou princières, avaient provoqué en Occident les premières tentatives d’une Renaissance, durant la période romane. Rien, chez l’humble prêcheur, heureux et joyeux de son ignorance salubre et de sa sensibilité naïve, rien de cette abondante culture, théologique et profane, de cette curiosité insatiable et encyclopédique, de ces connaissances techniques et pratiques, que l’on constate alors chez bon nombre d’évêques féodaux et d’abbés bénédictins. Rien qui rappelle chez lui les efforts personnels déployés pour encourager les rares artistes de leur temps, pour en susciter, instruire, former, en plus grand nombre, de plus habiles, par l’évêque de Milan, Angilbert, les abbés de Saint-Gall et Cluny, l’évêque d’Hildesheim, Bernhardt, les abbés Guillaume à Dijon, Didier au Mont Cassin, Suger à Saint-Denis, etc., tous amateurs et connaisseurs instruits par leurs études et par leurs voyages, quelques-uns même de véritables professionnels, sculpteurs, peintres, architectes. Il ressemble moins encore à ces chefs d’Etat, disposant des ressources publiques pour satisfaire les devoirs de leurs charges, les instincts de leur goût, les besoins de leur foi, par la restauration et l’imitation des monumens anciens, la construction et le décor d’édifices nouveaux religieux ou utilitaires, les papes, lettrés et militans, qui, depuis Pascal II jusqu’à Innocent III, n’ont cessé de relever et d’embellir Rome, les doges Orseolo de Venise, et surtout à son contemporain, l’autocrate polyglotte et dilettante, éclectique et libre penseur, son rival en popularité, l’empereur Frédéric II. S’il a pu et dû connaître les moines artistes et ouvriers des monastères cisterciens à Fossanova, Casamari, S. Galgano, il ne semble pas qu’il ait eu le loisir de leur demander et d’en recevoir des enseignemens techniques.

S’il met en mouvement, avec une telle rapidité et un tel succès, les imaginations des artistes comme il a remué les âmes de la foule, c’est plutôt par contre-coup, par une suite d’actions réflexes prolongeant l’effet de sa parole et de sa pensée. Mais l’élan irrésistible que son enthousiasme, à la fois mystique et humain, idéaliste et naturaliste, imprime à l’activité des poètes, musiciens, architectes, sculpteurs, peintres, est d’autant plus fécond et durable, que cet élan n’est point celui d’un retour matériel à l’étude et la copie des œuvres antiques ou étrangères. Mais l’élan chaleureux et spontané de l’imagination, agitée et rajeunie par une intelligence nouvelle de la nature et de la vie, le seul élan fécond, vraiment et puissamment créateur. Par la libre pureté de la foi naïvement héroïque, avec laquelle il renouvelle et ravive la pensée évangélique, par l’admiration, affectueuse et passionnée, qu’il professe pour toutes les beautés du monde visible, par l’amour compatissant qu’il excite, autour de lui, pour toutes les misères et faiblesses de l’humanité souffrante, par toutes les séductions de son éloquence naturelle et imagée, de son tempérament de poète et d’artiste, il surexcite, sans y penser, d’innombrables inquiétudes et ambitions, morales, intellectuelles, littéraires, artistiques déjà réveillées, dans toutes les républiques italiennes, en même temps que l’activité politique, par la défaite de Barberousse et la paix de Constance.

Poète et artiste, François le fut, de cœur, d’esprit, de fait. Il est même, presque toujours, l’un et l’autre à la fois. Pour lui, la poésie est inséparable de la musique, inséparable aussi de l’image plastique et pittoresque. L’érudition moderne lui peut contester quelques-uns de ces célèbres chants d’amour en l’honneur du Christ, d’une passion si tendre et si chaude qu’il n’y a presque rien d’égal dans le Cantique des cantiques ou les chansons provençales et siciliennes, In foco amor mi mise… Amor, de caritate, etc. Mais que ces vers ardens doivent ou non être restitués à son successeur et imitateur, le plus hardi et le plus original, Fra Jacopone da Todi, c’est bien son inspiration qui s’y continue et s’y développe. N’eussions-nous, d’ailleurs, que le Cantique du Soleil, dont la paternité ne saurait lui être contestée, nous devons voir en lui le premier grand poète de l’Italie en langue vulgaire, comme il fut en langue vulgaire son premier grand orateur.

Avant même que, sous cette inspiration, n’éclatât la floraison délicieuse et familière de tous ces cantiques, laudes, dialogues, mystères, jaillissant de l’âme populaire et qu’elle eût imprégné, pour toujours, d’un parfum spécial et unique, la poésie italienne, aussi bien la profane que la religieuse, la vieille poésie de l’Église, sa liturgie séculaire, s’en était déjà, presque aussitôt, ravivée et renouvelée. Par une communion immédiate avec l’âme de leur maître, si douloureusement émue aux seuls souvenirs de la passion divine, quelques-uns de ses premiers disciples avaient composé d’admirables chants. Ce sont ces poèmes fameux qui, sous le titre modeste de Proses (par opposition aux vers métriques), par les retentissemens solennels de leurs rimes fortes et sonores tombant, à coups redoublés, dans les oreilles et dans les cœurs, depuis plus de six siècles, n’ont cessé d’y jeter les mêmes pitiés ou les mêmes effrois. C’est au premier chroniqueur de François, Thomas de Celano, que l’on doit le Dies iræ, dies illa, où le dégoût des vanités terrestres et l’attente angoissée de l’au-delà éclatent en si formidables accens. C’est son fidèle imitateur, Jacopone da Todi, qui donnera, quelques années après, le Stabat Mater speciosa et le Stabat Mater dolorosa où les joies et les douleurs de la Vierge Marie, au jour de la Nativité et au jour de la Passion, s’expriment successivement en des termes doux et caressans comme des baisers, graves et douloureux comme des sanglots.

Pour les disciples de François, comme pour lui-même, foi, poésie, musique, peinture ne font qu’un. L’accompagnement des notes jaillit de leur enthousiasme, avec les paroles, en même temps que le génie plastique et pittoresque de la race y éclate par les images solides et brillantes. Presque tous ces hymnes et cantiques offrent des suites de statues et peintures vivantes, que les artistes n’auront aucune peine à fixer, dans le marbre ou sur les murs, par le ciseau et le pinceau. C’est le même langage, ardent, net et coloré que celui du prêcheur populaire, en pleins champs ou sur les places publiques, qui remuait les foules par la justesse et la vivacité de ses paraboles spontanément empruntées au spectacle environnant des beautés naturelles, humaines, animales, végétales. C’est la même association spontanée d’exaltation, de tendresse, de mélodie, de coloris que dans le Cantique du Soleil, improvisé par le Saint, un jour de souffrance, sur la terrasse ensoleillée où l’avait recueilli la piété de sainte Claire. Et de quel exemple avait été pour les Franciscains l’effet immédiat produit par ce rappel triomphal à l’admiration et l’amour du monde terrestre en attendant les joies suprêmes du monde céleste ! N’avait-il pas suffi de l’entonner, ce chant, dans une salle du palais d’Assise, pour y rétablir la paix entre les partis hostiles, le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil, en faisant pleurer d’une émotion commune l’Evêque et le Podestat ?

François légua donc à tous ses successeurs sa passion pour la poésie et la musique. Quant à lui, il ne les avait jamais séparées. Tout le long de sa vie, jusqu’à sa dernière heure, on l’entend chanter en français, en latin, en italien. Parmi les oiseaux, ses petits frères, ceux qu’il aime le plus sont les clairs et tendres mélodistes, les alouettes, chantres de l’aurore, les rossignols, chantres de la nuit. C’est pour les alouettes qu’il voudrait aller voir l’Empereur, lui demander l’institution d’un jour de fête, en hiver, en leur honneur et pour leur assurer leur nourriture. Ce sont les alouettes reconnaissantes qui, lors de son agonie, rompant avec leurs habitudes matinales, se réveillent, dans la nuit, pour venir, au-dessus de la cellule mortuaire, accompagner de leurs chants la montée vers le ciel de l’âme du Saint envolée. Quant aux rossignols, ce sont ses maîtres et modèles, dont il envie l’infatigable inspiration. Quel charmant duo entendit frère Léon dans cette belle nuit où le Saint, exalté par les harmonieuses roucoulades de l’un d’eux, s’enhardit à lui répondre, à lutter avec lui, à lui donner la réplique ! Tous deux, nous dit-on, vocalisèrent ainsi plusieurs heures durant, jusqu’à ce que François, épuisé, dût s’avouer vaincu par l’infatigable mélodiste. Lorsqu’il arrive au pied du pic de l’Alverna, et qu’il s’assied au pied d’un chêne, c’est par un concert d’oiseaux de toute espèce, arrivant de tous côtés, que l’endroit, où doit avoir lieu le miracle suprême, celui des stigmates, lui est formellement désigné. « Tous ces oiseaux chantaient, battaient des ailes, montraient tous grand festoiement et allégresse. Ils finirent par entourer tout à fait saint François, se posant les uns sur sa tête, les autres sur ses épaules, les autres sur ses bras, sur ses genoux, à ses pieds. Ce que voyant ses compagnons et le paysan, leur guide, saint François s’émerveilla et leur dit, tout réjoui : « Je crois, mes très chers frères, qu’il plaît à Notre-Seigneur que nous habitions sur ce mont solitaire, puisque nos sœurs et nos frères, oiselles et oiseaux, montrent tant de joie à notre venue. »

