Saint Augustin (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 757-794).
SAINT AUGUSTIN[1]

DERNIÈRE PARTIE[2]


EN FACE DES BARBARES


« Et nunc veniant omnes quicumque amant Paradisum, îocum quietis, locum securitatis, locicm perpetuæ felicitatis, locum in quo non pertimescas Barbarum...
« Et maintenant qu’ils viennent tous ceux qui aiment le Paradis, le lieu du repos, le lieu de la sécurité, le lieu de l’éternelle félicité, le lieu où le Barbare n’est plus à craindre... »
( Sermon sur la Persécution des Barbares, VII, 9.)


I. — LE SAC DE ROME

Dans le courant du mois de juin 403, un événement extraordinaire avait bouleversé l’ancienne capitale de l’Empire. Le jeune Honorius, accompagné du régent Stilicon, venait y célébrer son triomphe sur Alaric et l’armée des Goths mise en déroute à Pollentia.

Une pompe triomphale, c’était un spectacle bien extraordinaire, en effet, pour les Romains de ce temps-là. Ils en avaient tellement perdu l’habitude ! Et non moins insolite était la présence de l’Empereur au Palatin. Depuis le règne de Constantin, les palais impériaux étaient déserts. C’est à peine si, en deux siècles, ils avaient reçu quatre fois la visite du Maître.

Rome ne pouvait se résigner à l’abandon de ses princes. La Cour ayant été transportée à Milan, puis à Ravenne, elle se considérait comme découronnée. A plusieurs reprises, le Sénat avait supplié Honorius de se montrer au moins à ses sujets romains, sinon de venir habiter au milieu d’eux, puisque des raisons politiques s’y opposaient. Ce projet de voyage avait toujours été différé. Au fond, les Césars chrétiens n’aimaient pas Rome et se défiaient de son peuple et de son Sénat encore à demi païens. Il fallait cette victoire inespérée sur les Barbares, pour décider enfin Honorius et ses conseillers. Le sentiment du danger commun avait rapproché momentanément les deux religions antagonistes, et voici qu’elles semblaient se réconcilier dans une même allégresse patriotique. Les haines anciennes étaient oubliées. Enfin l’aristocratie païenne espérait de Stilicon un traitement plus favorable. Pour toutes ces raisons, le César triomphant fut accueilli à Rome avec une joie délirante.

La Cour, partie de Ravenne, avait traversé l’Apennin. On s’était arrêté aux bords du Clitumne, où, dans les temps antiques, on venait chercher les grands bœufs blancs que les triomphateurs sacrifiaient au Capitole. Mais les dieux de la patrie étaient vaincus : cette fois, il n’y aurait pas de bœuf opime sur leurs autels. Les païens y songeaient avec amertume.

De là, par Narni et la vallée du Tibre, on descendit dans la plaine. Le pas cadencé des légions sonna sur les larges dalles de la Voie flaminienne. On franchit le Pont Milvius, — et la vieille Rome apparut comme une ville toute neuve. En prévision d’un siège, le régent avait fait réparer la muraille d’Aurélien. Los briques rouges de l’enceinte et des tours fraîchement maçonnées éclataient au soleil. Enfin, en suivant la Via lata, le cortège s’achemina vers le Palatin.

La foule s’écrasait dans cette longue rue étroite, refluait dans les ruelles adjacentes. Les femmes en atours se pressaient aux balcons et jusque sur les terrasses des palais. Tout de suite, les spectateurs remarquèrent que le Sénat ne précédait point le char impérial. Stilicon, qui tenait à le ménager, l’avait dispensé, contrairement à la coutume, de marcher à pied devant le triomphateur. On commentait avec satisfaction cette mesure habile, où l’on voyait la promesse de nouvelles libertés. Mais des applaudissemens et des acclamations enthousiastes saluèrent au passage le jeune Honorius, qui partageait avec Stilicon l’honneur du char triomphal.

La splendeur inouïe de sa trabée, où les broderies à l’aiguille disparaissaient sous la profusion et le chatoiement des pierreries, excitait l’ébahissement de la multitude. Le diadème, chef-d’œuvre d’orfèvrerie, écrasait ses tempes. Des pendeloques d’émeraudes cliquetaient de chaque côté de son cou un peu gras, d’une mollesse presque féminine, qui le fit aussitôt comparer à Bacchus. On lui trouvait une figure avenante et même un air martial, avec ses épaules carrées et son cou trapu. Les matrones considéraient d’un œil attendri ce César de dix-neuf ans, qui avait alors une certaine beauté et comme un éclat de jeunesse. Cet Espagnol dégénéré qui, véritable eunuque couronné, allait vivre dans la société des eunuques du Palais et mourir d’hydropisie, ce fils de Théodose aimait, en ce temps-là, les exercices violens, la chasse et les chevaux. Mais, déjà, il s’alourdissait d’une graisse malsaine. Sa carrure, la boursouflure de sa chair donnaient l’illusion de la force à ceux qui le voyaient de loin. Il fit sur les Romains, sur les jeunes gens surtout, une impression excellente.

Mais, plus peut-être que l’Empereur, on admira l’armée, sauvegarde de la patrie. Les légions, à la suite du prince, avaient à peu près déserté la capitale. Les troupes d’élite y étaient presque inconnues. Et, ainsi, le défilé de la cavalerie fut un spectacle tout nouveau pour le peuple. On se récriait devant les cataphractaires, éblouissans dans la cotte de mailles qui les revêtait de la tête au pied. Sur leurs montures, caparaçonnées de métal, ils avaient l’air de statues équestres, de cavaliers d’argent montés sur des chevaux de bronze. Les étendards des draconnaires, longs serpens d’étoffe qui sifflaient au vent, provoquaient d’enfantines exclamations. On se montrait du doigt les cimiers des casques, empanachés de plumes de paons, et les écharpes de soie écarlate, qui se gonflaient sur la cambrure des cuirasses dorées...

La pompe militaire s’engouffra dans le Forum, remonta la Voie sacrée, et, après avoir passé sous les arcs de triomphe des anciens Empereurs, s’arrêta au Palais de Septime Sévère. La foule attendait Honorius dans le Stade. Lorsqu’il apparut au balcon de la loge impériale, des vivats effrénés retentirent sur tous les gradins. L’Empereur, diadème en tête, s’inclina devant le peuple. Alors, ce fut une tempête d’acclamations. Rome ne savait comment manifester son bonheur d’avoir enfin reconquis son maître.

A la veille des pires catastrophes, elle eut cette suprême journée de gloire, d’orgueil éperdu et de foi invincible dans ses destinées. L’ivresse publique encourageait les plus folles espérances. Le poète Claudien, qui était du voyage, se faisait l’interprète éloquent de ces dangereuses illusions : « Relève-toi, disait-il à Rome, relève-toi, je t’en supplie, Reine vénérable. Aie confiance dans la faveur des Dieux. O ville, rejette les craintes misérables de la vieillesse, toi qui es immortelle comme les cieux !... »

Pourtant, le péril barbare menaçait toujours. La victoire, d’ailleurs indécise, de Pollentia n’avait rien terminé. Alaric était en fuite dans les Alpes, mais il guettait les circonstances favorables pour redescendre en Italie et arracher à la cour de Ravenne des concessions d’argent et de dignités. Appuyé sur son armée d’aventuriers et de mercenaires, comme lui à la solde de l’Empire, il pratiquait auprès d’Honorius une sorte de chantage perpétuel. Si le gouvernement impérial refusait de lui payer les sommes qu’on lui devait, assurait-il, pour l’entretien de ses troupes, il se paierait lui-même par la force. Rome, où s’accumulaient, depuis tant de siècles, des richesses fabuleuses, était, pour lui et les siens, une proie toute désignée. Depuis longtemps, il la convoitait, et, pour s’encourager à ce hardi coup de main, comme pour y entraîner ses soldats, il prétendait que le Ciel lui avait donné mission de châtier et de détruire la nouvelle Babylone. Dans ses forêts de Pannonie, il aurait entendu des voix mystérieuses, qui lui disaient : « Va, et tu détruiras la Ville ! »

Ce chef de bandes n’avait rien d’un conquérant. Il comprenait qu’il n’était nullement taillé pour revêtir la pourpre : lui-même sentait son infériorité irrémédiable de Barbare. Mais il sentait aussi qu’il n’était pas né davantage pour obéir. S’il sollicitait le titre de maître de la milice et s’il s’obstinait à offrir ses services à l’Empire, c’était afin de le dominer plus sûrement. Repoussé, dédaigné par la Cour, il essayait de se grandir à ses propres yeux comme à ceux du vulgaire, en se donnant des allures de justicier, d’homme fatal, qui marche en aveugle à un but terrible désigné par la colère divine. Souvent, il lui arrivait d’être dupe de son rôle. Cette âme trouble de Barbare était sujette aux terreurs les plus superstitieuses.

En dépit de ses rodomontades, il est certain qu’au fond Rome l’épouvantait. Il n’osait guère l’attaquer. Et d’abord l’opération n’était pas commode pour lui. Son armée de mercenaires ne possédait point un outillage suffisant pour le siège de cette énorme ville, dont les lignes de défense embrassaient un tel périmètre. Il dut s’y reprendre à deux fois, avant de se décider à l’investir sérieusement. La première fois, en 408, il se contenta d’affamer les Romains, en arrêtant le service des vivres. Il avait établi son camp sur les rives du Tibre, de manière à intercepter la navigation entre la capitale et les magasins d’approvisionnemens installés près de l’embouchure du fleuve. Des remparts, on voyait aller et venir les soldats barbares, avec leurs casaques de peau de mouton, teintes en rouge cru. Affolée, l’aristocratie s’enfuyait vers ses villas de Campanie, de Sicile ou d’Afrique. On emportait avec soi tout ce qu’on pouvait. On se réfugiait dans les îles les plus proches, jusqu’en Sardaigne et en Corse, malgré leur réputation d’insalubrité. On se cachait même dans les rochers du littoral. La terreur était si grande que le Sénat souscrivit à toutes les exigences d’Alaric. On lui paya une énorme indemnité, moyennant quoi, il consentit à se retirer.

L’année suivante, il usa du même moyen d’intimidation pour imposer un empereur de son choix et se faire conférer par lui ce titre de maître des milices qu’il ambitionnait depuis si longtemps. Enfin, en 410, il frappa le coup suprême.

Le Barbare savait ce qu’il faisait et qu’il ne risquait pas grand’chose, en mettant le blocus devant Rome. Tôt ou tard, la famine lui en ouvrirait les portes. Tous ceux qui l’avaient pu, les riches surtout, avaient quitté la ville. Pas de garnison pour la défendre. Il ne restait derrière les murs qu’une plèbe paresseuse, inhabile aux armes, affaiblie encore par de longues privations. Néanmoins, dans un sursaut de patriotisme, cette population décimée et misérable résista avec la dernière énergie. Le siège fut long. Commencé sans doute avant le printemps, il ne se termina qu’à la fin de l’été. Dans la nuit du 24 août 410, à la lueur des éclairs et au roulement du tonnerre, Alaric pénétra dans Rome par la porte Salaria. Encore est-il certain qu’il n’y réussit que par trahison. Il fallut qu’on lui livrât sa proie.

