Saint Augustin (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 517-560).
SAINT AUGUSTIN[1]

CINQUIÈME PARTIE[2]


L’APOTRE DE LA PAIX ET DE L’UNITÉ CATHOLIQUE


« Die eis ista ut plorent... et sic eos rape tecum ad Deum, quia de spiritu ejus hæc dicis eis, si dicis ardens igné caritatis.
Dis-leur cela, ô mon âme, pour les faire pleurer... et emporte-les ainsi, avec toi, vers Dieu, car tu leur parleras par son esprit, si tes paroles sont brûlantes du feu de la charité... »
( Confessions, IV, XII.)


I. — L’ÉVÊQUE D’HIPPONE

Dans son monastère, Augustin continuait à être guetté par les Églises voisines, qui voulaient l’avoir pour évêque. On l’enlèverait à la première occasion. Le vieux Valérius, redoutant une surprise, engageait son prêtre à se cacher. Mais il savait, par l’exemple même d’Augustin traîné à la prêtrise malgré lui, que les meilleures précautions sont inutiles contre des gens décidés à tout. Le plus sûr était de prévenir le danger.

Il se résolut donc à partager l’épiscopat avec Augustin, à le faire sacrer de son vivant et aie désigner comme son successeur. C’était contraire à la coutume d’Afrique et, de plus, aux canons du concile de Nicée (il est vrai que Valérius, comme Augustin lui-même, ignorait ce dernier point). Mais enfin, on pouvait faire fléchir la règle en considération des mérites exceptionnels du prêtre d’Hippone. Le vieil évêque commença par pressentir Aurélius, le primat de Carthage, et, quand il se fut assuré du consentement et de l’appui de ce haut personnage, il profita d’une solennité religieuse, pour annoncer au peuple ses intentions.

Quelques évêques du voisinage, — parmi lesquels Mégalius, évêque de Guelma et primat de Numidie, — s’étant réunis à Hippone, pour sacrer un collègue, Valérius déclara publiquement, dans la basilique, qu’il désirait s’associer Augustin. C’était, depuis longtemps, le vœu de ses ouailles. Au fond, en réclamant cet honneur pour son prêtre, le vieux prélat ne faisait que céder à la voix populaire. Immédiatement, ses paroles furent accueillies par des acclamations. A grands cris, les fidèles demandèrent qu’Augustin fut sacré.

Seul, Mégalius protesta. Il se fit même l’écho de certaines calomnies, pour écarter le candidat comme indigne. Une telle attitude n’a rien de surprenant. Ce Mégalius était vieux (il allait mourir quelque temps après), et, comme tous les vieillards, il voyait de mauvais œil les innovations. Déjà, contrairement aux usages établis, Valérius avait accordé à Augustin le droit de prêcher en sa présence. Et voici que, par une nouvelle dérogation, il prétendait placer deux évêques à la fois sur le siège d’Hippone ! Quels que fussent ses talens, on en avait assez fait pour ce jeune prêtre, — un récent converti, d’ailleurs, et qui, chose plus grave, était un transfuge des manichéens. Que ne racontait-on pas sur les abominations qui se perpétraient dans les mystères de ces gens-là ? Jusqu’à quel point Augustin y avait-il trempé ? On clabaudait contre lui, un peu partout, à Hippone, comme à Carthage (où il s’était compromis par ses excès de zèle), dans les milieux catholiques comme dans les milieux donatistes. Défenseur jaloux de la hiérarchie et de la discipline, Mégalius accueillit sans doute avec un certain plaisir ces rumeurs malveillantes. Il y trouvait un prétexte pour faire, comme on dit, marquer le pas à Augustin. Les gens médiocres éprouvent toujours une joie secrète à humilier sous la règle commune ceux en qui ils devinent des êtres d’une autre essence que la leur.

Une des calomnies répandues contre Augustin paraît avoir trouvé créance dans l’esprit de Mégalius : il se laissa persuader que le prêtre de Valérius avait donné un philtre amoureux à une de ses pénitentes, dont il cherchait à obtenir les faveurs. C’était alors la mode, entre dévots, d’échanger des eulogies, ou pains bénits, en signe de communion spirituelle. Augustin aurait mêlé -des ingrédiens magiques à quelques-uns de ces pains offerts hypocritement à la femme dont il était épris. Cette accusation excita un gros scandale, dont le souvenir persista longtemps, puisque, cinq ou six ans plus tard, le donatiste Pétilianus la répétait encore.

Augustin se disculpa victorieusement. Mégalius reconnut son erreur. Il fit mieux : non seulement il s’excusa auprès de celui qu’il avait calomnié, mais il demanda solennellement pardon à ses collègues de les avoir abusés sur de faux bruits.. Probablement que, dans l’intervalle de l’enquête, il avait appris à mieux connaître le collaborateur de Valérius. Le charme d’Augustin, joint à l’austérité de sa vie, agit sur le vieillard chagrin et modifia ses dispositions. Quoi qu’il en soit, c’est par Mégalius, évêque de Guelma et primat de Numidie, qu’Augustin fut sacré évêque d’Hippone.

Il était consterné de son élévation. Il l’a dit et redit maintes fois. Nous pouvons l’en croire sur parole. Cependant les honneurs et les avantages de l’épiscopat étaient alors si considérables, que ses ennemis purent le représenter comme un ambitieux. Rien ne s’accordait moins avec son caractère. Au fond, Augustin n’aspirait qu’à demeurer en repos. Depuis sa retraite à Cassiciacum, il avait renoncé à la fortune comme à la gloire littéraire. Son unique désir était de vivre dans la contemplation des vérités divines, de se rapprocher de Dieu : « Videte et gustate quam mitis sit Dominus, voyez et goûtez combien le Seigneur est doux ! » C’est peut-être, de toute l’Écriture, le verset qu’il préfère, celui qui répond le mieux au vœu intime de son âme, celui qu’il cite le plus souvent dans ses sermons. Ensuite, étudier les Saintes Lettres, en scruter les moindres syllabes, puisque toute vérité y est contenue, — une vie entière n’est pas de trop pour un pareil labeur. Pour cela, il fallait briser toutes les attaches avec le monde, se réfugier farouchement dans la solitude du cloître.

Mais ce chrétien sincère s’an8i.lysaitavec trop de clairvoyance, pour ne pas reconnaître qu’il y avait, en lui, une tendance dangereuse à l’isolement. Il goûtait trop de plaisir à se retrancher de la société des hommes, pour s’ensevelir dans l’étude et la contemplation. Lui qui avouait un penchant secret à la mollesse épicurienne, n’allait-il pas, sous le couvert de la piété, continuer à vivre en dilettante et en voluptueux ? L’action, seule, pouvait le sauver de l’égoïsme. D’autres, sans doute, satisfont à la loi de charité, en priant, en se mortifiant pour leurs frères. Mais, quand on a, comme lui, des facultés extraordinaires de persuasion et d’éloquence, une telle vigueur de dialectique, une culture si étendue, tant de puissance contre l’erreur, — n’est-ce point offenser Dieu que de négliger ses dons, et n’est-ce point manquer gravement à la charité que de refuser à ses frères le secours d’une pareille force ?