Nombre de ses visions sont accompagnées d’une audition. La jouissance voluptueuse que lui donne la musique, humaine ou céleste, réelle ou imaginaire, est d’une telle intensité, si vive et si aiguë, qu’elle s’achève en souffrance. Durant cette retraite sur l’Alverna, son réveil-matin, son orologio, était un faucon, qui, venant heurter à sa cellule, lui chantait une aubade jusqu’à ce qu’il se levât. Garde-malade, d’ailleurs, singulièrement attentif et dévoué, car « si François se trouvait un jour plus fatigué, ce faucon, en personne discrète et compatissante, ne chantait que plus tard. » Un de ces matins qu’il était « fort affaibli, le Saint voulant se fortifier le corps par une nourriture céleste, et, pensant aux joies glorieuses et démesurées des bienheureux dans la vie éternelle, se mit à prier Dieu de lui accorder cette grâce de faire un peu l’essai de cette joie. Et comme il se tenait en cette pensée, voici qu’apparut un ange, au milieu d’une grande splendeur, lequel tenait une viole de la main gauche, et l’archet de la main droite. Et comme saint François restait là, stupéfait à son aspect, l’ange se mit à tirer son archet sur sa viole, et ce fut soudain une telle suavité de mélodie quelle pénétra de douceur l’âme de saint François et lui fit perdre tout sentiment de son corps. Car, suivant ce qu’il raconta depuis à ses compagnons, il lui semblait que, si l’ange avait tiré plus longtemps son archet, son âme se serait échappée de son corps, par cette douceur intolérable. »

Dès les débuts de l’ordre, François s’était entouré de poètes musiciens. En 1212, à San Severino, dans la marche d’Ancône, son éloquence naïve avait remporté une victoire éclatante. Lui, l’illettré, l’ignorant, comme il se vantait d’être, il convertit et s’attacha, pour la vie, l’un des plus fameux troubadours, poète couronné au Capitole, « le Roi des vers, » Guglielmo Divini. Sous le nom de Frà Pacifico, c’est Divini qui fut chargé par lui d’évangéliser le pays des poètes, la France, lorsque, arrêté sur la route de Provence, par une défense, absolue du cardinal Hugolin, il y dut renoncer lui-même. Frère Pacifique séjourna chez nous à plusieurs reprises, en 1220, quand les Franciscains campèrent d’abord, sans rien bâtir, à Saint-Denis, puis, à Paris, lorsqu’ils fondèrent, à Saint-Germain-des-Prés, un couvent et une école bientôt fréquentés par plus de deux cents étudians. Frère Pacifique, lui aussi, est un visionnaire artiste. Un jour, il aperçoit, dans le ciel, le trône laissé vide depuis la chute de l’orgueilleux Lucifer occupé par le Poverello. Un autre jour, il voit le Saint transpercé par deux glaives. Il interprète les visions du Maître, sur sa demande, avec une subtilité doctorale. Il se trouve près du Saint lorsque celui-ci improvise le Cantique du Soleil ; c’est lui qui est chargé de le noter, chanter, répandre. D’autres musiciens encore sont accueillis de bonne heure dans le petit troupeau : l’Allemand Julien de Spire, maître de chapelle à la Gourde France, sous Louis VIII, auteur d’une des Légendes franciscaines et d’un Nocturnale Sancti officium, vers rimes et musique, ensuite Henri de Pise, auteur lui-même d’une autre légende (Vita metrica). « Henri savait, dit Fra Salimbene, écrire, dessiner en coloris, ce que quelques-uns appellent enluminer, noter la musique et inventer de très beaux chants, modulés aussi bien que choraux. Il a été mon maître de chant du temps du pape Grégoire IX. Il a composé à la fois les paroles et la mélodie du Christe Deus, Christe meus, et il a emprunté la mélodie au chant d’une servante qui, en traversant la cathédrale de Pisé, chantonnait :


E tu ne cure de me, E no curaro de te[3]. »


Si Henri de Pise était à la fois poète, musicien, peintre, il trouvait, dans son convertisseur, un poète non moins sensible à la peinture qu’à la musique. On ne saurait s’étonner de cette indulgence du nouveau Christ pour les arts plastiques, si l’on se souvient qu’élevé dans une contrée pleine encore de monumens, ruines et débris antiques, peuplée aussi d’églises où la mosaïque la peinture, la sculpture et l’orfèvrerie trouvaient toujours quelque place, il a l’imagination hantée de souvenirs sculpturaux et colorés.

C’est par l’intermédiaire d’un Crucifix peint (conservé dans l’église Sainte-Claire d’Assise) qu’il a son premier entretien avec le Christ. Les réminiscences de l’Evangile et de la Bible, des poèmes chevaleresques, des chansons provençales s’associent, constamment, à ses vives impressions pour fournir à ses visions des formes polychromes d’une singulière précision. Giotto et ses successeurs, pour créer le nouvel art historique, n’auront qu’à fixer sur les murs ou le bois quelques-uns des scénarios écrits sous sa dictée, par les compagnons du Saint, témoins de sa vie, Thomas de Celano, Frère Léon, ou leur continuateur, saint Bonaventure. Avec quelle discrétion excessive cependant les artistes du Moyen âge et de la Renaissance ont puisé dans l’énorme collection de tableaux vivans accumulés, durant un siècle, par l’imagination enchantée de tous ces délicieux légendaires ! Combien il en reste encore d’oubliés et qui devraient tenter les peintres modernes si leur dilettantisme indifférent et leur virtuosité sensuelle pouvaient retrouver la fraîcheur de sentiment et la simplicité d’expression nécessaires en une semblable tâche !

Lorsque, au sortir de sa longue convalescence, le jeune François, ambitieux de gloire militaire, s’apprête à rejoindre l’aventurier Gauthier de Brienne, c’est d’abord la légende de notre, saint Martin qui l’encourage et l’inspire. De même que l’officier romain, aux portes d’Amiens, partagea son manteau avec un miséreux, il offre, aux portes d’Assise, son équipement à un chevalier pauvre ; et, comme lui, la nuit suivante, il en est récompensé par une apparition du Christ. Quelques jours après, lorsque s’affirme en lui le dégoût des vanités mondaines, et se forme un idéal supérieur de désintéressement, de pitié, de charité, c’est sous la figure d’une noble fiancée, Dame Pauvreté, que cet idéal lui apparaît au sortir d’une dernière orgie. Ce sera, désormais, la Dame de ses pensées, qu’escorteront bientôt deux autres compagnes, Humilité et Chasteté. Trio fidèle et protecteur dont il verra flotter les robes blanches, en même temps qu’il entendra leurs douces voix, dans toutes les crises de sa vie. Ainsi, plus tard, Jehanne d’Arc verra et entendra le saint trio de Michel, Catherine, Marguerite. Chaque fois qu’il est embarrassé, hésitant, inquiet, dans son action ou sa pensée, c’est une vision d’artiste qui l’éclairé et le décide. S’il conseille ses disciples, s’il prêche à la foule, c’est par des paraboles, des allégories, des images nettes et claires, qu’il persuade, illumine, convertit. Les intellectuels comme les simples, les savans comme les ignorans, sont éblouis et charmés par ces coups de lumière. Le prudent Innocent III hésite-t-il à l’accueillir ? Une même vision, celle de la vieille basilique chancelante, relevée et soutenue par les épaules d’un petit moine, leur donne à tous deux le mot d’ordre. Comment faire comprendre, cependant, le nouvel idéal à ce pontife défiant ? Par l’évocation même de Dame Pauvreté, mère de tant de beaux enfans abandonnés d’abord dans le désert par le Roi leur père. Sort-il ravi de l’audience pontificale ? C’est, aussitôt, l’avenir triomphant de sa pensée, la croissance rapide de la nouvelle religion qui lui sont annoncés par l’apparition d’un arbre robuste, touffu, gigantesque, dont la hauteur l’émerveille et l’effraie d’abord. Mais il se voit bientôt lui-même grandissant à vue d’œil, si vite et si bien qu’il peut saisir la cime et l’incliner, sans effort, jusqu’à terre.

Rêves nocturnes, visions diurnes se succèdent pour l’exalter, l’encourager, le consoler. Quant à leur explication, instructive et prophétique, il la demande à ceux de ses disciples qu’il regarde comme plus sages. Frère Pacifique est souvent prié par lui de ce soin, et ses commentaires sont ceux d’un docteur ingénieux et subtil. Voici, par exemple, comme il explique un des avatars les plus singuliers de Dame Pauvreté, lorsqu’elle s’est dressée devant lui, comme une statue polychrome, fondue, ciselée, damasquinée par un habile orfèvre : « C’était une dame ainsi faite : le chef semblait d’or, la poitrine et les bras d’argent, le ventre de cristal, les jambes de fer, de haute taille, d’une construction savante, de proportions régulières. Cependant cette Dame, d’une beauté admirable, n’était couverte que d’un manteau sordide. » Frère Pacifique y reconnaît l’emblème de l’âme, de la belle âme de saint François : la tête d’or, c’est la sagesse, la poitrine d’argent l’éloquence, le ventre de cristal par la sobriété et la chasteté, les jambes de fer la persévérance, le manteau usé la loque méprisable du corps dont cette âme est passagèrement vêtue. On retrouvera longtemps, chez les peintres italiens, même en pleine renaissance classique, de pareilles allégories d’un symbolisme parfois plus compliqué encore par les rêveries néo-platoniciennes. Frère Pacifique et les autres disciples de François sont d’ailleurs eux-mêmes des visionnaires plus exaltés et naïfs que leur maître ; les artistes leur devront quelques-unes des scènes les plus populaires de l’épopée franciscaine, notamment les scènes miraculeuses, dans lesquelles, de son vivant, le Saint modeste se déchargeait volontiers du rôle actif, humblement agenouillé et priant derrière eux, comme, par exemple, dans l’expulsion des démons d’Arezzo dont l’exorciste est Frère Sylvestre.