Le sac de Rome dura, paraît-il, trois jours et trois nuits. Une partie de la ville fut incendiée. Toutes les horreurs, coutumières en pareil cas, les vaincus les subirent : destructions féroces et stupides, viols, assassinats isolés, carnages en masse, tortures et mutilations. Mais, au fond, les Barbares n’en voulaient qu’à l’or des Romains. Ils se conduisirent en véritables voleurs de grands chemins. S’ils torturaient leurs victimes, sans différence d’âge ou de sexe, c’était pour leur arracher le secret de leurs trésors. On prétend même que l’avarice romaine fournit, en cette occasion, d’admirables exemples de constance. Certains aimèrent mieux se laisser supplicier jusqu’au dernier souffle que de dénoncer leurs cachettes. Enfin, quand Alaric jugea son armée suffisamment gorgée de butin, il donna le signal du départ et se remit en route avec ses charrettes pleines.

Gardons-nous d’envisager ces événemens selon nos idées modernes. La prise de Rome par Alaric ne fut point un désastre national. Ce fut un colossal brigandage. Le Goth ne songeait aucunement à détruire l’Empire. Ce n’était qu’un mercenaire en révolte, — un mercenaire ambitieux sans doute, — mais surtout un pillard.

A la suite de ce coup de main contre la Ville Éternelle, la contagion du pillage se propagea de proche en proche, gagna jusqu’aux fonctionnaires et jusqu’aux sujets de Rome. Au milieu de l’anarchie générale, qui semblait assurer l’impunité, personne ne se gênait plus. En Afrique particulièrement, où le vieil instinct de piraterie sommeille toujours, on se mit à rançonner les Romains et les Italiens fugitifs. Beaucoup de riches y étaient venus chercher un asile, se croyant plus en sûreté, une fois qu’ils auraient mis la mer entre eux et les Barbares. La renommée de leurs richesses, démesurément gonflées par la rumeur populaire, les avait précédés. On citait, parmi eux, des patriciens comme les Anicii, dont les biens étaient tellement immenses et les palais si luxueux qu’ils ne trouvaient point d’acquéreurs. Ces archi-millionnaires en fuite devenaient une aubaine miraculeuse pour le pays. On les exploita sans vergogne.

Tout le premier, le gouverneur militaire de l’Afrique, le comte Héraclianus, s’empressa de détrousser les émigrés italiens. A la descente du bateau, il faisait saisir les matrones illustres et ne les relâchait qu’après leur avoir extorqué une forte rançon. Celles qui ne pouvaient pas payer, il les vendait à des marchands d’esclaves, des Grecs ou des Syriens, qui pourvoyaient de chair humaine les harems orientaux. Quand l’exemple partait de si haut, les subordonnés se disaient sans doute qu’ils auraient eu bien tort de garder la moindre pudeur. D’un bout à l’autre de la province, chacun s’évertuait à tirer le plus possible des malheureux fugitifs. A Hippone, les propres paroissiens d’Augustin entreprirent d’arracher une donation à un de ces fastueux Anicii, dont les propriétés lassaient le vol d’un milan, — à Pinien, l’époux de sainte Mélanie la Jeune. Ils voulurent le faire ordonner prêtre malgré lui, ce qui, comme on sait, équivalait à l’abandon de ses biens en faveur de la communauté catholique. Augustin, qui s’y opposait, dut capituler devant la foule. Ce fut presque une émeute dans la basilique.

Telles étaient les répercussions lointaines de la prise de Rome par Alaric. Carthaginois et Numides volaient les Romains comme de simples Barbares.

Or, comment se fait-il que ce monstrueux pillage ait pris, aux yeux des contemporains, les proportions d’une catastrophe mondiale ? Car enfin rien n’était absolument perdu. L’Empire restait toujours debout. Après le départ d’Alaric, les Romains étaient rentrés dans leur ville et ils s’occupaient à en relever les ruines. Bientôt, la populace en vint à crier bien haut que, si on lui rendait les jeux du cirque et de l’amphithéâtre, elle considérerait le passage des Goths comme un mauvais rêve.

Il n’en est pas moins certain que cet événement sensationnel avait causé une véritable stupeur dans tout le monde méditerranéen. Les imaginations étaient frappées. L’idée que Rome ne pouvait être prise, qu’elle était intangible et presque sacrée dominait tellement les esprits qu’on se refusait à admettre la sinistre nouvelle. On ne réfléchissait pas que le sac de la Ville par les Barbares aurait dû être prévu depuis longtemps, que Rome, démunie de garnison, abandonnée par l’armée impériale, devait attirer fatalement la cupidité des Goths, que le pillage enfin d’une place sans défense, déjà affaiblie par la famine, n’était pas une prouesse bien glorieuse, bien difficile, ni bien extraordinaire. On ne considérait que le fait brutal : la Ville Éternelle avait été prise et incendiée par des mercenaires. On restait sous le coup de l’émotion excitée par les récits des fuyards. Augustin, dans un de ses sermons, nous a transmis un écho de la panique générale :

« — Des choses horribles, dit-il, nous ont été racontées ; il y a eu des ruines, des incendies, des rapines, des meurtres, des tortures. Cela est vrai, nous l’avons entendu maintes fois, nous avons gémi sur tous ces malheurs, nous avons pleuré souvent, et c’est à peine si nous avons pu nous en consoler !… »

Évidemment, cette prise de Rome était un terrible avertissement pour l’avenir. Mais l’esprit de parti exagéra singulièrement l’importance et la signification du désastre. Pour les païens, comme pour les chrétiens, cela devint un thème à déclamations, un lieu commun de polémique religieuse. Les uns et les autres voyaient dans cet événement une manifestation de la vengeance céleste :

« — Quand nous faisions des sacrifices à nos dieux, — disaient les païens, — Rome était debout, Rome était heureuse. Maintenant que nos sacrifices sont interdits, vous voyez ce que Rome est devenue !… »

Et ils s’en allaient répétant que le christianisme était responsable de la ruine de l’Empire.

De leur côté, les chrétiens répondaient : D’abord Rome n’a pas péri, elle est toujours debout. Elle a été seulement châtiée, et si elle l’a été, c’est parce qu’elle est encore à demi païenne, Dieu a voulu l’avertir par cette punition effroyable (et on raffinait sur la description des horreurs commises) ! Qu’elle se convertisse, qu’elle revienne aux vertus de ses ancêtres, et elle sera de nouveau la maîtresse des peuples !

Voilà ce que disaient Augustin et les évêques. Cependant, le troupeau des fidèles n’était qu’à demi convaincu. On avait beau leur remontrer que les chrétiens de Rome et même bon nombre de païens avaient été épargnés au nom du Christ, que le barbare Alaric avait entouré d’une protection et d’une vénération toutes spéciales les basiliques des saints apôtres, — on ne pouvait s’empêcher de songer que beaucoup de chrétiens avaient péri dans le sac de la Ville, que des vierges consacrées avaient subi les derniers outrages, et qu’enfin tous les habitans avaient été dépouillés de leurs biens… Était-ce ainsi que Dieu protégeait les siens ? Quel avantage trouvait-on à être chrétien, si l’on était traité comme les idolâtres ?…

Cet état d’esprit devenait extrêmement favorable à un retour offensif du paganisme. Depuis les lois si dures de Théodose, qui prohibaient, même à l’intérieur des maisons, le culte des anciens dieux, il n’avait pas manqué une occasion de protester contre les rigueurs impériales. A Carthage, il y avait des batailles continuelles, dans les rues, entre païens et chrétiens, voire des émeutes. Dans la colonie de Suffecte, soixante chrétiens avaient été massacrés. L’année qui précéda la prise de Rome, il y eut des troubles païens à Guelma. Des maisons appartenant à l’église furent brûlées, un moine tué dans la bagarre. Dès que la surveillance de l’autorité se relâchait, ou que les circonstances politiques leur semblaient propices, les païens s’empressaient d’afficher leurs croyances. Tout récemment encore, dans Rome bloquée par Alaric, le nouveau consul Tertullus avait jugé à propos de ressusciter les vieux usages. Avant d’entrer en charge, il observa gravement, dans leurs cages, les poulets sacrés, traça des cercles dans le ciel avec le bâton augural et consulta le vol des oiseaux. Enfin, un oracle païen circulait avec persistance dans la foule, assurant qu’après un règne de trois cent soixante-cinq ans, le christianisme serait vaincu. Les siècles de la grande désolation étaient révolus : l’ère de la revanche allait commencer pour les dieux proscrits.

Ces symptômes belliqueux n’échappaient point à la vigilance d’Augustin. Il ne s’indignait plus seulement de ce que le paganisme fût si lent à mourir : il redoutait encore que la faiblesse de l’Empire ne lui permit de reprendre un semblant de vie. Il fallait en finir avec lui, comme on en avait fini avec le donatisme. Une nouvelle campagne sollicitait le vieil apôtre : il va y consacrer le meilleur de ses forces, jusqu’à la veille de sa mort.


II. — LA CITÉ DE DIEU

Pendant treize ou quatorze ans, à travers mille occupations et mille soucis, au milieu des transes et des alertes perpétuelles qui tenaient en éveil les Africains de ce temps-là, Augustin travailla à sa Cité de Dieu, la plus formidable machine de guerre qu’on ait dressée contre le paganisme, et aussi le plus complet arsenal de preuves et de réfutations, où les polémistes et les apologistes catholiques aient jamais puisé.

Nous n’avons pas à entrer dans le détail de cette œuvre immense, nous qui nous attachons uniquement à étudier l’âme d’Augustin et qui ne retenons guère de ses livres que les parties où palpite un peu de cette âme ardente, celles qui sont toujours vivantes pour nous autres hommes du XXe siècle, qui contiennent des enseignemens ou des façons de sentir toujours capables de nous toucher. Or l’attitude d’Augustin en face du paganisme est une des plus révélatrices de sa nature et de son caractère. Et elle peut être encore la nôtre en face d’une conception du monde et de la vie, qu’on peut bien ruiner pour un temps, mais qui renaît, aussitôt que le sens de la spiritualité s’oblitère ou s’affaiblit :


Paganisme immortel, es-tu mort ? On le dit.
Mais Pan, tout bas, s’en moque, et la Chimère en rit.


Comme nous, Augustin, élevé par une mère chrétienne, ne le connaissait que littérairement, et, si l’on peut dire, esthétiquement. Des souvenirs d’école, des émotions et des admirations de lettré, voilà ce que la vieille religion représentait pour lui. Néanmoins, il avait sur nous, pour le bien connaître, un grand avantage : le spectacle des superstitions et des mœurs païennes était encore sous ses yeux.

Que les aventures voluptueuses, romanesques ou poétiques des anciens dieux, que leurs statues, leurs temples, tous les arts issus de leur religion, l’aient séduit et enthousiasmé avant sa conversion, cela est trop certain. Mais cette mythologie et cette plastique étaient choses secondaires alors, même aux yeux d’un païen. Le sérieux, l’essentiel de la religion n’était pas là. Le paganisme, religion de la Beauté, est une invention de nos modernes esthètes : on n’y songeait guère du temps d’Augustin.