En outre, il savait bien qu’on ne va pas à la vérité sans un cœur purifié. Ses passions, si violentes, n’allaient-elles pas, après un moment de répit, le tourmenter avec plus de frénésie qu’avant sa conversion ? Pour cela encore, l’action était le grand remède. Il vit dans les obligations de l’épiscopat un moyen d’ascèse, — une sorte de purification héroïque. Il s’accablerait volontairement de tels soucis et de tels travaux qu’il n’aurait plus le temps d’écouter la voix perfide de ses « vieilles amies. » Réussit-il à les faire taire tout de suite ? Cette grâce inouïe lui fut-elle accordée ? Ou bien la lutte se poursuivit-elle dans le secret de sa conscience ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces terribles passions, qui avaient bouleversé sa jeunesse, il n’en est plus question dans sa vie. Depuis qu’il est tombé à genoux sous le figuier de Milan, son cœur de péché est comme mort. Il s’est délivré de presque toutes les faiblesses du vieil homme, non pas seulement de ses vices et de ses affections charnelles, mais de ses défauts les plus excusables, — à part, peut-être, un vieux reste de vanité littéraire et intellectuelle.

Au premier aspect, ses livres ne nous révèlent plus, en lui, que le docteur et, déjà, le saint. Ce qu’on y voit d’abord, c’est une intelligence toute nue, une âme toute pure, embrasée du seul amour divin. Pourtant le cœur aimant et tendre, qu’il avait été, échauffe toujours ses discussions et ses exégèses les plus abstraites. On ne tarde pas à en sentir la chaleur, la puissance d’effusion, Augustin n’y prend pas garde. Il ne pense plus à lui, il ne s’appartient plus. S’il a accepté l’épiscopat, c’est pour se donner tout entier à l’Église, pour être tout à tous. Il est l’homme-verbe, l’homme-plume, le porte-parole de la Vérité. Il devient l’homme des foules misérables sur qui le Sauveur épanchait sa pitié. Il est à elles, pour les convaincre et les guérir de l’erreur. Il est une force qui va, sans relâche, pour la plus grande gloire du Christ. Évêque, pasteur, conducteur d’âmes, il ne veut plus être que cela.

Mais, que la tâche était lourde à cet intellectuel, qui, jusque-là, n’avait vécu que dans le commerce des livres et des idées ! Au lendemain de sa consécration, il dut l’envisager avec plus d’épouvante que jamais. Pendant ses nuits d’insomnie, ou à l’heure de la récréation, dans le jardin du monastère, il y songeait avec angoisse. Les yeux ouverts dans les ténèbres de sa cellule, il cherchait à préciser une théorie sur la nature et l’origine de l’âme ; ou bien, à la tombée du crépuscule, entre les branches des oliviers, il voyait « la mer revêtir des nuances changeantes comme des voiles aux mille couleurs, tantôt verte, d’un vert aux dégradations infinies, tantôt pourpre, tantôt d’azur... » Et son âme, facilement lyrique, s’élevait aussitôt de ces splendeurs matérielles à la région invisible des Idées. Puis, immédiatement, il se ressaisissait : il ne s’agissait pas de cela ! Il se disait qu’il était désormais l’évêque Augustin, qu’il avait charge d’âmes, qu’il devait pourvoir aux besoins de son troupeau. Il lui faudrait lutter dans un combat de tous les instans. Alors il combinait ses plans d’attaque et de défense. Il embrassait d’un coup d’œil l’énormité de l’œuvre qui l’attendait.

Œuvre écrasante en vérité ! Il était évêque d’Hippone, mais un évêque presque sans ouailles, si l’on comparait la communauté rivale des donatistes. L’évêque des dissidens, Proculeianus, se targuait d’être le véritable représentant de l’orthodoxie, et, comme il avait pour lui l’avantage du nombre, il faisait certainement plus grande figure dans la ville que le successeur de Valérius, avec toute sa science et toute son éloquence. L’église des schismatiques, nous l’avons vu, était voisine de l’église catholique. Leurs clameurs troublaient les sermons d’Augustin. Peut-être, depuis les lois de Théodose, la situation s’était-elle légèrement améliorée dans Hippone. Mais il n’y avait pas si longtemps que ceux du parti de Donat y tenaient le haut du pavé. Un peu avant l’arrivée du nouvel évêque, le clergé donatiste défendait à ses fidèles de cuire le pain des catholiques. Un boulanger fanatique avait même refusé celui d’un diacre catholique, qui était son propriétaire. Ces schismatiques se croyaient assez forts pour mettre en interdit ceux qui n’étaient pas de leur communion.

D’un bout à l’autre de l’Afrique, la déroute du catholicisme semblait un fait accompli. Tout récemment, une seule fraction du parti donatiste avait pu envoyer trois cent dix évêques au concile de Bagaï, qui devait juger les dissidens de leur propre secte. Parmi ces évêques, celui de Thimgad, le terrible Optatus, se signalait par son zèle sanguinaire, parcourant la Numidie et même la Proconsulaire à la tête de bandes armées, incendiant les fermes et les villas, rebaptisant de force les catholiques, organisant partout la terreur.

Augustin n’ignorait rien de tout cela, et, quand il cherchait du secours du côté des autorités locales, il se disait tristement qu’il n’avait aucune aide à espérer du comte Gildon, qui, depuis près de dix ans, tyrannisait Carthage et l’Afrique. Ce Gildon était un indigène, un Maure, à qui les ministres du jeune Valentinien II avaient cru habile de confier le gouvernement militaire de la province. Connaissant la faiblesse de l’Empire, le Maure ne songeait qu’à se tailler, en Afrique, une principauté indépendante. Il favorisait ouvertement le donatisme qui était le parti le plus nombreux et le plus influent. L’évêque de Thimgad, Optatus, ne jurait que par lui, le considérait comme son maître et son « dieu. » Aussi l’avait-on surnommé « le Gildonien. »

Contre de tels ennemis, l’autorité impériale ne pouvait agir que par intermittence. Augustin le savait. Il savait que l’Empire d’Occident était dans une position critique. Théodose venait de mourir en pleine guerre contre l’usurpateur Eugène. Les Barbares, qui composaient, en majorité, les armées romaines, se montraient de plus en plus menaçans. Alaric, campé dans le Péloponnèse, se préparait à envahir l’Italie. Cependant, le tout-puissant ministre du jeune Honorius, le demi-barbare Stilicon, s’appliquait à ménager les catholiques, leur donnait l’assurance qu’il leur continuerait la protection de Théodose. C’est donc vers le pouvoir central que va se tourner Augustin. Lui seul pouvait faire régner un peu d’ordre dans les provinces, — et puis enfin les nouveaux empereurs étaient fermement attachés à la défense du catholicisme. L’évêque catholique d’Hippone va s’efforcer, en conséquence, d’entretenir les meilleures relations avec les représentans de la Métropole, — les proconsuls, les vicaires, les comtes, les tribuns ou les notaires envoyés par l’Empereur, en qualité de commissaires du Gouvernement.