L’une des visions dernières du saint homme, la vision suprême, la vision fameuse, celle qui clôt le drame de sa passion et lui imprime les stigmates, se précise, chez le chroniqueur, avec une exactitude de formes et une splendeur de coloris, bien faites pour inspirer des dessinateurs et des peintres. « Ce matin-là, il vit descendre du ciel un séraphin avec ses ailes resplendissantes et enflammées, qui, d’un vol rapide, s’approcha de lui, si près qu’il y put clairement reconnaître une image d’homme crucifié. Ses ailes étaient disposées de telle sorte, que deux s’étendaient au-dessus de la tête, deux se déployaient pour voler, et les deux autres couvraient tout le corps. Ce que voyant, saint François, fortement épouvanté, se sentit plein à la fois d’allégresse, de douleur, d’admiration… En ce moment, toute la montagne semblait embrasée de flammes splendides illuminant de leurs reflets tous les pics et vallées d’alentour, comme si le soleil était descendu sur terre. Des bergers, qui veillaient dans les environs, ont affirmé que cette illumination avait duré une heure et plus. Et comme la lumière pénétrait, au loin, par les fenêtres, dans les maisons, des muletiers, sur la route de Romagne, se levèrent en sursaut, croyant le soleil levé, et sellèrent et chargèrent leurs bêtes. »

Ni son tempérament, ni son éducation, ni son entourage, ne permettaient donc au nouveau Christ d’éprouver pour les œuvres de l’homme, exprimant la beauté des œuvres de Dieu, aucune de ces répugnances que les théologiens austères avaient héritées des premiers martyrs et des premiers docteurs en lutte avec la corruption monstrueuse du paganisme agonisant. Il défend bien à ses disciples l’abus des lectures et des écritures, par crainte des sophismes et subtilités scolastiques, mais il ne leur saurait interdire la pratique des arts instructifs et édifians. Un an avant sa mort, en 1225, un des siens, Fra Jacopo Torriti, signe la mosaïque absidale du Baptistère, à Florence. Trois ans plus tôt, François lui-même, au couvent de Subiaco, semble avoir posé, devant un peintre qui l’y a représenté, debout, en pied, de grandeur naturelle, sur la muraille, coiffé du capuchon, en simple moine et pèlerin, sans stigmates ni auréole (1222). D’après saint Bonaventure, un autre portrait du saint, sans stigmates, c’est-à-dire, fait de son vivant, se trouvait, un peu plus tard, dans la chambre d’une grande dame, à Home. La pieuse patricienne se désolait de cette omission, mais, à force de prières, elle obtint le renouvellement, sur la peinture même, du miracle de l’Alverna. Un beau matin, les stigmates s’y trouvèrent imprimés spontanément. La patricienne est assurément cette fidèle amie et protectrice du Saint, qu’il appela à son lit de mort, Madonna Jacobina de’ Settesoli, de la grande famille des Frangipani, qui repose auprès de lui dans la Basilique d’Assises. Le tableau légué par elle se voit encore dans l’église San Francesco a Ripa. Même type, maigre, basané, barbu, aux yeux noirs et perçans, qu’à Subiaco, celui qu’on trouvera encore, après sa mort, en 1235, sur le panneau de Berlinghieri, à Pescia, sur ceux de Giunta ou quelque autre Pisan dans la basilique d’Assise et à Sainte-Marie des Anges. Avec quelques différences de détails, c’est bien l’Italien, sec et délicat, vif et nerveux, dont Thomas de Celano nous a laissé, au physique et au moral, le signalement précis et minutieux, en style de passeport ou de fiche judiciaire : « Homme très éloquent, de visage gai, d’esprit bienveillant, aussi exempt de bassesse que d’insolence. Taille ordinaire, plutôt petite, tête moyenne et ronde, face oblongue et saillante, front étroit et lisse, yeux moyens, noirs et francs, cheveux bruns, sourcils droits, nez régulier, droit, effilé, oreilles écartées, mais petites, tempes polies, langue mobile, brûlante, aiguë, voix véhémente et douce, claire et sonore ; dents serrées, égales, blanches ; lèvres moyennes et fines ; barbe noire, un peu clairsemée ; col mince, épaules droites, bras courts, petites mains et doigts longs, ongles saillans, jambes fines, petits pieds, peau tendre, très peu de chair. Des vêtemens grossiers, un sommeil très court, la main très libérale. Et comme il était très humble, il montrait la plus entière mansuétude à toutes gens, se conformant, pour être utile, à leurs us et coutumes. Le plus saint parmi les saints, il semblait presque, parmi les pécheurs, être l’un d’eux. »

Dans les tableaux d’Assise, néanmoins, le type, moins ferme et moins sain, commence déjà à s’allonger et à s’émacier, le visage à se dessécher et pâlir, suivant l’idéal de mysticisme maladif qui se substitue, par le travail légendaire, dans les imaginations dévotes, au souvenir de la réalité. De grossiers copistes comme Margaritone d’Arezzo feront, du fils de la belle Pica, une sorte d’idiot, hagard, aussi laid que sale. Mais à la fin du siècle, par une juste réaction, Cimabue et Giotto lui rendront sa vivacité juvénile, sa beauté virile, sa noblesse sénile, avec la liberté d’interprétation que leur donne leur science acquise, mais une liberté respectueuse encore du type consacré. C’est après eux, seulement, qu’avec le temps, cette interprétation se montrera de plus en plus fantaisiste et personnelle. Dès lors, en effet, le Poverello, canonisé, sanctifié, transfiguré, devient, comme le Christ et la Vierge, un type surhumain et immortel, que l’imagination des artistes, comme celle des croyans, modifieront indéfiniment au gré de leurs rêves et de leurs pensées, de leurs sentimens et de leurs intelligences.


II

L’impulsion donnée par le génie sensible et humain de saint François se fit donc immédiatement sentir, de son vivant même, dans la peinture du portrait et la mosaïque décorative. Elle détermina, presque aussi vite, une transformation et une évolution significatives de l’iconographie évangélique et de l’art légendaire. C’était l’usage alors de suspendre, dans les églises, de grands Crucifix de bois et des Ancone avec images du Christ et de la Vierge, sur la poutre transversale, à l’entrée du chœur, au-dessous de l’arc triomphal. Sous l’inspiration franciscaine, les deux saintes effigies modifient, aussitôt, dans l’esprit nouveau, leurs attitudes solennelles et rigides, respectées par les arts byzantin et roman. Une longue suite de reproductions données par M. Venturi, dans sa Storia dell’ arte italiana, permet de constater avec quelle rapidité s’opéra ce rapprochement de la divinité et de l’humanité, par la communauté des souffrances. A Spoleto, Assise, Arezzo, Florence, Pise, dans toutes les villes de Toscano-Ombrie, avant la révolution franciscaine, « Le Christ, dit M. Venturi, très calme, pend sur la croix, tête dressée, yeux ouverts, impassible, comme si les clous ne lui avaient pas transpercé pieds et mains ; il étend horizontalement les bras, sans effort, les pieds appuyés sur une tablette ou une corniche, sans plis ni torsions dans les jambes. » Mais aussitôt que l’esprit franciscain a réveillé la pitié dans l’âme des foules, l’âme des artistes en est également émue. « Il semble qu’un frisson agite le Christ suspendu. Il s’affaisse de tout le poids de son corps, sur ses bras, il clôt les yeux comme en un spasme atroce, le front sillonné de rides, les doigts contractés, le corps tordu, les pieds raidis sur la tablette infâme. » Saint Bonaventure pourra bientôt dire : « Son beau visage pâlit, il agonise comme nous, les mortels, ses deux yeux se voilent, il laisse tomber sa tête sur ses épaules, en sortant de cette vie douloureuse. » La maladresse inquiète des peintres encore tâtonnans, dans ces premières recherches de vérité, accentue, avec une rudesse naïve, l’angoisse touchante ou effrayante de cette agonie divine. Presque toutes les mêmes villes en offrent des exemples significatifs à côté des types byzantins.

Pour la Vierge-Mère, il en va de même. C’est avec plus de hâte encore et de variété qu’on la voit s’humaniser et se familiariser. Ne s’agit-il pas de ce qu’il y a de plus agréable aux yeux de l’homme, de plus doux à son cœur, la femme et l’enfant ? Jusqu’alors la Vierge trônant, Impératrice couronnée, grave, solennelle, présentait des deux mains l’enfant, assis sur ses genoux, drapé dans sa toge, lui aussi, grave, droit, de face, bénissant, de la main droite, suivant les rites. La voici qui dépouille ses parures de cour, se coiffe d’une capuche, puis d’un voile ou linge, comme les plébéiennes ; son bambino redevient l’enfant tendre et joueur, en tunique brodée ou simple chemisette, qu’elle porte sur l’un de ses bras, penchée sur lui, tandis qu’il l’embrasse, la caresse, l’interroge. Et presque aussitôt, en des mixtures diverses de byzantinisme, de romanisme, de naturalisme, suivant les traditions et les imaginations locales, en Ombrie et en Toscane, le groupe familial se vivifie et se modifie avec cette merveilleuse variété qui rend les manifestations de l’art italien si sympathiques et si intéressantes jusqu’à l’écrasement des écoles régionales, au XVIe siècle, par l’organisation officielle d’une unité déprimante et factice et la domination de l’éclectisme académique.