Bien avant lui, le Romain Varron, le grand compilateur des antiquités religieuses du paganisme, distinguait trois espèces de théologies : celle du théâtre, comme il l’appelle, ou mythologie fabuleuse, à l’usage des poètes, des dramaturges, des sculpteurs et des baladins. Inventée par eux, elle n’est qu’une fantaisie, un jeu de l’imagination, un ornement de la vie. La seconde est la théologie civile, — sérieuse, solide celle-là, et qui réclame le respect et la piété de tous : « C’est celle que les citoyens dans les villes et surtout les prêtres doivent connaître et pratiquer. Elle apprend quels dieux il faut honorer publiquement, quelles cérémonies et quels sacrifices il faut faire en leur honneur. » — Enfin, la troisième, la théologie physique, ou métaphysique, est réservée aux philosophes et aux esprits d’élite : elle est purement spéculative. La seule importante, vraiment religieuse, qui comporte, pour le croyant, l’obligation, c’est la seconde, la théologie civile.

Or nous ne voulons pas en tenir compte. Ce que nous nous obstinons à considérer comme le paganisme, c’est ce que Varron lui-même appelait une « religion de théâtre : » matière d’opéra, prétexte à ballets, à décors et à figurations. Transposée par nos poètes, cette mythologie se gonfle, à l’occasion, d’un mysticisme ou d’un symbolisme vagues. Amusettes de beaux-esprits ! Le paganisme vivant, contre lequel Augustin a lutté, que les foules ont défendu au prix de leur sang, auquel les humbles ont cru et que les plus grands politiques jugeaient indispensable à la sauvegarde des cités, — ce paganisme-là est autre chose. Comme toutes les religions possibles, il impliquait et il imposait non seulement des croyances, mais des rites, des sacrifices et des fêtes. Et c’est cela qu’Augustin, comme les chrétiens d’alors, repoussait avec dégoût et déclarait intolérable.

Il voyait, ou il avait vu de ses yeux les réalités du culte païen, — et la plus répugnante de toutes pour nos sensibilités modernes, celle des sacrifices. A l’époque où il écrivait la Cité de Dieu, les sacrifices privés, comme les sacrifices publics, étaient interdits. Cela n’empêchait point les dévots d’enfreindre la loi, chaque fois qu’ils le pouvaient. Il se cachaient plus ou moins, quand ils sacrifiaient devant un temple, une chapelle, ou dans une propriété particulière. Les rites ne pouvaient pas s’accomplir selon toutes les prescriptions minutieuses des Livres pontificaux. Ce n’était plus qu’une ombre des cérémonies d’autrefois. Mais, dans son enfance, par exemple, sous le règne de Julien, Augustin avait pu assister à des sacrifices célébrés avec toute la pompe et selon toutes les exigences rituelles. C’étaient de véritables scènes de boucherie. Oublions, de grâce, la frise du Parthénon et ses sacrificateurs aux belles lignes. Si nous voulons avoir la traduction littérale de cette plastique et retrouver l’image moderne d’une hécatombe, il faut aller aux Abattoirs de la Villette.

Parmi ces amoncellemens de viandes dépecées, ces flaques de sang répandu, le mystique Julien se laissait emporter par une sorte d’ivresse : à son gré, il n’y avait jamais assez de bêtes égorgées ou abattues. Rien n’apaisait sa fureur de carnage sacré. Les païens eux-mêmes se moquaient de cette manie sacrifiante. Pendant les trois années que dura son règne, les autels ruisselèrent de sang. Les bœufs, par centaines, s’abattaient sur les pavés des temples, et les tueurs égorgeaient tellement de moutons et de menu bétail qu’on renonçait à les compter. Des milliers d’oiseaux blancs, pigeons ou mouettes, furent détruits, au jour le jour, par la piété du prince. On l’appelait le Victimaire, et, quand il partit pour son expédition contre les Perses, on remit en circulation une épigramme composée autrefois contre Marc-Aurèle (l’empereur philosophe !) pareillement prodigue d’hécatombes : A Marcus César, les bœufs blancs ! C’en est fait de nous, si tu reviens vainqueur. On prédisait que Julien, à son retour, allait dépeupler les étables et les pâturages.

La populace, qui prélevait sa large part dans ces tueries, encourageait naturellement de tels excès de dévotion. A Rome, sous Caligula, on immola en trois mois plus de 160 000 victimes, près de 2 000 par jour. Et ces massacres s’accomplissaient sur le parvis des temples, en pleine ville, sur les forums, sur des places étroites, encombrées d’édicules et de statues. Qu’on se représente la scène, en été, entre des murs chauffés à blanc, au milieu des odeurs et des mouches. Les spectateurs et les victimes se coudoyaient, pressés les uns contre les autres, dans ces espaces restreints. Un jour, Caligula, assistant à un sacrifice, fut éclaboussé par le sang d’un phénicoptère à qui l’on coupait le cou. Mais l’auguste César n’était pas si délicat : lui-même opérait, dans ces cérémonies, armé du maillet et revêtu de la courte blouse des tueurs. L’ignominie de tout cela révoltait les chrétiens et quiconque avait les nerfs un peu sensibles. La boue sanglante où l’on pataugeait, le grésillement des graisses, les fades effluves des chairs, c’était un écœurement. Tertullien se bouchait le nez devant « les bûchers puans, » où rôtissaient les victimes. Et saint Ambroise se plaignait de ce que, dans la Curie romaine, les sénateurs chrétiens fussent obligés de respirer la fumée et de recevoir en pleine figure les cendres de l’autel élevé devant la statue de la Victoire.

Les manipulations de l’haruspicine représentaient, aux yeux des chrétiens, une abomination pire. Dissection des viscères, inspection des entrailles, ces pratiques étaient fort à la mode dans toutes les classes de la société. Les païens, en général, s’occupaient plus ou moins de magie. On n’était guère philosophe sans être thaumaturge. Il y avait là comme une concurrence déloyale aux miracles chrétiens. Les ambitieux ou les mécontens ouvraient le ventre des animaux, pour savoir quand l’empereur mourrait et qui serait son successeur. Mais, sans aller jusqu’à la magie, l’haruspicine faisait partie intégrante des sacrifices. Sitôt le dépeçage achevé, les devins commençaient la consultation des entrailles. Les consultans les tournaient et les retournaient avec une anxieuse attention. L’opération pouvait durer longtemps. Plutarque raconte que Philippe, roi de Macédoine, sacrifiant un bœuf, sur l’Ithôme, avec Aratus de Sicyone et Démétrius de Pharos, voulut interroger les entrailles de la victime touchant l’opportunité d’une mesure stratégique. L’haruspice lui remit le paquet fumant entre les mains. Le Roi le plaça sous les yeux de ses compagnons, qui en tirèrent des pronostics contradictoires. Il écouta le pour et le contre, tenant toujours les entrailles du bœuf entre ses mains. Enfin, il se rangea à l’avis d’Aratus, puis, tranquillement, il repassa le paquet au sacrificateur...

Sans doute, ces rites ne se pratiquaient plus ouvertement du temps d’Augustin. Néanmoins, ils avaient une importance capitale dans l’ancienne religion, laquelle ne demandait qu’à les restaurer. On comprend la répulsion qu’ils inspiraient à l’auteur de la Cité de Dieu. Lui qui n’aurait pas voulu tuer une mouche, pour s’assurer la couronne d’or au concours de poésie, il regardait avec horreur ces bouchers, ces charcutiers et ces cuisiniers sacrés. Il rejetait à l’égout la tripaille des sacrifices, et il montrait fièrement aux païens la pure oblation du Pain et du Vin eucharistiques.

Mais ce qu’il a surtout attaqué, parce que le scandale en était présent et permanent, c’est la goinfrerie, l’ivrognerie et la lubricité des païens. Ne nous exagérons pas trop ces vices, — du moins les deux premiers. Augustin ne pouvait pas en juger comme nous. Il est certain qu’à nous modernes, les Africains de son temps, — comme d’ailleurs ceux d’aujourd’hui, — eussent paru des gens sobres. Les accès d’intempérance, dont il les accuse, ne se produisaient que par intervalles, à l’occasion d’une fête publique, ou d’une solennité familiale. Mais alors ils étaient terribles. Qu’on songe aux orgies à huis clos de nos Arabes !

Il n’en est pas moins vrai que les vices païens s’étalaient cyniquement sous le couvert de la religion. Les débauches populaires d’ivrognerie et de gloutonnerie étaient l’accompagnement obligatoire des fêtes et des sacrifices. Une fête religieuse, c’était un festin, une foison de victuailles, les tonneaux de vin débouchés dans la rue. Cela s’appelait les Plats, Fercula, ou bien la Réjouissance, Lætitia. Le pauvre monde qui ne connaissait la viande que de vue en mangeait, ces jours-là, et il buvait du vin. Les effets de cette abondance insolite se faisaient sentir immédiatement. Tout le peuple était ivre. Les riches, dans leurs maisons, y mettaient peut-être plus de cérémonie : au fond, c’était la même brutalité. L’élégant Ovide, qui, dans son Art d’aimer, enseigne les belles manières aux apprentis amoureux, leur recommande de ne pas vomir à table et d’éviter de se griser, comme les maris de leurs maîtresses.

Évidemment, la religion n’était que le prétexte de ces excès. Augustin va trop loin, lorsqu’il rend les dieux responsables de ce déchaînement de sensualité. La vérité, c’est qu’ils ne faisaient rien pour l’entraver. Cependant les obscénités, qu’il rejette si âprement à la face des païens, les spectacles libidineux, les chants, les danses, la prostitution même, tout cela tenait plus ou moins à l’essence du paganisme. Le théâtre, comme les jeux du cirque et de l’arène, était d’institution divine. A de certaines fêtes, et en de certains temples, la fornication devenait sacrée. Ce qui se passait à Carthage, dans les cours et sous les portiques de la Vierge Céleste, ce que les oreilles des matrones les plus chastes étaient obligées d’y entendre ; à quoi servaient enfin les prêtres émasculés de la Grande Mère des Dieux, nul ne l’ignorait. Augustin, qui dénonce ces turpitudes, n’a point forcé la note de son réquisitoire pour les besoins de la cause. Si l’on veut savoir, avec plus de détails, de quels spectacles on se régalait au théâtre, ou quelles étaient les mœurs de certaines confréries pieuses, il n’est que de lire ce qu’en raconte Apulée, le plus dévot des païens. Il se délecte visiblement à ces récits, ou si, parfois, il s’indigne, il n’accuse que la dépravation des hommes : les dieux planent très haut au-dessus de toutes ces misères. Pour Augustin, au contraire, les dieux sont d’abominables démons, qui se repaissent de luxures et d’obscénités, comme ils sont avides du sang et de la graisse des sacrifices.