Nul soupçon de flatterie dans sa conduite, nulle idolâtrie du pouvoir. A Milan, Augustin avait vu la Cour d’assez près pour savoir ce que valaient les fonctionnaires impériaux. Simplement, il s’adaptait de son mieux aux nécessités du moment. Pourtant, dans le secret de son cœur, il aurait souhaité que ce pouvoir fût plus fort, afin de prêter à l’Église un concours plus efficace. D’ailleurs, ce lettré, élevé dans le culte de la majesté romaine, était d’instinct un fidèle serviteur des Césars. Homme d’autorité et de tradition, il professait que l’obéissance aux princes est une chose due : « C’est, dit-il, un pacte général de la société humaine que d’obéir à ses rois. » Dans un de ses sermons, il compare la pensée, qui commande au corps, à l’Empereur assis sur son trône, et, du fond de son palais, dictant des ordres qui mettent en mouvement tout l’Empire. Image purement idéale du souverain de ce temps-là, mais qui plaisait à son imagination de Latin ! Hélas ! Augustin n’avait pas d’illusions sur les effets des édits impériaux : il savait trop le cas qu’on en faisait, particulièrement en Afrique.

Ainsi, il n’avait guère à compter sur l’appui du pouvoir, pour la défense de la paix et de l’unité catholique. Il ne devait se confier qu’en lui-même, — et toute sa force était dans son intelligence, dans sa charité, dans son âme profondément fraternelle. Ardemment, il voulait que le catholicisme fût une religion d’amour, ouverte à tous les peuples de la terre, comme l’avait voulu lui-même son Divin fondateur. Une intelligence lumineuse et dominatrice, une charité infatigable, voilà les armes d’Augustin. Et cela suffit. Cela lui donne une supériorité accablante sur tous les hommes de son temps. Au milieu d’eux, — païens ou chrétiens, — il apparaît comme un colosse. De quelle hauteur il écrase non seulement les gens d’école, qui ont été ses confrères, — les Nectarius de Guelma ou les Maxime de Madaure, — mais les plus célèbres d’entre les écrivains de l’époque, — les Symmaque et les Ammien Marcellin ! Après la lecture d’un traité d’Augustin, on est atterré de la médiocrité intellectuelle de ces derniers païens. Le rétrécissement de leur esprit, la platitude de leur pensée est quelque chose qui confond. Même l’illustre Apulée, — qui appartient à l’âge d’or de la littérature africaine, — l’auteur de la Doctrine de Platon, célèbre la philosophie et l’Être suprême en des termes qui rappellent les professions de foi de notre pharmacien Homais.

Et, dans l’entourage immédiat d’Augustin, parmi les évêques ses collègues, il n’y en a pas un qu’on puisse, même de loin, lui comparer. Sauf Nébride peut-être, ses amis les plus chers, Alypius, Evodius ou Sévère, ne sont que des disciples, pour ne pas dire des serviteurs de sa pensée. Le primat de Carthage, Aurélius, administrateur énergique, caractère ferme et droit, s’il n’est pas de la taille d’Augustin, est du moins capable de le comprendre et de le soutenir. Les autres sont de braves gens, comme ce Samsucius, évêque des Tours, à peu près illettré, mais plein de jugement et d’expérience, et, à ce titre, consulté avec déférence par son confrère d’Hippone. Ou bien, ce sont des intrigans, des débauchés, des hommes d’affaires, comme ce Paulus, évêque de Cataqua, qui se lançait dans des spéculations aventureuses, fraudait le fisc et, par son train de vie fastueux, ruinait son diocèse. D’autres, parmi les donatistes, sont de véritables soudards, moitié brigands, moitié fanatiques, comme le Gildonien Optatus, évêque de Thimgad : figure anticipée du marabout musulman, qui prêche la guerre sainte contre les catholiques, razziant, tuant, incendiant, convertissant à coups de sabre et à coups de matraque.

Au milieu de ces violens et de ces médiocres, Augustin va s’efforcer de réaliser complètement le type admirable de l’évêque, à la fois père spirituel, protecteur et soutien de ses ouailles. Il s’est promis de ne rien sacrifier de son idéal de perfection chrétienne. Évêque, il restera moine, comme pendant sa prêtrise. Outre le monastère qu’il a établi dans le jardin de Valérius, et où il ne peut décemment recevoir ses hôtes et ses visiteurs, il en établira un autre dans sa maison épiscopale. Autant que les devoirs de sa charge le lui permettront, il se conformera à la règle monastique. Il priera, étudiera l’Écriture, définira les dogmes, réfutera les hérésies. En même temps, il ne veut rien négliger de sa lâche matérielle. Il a des bouches à nourrir, des biens à gérer, des procès à examiner. Il s’occupera de tout cela. Pour ce mystique et ce spéculatif, cela va être une immolation continuelle.

D’abord, donner à ces pauvres le pain quotidien. Comme toutes les communautés d’alors, celle d’Hippone devait entretenir un peuple de mendians. Souvent, la caisse diocésaine était vide. Augustin est obligé de tendre la main, de lancer, du haut de sa chaire, de pathétiques appels à la charité. Puis, ce sont des hospices à fonder pour les malades, une hôtellerie pour les indigens de passage. L’évêque installe ces services d’assistance dans des maisons léguées à l’église d’Hippone. Par économie, il évite les constructions nouvelles. Cela grèverait trop lourdement son budget. Ensuite, le plus gros de tous ses soucis, — l’administration des biens d’église. Pour augmenter ces biens, il exige que ses clercs renoncent à tout ce qu’ils possèdent en faveur de la communauté, donnant ainsi aux fidèles l’exemple de la pauvreté volontaire. Des particuliers il accepte aussi des donations. Mais il lui arrive fréquemment d’en refuser, par exemple celle d’un père ou d’une mère qui, dans un moment de colère, déshéritait ses enfans. Il ne voulait pas profiter des mauvaises dispositions des parens pour dépouiller des orphelins. Ou bien, il lui répugnait d’engager l’Église dans des procès avec le fisc, en recevant certains héritages. Un négociant d’Hippone lègue-t-il au diocèse sa part d’intérêts dans le service des bateaux de l’annone, Augustin est d’avis qu’il faut refuser cette part. En cas de naufrage, on serait obligé de rembourser au Trésor le blé perdu, ou bien, pour prouver que l’équipage n’est nullement responsable de la perte du bateau, de faire infliger la question au capitaine et aux matelots survivans. Augustin ne veut pas en entendre parler :