Ce ne sont pas seulement les deux grandes figures de l’Evangile, puis, bientôt, celles des Saints, qui se rajeunissent et s’animent. Autour d’eux, sur les mêmes panneaux, les figurines se multiplient, s’agrandissent, se groupent et se superposent, en des petites scènes, storiette, illustratives et explicatives. L’art légendaire, l’art historique, celui qui sera la gloire de Giotto et de ses successeurs s’annonce, se prépare, se forme. Le premier portrait sur bois de saint François, à Pescia (1230), porte six storiette, deux biographiques, le Prêche aux Oiseaux, la Vision des Stigmates, sujets significatifs bientôt populaires, et quatre scènes de guérisons miraculeuses, preuves visibles de la puissance du nouveau Saint. C’est encore la facture sommaire des enluminures byzantines, avec certains détails orientaux, mais d’une maladresse déjà plus franche et plus simple dans l’indication des poses, et mouvemens. A mesure que l’image vénérée se multiplie, les storiette et le nombre de leurs acteurs se multiplient aussi en s’agrandissant. Le Saint, dans la basilique d’Assise, se manifeste par quatre miracles seulement ; mais quelques notations maladroites y indiquent déjà un certain souci des architectures et des paysages. A Pistoia, un peu plus tard, en voilà six ; à Sienne, huit ; à Florence, vingt.

En même temps, la Vierge d’abord, puis les autres Saints populaires bénéficient de l’élan d’imagination qui inspire les biographes franciscains. La légende de sainte Glaire, la compatriote et l’associée fidèle de François, se déroule en huit tableautins, autour de son portrait, dans l’église qui lui est consacrée. Celles de sainte Marie-Madeleine, sainte Catherine, sainte Cécile, sainte Ursule et bien d’autres, recueillies par les musées toscans, montrent les étapes intéressantes de ce progrès. Là s’élabore lentement pour l’art des fresquistes en Italie, comme autrefois en France, dans les miniatures, pour l’art de nos imagiers et de nos verriers, un fonds inépuisable de groupemens, mouvemens, gestes, le plus souvent mal rendus, mais naturels et spontanés, d’où va sortir, dans Assise même, cette merveilleuse floraison d’épopées grandioses ou familières qui annonce, d’abord, les approches, puis détermine l’arrivée définitive, d’un renouveau durable et lumineux.

Les sculpteurs toscans, mieux outillés, dès le commencement du siècle, sous des influences venues à la fois du Nord et du Midi, avaient pris, de leur côté, une part active à ce mouvement, avec une incontestable supériorité technique. Il ne semble pas toutefois que ce franc retour à la vérité, cette observation sincère et nette de la réalité, cette traduction, noblement et délicatement expressive, des passions habituelles et des émotions les plus pures de l’humanité, soient principalement dus, comme on le répète, à Nicolas, citoyen de Pise, mais d’origine apulienne. Si l’on en juge par son célèbre chef-d’œuvre à Pise, la chaire du Baptistère (1260), ce qu’apporta, surtout, son génie, robuste et dramatique, dans l’art local, fut l’admiration, chaleureuse et intelligente, mais violente et presque exclusive, d’abord, pour la facture puissante, massive, tourmentée des sarcophages romains. Cette admiration va jusqu’à la transformation pure et simple des matrones, déesses, empereurs, rhéteurs païens, en personnages chrétiens, la Vierge, Jésus-Christ, les Apôtres et les Saints. S’il se montre, pour la technique, un admirable novateur et précurseur, il s’affirme, pour l’imagination, un réactionnaire décidé, en lutte avec l’esprit de son pays et de son temps, à l’heure même où François d’Assise, ses disciples, ses poètes, ses artistes, viennent de réveiller, pour les beautés simples de la vie actuelle et de la nature environnante en même temps que pour les espérances célestes, un enthousiasme chrétien et spiritualiste, d’une tendresse et d’une délicatesse encore inconnues.

L’heure du dilettantisme classique et des virtuosités professionnelles, heureusement, n’était pas encore sonnée. Par un phénomène qui n’est point rare dans l’histoire des lettres et des arts, ce furent les collaborateurs mêmes et les élèves du maître, qui réagirent, peu à peu, sur lui pour diriger l’action de son génie dans un sens plus conforme à l’évolution générale des intelligences et des cœurs. Avant l’arrivée de Nicolas, on trouve déjà à Pise, Lucques, Pistoia, nombre de bas-reliefs, d’une inspiration simple, claire, expressive, assez proche du style courant en Provence, Lombardie, Bourgogne. Est-il téméraire de croire que les premiers collaborateurs ou élèves de l’Apulien, Fra Guglielmo, pisan, Arnolfo di Cambio, florentin, plus tard, son fils même, Giovanni, grandis et formés dans un milieu moins archaïsant, l’aient spontanément, insensiblement, amené à assouplir, simplifier, alléger sa propre manière, en même temps qu’à laisser leurs tempéramens et goûts personnels se manifester de plus en plus librement dans l’exécution des maquettes ou dessins qu’il leur pouvait fournir ? En fait, le retour décisif de l’art naturaliste à l’observation sincère de la vie présente n’est effectué que dans les bas-reliefs de l’Arca di san Domenico, à Bologne, représentant des épisodes de la vie du Saint (1267). D’après tous les documens, le maître d’œuvre, le chef d’atelier, fournisseur du plan, est bien Nicolas, devenu Nicola Pisano, mais le sculpteur est Fra Guglielmo, ce dominicain de Pise, déjà connu, avant 1260, par les bas-reliefs d’une châsse à Cagliari. Si l’ampleur lourde de quelques draperies, certaines têtes de comparses empruntées aux vieux sarcophages, çà et là, rappellent l’enseignement de Nicolas, tout le reste, clarté des groupemens, simplicité et justesse des attitudes, exactitude des costumes monastiques, naturelle ingénuité, sensibilité des gestes et des physionomies montrent une parenté singulière, par leurs qualités, discrètes et touchantes, avec les bas-reliefs de nos cathédrales (Cf. à Saint-Denis, Chartres, Paris, Amiens, etc.). L’évolution féconde dès lors est décidée. En attendant qu’ils trouvent, plus tard, des occasions de développer, en des monumens personnels, leur intelligence croissante de la vie, de l’expression et de la grâce, tous les élèves de Nicolas, dans leurs œuvres collectives (chaire de Sienne, 1266, fontaine de Pérouse, 1278) s’enhardissent librement à développer leur originalité. Par une savante et judicieuse analyse visuelle, à l’aide des pièces d’archives, M. Venturi s’est efforcé de restituer à chacun d’eux, Arnolfo, Giovanni, Lapo, sa part dans le travail de ces deux chefs-d’œuvre, et ses conclusions ont toutes apparences de justesse. C’est dans leurs nobles et vivantes statuettes que les peintres ont pu et dû apprendre ce qui leur manquait encore, la vivacité des formes et le sentiment de la beauté.

A quelle époque fut entreprise la décoration picturale de la Basilique d’Assise ? Vers 1236, probablement. Cette année-là Frère Elie, à l’apogée de son pouvoir, s’y fait peindre, à genoux aux pieds du Christ, par Giunta, de Pise. Le tableau, signé et daté, a disparu depuis deux siècles, mais plusieurs crucifix, à Pise, un triptyque, à Pérouse, avec un saint François, presque identique à celui d’Assise, nous peuvent donner idée de sa manière : c’est encore du byzantinisme, mais déjà inquiet et soucieux de vérité. On a donc pu, sans invraisemblance, lui attribuer les fresques, supprimées, en grande partie, par l’ouverture des chapelles latérales, dans la nef inférieure, et dont quelques fragmens, presque invisibles, achèvent de périr dans les écoinçons des arcades, au-dessus des piliers. On a proposé, aussi, les noms de Fra Giovanni Torriti, le Florentin, et de Guido, le Siennois, sans preuves plus certaines. Quel qu’en soit l’auteur, son œuvre imparfaite marque avec netteté le premier pas vers la libération prochaine, dans la conception et dans l’exécution. Ne fut-ce pas alors, en effet, une innovation hardie de substituer au parallélisme traditionnel et officiel, déjà huit fois centenaire de la Bible et de l’Évangile, le parallélisme de la Légende du Christ et de celle de saint François ? Rien ne dénote mieux l’extraordinaire enthousiasme qu’excita la conformité, désirée et réalisée, sur tant de points, par le nouveau Christ avec l’ancien. D’un côté donc, voici quelques acteurs de la Passion divine, dans les vestiges d’un Crucifiement, d’une Déposition de Croix, d’un Ensevelissement. De l’autre côté, face à face, on voit ceux de la Passion humaine, en des épisodes déjà populaires de la Légende franciscaine, la Rupture de François avec son père, le Songe d’Innocent III, les Stigmates, l’Examen du cadavre. Ici, l’effort est visible pour traiter avec vraisemblance des sujets contemporains. Premier rappel, timide encore, mais sérieux et sincère, fait à la vérité, par le génie toscan ! En admirant la loyauté de cet art maladroit, mais plein de promesses, on ne peut que s’associer aux sentimens de M. Pératé : « Ces pauvres fresques nous émeuvent par l’idée de tout ce qu’elles ont libéralement offert à Giotto. Si elles n’ont pas éveillé son génie, elles l’ont du moins inspiré profondément… Quel qu’il soit, ce peintre mystérieux mérite mieux qu’un souvenir, il mérite un peu de la gloire si abondante répartie au maître dont le nom est inséparable d’Assise et de saint François. »