Il met ainsi le doigt sur la plaie vive du paganisme : son immoralité foncière, ou, si l’on aime mieux, son amoralité. De même que notre scientisme d’aujourd’hui, il est incapable de prescrire une morale. Il ne s’en préoccupe même pas. Ce qu’Augustin a écrit, à ce sujet, dans la Cité de Dieu, est peut-être l’argument le plus fort qu’on ait jamais opposé au polythéisme. En tout cas, des pages comme celle-ci sont extrêmement opportunes à méditer :

«... Quant aux amis et aux adorateurs de ces dieux, dont ils se glorifient d’imiter les vices et les crimes, s’inquiètent-ils de la corruption et de la décadence profonde de la République ? En aucune façon. Qu’elle subsiste, disent-ils, qu’elle prospère par le nombre de ses troupes, qu’elle soit glorieuse par ses victoires ; ou, mieux encore, quelle jouisse de la paix et de la sécurité, cela suffit. Que nous importe le reste ! Ce qu’il nous faut surtout, c’est que chacun puisse toujours augmenter ses richesses, pour subvenir aux prodigalités de chaque jour, et pour donner aux puissans la facilité de dominer le faible. Que les pauvres se courbent devant les riches, pour avoir du pain, ou pour vivre sous leur tutelle, dans une tranquille oisiveté ; que les riches abusent des pauvres comme d’instrumens à leur service, et pour faire parade de leur clientèle. Que le peuple applaudisse non point ceux qui prennent ses intérêts, mais ceux qui lui procurent des plaisirs. Que rien de pénible ne soit commandé, que rien d’impur ne soit défendu... Que les provinces n’obéissent point à leurs gouverneurs, comme aux surveillans de leur moralité, mais comme aux maîtres de leur fortune, et aux pourvoyeurs de leurs plaisirs. Qu’importe que cette soumission manque de sincérité et repose sur une crainte servile et mauvaise ! Que les lois protègent plutôt la vigne que les bonnes mœurs. Que les courtisanes abondent, soit pour quiconque veut en jouir, soit surtout pour ceux qui ne peuvent entretenir des concubines. Que on élève de vastes et splendides palais ; que, nuit et jour, chacun, selon sa fantaisie ou son pouvoir, on joue, on boive, on vomisse, on fasse la débauche Partout, les claquemens rythmés des danses, les cris, la liesse éhontée, le bouillonnement de tous les plaisirs, les plus cruels, ou les plus honteux, dans les théâtres. Celui qui blâmera ces plaisirs sera condamné comme un ennemi public. Si quelqu’un entreprend de les réformer ou de les bannir, la multitude aura toute liberté d’étouffer sa voix, de le chasser, de lui ôter la vie même. En revanche, ceux qui ont procuré au peuple ces plaisirs et qui en autorisent la jouissance, voilà les dieux véritables !... »

Cependant, Augustin le reconnaît, nombre de bons esprits, parmi les païens, des philosophes, et, au premier rang, Platon, se sont efforcés de moraliser la religion. Le docteur chrétien rend au platonisme un magnifique hommage. Mais ces hautes doctrines ne sont guère sorties des écoles, ou bien cet enseignement moral, dont se vante le paganisme, n’a guère franchi les limites des sanctuaires. « Qu’on ne vienne pas, dit-il, nous objecter quelques chuchotemens mystérieux enseignés dans le secret et soufflés à l’oreille d’un très petit nombre d’initiés, lesquels renfermaient je ne sais quelles leçons de probité et de vertu. Mais qu’on nous montre, qu’on nous désigne les temples consacrés à ces réunions pieuses, d’où étaient bannis les jeux accompagnés de postures lascives et de chants licencieux... Qu’on nous montre les lieux, où les divinités donnaient des enseignemens aux peuples, pour leur apprendre à réprimer l’avarice, à dompter l’ambition et à refréner la luxure, où enfin les malheureux pouvaient apprendre ce dont le poète Perse recommande si vivement la connaissance :


Apprenez, dit-il, misérables, apprenez la raison des choses.
Ce que nous sommes, quel est le but de la vie,
L’ordre établi... Ce que Dieu
Demande de nous et quelle est notre place dans le monde.


« Qu’on nous dise donc en quel endroit les dieux donnaient habituellement de telles leçons et où se rendaient souvent leurs adorateurs pour les recueillir. Nous autres, nous vous montrons nos églises, bâties uniquement pour cela, partout où la religion du Christ est répandue. »

Quoi d’étonnant que des hommes, si étrangers à la haute moralité et si profondément enfoncés dans la matière, se soient plongés aussi dans les plus grossières superstitions. Le matérialisme des mœurs finit toujours par engendrer une basse crédulité. Ici, Augustin triomphe. Il fait passer sous nos yeux, en un défilé burlesque, l’innombrable armée des dieux auxquels les Romains ont cru. Il y en a tant, qu’il les compare à des nuées de moucherons. Quoique, dit-il, il ne puisse pas les citer tous, il s’amuse à nous stupéfier par le nombre prodigieux de ceux qu’il découvre. Traînée par lui au grand jour, toute une plèbe divine sort de l’obscurité et de l’oubli, où, peut-être, elle dormait depuis des siècles : les divinités chétives qui travaillent dans les champs, qui font pousser le blé et qui le protègent de la rouille, celles qui surveillent les enfans, qui assistent les femmes en couches, celles qui veillent sur le foyer, celles qui gardent la maison. Chez les païens, on ne peut faire un pas, exécuter un mouvement, sans le secours d’un dieu, ou d’une déesse. Les hommes et les choses sont comme ligotés et emprisonnés par les dieux.

« Dans une maison, dit malignement Augustin, il n’y a qu’un portier. Ce n’est qu’un homme, et il suffit à son emploi. Mais il y faut trois dieux : Forculus pour la porte, Cardea pour les gonds, Limentinus pour le seuil. Sans doute, Forculus tout seul n’aurait pas été capable de s’occuper à la fois du seuil, de la porte et des gonds. » S’agit-il de la consommation de l’hymen, on met en mouvement, pour une opération si simple et si naturelle, toute une escouade de divinités : « De grâce, s’écrie Augustin, laissez quelque chose à faire au mari !... »

Cet Africain, qui avait si profondément le sens de l’unité et de l’infinité insondable de Dieu, s’indigne de cet émiettement sacrilège de la substance divine. Mais les païens, à la suite de Varron, lui répondaient qu’il convient de distinguer, entre tous ces dieux, ceux qui sont de pures imaginations de poètes et ceux qui sont des êtres réels, les dieux de la fable et les dieux de la religion. « Alors, disait déjà Tertullien, si l’on choisit les dieux, comme on démêle les oignons, il est clair que tout ce qui n’est pas choisi est condamné... » — Tertullien a trop d’esprit ! reprend Augustin. Les dieux rejetés comme fabuleux ne sont pas condamnés pour cela. En réalité, ils sont taillés dans la même étoffe que les vrais : « Les pontifes n’ont-ils pas, comme les poètes, un Jupiter barbu et un Mercure imberbe ?... Le vieux Saturne, le jeune Apollon sont-ils tellement la propriété des poètes, qu’on ne voie aussi leurs statues dans les temples ?... »

Les philosophes, à leur tour, ont bien pu protester contre le pullulement des dieux fabuleux et proclamer, comme Platon et Porphyre, qu’il n’existe qu’un seul Dieu, âme de l’univers, ils n’en admettent pas moins des dieux inférieurs et, entre les dieux et les hommes, des intermédiaires ou des messagers, qu’ils appellent les démons. Ces êtres hybrides, qui tiennent à l’humanité par leurs passions et à la divinité par le privilège d’être immortels, il faut les apaiser par des sacrifices, les interroger et se les concilier par des conjurations magiques. Et voilà à quoi aboutit le suprême effort de la sagesse païenne : à des évocations d’esprits, aux louches pratiques des devins et des thaumaturges. C’est cela que les païens défendent, dont ils réclament le maintien avec tant d’obstination et de fanatisme.

Non, non, dit Augustin, cela ne mérite point de survivre. Ce n’est pas l’abandon de ces croyances et de ces pratiques superstitieuses qui a causé la décadence de l’Empire. Si vous demandez qu’on rouvre les temples de vos dieux, c’est parce qu’ils sont indulgens à vos passions. Au fond, vous vous moquez d’eux et de l’Empire : ce que vous voulez, c’est la liberté et l’impunité pour vos vices. La voilà, la vraie cause de la décadence ! Peu importent de vaines simagrées devant des autels et des statues. Redevenez chastes, sobres, courageux, pauvres comme vos ancêtres. Ayez des enfans, soumettez-vous au service militaire, et vous vaincrez comme eux ! Or, toutes ces vertus, le christianisme les prescrit et les encourage. Quoi qu’en disent certains hérétiques, la religion du Christ n’est contraire ni au mariage, ni au métier des armes. Les Patriarches de l’ancienne Loi se sont sanctifiés dans le mariage, et il y a des guerres justes et saintes.

Et quand bien même, en dépit de tous les efforts pour le sauver, l’Empire serait condamné, est-ce une raison de désespérer ? On doit prévoir la fin de la cité romaine. Comme toutes les choses de ce monde, elle est sujette à la vieillesse et à la mort. Elle mourra donc, un jour. Loin de nous abattre, fortifions-nous contre cette catastrophe par le sentiment de l’éternel. Affermissons-nous sur ce qui ne passe point. Au-dessus de la cité terrestre, s’élève la cité de Dieu, qui est la communion des âmes saintes, la seule où l’on goûte une joie parfaite et immortelle. Efforçons-nous d’en être les citoyens, de vivre de la seule vie qui mérite ce nom. Celle d’ici-bas n’est que l’ombre d’une ombre...

Les âmes de ce temps-là étaient merveilleusement préparées pour écouter de telles exhortations. A la veille des invasions barbares, ces chrétiens, pour qui le dogme de la Résurrection de la chair était peut-être la plus forte raison de croire, ces désabusés, qui assistaient avec angoisse à la fin d’un monde, devaient considérer la vie présente comme un mauvais songe, dont il fallait sortir au plus vite.

Au moment même où Augustin commençait à écrire sa Cité de Dieu, son ami Évodius, évêque d’Uzale, lui contait l’histoire que voici.

Il avait pour secrétaire un très jeune homme, le fils d’un prêtre du voisinage. Ce jeune homme était entré d’abord, en qualité de sténographe, dans les bureaux du proconsul d’Afrique. Évodius, redoutant pour lui la contagion d’un pareil milieu, et s’étant assuré d’abord de son absolue chasteté, lui offrit de le prendre à son service. Dans la maison de l’évêque, où il n’était guère occupé qu’à lire les Lettres divines, sa foi s’exalta tellement, qu’il n’aspirait plus qu’à mourir : Quitter cette vie, « être avec le Christ, » c’était son vœu le plus ardent. Ce vœu fut exaucé. Après seize jours de maladie, il mourut chez ses parens.

« Or, deux jours après ses funérailles, une vertueuse femme de Figes, servante de Dieu, veuve depuis douze ans, eut un rêve, dans lequel elle vit un diacre mort depuis quatre ans, qui, avec des serviteurs et des servantes de Dieu, vierges ou veuves, préparait un palais. Cette demeure était tellement ornée qu’elle resplendissait de lumière et qu’on aurait cru qu’elle était toute d’argent. La veuve ayant demandé pour qui on faisait ces préparatifs, le diacre lui répondit que c’était pour un jeune homme mort la veille, et fils d’un prêtre. Dans le même palais, elle vit un vieillard vêtu de blanc, qui ordonnait à deux autres personnes, également vêtues de blanc, d’aller au sépulcre de ce jeune homme, d’en tirer le corps et de le porter au ciel. Lorsque le corps eut été tiré du tombeau et porté au ciel, il s’éleva, dit-elle, du sépulcre une gerbe de roses-vierges, des roses qu’on nomme ainsi parce qu’elles ne s’ouvrent jamais... »

Ainsi, le fils du prêtre avait choisi la meilleure part. A quoi bon rester dans ce monde abominable, où l’on risquait d’être incendié et assassiné par les Goths et les Vandales, alors que, dans l’autre, les anges vous préparaient des palais de lumière ?


LA DÉSOLATION BARBARE

Au moment où Augustin achevait sa Cité de Dieu, il entrait dans sa soixante-douzième année. C’était en 426. Cette année-là, il se produisit, à Hippone, un événement considérable, dont le procès-verbal fut inséré dans les actes publics de la communauté.