— « Voyez-vous, disait-il, un évêque armateur ?., un évêque tortionnaire ? Non, non, cela ne convient pas à un serviteur de Jésus-Christ ! »

Le peuple d’Hippone n’était point de cet avis. On blâmait les scrupules d’Augustin. On l’accusait de compromettre les intérêts de l’Église. Un jour, il dut s’en expliquer en chaire :

— « Je sais bien, mes frères, que vous dites souvent entre vous : « Pourquoi personne ne donne-t-il rien à l’Église d’Hippone ? Pourquoi les mourans ne la font-ils pas leur héritière ? — C’est que l’évêque Augustin est trop bon, c’est qu’il rend tout aux enfans, c’est qu’il n’accepte rien. » Je l’avoue, je n’accepte que les donations qui sont bonnes et pieuses. Quiconque déshérite un fils pour faire l’église son héritière, qu’il cherche quelqu’un qui veuille accepter ses dons. Ce n’est pas moi qui le ferai, et, grâce à Dieu, je l’espère, ce ne sera personne... Oui, j’ai refusé beaucoup de donations, mais j’en ai aussi accepté beaucoup. Faut-il vous les énumérer ? Je ne citerai qu’un exemple. J’ai accepté l’héritage de Julien. Pourquoi ? Parce qu’il est mort sans enfans... »

L’auditoire trouvait que son évêque était vraiment bien délicat.

Ils lui reprochaient encore de ne pas savoir attirer ni flatter les riches donateurs. Augustin n’admettait pas non plus qu’on forçât un étranger de passage à recevoir la prêtrise, et, par conséquent, à abandonner ses biens aux pauvres. Tout cela, au fond, était très sage, non pas seulement selon l’esprit de l’Evangile, mais selon la prudence humaine. Si Augustin, pour le bon renom de son église, ne voulait pas encourir l’accusation de cupidité et d’avarice, il ne craignait rien tant que les procès. Accepter à la légère les héritages et les donations qui s’offraient, c’était s’exposer à des chicanes dispendieuses. Mieux valait y renoncer que de perdre à la fois son argent et sa réputation. Ainsi se conciliait, dans cet homme de prière et de méditation, le bon sens pratique avec le haut désintéressement de la morale chrétienne.

L’évêque était désintéressé, ses ouailles étaient cupides. Le peuple de ce temps-là désirait que l’Église s’enrichit, parce qu’il était le premier à profiter de sa richesse. Or cette richesse consistait surtout en immeubles et en terres. Le diocèse d’Hippone avait à administrer de nombreuses maisons et d’immenses fundi, sur lesquels vivait toute une population d’artisans et d’esclaves affranchis, d’ouvriers agricoles et même d’ouvriers d’art, fondeurs, brodeurs, ciseleurs sur métaux. Dans les domaines de l’Église, ces petites gens étaient à l’abri de l’impôt et des recors du fisc, et sans doute, ils trouvaient le régime épiscopal plus doux, plus paternel que le régime civil.

Par une cruelle ironie, Augustin, qui avait fait vœu de pauvreté et donné aux pauvres son patrimoine, Augustin, élu évêque d’Hippone, devenait donc un grand propriétaire. Sans doute, il avait sous ses ordres des intendans chargés de faire valoir les biens du diocèse. Cela ne le dispensait point d’entrer dans le détail de l’administration et de surveiller ses agens. Il entendait les doléances non seulement de ses paysans, mais de ceux qui appartenaient à d’autres domaines et qui étaient rançonnés par des gérans malhonnêtes. En tout cas, mille indices nous prouvent que rien de la vie rustique ne lui était étranger.

À cheval ou à mulet, il cheminait pendant des lieues dans la campagne d’Hippone, pour visiter ses vignes et ses olivaies. Il regardait, se renseignait, interrogeait les laboureurs, entrait dans les pressoirs et dans les moulins. Il connaissait le raisin bon à manger et le raison bon à faire du vin. Il signalait les silos creusés dans des terrains trop humides, ce qui exposait le blé à germer. En vrai propriétaire, il était au courant de la procédure, attentif aux termes des contrats. Il savait les formules usitées pour les ventes ou les donations. Il veillait à ce qu’on enterrât des charbons autour des bornes qui délimitaient les champs, afin que, si la borne venait à disparaître, on en retrouvât l’emplacement. Et, comme il était poète, il recueillait, en passant, tout un butin d’images agrestes qui égayaient ensuite ses homélies. Il empruntait des comparaisons ingénieuses aux citronniers « que l’on voit donner des fleurs et des fruits toute l’année, si on les arrose constamment, » — ou bien à la chèvre, « qui se dresse sur ses deux pieds de derrière, pour brouter les feuilles amères de l’olivier sauvage. »

Ces promenades au grand air, si fatigantes qu’elles fussent, étaient en somme un délassement pour son cerveau surmené. Mais, parmi ses fonctions épiscopales, il en était une qui l’excédait jusqu’au dégoût. Tous les jours, il devait écouter des plaideurs et rendre des arrêts. En vertu des récentes constitutions impériales, l’évêque jugeait en matière civile : besogne fastidieuse et interminable dans un pays où la chicane sévit avec fureur et obstination. Les plaideurs poursuivaient Augustin, envahissaient sa maison, comme ces fellahs aux burnous terreux qui encombrent nos prétoires de leurs guenilles. Dans le secretarium de la basilique, ou sous le portique de la cour attenant à l’église, Augustin siégeait, tel le cadi musulman dans la cour de la mosquée.

En soumettant les chrétiens à la juridiction de l’évêque,. les empereurs n’avaient fait que régulariser une vieille coutume des temps apostoliques. Suivant le conseil de saint Paul, les prêtres s’appliquaient à apaiser les différends entre fidèles. Plus tard, quand leur nombre se fut considérablement accru, les empereurs adoptèrent un système assez semblable à celui des « Capitulations » en pays de suzeraineté ottomane. Les procès entre clercs et entre laïcs ne pouvaient être équitablement jugés par des civils qui étaient, très souvent, des païens. Et, d’ailleurs, les parties se réclamaient de principes théologiques ou de lois religieuses que l’arbitre ignorait la plupart du temps. Dans ces conditions, il est assez naturel que l’autorité impériale ait dit aux plaignans : « Débrouillez-vous ensemble ! »

Justement, à l’époque où Augustin occupait le siège d’Hippone, Théodose venait d’étendre encore les prérogatives juridiques des évêques. Le malheureux juge était débordé par les procès. Quotidiennement, il donnait audience jusqu’à l’heure de son repas et, quelquefois, toute la journée, quand il jeûnait. A ceux qui l’accusaient de paresse, il répondait :

— « Je puis affirmer, sur mon âme, que, pour ma commodité personnelle, j’aimerais beaucoup mieux, à certaines heures de la journée, comme cela est établi dans les monastères bien réglés, m’occuper de quelque travail manuel et avoir le reste du temps libre pour lire, pour prier, pour méditer sur les Lettres divines, que de me voir embarrassé dans les complications et les ennuis des procès !... »

La coquinerie des plaideurs l’indignait. En chaire, il leur adressait des conseils pleins de sagesse chrétienne, mais qui devaient être médiocrement goûtés. Un procès, selon lui, était une perte de temps et une cause de tribulation. Mieux valait donner de l’argent à son adversaire, que de perdre son temps et de compromettre sa tranquillité. Et ce n’était point encourager l’injustice, ajoutait bonnement le prédicateur : car le voleur serait volé à son tour par un plus voleur que lui.