Après ce premier travail, la décoration de l’édifice subit un arrêt plus ou moins long, sans doute à cause des débats constans, au sujet de l’art, entre les différens partis de la religion franciscaine. Lorsqu’elle fut reprise, ce fut d’abord, semble-t-il, dans l’église supérieure, laquelle, d’après M. Venturi, « était restée nue et froide » jusqu’au généralat de Fra Girolamo Mascio, d’Ascoli (1274-1279), un zelantissimo. Celui-ci, bientôt Pape, sous le nom de Nicolas IV, poursuivit, avec une activité passionnée, l’achèvement décoratif de la Basilique. Par ses soins, et dès sa promotion peut-être comme chef de l’ordre, une escouade d’artistes, venue de Rome, dressa ses échafaudages, sous la voûte et dans le transept de la claire église d’en haut. Les mosaïstes et peintres de Rome avaient été, au XIIe siècle, les premiers et vrais précurseurs de la Renaissance par leurs beaux travaux de restauration et décoration, sous les grands papes lettrés et militans (Basilique Saint-Clément, Sainte-Marie du Transtévère, etc.). Ils tenaient encore, à ce moment, le premier rang en Italie. Bien que des artistes byzantins fussent encore parfois appelés dans la Ville éternelle, et que leurs ouvrages, austères et grandioses, y fussent admirés et imités, néanmoins un art indigène, plus inégal dans sa technique, mais plus libre dans ses tendances, et surtout plus conforme aux traditions locales, pagano-chrétiennes, toujours vivantes dans les ruines de l’antiquité, s’y était utilement formé. Les Cosmati, notamment, jouèrent un rôle important dans cette évolution. C’est par l’activité infatigable de cette nombreuse famille que, durant plus d’un siècle, se multiplièrent, dans les églises de Rome et des régions voisines, ces monumens exemplaires, cloîtres, tombeaux, ambons, tabernacles, pavemens, candélabres, etc., où la sculpture, la mosaïque, la peinture s’associent, constamment, avec une variété de combinaisons décoratives dont le charme et l’élégance nous ravissent encore. C’est dans leurs ateliers que se forma le plus grand artiste romain de cette époque, Pietro Cavallini, longtemps regardé comme l’élève de Giotto, d’après les suppositions de Vasari, alors qu’il fut son aîné, son précurseur et probablement son maître. C’est encore sous leurs influences que se développèrent, soit en même temps que Cavallini, soit sous sa direction, les autres peintres qui l’accompagnèrent à Assise, romains ou florentins, Fra Jaeopo Torriti, Filippo Rusuti, Gaddo Gaddi, Giovanni Cimabue, etc.

L’incertitude des dates pour les âges, les éducations, les voyages, les travaux de ces différens artistes, le délabrement, aggravé par les réfections anciennes ou récentes de leurs fresques, rendent assurément fort difficile une répartition exacte de leur activité, et même une attribution probable de leurs rôles respectifs dans cette vaste opération collective. Ce qui semble assez vraisemblable, néanmoins, c’est la prépondérance, successive ou simultanée, des deux chefs, reconnus alors et constatés par l’histoire, de l’école romaine et de l’école florentine, Pietro Cavallini et Giovanni Cimabue. Cavallini est déjà un maître célèbre ; à la même époque, ou peu de temps après, il est chargé de décorer, par mosaïques et peintures, la basilique de Saint-Paul où le Florentin Arnolfo di Cambio édifie et sculpte l’élégant tabernacle dont les sculptures sont déjà empreintes d’une grâce attique (1295). Bientôt il va, dans les mosaïques du chœur à Santa Maria del Trastevere, rajeunir, dans un esprit nouveau de simplicité familière, les épisodes les plus populaires de la Légende virginale, et dans les fresques grandioses de Santa Cecilia, récemment rendues à la lumière, témoigner d’une vigueur imposante dans le développement original des traditions indigènes. De 1308 à 1314, enfin, on le trouve, à Naples, dans ce milieu français qui accélère si nettement l’évolution naturaliste, occupé et pensionné par le roi Robert, ainsi que ses compatriotes, Giotto, Arnolfo di Cambio Giovanni Pisano, Tino di Camaino, etc., etc. M. Verituri n’hésite pas à lui attribuer ces vivantes et dramatiques peintures de Santa Maria Donna Regina où M. Bertaux voyait la main des Siennois. « C’est, dit-il, son testament de peintre. »

Vis-à-vis de Cavallini le Romain, son cadet, quel fut, quel put être le rôle de Cimabue le Florentin, son aîné ? Dès 1272, nous l’avons rencontré à Rome. Qu’y apportait-il de son pays ? Peu de chose, sans doute, si l’on en juge par la persistance des pratiques et formules démodées dans la coupole en mosaïque du Baptistère florentin, commencée par le grec Apollonios, continuée par Andréa Tafi. En revanche, il y reçut certainement, de tous côtés, des leçons de style monumental, dans les églises encore pleines de monumens et débris antiques, récemment restaurées et décorées par les Cosmati, si habiles à combiner, dans leurs sculptures et mosaïques, la séduction brillante des polychromies orientales et l’élégance pure et claire du marbre blanc. Que sa réputation l’y ait précédé, ou qu’il l’y ait acquise, durant son séjour, il y fut, semble-t-il, fort occupé. On lui attribue une forte part dans la suite des Légendes de saint Pierre et saint Paul, peintes vers 1275, sous le portique de la Basilique vaticane : c’était un long cycle de scènes dramatiques, malheureusement détruit au XVIe siècle avec la vénérable bâtisse. Nous ne pouvons plus juger de leur valeur comme style, mais nous connaissons, du moins, leur intérêt comme compositions narratives, par les grossières copies qu’en fit alors Deodato Orlandi, dans la nef de San Piero di Grado, près de Pise, et quelques dessins, pris sur place au XVIIe siècle, avant la destruction, par J. Grimaldi (Bibl. Vatican. Cod. Barberiniano, XXIV, 50). C’est peu de temps après que Cimabue se rendit à Assise où il dut séjourner plusieurs fois.

L’œuvre considérable qui lui est attribuée, comme celle que l’on accorde à Cavallini, dans la basilique franciscaine, ne peut être déterminée que par la comparaison avec leurs peintures authentiques, disséminées ailleurs. Il en est de même pour tous leurs associés probables dans cette énorme entreprise, Fra Jacopo Torriti (deuxième du nom), franciscain, l’auteur, avec un autre frère mineur, Fra Giacomo da Camerino, des belles mosaïques absidales à Sainte-Marie Majeure et Saint-Jean de Latran (1295), Gaddo Gaddi et Filippo Rusuti qui travaillèrent aussi à Sainte-Marie Majeure. Ce dernier, bientôt appelé à Paris par le roi Philippe le Bel, avec deux autres maîtres romains, y touchera pension, comme peintre de la Cour, de 1309 à 1317. Malheureusement, la disparition totale de leurs œuvres dans notre pays ne nous permet point de constater l’influence qu’ils durent exercer sur notre école nationale.

Il faut bien ici, néanmoins, s’efforcer de rendre à ces vaillans ouvriers des premières heures la justice reconnaissante qui leur est due. Justice collective, c’est facile, car l’ensemble de leur œuvre, si mutilée qu’elle soit, reste encore surprenant et admirable. Justice distributive, c’est moins aisé ! Et pourtant, comment ne serait-on pas tenté de s’y essayer ? M. Venturi, après Crowe et Cavalcaselle, Strzygovvski, Zimmermann, Thode, Hermanin, Toesca, l’a fait avec une patience exemplaire, et, s’il ne semble pas toujours possible d’accepter, sans réserve, ses affirmations non plus que celles de ses prédécesseurs, on éprouve toujours un vif plaisir à le suivre dans ses analyses et observations.

Selon lui, le plus ancien témoignage de son génie novateur laissé par Cimabue doit être cherché, dans l’église inférieure, à la base d’une voussure portant huit épisodes évangéliques de style giottesque, une Madone avec saint François. La Vierge, comme dans les retables de l’Académie à Florence et du Louvre à Paris, y siège sur un fauteuil royal que gardent et soutiennent, de chaque côté, des anges, aux têtes penchées, aux mains effilées, de physionomies graves, mais douces et attendries, qui sont bien de la même famille. Le saint François est une transposition, assez fidèle, de l’effigie primitive, par une main plus souple et plus habile, qui atténue la maigreur fiévreuse, l’allongement excessif de l’image maladive conservée dans la sacristie. D’autres critiques, au contraire, s’étonnant que les autres cadres de la fresque aient pu attendre si longtemps leur décor, croient devoir reporter la date du morceau aux dernières années de l’artiste. En tout cas, nul ne lui en conteste la paternité.

Soit avant, soit après cette œuvre typique, c’est pourtant dans l’église supérieure que Cimabue, Cavallini et leurs associés ont déployé, sur un plus vaste champ, toutes les ressources de leurs imaginations décoratives et de leurs talens poétiques et dramatiques. Malgré la dégradation de certaines parties, c’est encore, dans le transept et dans la nef, un émerveillement pour les yeux d’abord, pour l’esprit ensuite, devant l’unité, enveloppante et fascinante, de l’ensemble décoratif. Grandes compositions, figures accouplées, figures isolées, en pied ou en buste, s’y suivent ou s’y entremêlent, du haut en bas, sur les soubassemens et parois, dans les écoinçons des baies, derrière les colonnettes de, s galeries, dans les segmens des voûtes. Ces apparitions sont distribuées avec tant de clarté et de variété, si harmonieusement séparées à la fois et rapprochées, par les bordures et nervures en plate peinture, à décors géométriques ou fleuris, que l’on se sent comme transporté et baigné dans une atmosphère idéale pleine de visions colorées et parlantes. C’est l’impression subtile et pénétrante qu’on éprouve en Italie dans toutes les églises et palais où l’ensemble du décor Moyen âge et Renaissance est resté à peu près intact, à Saint-Marc de Venise, par exemple, à l’Arena de Padoue, etc.