« Le six des calendes d’octobre, — disent les Actes, — le très glorieux Théodose étant consul pour la douzième fois et Valentinien Auguste pour la seconde, — Augustin, évêque, accompagné de Religius et de Martinianus, ses collègues dans l’épiscopat, ayant pris place dans la Basilique de la Paix, à Hippone, et les prêtres Saturnins, Leporius, Barnabé, Fortunatianus, Lazare et Héraclius étant présens, avec tout le clergé et un grand concours de peuple, — Augustin, évêque, a dit :

« — Il faut nous occuper sans retard de l’affaire que j’ai annoncée hier à Votre Charité, et pour laquelle j’ai voulu que vous fussiez ici en grand nombre, comme je vois que vous y êtes venus. Car si je voulais vous entretenir d’autre chose, vous seriez moins attentifs, vu l’attente où vous êtes.

« Mes frères, nous sommes tous mortels en cette vie, et nul homme ne connaît son dernier jour... Dieu a voulu que je vinsse habiter cette ville dans la vigueur de mon âge. Mais, de jeune que j’étais alors, me voilà vieux maintenant, et, comme je sais qu’à la mort des évêques, la paix est troublée par des rivalités ou par l’ambition (j’en ai eu souvent la preuve, et je m’en suis affligé), je dois, autant qu’il dépend de moi, prévenir un tel malheur pour votre cité... Je viens donc vous déclarer à tous que ma volonté, que je crois aussi être celle de Dieu, est d’avoir pour successeur le prêtre Héraclius...

A ces mots, le peuple s’est écrié :

« — Grâce à Dieu ! Louange au Christ !

Cette acclamation a été répétée vingt-trois fois.

« — Christ, exauce-nous ! Conserve-nous Augustin !

Ce cri a été répété seize fois.

« — Sois notre père ! Sois notre évêque !

Ce cri a été répété huit fois.

Le peuple ayant fait silence, l’évêque Augustin a repris en ces termes :

« — Je n’ai pas besoin de vous faire l’éloge d’Héraclius. Autant je rends justice à sa sagesse, autant je dois épargner sa modestie… Comme vous le voyez, les secrétaires de l’église recueillent ce que nous disons et ce que vous dites. Mes paroles et vos acclamations ne tombent pas à terre. En un mot, ce sont des actes ecclésiastiques que nous rédigeons présentement, et je veux par là, autant que cela est permis à l’homme, confirmer ce que je viens de vous déclarer…

Ici le peuple s’écria :

« — Grâces à Dieu ! Louange an Christ !

…………………..

« — Sois notre père, et qu’Héraclius soit notre évêque !

Après un nouveau silence, Augustin, évêque, a repris :

« — J’entends ce que vous voulez dire. Mais je ne veux pas qu’il arrive pour lui ce qui est arrivé pour moi. Beaucoup d’entre vous savent ce qui fut fait alors… J’ai été ordonné évêque du vivant de mon père et évêque, le vieillard Valérius, de bienheureuse mémoire, et j’occupai le siège avec lui. J’ignorais comme lui que cela fût défendu par le concile de Nicée. Je ne veux donc pas qu’on blâme dans Héraclius, mon fils, ce qui a été blâmé en moi.

Alors, le peuple s’est écrié treize fois :

« — Grâces à Dieu ! Louange au Christ !

Après un moment de silence, Augustin, évêque, a continué :

« — Il restera donc prêtre, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu qu’il soit évoqué. Mais, avec l’aide et la miséricorde du Christ, je ferai désormais ce que je n’ai pu faire jusqu’à présent… Vous vous souvenez de ce que je voulais, il y a quelques années, et que vous ne m’avez pas permis. Pour un travail sur les Saintes Écritures, dont mes frères et mes pères les évêques avaient daigné me charger dans les deux conciles de Numidie et de Carthage, je devais n’être dérangé par personne pendant cinq jours de la semaine. C’était chose convenue entre vous et moi. L’acte en avait été rédigé, et vous l’aviez approuvé, après en avoir entendu la lecture. Mais votre promesse dura peu. Je fus bientôt assailli et envahi par vous. Je ne suis plus libre d’étudier comme je le veux. Avant et après-midi, je suis embarrassé dans vos affaires temporelles. Je vous en conjure donc et je vous en supplie par le Christ, souffrez que je reporte le fardeau de tous ces soins sur ce jeune homme, le prêtre Héraclius, que je désigne, en Son nom, pour mon successeur dans l’épiscopat…

Sur quoi le peuple s’est écrié vingt-six fois :

« — Nous te rendons grâces de ton choix !

Et le peuple ayant fait silence, Augustin, évêque, a dit :

« — Je vous remercie de votre charité et de votre bienveillance, ou plutôt j’en rends grâces à Dieu. Ainsi donc, mes frères, qu’on s’en remette désormais à Héraclius pour toutes les choses qu’on me soumettait auparavant. Toutes les fois qu’il aura besoin d’un conseil, ni mes soins, ni mon secours ne lui feront défaut… De cette façon, sans qu’il vous manque rien, je pourrai consacrer le reste de vie, qu’il plaira à Dieu de me laisser encore, non à la paresse et au repos, mais à l’étude des Saintes Écritures. Ce travail sera utile à Héraclius et, par là, à vous-mêmes. Que personne ne porte donc envie à mon loisir, car ce loisir sera très occupé…

« Il ne me reste plus qu’à vous prier, du moins ceux qui le pourront, de signer ces actes. Votre assentiment m’est indispensable : veuillez me le témoigner par vos acclamations.

À ces mots, le peuple s’est écrié :

« — Qu’il en soit ainsi ! Qu’il en soit ainsi !

…………………..

L’assemblée ayant fait silence, Augustin, évêque, termina, en disant :

« — C’est bien ! Maintenant, rendons nos devoirs à Dieu. Tandis que nous lui offrirons le Sacrifice, et, pendant cette heure de supplication, je recommande à Votre Charité de laisser de côté toute affaire et tous soins personnels et de prier le Seigneur pour cette église, pour moi et pour le prêtre Héraclius. »


La sécheresse et la phraséologie officielle de ce document ne parviennent point à effacer le relief et la couleur de cette scène populaire. À travers les pieuses formules d’acclamation, on entrevoit le caractère difficile des ouailles d’Augustin. Ce troupeau tant chéri et tant morigéné par lui n’était pas plus commode à conduire maintenant qu’au début de son épiscopat. Certes, ce n’était point une sinécure que de diriger et d’administrer le diocèse d’Hippone ! L’évêque est littéralement le serviteur des fidèles. Non seulement il faut qu’il les nourrisse et qu’il les habille, qu’il s’occupe de leurs affaires, de leurs querelles et de leurs procès, mais qu’il leur appartienne corps et âme. Ils surveillent jalousement l’emploi de son temps, ils lui demandent compte de ses absences. Quand Augustin va prêcher à Carthage ou à Utique, il s’en excuse auprès de ses paroissiens. Pour entreprendre une étude sur les Écritures, — et une étude dont il est chargé par deux conciles, — il a besoin de leur permission, ou, tout au moins, de leur assentiment.

Enfin, à soixante-douze ans, après trente et un ans d’épiscopat, il obtient d’eux le droit de se reposer un peu. Mais quel repos ! Lui-même le dit : « Ce sera un loisir bien occupé, » qui va remplir ces cinq jours de vacances par semaine. Il se propose d’étudier, de méditer l’Écriture, — et cela encore dans l’intérêt de ses ouailles, de son clergé et de l’Église entière. C’est le rêve le plus cher de toute sa vie, — le projet qu’il n’a jamais pu mettre à exécution. Au premier abord, cela nous étonne. Nous nous disons : « Qu’avait-il donc fait jusque-là, dans ses traités, dans ses lettres, dans ses sermons, à travers tout ce flot de paroles et d’écritures que ses ennemis lui reprochaient, sinon d’étudier et de commenter les Saintes Lettres ? » Mais dans la plupart de ces écrits et de ces homélies, ou bien il n’expose que partiellement la vérité, ou bien il réfute des hérésiarques. Ce qu’il voudrait, ce serait étudier la vérité pour elle-même, sans se soucier ni s’embarrasser des erreurs à confondre, et surtout la pénétrer, autant que possible, dans son étendue et dans toute sa profondeur, en finir avec cette éristique desséchante et irritante, et refléter dans un vaste Miroir la plus pure et totale lumière des dogmes divins.

Il n’en trouva jamais le temps : il dut se borner à un manuel de morale pratique, qu’il publia, sous ce titre, avant de mourir, — et qui est aujourd’hui perdu. Encore une fois, les hérésiarques le détournaient de la vie spéculative. Pendant ses dernières Années, au milieu des plus cruelles alarmes, il eut à combattre les ennemis de la Grâce et les ennemis de la Trinité, Arius et Pelage. Celui-ci avait trouvé dans un jeune évêque italien, Julien d’Éclane, un brillant disciple, qui fut, pour le vieil Augustin, un rude adversaire. Quant à l’arianisme, qu’on avait pu croire éteint en Occident, voici que les invasions barbares lui donnaient un regain de vitalité.

L’instant était grave pour le catholicisme comme pour l’Empire. Les Goths, les Alains et les Vandales, après avoir dévasté la Gaule et l’Espagne, s’apprêtaient à passer en Afrique. S’ils renouvelaient contre l’Italie les tentatives d’Alaric et de Radagaise, bientôt ils seraient les maîtres de tout l’Occident. Or ces barbares étaient ariens. A supposer, — et cela semblait de plus en plus probable, — que l’Afrique et l’Italie vinssent à succomber après la Gaule et l’Espagne, c’en était fait du catholicisme occidental. Car les envahisseurs traînaient leur religion dans leurs bagages, et ils l’imposaient aux vaincus. Augustin, qui avait conçu l’espoir d’égaler l’empire terrestre du Christ à celui des Césars, allait assister à la ruine de l’un et de l’autre. Son imagination épouvantée lui exagérait encore le péril trop réel et trop menaçant. Il dut vivre des heures d’angoisse, dans l’attente de la catastrophe.

Au moins que la vérité fût sauve, qu’elle surnageât dans ce flot d’erreurs, qui se répandait comme une inondation à la suite du flot barbare ! De là vient sans doute l’obstination infatigable que mit le vieil évêque à combattre, une dernière fois, les hérésies. S’il s’acharna, en particulier, contre Pelage, si, dans sa théorie de la grâce, il poussa ses principes jusqu’à leurs extrêmes conséquences, la hantise du péril barbare y fut probablement pour quelque chose. Cette âme si douce, si mesurée, si délicatement humaine, formula une doctrine impitoyable qui est en contradiction avec son caractère. Mais il estimait sans doute qu’en face des ariens et des pélagiens, ces ennemis du Christ, qui, demain peut-être, seraient les maîtres de l’Empire, on ne pouvait trop affirmer la nécessité de la Rédemption et la divinité du Rédempteur.