Ces raisons paraissaient peu convaincantes. Les chicaneurs ne se décourageaient point. Au contraire, ils obsédaient l’évêque de leurs instances. Dès qu’il paraissait, ils s’approchaient en tumulte, l’entouraient, lui baisaient la main et l’épaule, avec des protestations de respect et de soumission, le pressaient, le contraignaient de s’occuper de leurs affaires. Augustin cédait. Mais, le lendemain, dans un prône véhément, il leur criait :

— « Discedite a me, maligni !... Eloignez-vous de moi, méchans, et laissez-moi étudier en paix les commandemens de mon Dieu ! »


II. CE QU’ON ENTENDAIT DANS LA BASILIQUE DE LA PAIX

Essayons de voir Augustin dans sa chaire et dans sa ville épiscopale.

Nous ne pouvons guère nous les représenter que par analogie. Hippone la Royale a totalement disparu. Bône, qui l’a remplacée, en est éloignée environ d’une demi-lieue, et les débris qu’on a exhumés du sol de la ville morte sont bien insuffisans. Mais l’Afrique est riche en ruines chrétiennes, en basiliques surtout. Rome n’a rien de pareil à nous offrir. Et cela se comprend. Les basiliques romaines, toujours vivantes, se sont métamorphosées au cours des siècles, ont revêtu tour à tour les costumes imposés par la mode. Celles d’Afrique sont demeurées telles qu’elles étaient, — du moins dans leurs grandes lignes, — au lendemain de l’invasion arabe, telles que les avaient vues les yeux d’Augustin. Ce sont des ruines sans doute, quelques-unes très mutilées, mais dont nulle reconstruction n’a altéré le plan ni changé la physionomie.

Les vestiges d’Hippone et de ses églises étant effacés ou profondément ensevelis, il faut, pour nous en faire une idée approchante, nous tourner vers une autre ville africaine, qui a moins souffert du temps et des dévastations. Théveste, avec sa basilique, — la mieux conservée, la plus belle et la plus grande de toute l’Afrique, — peut nous restituer un peu de la figure, de la couleur et de l’atmosphère d’Hippone, en ces dernières années du IVe siècle.

L’antique Théveste était bien plus étendue que la ville actuelle, la Tébessa française. Celle-ci, même réduite au périmètre de la forteresse byzantine, élevée sous Justinien, étonne encore le visiteur par un aspect singulièrement original. Au milieu des immenses plaines d’alfa qui l’entourent, avec son enceinte quadrangulaire, ses chemins de ronde et ses tours trapues, elle apparaît, aussi archaïque, aussi étrange que notre Aigues-Mortes au milieu de sa lande marécageuse. Rien n’est riche et joyeux à l’œil comme la patine qui recouvre ses ruines, une véritable dorure qu’on dirait appliquée de main d’homme.

Elle a un petit temple, qui est une merveille, et qu’on a comparé à la Maison carrée de Nîmes. Mais combien les pierres en sont plus chaudes, plus vivantes ! Les fûts des colonnes et les pilastres du péristyle, écorcés par le temps, semblent écailleux et plein de sève comme des troncs de palmiers. Les acanthes des chapiteaux retombent comme des bouquets de palmes roussis par l’été.

Tout proche, au bout d’une rue étroite, bordée de masures modernes et sordides, l’arc de triomphe de Septime Sévère et de Caracalla ouvre son arche lumineuse, et, dominant la sobre masse architecturale, appuyé sur de frêles colonnettes aériennes, un léger édicule resplendit, pareil à un tabernacle de vermeil ou à un coffret d’ivoire jauni.

Alentour, des formes long drapées se pressent. Les burnous numides ont la blancheur des toges. Ils en ont aussi les beaux plis. A les voir, on se sent tout à coup dépaysé, on recule très loin à travers les siècles. La vision antique, sitôt esquissée, se précise. Là-bas, un cavalier, vêtu de blanc, s’encadre, avec son cheval blanc, dans le cintre surbaissé d’une porte. Il passe, et, sur le mur blanc de la tour voisine, sa silhouette se fixe un instant, comme un bas-relief sur le marbre d’une frise.

En dehors de l’enceinte byzantine, la basilique, avec ses dépendances, est une autre ville, presque aussi grande que l’actuelle Théveste, close, elle aussi, d’une ceinture de tours et de remparts. On est frappé tout de suite par la couleur opulente des pierres, — un rose pâli et blondi au soleil, — puis par le robusta appareil et la perfection de la structure. Comme dans les temples grecs, les pierres se superposent en assises régulières : tout se tient par le poids des blocs et le poli des surfaces.

Les proportions sont monumentales. On n’a épargné, pour la bâtisse, ni les matériaux, ni l’espace. D’abord, en avant de la basilique, une vaste cour rectangulaire, avec des terrasses en bordure, un portique dans le fond, quatre grandes pièces d’eau, dans le milieu, pour rafraîchir le promenoir. Une avenue, dallée et flanquée de deux portails, séparait cette cour de la basilique proprement dite, à laquelle on accédait par un escalier, encadré de deux colonnes. L’escalier conduisait à l’atrium, que décorait un portique corinthien. Au centre, la piscine des ablutions, grande vasque monolithe découpée en forme de trèfle à quatre feuilles. Trois portes faisaient communiquer l’atrium et la basilique, que des rangées de colonnes en marbre vert divisaient en trois nefs. Des tribunes se déployaient sur les bas-côtés. Le sol était couvert de mosaïques. Dans le fond de l’abside, derrière l’autel, s’élevait la chaire épiscopale.