Dans cette énorme épopée évangélique, la part de Cimabue, d’après M. Venturi, serait très importante. D’abord, dans le transept, les deux grands Crucifiemens, occupant, face à face, tout le fond de chaque bras. Pouvait-on trop multiplier, sur le tombeau du Saint qui pleurait au seul souvenir de la Passion, les représentations du Calvaire ? Ces deux scènes capitales sont, d’ailleurs, dans un état déplorable. L’une, surtout, à droite, est si gâtée par l’humidité des murs que les couleurs en sont toutes décomposées. Les figures, jadis claires, ne s’enlèvent plus qu’en taches noires, flottantes et déchirées, comme des chiffons brûlés, sur les fonds incertains. On dirait d’un mauvais négatif de photographie. Et pourtant, et pourtant ! Pour peu qu’on tienne l’œil fixé sur ce cimetière, on y voit lentement sortir de leurs tombes une quantité de spectres agités, si expressifs dans leurs attitudes, si vrais dans leurs mouvemens, qu’on reste violemment ému devant l’action tragique à laquelle ils prennent part. Quelle ferveur dans le Saint François, prosterné au pied de la croix ! Quel désespoir, quelle explosion de tendresse et de remords, dans la Madeleine, debout, dressant ses bras tendus vers le supplicié ! Quelle dignité, quelle majesté de douleur contenue dans l’attitude accablée de la Vierge et des Saintes Femmes qui l’escortent ! Et dans les hauteurs du ciel, au-dessus des gibets, quelle tempête, quelle apothéose ! Tandis que le Christ, subissant la dernière épreuve de son humanité, s’affaisse, meurtri et brisé, sur le bois infâme, fermant les yeux, laissant tomber sa tête, voici que, de tous côtés, battant l’air à grands coups d’ailes, des anges descendent pour recueillir son sang et ses larmes. « La tragédie du Calvaire, dit M. Venturi, est renouvelée avec une énergie de fer. » Elle est, en effet, si bien renouvelée, que tous les artistes de l’avenir ne pourront presque rien y ajouter. Quand on voit qu’on peut retrouver la même vigueur, tout à côté, dans une dizaine de scènes empruntées à l’Apocalypse, aux Légendes de la Vierge et de saint Pierre sans compter les Anges et Prophètes rangés sous les arcades, on est stupéfait d’une telle fécondité et de tels progrès si rapidement accomplis.

Que resterait-il donc à Cavallini et à ses collaborateurs romains ? Une part énorme encore et plus qu’estimable. D’abord, dans la nef, entre les fenêtres, des épisodes de la Genèse, essais préparatoires ou répétitions des mêmes sujets traités par lui à Saint-Pierre de Rome, comme le prouvent les dessins d’un manuscrit conservé au Vatican, quelques scènes bibliques et évangéliques, et, dans les voûtes, un grand nombre de saints et prophètes. Dans quelques-unes de ces figures, M. Venturi retrouve la facture de Fra Jacopo Torriti, dans d’autres (les Quatre Docteurs, par exemple) celle de Rusuti. Tout cela peut être discuté. Mais, ce qui n’est pas discutable, c’est la tournure épique et grandiose de certaines figures encore respectueuses de l’idéal byzantin, c’est l’allure ferme et grave, l’expression ardente, dure, passionnée, tragique, de quelques autres, avec leurs masques de vieux Romains, empruntés aux fresques funéraires, toutes s’efforçant de sortir du passé, en se retrempant et se fortifiant dans un air plus libre et plus sain, au contact de la réalité. Qu’on regarde, par exemple, l’Abraham levant son couteau sur Isaac, le Jacob bénissant Esaü et bien d’autres, on sent bien là une fermentation féconde de grandes traditions vieillies, d’où va jaillir, sous un souffle plus frais et plus pur, l’ivresse d’un idéal nouveau, moins imposant, mais plus humain !


III


Lorsque les yeux descendent des hauteurs où s’entrevoient, entre les fenêtres, sous les voûtes, ces épisodes de la Genèse par les vieux maîtres de Pise, Rome et Florence, et qu’ils s’arrêtent au-dessous, sur les deux rangées régulières de cadres simulés où se déroule la suite des actes et miracles de saint François, quelle surprise à la fois et quel émerveillement ! Certes, là-haut, de ces longues et maigres figures, mal dégagées encore de la solennité byzantine, se posant ou se tordant, sous les plis secs de leurs draperies minces, et, plus près, de ces figures trapues et pleines, dont les têtes carrées, les gestes énergiques, les yeux durs et noirs, dénoncent l’origine latine, se dégage une poésie hautaine et grandiose, dont on ne saurait méconnaître la majesté épique ou dramatique. Un effort sincère, vers un idéal nouveau de vérité plus vivante et de beauté plus émue, s’y manifeste çà et là. Mais sans parler des incorrections grossières et des banalités traditionnelles qui blessent nos regards trop avisés, cet effort est visiblement trop pénible et trop incertain pour secouer, tout à fait, le poids oppressant des formules et conventions séculaires. Les artistes, en ces sujets rebattus, restent encore impuissans à les rajeunir, à leur insuffler la candeur et la tendresse franciscaines qui, pourtant déjà, hantent leurs imaginations.

Non, il n’y a pas à s’y tromper !… C’est ici qu’apparaît le vrai Libérateur. Pour ceux qui ont frissonné, pensé, rêvé, devant les vieilles fresques de Giotto, dans la chapelle de l’Arena, à Padoue, dans les chapelles Bardi et Peruzzi de Santa Croce, à Florence, c’est bien le même nom, unique et glorieux, qui leur monte aux lèvres ! Oui, c’est bien lui, le fils robuste du campagnard toscan, le Florentin avisé, observateur, laborieux, en qui l’intelligence pratique des réalités s’associe à la noblesse supérieure de l’imagination et à la clarté libre de la pensée. C’est bien le compatriote, contemporain, ami de Dante Alighieri, qui, en même temps, avec un semblable génie, par une même association harmonieuse de vérité et de beauté dans leurs créations, ouvre à l’art, comme lui à la poésie, des routes et des perspectives encore ignorées, avec une grandeur de conception et une puissance d’exécution qui ne seront guère dépassées.

Ce n’est pas que nombre de questions, à ce sujet, ne soient encore pendantes. A quel âge, par exemple, dans quelles conditions de talent et de renommée, à quelles dates, combien de fois, Giotto est-il venu travailler dans la Basilique d’Assise ? Quelles sont les œuvres qu’on peut lui attribuer, soit dans l’église supérieure, soit dans l’église intérieure ? Quels y furent ses collaborateurs, les uns ses condisciples, les autres ses élèves ? Toutes questions intéressantes, assurément, et qu’il faut bien, dans une certaine mesure, essayer d’élucider, sans prétentions de les résoudre. Constatons, d’abord, les faits certains. Examinons ensuite les œuvres. Et peut-être, à défaut de dates écrites, si souvent trompeuses, nos yeux suffiront à nous donner de sérieuses probabilités. Pour les quelques œuvres de Giotto échappées aux ravages du temps et des hommes, trois dates seulement semblent certaines : celles de 1298 pour la commande de la Mosaïque, la Navicella dans la basilique Saint-Pierre à Rome, de 1206 pour la décoration de la chapelle dell’Arena à Padoue, celle de 1220 à 1230 environ pour les peintures dans l’église Santa Croce à Florence. Ce sont là les points de repère qui peuvent et doivent servir à fixer, si possible, la chronologie des autres travaux, par la comparaison du style, dans les conceptions imaginatives et la réalisation technique.

Vasari nous dit que Giotto fut appelé à Assise par Fra Giovanni di Muro della Marca, nommé général de l’ordre en 1296. Rien de plus vraisemblable que celto tradition. Quelle que soit la beauté de ces fresques de Saint François, on n’y trouve point encore la puissance magistrale qui, sous les outrages des restaurations successives, nous montrent pourtant dans la Navicella une décoration monumentale de maturité plus complète, ni cette vigueur et cette sûreté dans la mise en scène pathétique et la présentation plastique, qui affirment les progrès incessans du penseur et du praticien dans l’art légendaire et historique, à Padoue et à Florence. C’est donc bien un travail antérieur, un travail de jeunesse, avec tous les charmes et toutes les inquiétudes, toutes les affirmations ambitieuses et toutes les inexpériences tâtonnantes d’une virilité prochaine qui s’exerce et prend possession d’elle-même avec une hardiesse méthodique et réfléchie.

Quel âge donc avait Giotto en 1296 ? Quels avaient été ses maîtres ? Quels sont ses travaux antérieurs ? D’après Vasari, il n’aurait eu que vingt ou vingt et un ans. C’était bien invraisemblable ; mais le biographe enthousiaste ne voyait, dans cette précocité, qu’une attestation miraculeuse de la mission providentielle confiée par la volonté divine à son compatriote. Depuis longtemps, cette erreur est dissipée par le témoignage d’un contemporain. Du même âge que Dante : Giotto est né en 1265 ou 1266. Avant d’être chargé d’un travail aussi important et aussi nouveau que la représentation des actes d’un Saint récent, avec des grandes figures, dans son pays même, sous les yeux de vieillards qui pouvaient l’avoir connu, il avait donc eu le temps de mériter cet honneur en faisant ses preuves. Mais, ces preuves, où les avait-il données ? A Florence, à Rome, à Assise ? Probablement un peu partout. A Florence, il avait eu, certainement, pour maître Cimabue, dont l’empreinte se marquera longtemps encore dans ses madones et ses crucifix. Toutefois, ce maître n’est point sédentaire, on le trouve à Rome, en 1272, un peu plus tard, à Assise. C’est un homme illustre, de noble race, très glorieux, très recherché, un grand chef d’atelier. Est-il téméraire de penser que, suivant l’usage, il se faisait d’ordinaire accompagner et aider par ses meilleurs élèves ? Comment ne pas croire que le petit Giotto n’a pas connu Rome, ses monumens, ses artistes lorsqu’on retrouve, chez lui, tant de réminiscences et impressions romaines contre si peu de byzantines, malgré la persistance du byzantinisme à Florence chez l’autre professeur local Andréa Tafi ? Comment ne pas être certain qu’il a, de bonne heure, travaillé à Assise, sous les ordres de Cimabue, peut-être de Cavallini, en compagnie de Torriti, Rusuti, Gaddo Gaddi et quelques autres condisciples devenus plus tard, à leur tour, ses collaborateurs ? C’est l’opinion, du reste, généralement acceptée aujourd’hui. Il y a même de telles similitudes entre certains détails de facture chez ces maîtres et chez lui, qu’on a cru possible de lui assigner sa part déjà personnelle dans quelques peintures du transept, des voûtes, ou parois hautes, de l’église supérieure.