Augustin continuait donc à écrire, à discuter et à réfuter. Un moment vint où il dut songer à combattre autrement que par la plume. Sa vie, celle de son troupeau étaient en jeu. Il fallait pourvoir à la défense matérielle de son pays et de sa ville. En effet, quelque temps avant la grande ruée des Vandales, des hordes avant-courrières de Barbares africains avaient commencé à ravager les provinces. Les circoncellions n’étaient pas morts ; leurs bons amis, les donatistes, non plus. Ces sectaires, encouragés par l’anarchie générale, sortaient de leurs retraites et se montraient plus insolens et plus agressifs que jamais. Peut-être espéraient-ils des Vandales ariens, qui approchaient, un appui effectif contre l’Église romaine, ou au moins la reconnaissance de ce qu’ils croyaient être leurs droits. A tout instant, des bandes de Barbares débarquaient d’Espagne. Derrière ces troupes errantes de brigands ou de soldats irréguliers, les vieux ennemis de la paix et de la civilisation romaines, les nomades du Sud, les Maures de l’Atlas, les montagnards kabyles se précipitaient sur les campagnes et sur les villes, pillant, tuant et brûlant tout sur leur passage. Ce fut une désolation : « Des pays, autrefois prospères et peuplés, ont été, dit Augustin, changés en solitudes. »

Finalement, au printemps de l’année 429, sous la conduite de leur roi, Genséric, les Vandales et les Alains, après s’être réunis sur la côte d’Espagne, passèrent le détroit de Gibraltar. Cette fois, ce fut la dévastation, en grand. Une armée de 80 000 hommes se mit à saccager méthodiquement les provinces africaines. Cherchell, déjà bien éprouvée lors de la révolte du Maure Firmus, fut de nouveau prise et brûlée. Toutes les villes et les places fortes du littoral succombèrent l’une après l’autre. Seule Constantine, du haut de son rocher, continuait à défier les envahisseurs. Pour affamer les habitans, qui désertaient les villes et les fermes et qui se réfugiaient dans les gorges de l’Atlas, les Barbares détruisirent les moissons, incendièrent les greniers, coupèrent les vignes et les arbres fruitiers. Et, pour les forcer à sortir de leurs cachettes ils mettaient le feu aux forêts qui couvraient les pentes des montagnes.

Ces destructions stupides allaient contre le but des Vandales, puisqu’ils tarissaient ainsi les richesses naturelles de l’Afrique, ces richesses dont le renom les avait attirés. L’Afrique, pour eux, était le pays de l’abondance, où l’on boit du vin plus qu’à sa soif, où l’on mange du pain de froment. C’était le pays de la vie large, facile et heureuse. C’était le grenier de la Méditerranée, la grande pourvoyeuse de Rome. Mais leur avidité imbécile de l’or les amenait à ruiner des provinces où ils comptaient pourtant s’établir. Ils procédèrent en Afrique comme ils avaient procédé à Rome, sous Alaric. Afin d’arracher leur or aux habitans, ils leurs infligèrent les mêmes tortures qu’aux riches Romains. Ils en inventèrent de pires. Les enfans étaient fendus en deux, comme bêtes de boucherie, sous les yeux de leurs parens. Ou bien on leur écrasait la tête contre les murs et les pavés.

L’Église passant pour très riche et, peut-être, ayant fini par englober dans ses domaines la plus grande part de la propriété foncière, — c’est contre elle surtout que les Barbares s’acharnèrent. Les prêtres et les évêques furent tourmentés avec des raffinemens de cruauté inouïs. On les emmenait comme esclaves, à la suite de l’armée, afin de tirer des fidèles de fortes rançons pour le rachat de leurs pasteurs. On les obligeait à porter les bagages, avec les chameaux et les mulets, et, quand ils défaillaient, on les piquait de la pointe des lances. Beaucoup s’abattaient au bord de la route, pour ne plus se relever. Mais il est certain aussi que le fanatisme ajoutait encore à la cruauté et à la cupidité des Vandales. Ces ariens en voulaient particulièrement aux catholiques, qui, d’ailleurs, représentaient pour eux la religion et la domination romaines. C’est pourquoi ils s’attaquaient surtout aux basiliques, aux couvens, aux hospices, à tous les biens d’Église. Partout, le culte public était suspendu.

Le récit de ces atrocités précédait, dans Hippone, l’arrivée des Barbares. On aurait dû s’y attendre et se préparer à les recevoir avec une morne résignation. Depuis un siècle, l’Afrique ne connaissait plus la tranquillité. Après les insurrections de Firmus et de Gildon, on venait de subir les ravages des Nomades du Sud et des montagnards berbères. Et le temps n’était pas si loin, où les circoncellions vous obligeaient à être perpétuellement sur le qui-vive. Mais, cette fois, tout le monde sentait que la grande débâcle était proche. On s’affolait à la nouvelle qu’une ville ou un château fort avait été emporté par les Vandales, que telle ferme ou telle villa du voisinage était en flammes.

Au milieu de la consternation générale, Augustin s’efforçait de garder son sang-froid. Lui, il voyait plus loin que les désastres matériels, et, à chaque nouvelle rumeur de massacre ou d’incendie, il avait coutume de répéter à ses clercs et à ses ouailles la parole du Sage :

— « Est-ce une si grande affaire pour un grand cœur que de voir tomber des pierres et des poutres, et mourir des hommes mortels ?... »

On l’accusait d’être insensible. On ne le comprenait pas. Alors que tout son entourage s’affligeait des maux présens, il en déplorait déjà les conséquences, et cette clairvoyance était plus douloureuse pour lui que le ressentiment des horreurs quotidiennes commises par les Barbares. Son disciple Possidius, l’évêque de Guelma, qui était près de lui, en ces tristes momens, lui appliquait naïvement le mot de l’Ecclésiaste : « Plus on a de science, plus on a de peine. » Augustin souffrait, en effet, plus que les autres, parce qu’il réfléchissait davantage sur la catastrophe. Il devinait bien que l’Afrique allait être perdue pour l’Empire et, par conséquent, pour l’Église. Dans son esprit, l’une ne se séparait pas de l’autre. Que faire contre la force brutale ? Toute l’éloquence et toute la charité du monde échoueraient contre cet élément déchaîné qu’était la masse vandale. On ne convertirait pas plus les Barbares qu’on n’avait converti les donatistes. La force devait être l’unique recours contre la force.

Alors, en désespoir de cause, l’homme de Dieu se retourna encore une fois vers César. Le moine fit appel au soldat. Il adjura Boniface, le comte d’Afrique, de sauver Rome et l’Église.

Ce Boniface, assez louche personnage, était un beau type de soudard et de fonctionnaire de Bas-Empire. Thrace d’origine, il unissait la duplicité de l’Oriental à tous les vices du Barbare. Il était robuste, habile aux exercices du corps, comme les soldats de ce temps-là, débordant de vigueur et de santé, et même brave à l’occasion. Avec cela, aimant le vin et la débauche, buvant et mangeant en vrai païen. Il se maria deux fois, et, après son second mariage, il entretint, au vu et au su de tout le monde, un harem de concubines. Envoyé d’abord en Afrique en qualité de tribun, c’est-à-dire de commissaire du gouvernement impérial, probablement pour faire appliquer les décrets d’Honorius contre les donatistes, il reçut bientôt, avec le titre de comte, le commandement des forces militaires de la province.

En réalité, sous prétexte de protéger le pays, il se mit à le piller, comme c’était de tradition chez les fonctionnaires romains. Son officium, encore plus cupide que lui, l’entraînait à des actes que l’évêque d’Hippone, pourtant très soucieux de le ménager, lui reproche à mots couverts. Pour s’assurer de la fidélité de son entourage, il était obligé de lui passer bien des voleries et des brigandages. D’ailleurs lui-même volait. Il devait fermer les yeux pour se faire pardonner ses propres gabegies. Complice de cette bande de pillards, il n’avait plus assez d’autorité pour les retenir.

Comment Augustin a-t-il pu croire au dévouement et à la sincérité de cet aventurier tout plein de gros appétits, au point de placer sur lui ses suprêmes espérances ? Augustin connaissait bien les hommes, il flairait de loin les natures basses ou hypocrites. D’où vient donc que celui-ci l’ait trompé ?

D’abord, Augustin avait besoin de lui, lorsqu’il arriva à Carthage, en qualité de tribun, pour mettre les donatistes à la raison. D’ordinaire, on voit en beau les gens qui vous rendent des services. Ensuite, le tribun, pour flatter l’évêque et, en même temps, la cour dévote de Ravenne, affichait un grand zèle en faveur du catholicisme. Sa première femme, qui était très pieuse, et qu’il parait avoir beaucoup aimée, l’encourageait sans doute dans ces sentimens. Lorsqu’elle mourut, il eut un tel accès de désespoir que, très sincèrement peut-être, il se jeta dans une dévotion exaltée. Peut-être aussi son crédit baissait-il à Ravenne, où l’on devait connaître ses exactions et soupçonner ses menées ambitieuses. En tout cas, soit qu’il fût réellement dégoûté du monde, ou qu’il jugeât prudent de se faire oublier alors, il parlait déjà de donner sa démission et de vivre dans la retraite comme un moine. C’est en ce moment qu’Augustin et Alypius l’exhortèrent à ne point abandonner l’armée d’Afrique.

Ils rencontrèrent le général en chef à Tubunæ, dans la région de l’Aurès, où sans doute il pourchassait les nomades. Notons encore une fois l’ardeur voyageuse d’Augustin jusqu’à la veille de sa mort. Le trajet était long et dangereux d’Hippone à Tubunæ. Pour que le vieil évêque se soit imposé une pareille fatigue, il fallait qu’il jugeât la situation bien inquiétante. Là, Boniface joua-t-il la comédie, ou, vraiment, était-il si accablé par son deuil, que le monde lui devenait intolérable et que, sérieusement, il songeait à changer de vie ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il tint aux deux prélats les propos les plus édifians. Quand ils entendirent le comte d’Afrique parler du cloître avec componction et de son désir d’y entrer, ils trouvèrent une telle piété un peu surprenante chez un militaire. D’ailleurs, ces belles intentions cadraient mal avec leurs plans. Ils lui remontrèrent qu’on pouvait très bien faire son salut dans l’armée, lui citèrent l’exemple de David, le roi guerrier. Enfin ils lui dirent tout ce qu’ils attendaient de son initiative et de sa fermeté. Ils le supplièrent de protéger les églises et les couvens contre les nouvelles attaques des donatistes et surtout contre les Barbares d’Afrique. En ce moment, ceux-ci débordaient toutes les anciennes lignes de défense et ravageaient les territoires d’empire.

Boniface se laissa convaincre sans peine, promit tout ce qu’Augustin et Alypius voulurent. Mais il ne bougea pas. Son attitude est, désormais, des plus étranges. Il est à la tête de toutes les forces militaires de la province, et il ne fait rien pour châtier les pillards africains. On dirait qu’il ne songe qu’à s’enrichir, lui et les siens. Le pays est si bien mis en coupe réglée par eux, que, suivant le mot d’Augustin, il ne reste plus rien à prendre.

Cette inertie autorisa des bruits de trahison. Il n’est pas impossible, en effet, que, dès les premières années de son commandement, il ait caressé le projet de se tailler en Afrique une principauté indépendante. Aurait-il, pour cette raison, ménagé les hordes indigènes, afin de s’assurer leur concours, en cas de conflit avec les armées de l’Empire ? Quoi qu’il en soit, sa conduite n’est pas nette. Quelques années plus tard, il descend sur les côtes d’Espagne pour guerroyer contre les Vandales sous les ordres de Castinus, maître des milices, et il y épouse une princesse barbare, arienne de religion. Il est vrai que la nouvelle comtesse d’Afrique se convertit au catholicisme. Mais son premier enfant fut baptisé par des prêtres ariens, lesquels rebaptisèrent, en même temps, des esclaves catholiques appartenant à la maison de Boniface. Ce mariage vandale, ces complaisances pour l’arianisme excitèrent un grand scandale parmi les orthodoxes. Les rumeurs de trahison recommencèrent à circuler.