Autour de cet édifice central se groupait un grand nombre d’autres constructions : un baptistère, plusieurs chapelles, dont une voûtée en forme de trèfle à trois feuilles, probablement consacrée à des martyrs locaux, un cimetière, un couvent avec ses cellules et ses fenêtres étroites comme des meurtrières, des écuries, des hangars et des greniers. A l’abri de ses murailles et de ses tours, au milieu de ses annexes et de ses jardins, la basilique de Théveste ressemblait déjà à un de nos grands monastères du moyen âge, et aussi, par certains côtés, aux grandes mosquées de l’Islam, celle de Cordoue, ou celle de Damas, avec leurs cours entourées d’arcades, leurs vasques des ablutions, leurs promenoirs plantés d’orangers. Les fidèles et les pèlerins étaient là chez eux. Ils pouvaient passer la journée, étendus sur les dalles des portiques, à flâner ou à dormir, dans l’ombre bleue des colonnes et la fraîcheur des parterres d’eau. L’église était, au sens absolu du mot, la Maison de Dieu, ouverte à tous.

Il est probable que les basiliques d’Hippone n’avaient ni l’ampleur, ni la magnificence de celle-ci. Elles n’étaient pas non plus très nombreuses. A l’époque où Augustin fut ordonné prêtre, c’est-à-dire lorsque les donatistes se trouvaient encore en majorité dans la ville, il semble bien que la communauté orthodoxe ne possédait plus qu’un seul sanctuaire, la Basilica major, ou Basilique de la Paix. Son nom d’ailleurs l’indique. La « Paix, » pour les schismatiques, c’était le nom officiel du catholicisme, « Basilique de la Paix » signifiait tout simplement « Basilique catholique. » N’était-ce point dire que les autres appartenaient aux dissidens ? Plus tard, après les édits d’Honorius, ils restituèrent sans doute à l’église la Basilique Léontienne, fondée par Léontius, évêque d’Hippone et martyr. Une troisième fut construite par Augustin, pendant son épiscopat : la Basilique des Huit martyrs de la Masse blanche.

C’est dans la Major, ou cathédrale, qu’Augustin prêchait habituellement. La prédication était non seulement une charge, mais une prérogative épiscopale. Seul, — nous l’avons vu, — l'évêque avait le droit de prêcher dans son église. Cela vient de ce que les diocèses africains de ce temps-là, quoique relativement étendus, n’étaient guère plus peuplés qu’une de nos grandes paroisses d’aujourd’hui. La situation d’un évêque était celle d’un de nos curés. Il y en avait presque autant que de villages, et on les comptait par centaines.

Quoi qu’il en soit, la prédication, véritable ministère apostolique, était une tâche épuisante. Presque tous les jours, Augustin prêchait, — et souvent, plusieurs fois par jour : rude métier pour un homme dont la poitrine était si délicate. Aussi lui arrive-t-il fréquemment de réclamer le silence de son auditoire, afin de ménager un peu sa voix. Il parlait sans apprêt, dans une langue voisine de la langue populaire. Des sténographes recueillaient ses sermons, tels qu’il les improvisait : de là des redites et des longueurs qui étonnent le lecteur non averti. Nul plan apparent dans ces homélies. Quelquefois, le temps manque à l’orateur pour développer sa pensée. Alors, il remet la suite au lendemain. Ou bien, ayant préparé un sujet, il en traite un autre, obéissant à une inspiration soudaine, frappé par un verset de l’Écriture qu’on vient de lire. D’autres fois, il en commente plusieurs passages de suite, sans le moindre souci d’unité ni de composition.

Écoutons-le dans cette basilique de la Paix, où, pendant trente-cinq ans, il n’a pas cessé d’annoncer la parole de Dieu… Le chant des psaumes vient d’expirer. À l’extrémité de l’abside, de son siège adossé au mur, Augustin se lève, et sa pâle figure se détache sur les fonds d’or de la mosaïque. De là, comme du haut d’une chaire, il domine l’assistance, par-dessus l’autel, simple table de bois, qui occupe le milieu du transept.

L’assistance est debout, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Entre la balustrade qui les sépare de la foule, se tiennent les veuves et les vierges consacrées, enveloppées de leurs voiles noirs ou mauves. Quelques matrones un peu trop parées se penchent aux premiers rangs des tribunes. Leurs joues sont fardées, leurs paupières et leurs sourcils empâtés de noir, leurs gorges et leurs oreilles surchargées de bijoux. Augustin les a vues : tout à l’heure, il leur fera la leçon. D’avance, l’auditoire est frémissant de sympathie et de curiosité. De toute sa foi et de toute sa passion, il collabore avec l’orateur. Il est turbulent, aussi. Il manifeste ses émotions et ses sentimens avec une entière liberté. Les habitudes démocratiques de ces églises africaines nous surprennent aujourd’hui. On y fait du bruit, comme au théâtre ou au cirque. On applaudit, on interrompt le prédicateur. Certains lui posent des objections, lui citent des passages de la Bible.

Augustin est ainsi en perpétuelle communication avec son auditoire. Personne n’a moins plané que lui. Il épie les jeux de physionomie, les gestes de son public. Il lui parle familièrement. Lorsque son sermon s’est un peu prolongé, il s’inquiète de savoir si ses auditeurs sont fatigués : il les a tenus debout si longtemps ! L’heure du déjeuner approche. Les ventres sont à jeun, les estomacs sont impatiens. Alors, il leur dit avec une bonhomie affectueuse :

— « Allez, mes très chers, allez réparer vos forces, je ne dis pas celles de vos esprits, car je vois qu’ils sont infatigables, mais celles de vos corps, qui sont les serviteurs de vos âmes. Pour qu’il remplissent bien leur office, allez donc refaire vos corps, et, quand ils seront refaits, revenez ici prendre votre nourriture spirituelle.

À de certains jours, un coup de sirocco a passé sur la ville. Les fidèles, pressés dans les nefs, étouffent, sont tout en sueur. Le prédicateur lui-même, qui s’est fort échauffé, a la face ruisselante, ses vêtemens sont trempés. À ce signe, il reconnaît qu’il a été encore une fois bien long. Il s’en excuse modestement. Ou bien, il plaisante, en rude apôtre, que ne rebutent point les émanations d’une foule entassée :

— « Ah ! dit-il, quelle odeur ! J’ai dû parler longtemps aujourd’hui ! »

Ces façons débonnaires lui conquéraient les cœurs des simples gens qui l’écoutaient. Il a conscience du charme qu’il exerce sur eux, et de la sympathie qu’ils lui rendent, en remerciement de sa charité :

— « Mes frères, leur dit-il, vous avez aimé à venir m’entendre. Mais qu’avez-vous aimé ? Si c’est moi, cela même est bien, car je veux être aimé de vous, si je ne veux pas être aimé pour moi-même. Moi, je vous aime dans le Christ. À votre tour, aimez-moi en Lui ! Que notre mutuel amour gémisse de concert vers Dieu, — et c’est cela qui est le gémissement de la Colombe, dont parle l’Écriture !… »