Giotto, non plus que Nicola Pisano, n’est donc point l’enfant du miracle, comme les Florentins se plaisaient à le proclamer. Il a des précurseurs, des préparateurs, des maîtres, dont il fut le collaborateur. Comme eux, à son tour, il aura des condisciples et des élèves qui deviendront ses aides. Ce serait folie de croire qu’à lui seul, il ait pu, de sa propre main, exécuter ces cycles énormes d’épopées religieuses et historiques par lesquels il proclame la bonne nouvelle à tous les bouts de l’Italie, à Florence, Pise, Bologne, Ravenne, Rimini, Rome, Vérone, Padoue, Milan, Naples. Toutefois, dans tout ce qui, de son vivant, porte son nom ou le nom d’un de ses élèves, l’unité d’une direction suivie se marque avec une autorité imposante. Après sa mort, cette autorité restera telle encore, que, durant un siècle, aucune école ne voudra, ne saura ou ne pourra s’y soustraire, jusqu’à l’évolution, scientifique et classique, déterminée par l’Humanisme.

C’est bien ce qui éclate déjà ici. Sans doute, même pour l’œil le moins exercé, dans ces vingt-huit scènes de la légende franciscaine, si tristement, d’ailleurs, altérées, désaccordées, dans leur épiderme, par d’impertinentes et barbares restaurations, il y a d’énormes différences dans la mise en œuvre du carton ou du dessin primitif. Il est clair que tel ou tel coopérateur, suivant ses tendances et sa capacité personnelles, allonge ou ramasse ses formes, allège ou appesantit ses draperies, étudie avec plus ou moins d’exactitude ou de fantaisie ses architectures ou ses paysages, donne une expression plus ou moins vive, plus ou moins intelligente à ses figures, et mène son coup de brosse avec plus ou moins d’ampleur, d’intensité ou de mollesse. Mais, n’est-ce pas le cas de toutes les œuvres monumentales et collectives à toutes les époques ? Le mérite des maîtres puissans du Moyen âge et de la Renaissance, est d’avoir su associer à leurs vastes entreprises d’autres maîtres assez intelligens pour les comprendre, assez expérimentés pour les traduire, sans les asservir à une contrefaçon humiliante, en utilisant leurs qualités personnelles, comme un bon maestro symphoniste, dirigeant son orchestre, utilise les virtuosités spéciales de ses instrumentistes. Le maestro n’en reste pas moins le maestro, l’œuvre n’en reste pas moins la sienne. Nous possédons les noms des sculpteurs qui travaillèrent à Sienne et à Pérouse avec Nicola Pisano, ceux des peintres qui assistèrent Raphaël dans les Chambres du Vatican, et de ceux que s’adjoignit Rubens pour exécuter les tableaux de la galerie de Médicis. La plupart étaient eux-mêmes des artistes supérieurs ou estimables, assez personnels et assez libres pour qu’on puisse reconnaître parfois leur travail particulier dans l’œuvre commune. Pourquoi ne pas accepter à Assise ce qu’on doit accepter à Rome, à Florence, à Venise, à Anvers, partout et en tout temps ?

Les fresques de Giotto, depuis quelques années, ont été ana lysées, en détail, par un grand nombre de critiques et hypercritiques. Il y a profit, assurément, à suivre ces analyses lorsqu’elles sont faites, avec conscience et sincérité, par des experts savans et compétens, tels que Cavalcasello et Crowe, MM. Venturi et Berenson, même lorsqu’elles aboutissent parfois à des hypothèses hasardeuses et contestables. Mais, de là, à vouloir substituer, en tête, les noms de Gaddo Gaddi, Rusuti, Puccio Capanna, ou tel autre, à celui que les traditions et les vraisemblances donnent pour le créateur et directeur, il y a loin encore. C’est donc avec bien des réserves que nous suivrons même M. Venturi dans l’ingénieuse et perspicace répartition qu’il fait des divers morceaux. D’après lui, sur les 28 compartimens, sept seulement (n° 1, 16, 19, 20, 21, 22, 23) auraient été peints par Giotto. Les autres seraient dus à quatre collaborateurs, Filippo Rusuti (n° 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12), un « maître des formes grandioses » Puccio Capanna (n° 2, 3, 4) ou l’un de ses compagnons (n° 13), un autre collaborateur, au coloris plus vif et plus clair (n° 5, 13, 14, 15, 17), le maître dit de Sainte Cécile (d’après un tableau aux Uffizi à Florence), le maestro dalle forme allungate (n° 25, 26, 27, 28). Nous voyons bien les caractères auxquels le subtil analyste croit reconnaître les œuvres personnelles de Giotto : la vivacité dans les mouvemens, l’expression plus libre et plus intense dans l’action dramatique. Mais, à ce compte, quelques-unes des compositions les plus admirées, celles où le caractère expressif des figures isolées ou juxtaposées, comme en des bas-reliefs, s’accentue dans les silhouettes et les masses, avec une vigueur plastique inconnue avant lui, ne lui appartiendraient donc pas ! Ce ne serait donc pas le style de Giotto qu’il faudrait admirer dans le Don du manteau au pauvre chevalier, le Rêve du Palais des Armures, les Démons chassés d’Arezzo, François devant le Sultan d’Egypte, la Nativité à Greccio, le Prêche aux oiseaux, dans cet admirable Paysan buvant à la fontaine, etc., etc., sujets parfois repris, complétés, perfectionnés plus tard, par le maître lui-même ! Vraiment, ce serait singulièrement réduire l’étendue d’une action générale, agissant, successivement d’abord, puis simultanément, sur presque toutes les parties de l’art, dont nous retrouvons les effets multiples et constans, dans toutes les œuvres postérieures du maître, à Rome, à Padoue.

En fait, rien de plus surprenant, de plus éloquent, de plus touchant que cette suite d’épisodes familiers ou miraculeux représentés, pour la première fois, avec une réalité de formes et de couleurs inconnues depuis l’Antiquité gréco-romaine. Sans doute, il ne faut pas l’oublier, depuis plus d’un demi-siècle, l’immense popularité des doctrines franciscaines, le travail continu des légendaires, depuis Frère Léon jusqu’à saint Bonaventure, superposant la poésie propre de leur enthousiasme et de leur admiration à la poésie originale des premières chroniques, avaient bien préparé les imaginations à voir reparaître, dans les arts comme dans les lettres, les enchantemens de la nature extérieure, les joies et les souffrances de la vie humaine. Sans doute, d’autre part, des progrès techniques lentement accomplis par les mosaïstes, sculpteurs, peintres, durant la même période, avaient également préparé les yeux à des réclamations et des exigences d’apparences plus exactes et plus complètes dans la fixation des rêves ou des souvenirs. Mais jusqu’alors, sauf à Bologne, pour la châsse de Saint-Dominique, aucun artiste ne s’était trouvé mis en face de sujets actuels à traiter en des proportions pareilles, avec un tel développement, dans leur milieu réel, avec leurs vrais costumes. Il ne s’agissait plus, cette fois, de compositions traditionnelles à ranimer, de formules imposées à rajeunir, c’était un monde nouveau à composer et organiser de toutes pièces, en extrayant ses élémens de la vie environnante. Le coup de génie, chez Giotto, fut de saisir, avec une hardiesse et une décision supérieures, l’occasion offerte de reconquérir, d’un coup, toutes les libertés. Non seulement, il avait compris qu’il fallait retourner devant la nature pour utiliser les traditions, mais il avait encore compris, comme devait le répéter sans cesse, trois siècles après, son arrière-petit-fils Léonard de Vinci, qu’il fallait consulter constamment, presque uniquement, la nature et la vie. Il est déjà facile de suivre ici, ce qu’on pourra suivre encore dans les œuvres postérieures du grand artiste, sous l’action de cette pensée maîtresse : une évolution progressive dans la puissance d’observation, de conception, d’invention, qui le mettra, successivement, en face de tous les problèmes que peut soulever son art. Et tous ces problèmes, il les posera, étudiera, et, souvent, résoudra avec une hauteur de vues qui le feront encore admirer, consulter, vénérer comme un maître et un père par les plus grands artistes de la Renaissance et des temps modernes.

Déjà, voyez dans la première scène : Un habitant d’Assise jetant son manteau sous les pieds du jeune François, avec quelle netteté, sinon quelle maturité, s’affirme le génie clair et vif du Florentin franchement libéré de toutes les formules byzantines et imitations romaines, observateur sincère, compositeur réfléchi, exécutant soigneux. L’épisode, ignoré ou négligé par les chroniqueurs contemporains, ne se trouve rappelé que dans saint Bonaventure où le peintre l’a trouvé. La scène se passe sur la place d’Assise. L’acteur principal, nous dit la Légende, est « un homme très simple, » mais il y eut quelques témoins pour attester et commenter son geste. Nous sommes en pleine vie contemporaine. Giotto, dans son enfance, a pu recueillir l’anecdote de la bouche même de quelques octogénaires.