Sans doute, Boniface se prévalait beaucoup de sa fidélité à l’impératrice Placidie. Mais il était pris entre les Barbares tout-puissans et l’Empire débilité. Il tenait à rester en bonne intelligence avec les deux pouvoirs ennemis, quitte à passer du côté du plus fort, quand le moment serait venu. Cette diplomatie suspecte causa sa ruine. Son rival Aëtius l’accusa de haute trahison auprès de Placidie. La cour de Ravenne le déclara ennemi de l’Empire, et une armée fut envoyée contre lui. Boniface n’hésita pas : il se mit en rébellion ouverte contre Rome.

Augustin fut atterré de cette désertion. Mais comment faire entendre raison à cet homme violent, qui avait au moins pour lui les apparences du bon droit, ayant été calomnié peut-être auprès de l’Impératrice, et qui trouvait tout naturel de se venger de ses ennemis ? Ses succès récens l’avaient encore grisé. Il venait de battre les deux généraux chargés de le réduire, et, ainsi, il était le maitre de la situation, en Afrique. Qu’allait-il faire ? On pouvait redouter les pires résolutions de la part de ce vainqueur ulcéré et avide de vengeance... Augustin se décida pourtant à lui écrire. Sa lettre est un chef-d’œuvre de tact, de prudence, et aussi de fermeté chrétienne et pastorale.

Il eût été dangereux de déclarer à ce rebelle triomphant : « Tu as tort. Ton devoir est de te réconcilier avec l’Empereur ton maître. » Boniface aurait pu répondre à Augustin : « De quoi te mêles-tu ? La politique n’est point ton affaire. Occupe-toi de ton église ! » — C’est pourquoi Augustin, très habilement, lui parle, d’un bout à l’autre de sa lettre, uniquement en évêque, zélé pour le salut d’un fils très cher en Jésus-Christ. Ainsi, en se renfermant dans ses attributions de directeur spirituel, il atteignait plus sûrement et plus complètement son but, et, comme médecin des âmes, il osait rappeler à Boniface des vérités qu’il n’aurait jamais osé lui exprimer comme conseiller.

Selon Augustin, la disgrâce du comte et les malheurs qui en ont résulté pour l’Afrique viennent surtout de son attachement aux biens temporels. C’est son ambition et sa cupidité, celle de ses partisans, qui ont causé tout le mal. Qu’il se détache des biens périssables, qu’il empêche les vols et les brigandages de ses subordonnés ! Lui qui voulait vivre autrefois dans la continence, qu’il garde au moins la chasteté conjugale ! Enfin, qu’il se souvienne de la foi jurée ! Augustin ne veut pas entrer dans la querelle de Boniface avec Placidie, il ne préjuge pas des torts de l’un ou de l’autre. Il se borne à dire au général en révolte : « Si vous avez reçu tant de biens de l’Empire romain, ne lui rendez pas le mal pour le bien. Si, au contraire, vous en avez reçu du mal, ne lui rendez pas le mal pour le mal… »

Évidemment, l’évêque d’Hippone ne pouvait guère donner d’autres conseils au comte d’Afrique. Le rôle de conseiller politique, en ces conjonctures si embarrassées, était extrêmement délicat. Comment engager un général victorieux à mettre bas les armes devant les vaincus ? Cependant Augustin, jugeant la situation du seul point de vue chrétien, avait trouvé le moyen de dire tout l’essentiel, tout ce qui importait pour le moment.

De quelle façon Boniface prit-il cette lettre, en somme, si courageuse ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que ses dispositions n’en furent point modifiées. Il lui était bien difficile de reculer et de se soumettre, d’autant plus qu’un nouveau corps d’armée, sous les ordres de Sigisvultus, ne tarda point à être expédié contre lui. : Une véritable fatalité le contraignait à rester en rébellion contre Rome. Se crut-il perdu, comme on l’a répété, ou bien, grâce à ses relations de famille, — n’oublions pas que sa seconde femme était une barbare, — s’était-il depuis longtemps concerté avec Genséric pour le partage de l’Afrique ? On l’en accusa. Toujours est-il qu’en apprenant l’arrivée de Sigisvultus et du nouveau corps expéditionnaire, il appela les Vandales à son secours. Ce fut la grande invasion de 429.

Bientôt les Barbares entrèrent en Numidie. Les régions limitrophes d’Hippone furent menacées. Terrorisés, les habitans fuyaient en masse devant l’ennemi, abandonnant les villes. Ceux qui s’étaient laissé surprendre, se précipitèrent dans les églises, en implorant l’assistance des prêtres et des évêques. Ou bien, résignés à mourir, ils réclamaient le baptême à grands cris, se confessaient, faisaient publiquement pénitence. Le clergé, nous l’avons vu, était particulièrement visé par les Vandales : ils sentaient que les prêtres catholiques étaient l’âme de la résistance. Ceux-ci, dans l’intérêt même de l’Église, devaient-ils se préserver pour des temps plus calmes et se dérober par la fuite à la persécution ? Beaucoup se retranchaient derrière la parole de l’Apôtre : « Si vous êtes persécuté dans une ville, fuyez dans une autre. »

Mais Augustin blâma énergiquement la lâcheté des déserteurs. Dans une lettre adressée à son collègue Honoratus et destinée à être lue par tout le clergé d’Afrique, il déclara que les évêques et les prêtres ne devaient point abandonner leurs églises ni leurs diocèses, mais y rester jusqu’au bout, — jusqu’à la mort et jusqu’au martyre, — pour accomplir les fonctions de leur ministère. Si les fidèles peuvent se retirer en lieu sûr, que leurs pasteurs les accompagnent, sinon qu’ils meurent au milieu d’eux. Ils auront du moins la consolation d’avoir assisté les moribonds à leur dernier moment, et surtout d’avoir empêché les apostasies qui se produisaient couramment sous le coup de la terreur. L’essentiel pour Augustin, qui prévoit l’avenir, c’est que, plus tard, après l’écoulement du flot vandale, le catholicisme puisse refleurir en Afrique. Pour cela, il faut que les catholiques restent dans le pays et que le plus grand nombre possible persévère dans la foi. Autrement, l’œuvre de trois siècles serait à recommencer.

On admire cette fermeté, cette lucidité d’esprit chez un vieillard de soixante-quinze ans, que des troupeaux de fugitifs démoralisés assiégeaient continuellement de leurs plaintes et de leurs lamentations. La situation devenait de plus en plus critique. Le cercle d’investissement se rétrécissait. Cependant, au milieu de ces angoisses, Augustin eut une lueur d’espoir : Boniface se réconcilia avec l’Empire. Dès lors, son armée, se retournant contre les Barbares, pourrait protéger Hippone et peut-être sauver l’Afrique.

Augustin travailla-t-il à cette réconciliation ? Il est hors de doute qu’il la souhaitait ardemment. Dans une lettre au comte Darius, envoyé spécialement de Ravenne pour traiter avec le général rebelle, il félicite chaleureusement ce plénipotentiaire impérial de sa mission pacifique : « Vous êtes envoyé, lui dit-il, pour empêcher l’effusion du sang. Réjouissez-vous donc, illustre et très cher fils en Jésus-Christ, réjouissez-vous de ce bien si grand, si véritable, et jouissez-en dans le Seigneur, qui vous a fait ce que vous êtes et qui vous a confié une tâche si importante et si belle. Que Dieu confirme le bien qu’il nous a fait par vous !... » A quoi Darius répondait : « Puissiez-vous, mon Père, former pendant longtemps encore de tels vœux pour l’Empire, pour la République romaine !... »

Mais la cause de l’Empire était perdue en Afrique. Si la rentrée en grâce du révolté fit naitre quelques illusions chez Augustin, elles ne durèrent pas longtemps. Boniface, après avoir vainement négocié le retrait des troupes vandales, fut battu par Genséric et obligé de se renfermer dans Hippone, avec une armée de Goths mercenaires. Ainsi, c’étaient des Barbares qui allaient défendre contre d’autres Barbares une des dernières citadelles romaines de l’Afrique ! Dès la fin de mai 430, Hippone fut bloquée à la fois du côté de la terre et du côté de la mer.

Augustin se résignait péniblement à cette suprême humiliation et à toutes les horreurs qu’il faudrait subir, si la ville était prise. Chrétiennement, il s’en remettait à la volonté de Dieu, et il répétait à son entourage la parole du Psaume : « Tu es juste, Seigneur, et tes jugemens sont équitables. » Une foule de prêtres fugitifs, et, parmi eux, Possidius, l’évêque de Guelma, s’étaient réfugiés dans la maison épiscopale. Un jour qu’il désespérait, Augustin, étant à table avec eux, leur dit :

« — En présence de ces calamités, je demande à Dieu de délivrer cette ville du siège, ou, si tels ne sont pas ses desseins, de donner à ses serviteurs la force nécessaire pour accomplir sa volonté, ou, tout au moins, de m’enlever de ce monde et de me recevoir dans son sein. »

Mais il est plus que probable que, chez lui, ces défaillances n’étaient que passagères, et que, dans ses sermons, comme dans ses entretiens avec Boniface, il s’appliquait à stimuler le courage du peuple et du général. Sa correspondance contient toute une série de lettres adressées, vers cette époque, au comte d’Afrique, et qui respirent, çà et là, une véritable ardeur belliqueuse : ces lettres sont très certainement apocryphes. Néanmoins, elles expriment quelque chose des sentimens que devaient éprouver alors le peuple d’Hippone et Augustin lui-même. Une de ces lettres félicite emphatiquement Boniface d’un avantage remporté sur les Barbares.

« Votre Excellence n’ignore pas, je crois, que je suis étendu sur mon lit et que je souhaite l’arrivée de mon dernier jour. Je me réjouis de votre victoire. Je vous adjure de sauver la cité romaine. Gouvernez vos soldats comme un bon comte. Ne présumez point de vos propres forces. Mettez votre gloire dans Celui qui donne le courage, et vous n’aurez jamais à craindre aucun ennemi. Adieu ! »

Peu importent les termes. Quels qu’aient été les derniers adieux d’Augustin au défenseur d’Hippone, il lui a tenu sans doute un langage approchant de celui-ci. En tout cas, la postérité a voulu croire que l’évêque moribond conserva jusqu’au bout sa fière attitude en face de la Barbarie. Ce serait abuser des mots que de le représenter comme un patriote, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il n’en est pas moins vrai que cet Africain, que ce chrétien fut un admirable serviteur de Rome. Jusqu’à sa mort, il en a gardé le culte, parce que l’Empire, à ses yeux, c’était l’ordre, la paix, la civilisation, l’unité de la foi dans l’unité de la domination.


IV. — SAINT AUGUSTIN

Le troisième mois du siège, il tomba malade. Il avait la fièvre, une fièvre infectieuse sans doute. Les gens de la campagne, les soldats blessés qui, après la déroute de Boniface, s’étaient réfugiés dans Hippone, avaient dû y apporter des germes de contagion. On était d’ailleurs à la fin d’août, la saison des épidémies, des chaleurs humides et des soirées accablantes, l’époque de l’année la plus dangereuse et la plus pénible pour les malades.