Bien qu’il prêche du haut de son siège épiscopal, il tient à ce que ses ouailles le considèrent, chrétiennement, comme leur égal. Il se montre aussi peu évêque que possible :

— « Tous les chrétiens sont les serviteurs du même maître... J’ai été à la place où vous êtes, vous qui m’écoutez ! Et, maintenant, si, du haut de cette chaire, je distribue le pain céleste aux serviteurs de notre commun Maître, — il y a quelques années seulement, je recevais avec eux, dans une place inférieure, cette nourriture spirituelle. Evêque, je parle à des laïques, mais je sais à combien de futurs évêques je parle !... »

Par l’accent fraternel de sa parole, il se met donc de plain-pied avec son auditoire. Ce n’est point à la chrétienté, à l’Église universelle, ou à je ne sais quel auditeur abstrait, qu’il s’adresse, mais à des Africains, à des gens d’Hippone, à des paroissiens de la Basilique de la Paix. Il sait les allusions, les comparaisons tirées des coutumes locales, qui pourront frapper leur esprit. Le jour de la fête de sainte Crispina, une martyre du pays, ayant développé trop copieusement son homélie, il en demande pardon en ces termes :

— « Imaginez, mes frères, que je vous aie conviés à célébrer le jour de la naissance de la bienheureuse Crispina et que j’aie prolongé le festin outre mesure. La même chose ne pouvait-elle pas vous arriver, si quelque militaire vous eût invités à dîner et qu’il vous eût obligés à « boire plus que de raison ? Laissez-moi en faire autant pour la parole de Dieu, dont il faut que vous soyez enivrés et rassasiés ! »

Comme les banquets de naissance, les mariages fournissent à l’orateur de vivantes allégories. Ainsi, dit-il, quand une noce se célèbre dans une maison, des orgues jouent devant le seuil, des musiciens et des danseurs se mettent à chanter et à mimer leurs chants. Quelle misère pourtant que ces réjouissances terrestres, si vite passées ! «... Dans la maison de Dieu, la fête est continuelle ! »

Sans cesse, à travers les commentaires des psaumes, surgissent des comparaisons pareilles, des paraboles capables d’émouvoir des imaginations africaines. Mille détails empruntés aux mœurs locales, à la vie journalière, animent les exégèses de l’évêque d’Hippone. Les mulets et les chevaux, qui ruent quand on leur administre un remède, symbolisent, pour lui, les donatistes récalcitrans. Les petits ânes têtus et malins, qui trottent dans les ruelles étroites des casbahs algériennes, se montrent çà et là, dans ses sermons. On y sent la piqûre des moustiques. Les mouches insupportables se collent, en plaques grouillantes, sur les tables et sur les murs. Puis, ce sont les maladies et les pharmacopées du pays : les ophtalmies et les collyres. Quoi encore ? les tarentes qui courent, au plafond, le long des solives ; les lièvres qui débusquent tout à coup, entre les pieds des chevaux, dans les grandes plaines numides, Ailleurs, il rappelle à son auditoire les hommes qui portent une boucle d’oreille en guise d’amulette, ou bien, — comparaison parlante pour ce peuple de marins, — les associations entre commerçans et navigateurs.

Les événemens du jour, les menus faits du moment se glissent dans ses sermons. Pendant l’office d’aujourd’hui, on donne, au cirque, des courses de chevaux, ou, dans l’arène, des combats de fauves ou de gladiateurs. Et ainsi, il y aura peu de monde à la basilique : « Tant mieux, dit Augustin, cela reposera ma poitrine ! » Ou bien, on annonce, en ville, qu’on verra au théâtre des attractions sensationnelles, — un décor qui représentera la mer. Le prédicateur raille les absens qui désertent l’église pour aller contempler ce trompe-l’œil : « Ils auront, dit-il, la mer sur la scène : nous autres, nous aurons notre port en Jésus-Christ ! » — Ce samedi, pendant qu’il prêche, des femmes juives, qui fêtent le jour du Sabbat, se mettent à danser et à chanter sur les terrasses des maisons voisines. De la basilique, on entend le claquement des crotales et le ronflement des tambourins : « Elles feraient bien mieux, dit Augustin, de travailler et de filer la laine ! »

Il commente les catastrophes, qui bouleversaient alors le monde romain, et dont la nouvelle se propageait avec une étonnante rapidité : Les barbares d’Alaric sont entrés dans Rome et l’ont mise à feu et à sang ; à Jérusalem, la terre a tremblé : l’évêque Jean organise, dans toute la Chrétienté, des souscriptions en faveur des sinistrés ; à Constantinople, on a vu dans le ciel des globes de feu ; le Sérapéum d’Alexandrie vient d’être détruit dans une émeute…

Tout cela se succède, en vives images, et sans ordre apparent, dans les sermons d’Augustin. Ce n’est pas lui qui diviserait sa matière en trois points, s’interdisant de passer au second avant d’avoir doctement démontré le premier. Qu’il commente les Psaumes ou les Évangiles, ses homélies ne sont que des explications de l’Écriture, qu’il interprète tantôt dans le sens littéral, tantôt dans le sens allégorique. Avouons-le : ses exégèses allégoriques nous rebutent par leur excessive subtilité, quelquefois par leur mauvais goût, et, quand il s’en tient à la lettre de son texte, il tombe dans des minuties grammaticales qui lassent l’attention. Nous ne le suivons plus. Nous trouvons que son auditoire était bien complaisant d’écouter si longtemps, — et debout, — ces interminables dissertations... Et puis, tout à coup, un grand mouvement oratoire et lyrique nous emporte, un vent qui souffle des hautes montagnes et qui balaie, en un clin d’œil, comme une poussière, tous ces raisonnemens ténus.

Il y a des lieux communs qu’il affectionne et aussi tel livre de l’Écriture, par exemple le Cantique des Cantiques et l’Évangile de saint Jean, l’un qui satisfait, en lui, l’intellectuel, l’autre, le mystique de l’amour. Il confronte le verset du psaume : « Je t’ai engendré avant l’étoile du matin » avec le début sublime du quatrième Évangile : « Au commencement, était le Verbe. » Il ne tarit pas sur la beauté du Christ : « Speciosus forma præ filiis hominum. Tu surpasses en beauté les plus beaux des enfans des hommes. » C’est pourquoi il redit sans cesse, avec le Psalmiste : « Seigneur, j’ai cherché à voir ton visage. Quæsivi vultum tuum, Domine ! » Et l’orateur, transporté d’enthousiasme, d’ajouter : « Magnifique parole ! Rien ne pouvait être dit de plus divin. Ceux-là le sentent, qui aiment véritablement. » — Un autre de ces thèmes favoris, c’est la douceur de Dieu : « Videte et gustate quam mitis sit Dominus. Voyez et goûtez combien le Seigneur est doux ! » Rien n’égale la volupté de cette contemplation, de cette vie en Dieu. Augustin la conçoit en musicien qui a pénétré le secret des nombres : « Que votre vie, dit-il, soit un chant ininterrompu !... Nous ne chantons pas seulement de la voix et des lèvres, quand nous modulons un cantique ; mais il y a, en nous, un chant intérieur, parce qu’il y a aussi, en nous. Quelqu’un qui écoute... »