Il place donc la scène sur la grande place comme s’il venait d’y assister : au fond, le temple de Minerve et le palais communal ; de chaque côté du groupe principal, un couple de citoyens, notables et lettrés, s’entretenant de l’affaire, avec surprise ou admiration. Pas d’autres figurans, que les seuls acteurs nécessaires à l’intelligence de l’action ; mais chacun d’eux étudié sur le vif, et, de pied en cap, puissamment expressif par l’attitude, le geste, la physionomie, le vêtement, et tous associés et concordant à l’unité générale de la représentation. C’est déjà la qualité maîtresse, dominante, fondamentale, qui restera toujours la marque supérieure de Giotto. Qu’il s’en tienne à deux, trois ou quatre figures, calmes et largement ou vivement plastiques, comme ici même et dans les scènes suivantes, ou qu’au contraire, de plus en plus hardi, il les assemble en groupes agités et compacts, sous le coup de quelque émotion douloureuse ou tragique, c’est le même esprit qui les anime. Suivant l’occasion et le sujet, il peut donner à leur corps plus de vigueur ou de souplesse, plus de tranquillité ou de mouvement ; il peut modifier aussi, suivant les cas, la façon de les présenter dans la lumière, soit par un modelé massif, saillant, sculptural, soit par des modelés moins accentués, plus souples et plus pittoresques. Quelles que soient les diversités de facture imputables aux divers traducteurs de ses compositions, et les déplorables altérations dues à de trop fréquentes et grossières restaurations, il reste facile de saisir, dans toutes les fresques suivantes, une progression incessante dans l’invention et dans la technique, la poursuite réfléchie et opiniâtre d’une plus grande perfection.

Dans la seconde scène, François donnant son manteau à un pauvre chevalier, d’autres intentions s’ajoutent aux premières. Le peintre nous avait dit tout à l’heure qu’il fallait situer l’action dans un milieu architectural, si elle avait une ville pour théâtre ; il nous dit maintenant que, si elle se passe à la campagne, il faut représenter la campagne ; il donne donc, sommairement encore, mais avec une vue nette de la réalité, quelqu’un de ces rochers abrupts et secs, clairsemés d’oliviers chétifs et couronnés de châteaux ou de chapelles, si communs dans la région. Le jeune François imberbe, coiffé d’un serre-tête, est plus simplement noble encore, et le vieux chevalier, qui reçoit le don, d’un mouvement plus libre. Dans leurs attitudes, leurs vêtemens, leurs physionomies, plus rien de conventionnel ; c’est la nature même, c’est la vie, avec sa variété, franchement, résolument observée, simplifiée, ennoblie, la vérité passagère se transformant en beauté définitive, par la seule franchise d’un œil clairvoyant et attentif, d’une intelligence sensible et réfléchie, d’une âme chaleureuse et profonde. La nature animale qui tenait une si grande place dans l’admiration et la tendresse de saint François et qui allait en tenir une si grande dans l’œuvre de Giotto, le fils du paysan, le petit gardeur de troupeaux, se montre déjà ici avec une étonnante vérité. Le cheval, de grandeur naturelle, d’où est descendu François et qui penche la tête pour brouter le gazon, tandis que son maître est en train de converser, est aussi vrai que les figures humaines. Il faudra longtemps après Giotto et ses collaborateurs, il faudra plus d’un siècle avant que Masaccio, pour les gens, Vittore Pisano et Jehan Fouquet, pour les bêtes, retrouvent cette netteté de vision et cette justesse d’exécution.

Que d’heures on passe, que de jours on pourrait passer à s’étonner et réfléchir devant ces manifestations juvéniles d’un incomparable génie ! Tous les problèmes de l’art pictural, tous ceux que les quattrocentistes florentins et vénitiens, que Léonard de Vinci et Michel-Ange, résoudront ou s’efforceront de résoudre, problèmes de composition et d’expression, de formes et de lumières, de perspective et d’anatomie, de rythmes linéaires et d’orchestrations colorées, s’y trouvent déjà indiqués et posés, avec une autorité magistrale et définitive, par ce prodigieux créateur. Si, dans la Vision des Armures et celle du Crucifix parlant, où le château féodal et l’église ruinés forment le décor important, l’effet de perspective est encore incertain, on l’y voit, cependant, attentivement cherché, et l’exactitude, dans la structure et l’ornementation architecturale, est déjà plus scrupuleuse. Toute la virilité expressive du dramaturge et du psychologue se développe enfin dans la Rupture avec son père, devant l’évêque d’Assise, quand le jeune converti, à qui Bernardone reproche ses pieuses prodigalités, se dépouillant brusquement de ses habits, les lui jette à terre avec son argent, tandis que l’évêque couvre sa nudité de son manteau. La mise en scène prêtait aux gesticulations violentes, mais l’artiste a réservé ces attitudes et ces explosions passionnées, où il excellera, pour des tragédies plus graves encore. Ici, tous les sentimens profonds de colère offensée chez le père, de conviction énergiquement résignée chez le fils, de dignité compatissante chez l’évêque, d’étonnement ou de curiosité chez les témoins, se traduisent en des mouvemens justes et simples, par la seule intensité d’expression morale qui anime les figures des pieds à la tête. Lorsque, plus tard, à Santa Croce, Giotto reprendra le même thème, il gardera cette première et naturelle disposition de ses acteurs, mais il saura leur imprimer, dans le geste et la physionomie, une expression plus vive et plus noble encore, témoignant ainsi, jusqu’à la fin de sa vie, du souci incessant de perfection qui n’aura cessé de diriger, depuis ses débuts, son infatigable activité. On trouvera également, plus tard, à Santa Croce, une réfection, agrandie, améliorée, approfondie de l’admirable scène, si saisissante encore, que nous voyons plus loin, Saint François devant le Sultan d’Egypte. La curiosité bien informée du peintre y présente déjà des types orientaux d’une exactitude toute moderne.

Autant les figures de moines, isolées ou accouplées, qui figurent dans les visions du Char de feu, des Trônes, des Démons d’Arezzo, du Prêche aux oiseaux, etc., sont d’un naturalisme franc et puissant, étudiées sur le vif au physique et au moral, avec une intelligence et une sympathie viriles et présentées, en des reliefs sobres et solides, avec une vigueur sculpturale ; autant celles des figures réunies qui se multiplient soit en des cérémonies solennelles, soit en quelques circonstances tragiques ou miraculeuses, s’y pressent et s’agitent avec des souplesses et des mouvemens bien rendus. La Fête de la Nativité à Greccio, la Mort subite, à la fin d’un repas, du Seigneur de Celano, l’Apparition du Saint au concile d’Arles, les Audiences pontificales, les deux scènes des Funérailles, et de la Lamentation des Clarisses sont vraiment des chefs-d’œuvre d’exactitude matérielle et morale, d’intelligence nette, grave, profonde pour la mise en scène sans emphase, et l’exécution pittoresque, sans manière et sans affectation, qui peuvent rester encore des modèles pour la représentation des scènes historiques. Assurément, dans ce remuement des foules, dans ces vivacités de mouvemens collectifs, où les corps s’entremêlent et s’assouplissent, où les expressions physionomiques se diversifient et se contrastent, nous reconnaissons, sans hésiter, l’empreinte de Giotto. Ce n’est point une raison suffisante, répétons-le, pour lui refuser une participation importante à l’exécution des figures plus paisibles et d’une facture plus accentuée. En fait, on ne trouve, avant lui et bien rarement après lui, rien qui réunisse autant les qualités nécessaires à la peinture monumentale, légendaire et historique. Le maître, l’inspirateur, le compositeur se sent partout, même lorsque la traduction de sa pensée est confiée à des interprètes d’une intelligence moins libre ou d’une expérience moins consommée, comme par exemple, dans les dernières pièces de la série, les Miracles après la mort du Saint. On a supposé que ces morceaux, d’une facture, en effet, plus molle, plus inégale et indécise avaient été exécutées, en son absence, par un élève moins habile que ses collaborateurs habituels. En tout cas, sous ses infériorités de traduction, on sent encore cet esprit du maître, cet esprit nouveau de sincérité et de naturel, par lequel se transforme, pour toujours, la peinture historique. Dès lors, et durant des siècles, c’est le génie de Giotto que l’on sentira, toujours présent, toujours actif, dans toutes les peintures murales en Italie. Lui-même allait bientôt revenir à Assise, pour y continuer son apostolat sous une autre forme. Mais avant d’y donner les modèles de la peinture symbolique et allégorique, il allait d’abord, à Padoue, renouveler et transformer les vieilles légendes évangéliques, avec autant de hardiesse et encore plus d’autorité qu’il n’avait renouvelé et transformé, à Assise, la légende récente du Saint local.


GEORGES LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Outre les ouvrages cités précédemment : P. F. Bonaventura di Sorrento, S. Francesco artista. Sorrento, 1887. — Ad. Venturi, Storia dell’ Arte Italiana, t. V. Milano, 1907. — André Michel, Histoire de l’Art, t. II (La peinture italienne avant Giotto et au XIVe siècle, par. M. A. Pératé). — Monographies de Giotto par Thode. Leipzig, 1899. — F. Mason Perkins. London, 1902. — Bayet. Paris, Collection des Maîtres de l’Art, 1908, etc.
  3. G. Joergensen, Saint François d’Assise, p. XXXVII.