Tout de suite, Augustin s’alita. Mais, même là, sur le lit où il allait mourir, on ne le laissait pas tranquille. Des gens vinrent lui demander ses prières pour des possédés. Le vieil évêque s’attendrit, pleura, supplia Dieu de lui accorder cette grâce, et les malheureux démens furent délivrés. Comme il est probable, cette guérison fit grand bruit dans la ville. Un homme lui amena un autre infirme à guérir. Augustin, accablé, répondit à l’homme :

— « Mon fils, tu vois mon état ! Si j’avais quelque pouvoir sur les maladies, je commencerais par me guérir moi-même ! »

L’individu insista : il avait eu un songe. Une voix mystérieuse lui avait dit : « Va trouver Augustin : il imposera les mains à ton malade, et celui-ci sera guéri ! » Il le fut en effet. Ce sont là, il me semble, les seuls miracles que le saint ait accomplis de son vivant. Mais qu’est-ce que cela, si l’on considère le perpétuel miracle de sa charité et de son apostolat ?

Bientôt, la maladie de l’évêque empira. Enfin, il obtint qu’on ne le dérangeât plus, et qu’on lui permît de se préparer à la mort, dans le silence et le recueillement. Pendant les dix jours qu’il vécut encore, personne ne pénétra dans sa cellule, excepté les médecins et les serviteurs qui lui apportaient un peu de nourriture. Il en profita pour se repentir de ses fautes. Car il avait coutume de dire à ses clercs que, « même après le baptême, des chrétiens ou des prêtres, quelque saints qu’ils fussent, ne devaient jamais sortir de la vie, sans en avoir fait une confession générale. » Afin de s’exciter à la contrition, il avait ordonné qu’on lui recopiât sur des feuilles les Psaumes de la Pénitence et que l’on disposât ces feuilles sur le mur de sa chambre. De son chevet, il les lisait continuellement.

Le voilà donc seul, en face de lui-même et de Dieu ! Moment solennel pour le grand vieillard.

Il évoquait sa vie passée, et ce qui le frappait d’abord et le contristait, c’était l’écroulement de toutes ses espérances humaines. Les ennemis de l’Église, que, pendant quarante ans, il avait combattus presque sans relâche et qu’il avait pu croire vaincus, tous ces ennemis relevaient la tête : les donatistes, les ariens, les Barbares. Par les Barbares, les ariens allaient être les maîtres de l’Afrique. Les églises, reconstituées au prix de si longs efforts, seraient encore une fois détruites. Et voici que l’autorité qui aurait pu les soutenir, sur laquelle il avait trop compté peut-être, celle de l’Empire, s’effondrait, elle aussi ! C’en était fait de l’ordre, de la paix matérielle, de ce minimum de sécurité qui est indispensable à toute œuvre spirituelle. D’un bout à l’autre du monde occidental, la Barbarie triomphait…

Parfois, au milieu de ces méditations douloureuses du moribond, des sonneries de clairons éclataient : il y avait une alerte aux remparts. Et ces sonneries, dans le demi-délire de la fièvre, prenaient, pour lui, un accent lugubre, comme les trompettes annonciatrices du Jugement. Oui, on pouvait craindre que le Jour de Colère ne fût arrivé. Était-ce vraiment la fin du monde, ou seulement la fin d’un monde ?… Certes, on voyait alors assez d’horreurs et de calamités, pour qu’on ne songeât au lendemain qu’avec épouvante. Bien des signes annoncés par l’Écriture effrayaient les imaginations : les dévastations, les guerres, les persécutions contre l’Église se multipliaient avec une continuité et une cruauté terrifiantes. Néanmoins, tous les signes prédits n’étaient pas là. Que de fois déjà l’humanité a été trompée dans ses terreurs et dans ses espérances ! En réalité, et bien que tout présage la fin du siècle, on ne sait ni le jour ni l’heure du Jugement. C’est pourquoi il faut veiller sans cesse, selon la parole du Christ !… Mais, si cette épreuve de la guerre barbare doit passer comme les autres, qu’elle est pénible, pour l’instant ! Qu’elle est dure surtout pour Augustin, qui voit par elle presque toute son œuvre renversée !…

Au moins, cette pensée le consolait que, depuis sa conversion, pendant quarante ans et plus, il avait fait tout ce qu’il avait pu, il avait œuvré pour le Christ, même au delà des forces ? Il se disait qu’il laissait après lui le fruit d’un labeur immense, toute une œuvre apologétique et dogmatique qui prémunirait contre l’erreur ce qui resterait de son troupeau et de l’Église d’Afrique. Lui-même avait fondé une église exemplaire, sa chère église d’Hippone, que, de son mieux, il avait façonnée à la règle divine. Et il avait fondé aussi des couvens, une bibliothèque pleine de livres, enrichie encore tout récemment par les libéralités du comte Darius. Il avait instruit des clercs, qui, au lendemain des désastres, répandraient le bon grain de Vérité. Des livres, des monastères, des prêtres, des alimens substantiels et sûrs pour les esprits, des refuges et des guides pour les âmes, voilà ce qu’il léguait aux ouvriers de l’avenir. Tout était prêt pour les semailles futures... Et, avec un peu de joie mêlée à sa peine, il lisait sur la muraille, dans l’angle de son lit, le verset du psaume : « Exibit homo ad opus suum et operationem suam usque ad vesperum... L’homme sortira pour aller à sa tâche, et il travaillera jusqu’au soir. » Lui aussi, il avait travaillé jusqu’au soir.

Si, maintenant, la récompense terrestre semblait lui échapper, si tout s’abîmait autour de lui, si sa ville épiscopale était assiégée, si lui-même, quoique vaillant encore, — « il avait conservé, dit Possidius, l’usage de tous ses membres, avec une ouïe délicate et une vue parfaite, » — si lui-même allait mourir trop tôt, c’était sans doute en expiation des fautes de sa jeunesse. A ce souvenir de ses égaremens, ses larmes coulaient plus abondantes... Pourtant, quelle qu’eût été la folie de sa conduite d’alors, il y distinguait les marques certaines de sa vocation. Il se rappelait le désespoir et les pleurs de sa mère, mais aussi son exaltation, en lisant l’Hortensius, son dégoût du monde et de tout, lorsqu’il avait perdu son ami. Dans le vieil homme, il reconnaissait l’homme nouveau. Et il se disait : « Quoi donc ? Mais c’était moi-même ! Je n’ai pas changé. Je me suis seulement retrouvé. Je n’ai changé que mes voies. Dès mon adolescence, au plus fort de mes erreurs, déjà, je m’étais levé, mon Dieu, pour retourner vers toi ! »

Sa pire folie, ç’avait été de vouloir tout comprendre. L’humilité de l’esprit lui manquait. Enfin, Dieu lui avait donné la grâce de soumettre son intelligence à la foi. Il avait cru, et ensuite il avait compris, comme il avait pu, autant qu’il avait pu. D’abord, en toute simplicité, il avouait ce qu’il ne comprenait pas. Et puis la foi lui avait ouvert les chemins de l’intelligence. Il avait magnifiquement usé de sa raison, dans les limites assignées à la faiblesse mortelle. N’était-ce pas là le vœu superbe de sa jeunesse ? Comprendre ! Quel plus haut destin !

Aimer aussi ! Après l’avoir détaché des passions coupables, il avait bien usé de son cœur. Il songeait à tout ce qu’il avait répandu de charité sur son peuple et sur l’Église, à tout ce qu’il avait aimé en Dieu, — à tout ce qu’il avait fait, à toute la suite de son action inspirée et soutenue par l’amour divin... Oui, aimer, tout est là ! Les Barbares peuvent venir ! Le Christ n’a-t-il pas dit : « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles ? » Tant qu’il y aura deux hommes assemblés pour l’amour de Lui, le monde ne sera pas complètement perdu, l’Église et la civilisation seront sauvées. La religion du Christ est un levain d’action, d’intelligence, de sacrifice et de charité. Si le monde n’est pas, dès aujourd’hui, condamné, si le jour du Jugement est encore lointain, c’est d’elle que sortiront les renaissances de l’avenir...

Ainsi, Augustin oubliait ses souffrances et ses déceptions humaines dans la pensée que, malgré tout, l’Église est éternelle. La Cité de Dieu recueille les débris de la Cité terrestre : « Le Goth n’enlève pas ce que garde le Christ, non tol’it Gothus quod custodit Christus ! » Et, ses souffrances augmentant, il ne voulait plus considérer que cette Cité impérissable, « où l’on se reposera, où l’on verra, où l’on aimera, » — où l’on retrouvera tous les chers absens. Tous, il les appelait, en cette minute suprême : Monique, Adéodat, et celle qui avait failli se perdre à cause de lui, et tous ceux qu’il avait chéris...

Le 5 des calendes de septembre, l’évêque Augustin était bien bas. On priait pour lui dans les églises d’Hippone et surtout dans cette basilique de la Paix, où, pendant si longtemps, il avait prêché et travaillé pour les autres. Possidius de Guelma se trouvait dans la chambre de l’évêque, entouré de ses clercs et de ses moines. Ils unirent leurs prières aux siennes. Et, sans doute aussi, ils entonnèrent, pour la dernière fois devant lui, un de ces chants liturgiques qui, autrefois, à Milan, l’émouvaient jusqu’aux larmes, et que, depuis l’invasion, sous le coup de la terreur barbare, on n’osait plus chanter. Augustin, se défendant encore contre la douceur trop pénétrante de la mélodie, n’était attentif qu’au sens des paroles, et il se répétait :

— « Mon âme a soif du Dieu vivant. Quand paraîtrai-je devant sa face ?... »

Ou encore :

« — Celui qui est la Vie est descendu sur cette terre. Il a souffert notre mort, et il l’a fait mourir par l’abondance de sa vie... La Vie est descendue vers vous, — et vous ne voulez pas monter vers Elle, et vivre... ? »

Lui, il entrait dans la Vie et dans la Gloire. Il s’en allait doucement, au chant des hymnes et au murmure des prières… Peu à peu ses yeux se voilèrent, les traits de son visage se détendirent. Ses lèvres ne remuaient plus. Possidius, le disciple fidèle, se penchait sur lui : comme un patriarche de l’Écriture, Augustin de Thagaste « s’était endormi avec ses pères… »


Et maintenant, quoi que vaille cet écrit, conçu et conduit dans un esprit de vénération et d’amour pour le saint, pour le grand cœur et la grande intelligence que fut Augustin, pour ce type unique de chrétien, le plus complet et le plus admirable peut-être, qu’on ait jamais vu, — l’auteur ne peut que redire, en toute humilité, ce que disait, il y a quinze cents ans, l’évêque de Guelma, son premier biographe :

« Je demande instamment à la charité de ceux qui liront ce livre de s’unir à mes actions de grâces et à mes bénédictions envers le Seigneur, qui m’a inspiré la pensée de faire connaître cette vie aux présens et aux absens… et qui m’a donné le pouvoir de l’exécuter. Priez pour moi et avec moi, afin que je m’efforce, ici-bas, de suivre l’exemple de cet homme incomparable, avec qui Dieu m’a accordé-le bonheur de vivre pendant un si long temps… »


LOUIS BERTRAND.

  1. Copyright by Louis Bertrand, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er et 15 avril, des 1er et 15 mai, du 1er juin.