Pour vivre de cette vie harmonieuse et divine, il faut sortir de soi, il faut se livrer tout entier, dans un grand élan de charité :

— « Pourquoi, s’écrie-t-il, pourquoi hésitez-vous à vous donner, par crainte de vous perdre ? C’est, au contraire, en ne vous donnant point que vous vous perdez. La Charité elle-même vous parle par la bouche de la Sagesse et vous rassure contre la terreur que vous inspire cette parole : « Donnez-vous vous-même ! » Si quelqu’un voulait vous vendre un fonds de terre, il vous dirait : « Donnez-moi votre or ! » et, pour un autre objet : « Donnez-moi votre argent, donnez-moi votre monnaie ! » Écoutez ce que la Charité vous dit par la bouche de la Sagesse : « Mon fils, donne-moi ton cœur ! » — Donne-moi, dit-elle. Quoi donc ? « Mon fils, donne-moi ton cœur !... Ton cœur n’était pas heureux, quand il dépendait de toi, quand il était à toi, car il était entraîné par les frivolités, les amours impures et pernicieuses. C’est de là qu’il faut retirer ton cœur ! Où l’élever ? Où le mettre ? — « Donne-moi ton cœur, dit la Sagesse, qu’il soit à moi, et il t’appartiendra pour toujours !... »

Après le chant de l’amour, le chant de la Résurrection : « Cantate mihi canticum novum ! Chantez-moi un cantique nouveau ! » Augustin répète ces paroles à satiété. — « Nous voulons ressusciter d’entre les morts ! » criaient les âmes avides d’éternité. Et l’Église répondait : « Je vous le dis en vérité, vous ressusciterez d’entre les morts ! Résurrection des corps, résurrection des âmes, vous renaîtrez tout entiers ! » — Nul dogme n’a été commenté plus passionnément par Augustin. Nul ne plaisait davantage aux fidèles de ce temps-là. Sans cesse, ils réclamaient qu’on les affermit dans la certitude de l’immortalité et du fraternel revoir en Dieu.

Avec quelle allégresse intrépide il montait, ce chant de la Résurrection, dans ces claires basiliques africaines, tout inondées de lumière, sous leur parure éclatante de mosaïques et de marbres aux mille couleurs ! Et quel langage ingénu et confiant parlaient ces figures symboliques qui peuplaient leurs murailles, — les agneaux paissant parmi des touffes d’asphodèles, les colombes, les arbres verts du Paradis ! Comme dans les paraboles évangéliques, les oiseaux des champs et des basse-cours, les fruits de la terre devenaient les figures des vertus et des vérités chrétiennes. Leurs formes purifiées accompagnaient l’homme dans son ascension vers Dieu. Autour des chrismes mystiques, s’enroulaient des guirlandes d’oranges, de poires, de grenades. Les coqs, les canards, les perdrix, les flamans cherchaient leur pâture dans les prairies paradisiaques peintes sur les murs des églises et des nécropoles.

Ces jeunes basiliques étaient vraiment les temples de la Résurrection, où toutes les créatures de l’Arche sauvée des eaux avaient trouvé leur refuge. Jamais plus, dans les siècles qui suivront, l’humanité ne connaîtra cette joie candide d’avoir triomphé de la mort, — cette jeunesse de l’espérance.


III. LE FARDEAU ÉPISCOPAL

Augustin n’est pas seulement le plus humain de tous les saints, c’est aussi un des plus aimables, dans tous les sens de ce mot banalisé, — aimable selon le monde, aimable selon le Christ.

Pour en juger, il faut le suivre dans ses rapports avec ses ouailles, ses correspondans, même avec ceux qu’il attaque, les ennemis les plus acharnés de la foi. La prédication, l’administration temporelle, la justice ne représentaient qu’une partie de ce fardeau épiscopal, sarcina episcopatus, sous lequel il a tant gémi. Il lui fallait encore catéchiser, baptiser, diriger les consciences, prémunir les fidèles contre l’erreur, discuter avec tous ceux qui menaçaient la catholicité. Augustin était une lumière de l’Église. Il le savait.

De son mieux, avec une conscience et une charité admirables, il fait face à toutes ces tâches. Dieu sait ce qu’il en a coûté à cet intellectuel d’accomplir rigoureusement jusqu’aux plus humbles fonctions de son ministère. Son grand désir aurait été de passer sa vie dans l’étude de l’Écriture et la méditation des dogmes. Ce n’était nullement par dilettantisme spéculatif, mais parce qu’il estimait cette science nécessaire à celui qui annonce la parole divine. La plupart des prêtres de ce temps-là arrivaient au sacerdoce sans préparation préalable. Ils devaient s’improviser au plus vite toute une éducation sacrée. On reste confondu devant le labeur énorme, que dut fournir Augustin, pour parfaire la sienne. Bientôt même il domina toute la science exégétique et théologique de son temps. Dans son ardeur pour les Lettres divines, il ne connaissait plus le sommeil.

Et pourtant, il ne dédaignait aucune de ses besognes. Comme le dernier de nos curés, il préparait les néophytes aux sacremens. Il fut un catéchiste incomparable, si clairvoyant et si scrupuleux, que ses instructions peuvent encore servir de modèles aux catéchistes d’aujourd’hui. Et il ne s’occupait pas seulement des gens cultivés, en aristocrate de l’intelligence, abandonnant à ses diacres le soin du menu peuple de Dieu. Tous avaient droit à ses leçons, aussi bien les simples paysans que les riches et les lettrés. Un jour, un colon, qu’il endoctrinait, le planta là au milieu de son discours. Le pauvre homme, qui avait jeûné et qui écoutait, debout, son évêque, mourait de faim et sentait ses jambes fléchir : il aima mieux s’enfuir que de tomber d’inanition aux pieds du savant prédicateur.

Avec son expérience des hommes, Augustin s’enquérait soigneusement de la qualité de ses catéchumènes, adaptant ses exhortations au caractère de chacun. S’agit-il de citadins, de Carthaginois, habitués à vivre au théâtre et dans les tavernes, ivrognes et paresseux, il leur parle autrement qu’à des rustres, qui n’ont jamais quitté le gourbi natal. S’il a affaire à des gens du monde, ayant le goût des lettres, il n’omet point de leur vanter les beautés de l’Écriture, quoique, dit-il, ce soit là un faible mérite au prix des vérités qu’elle renferme. Les plus difficiles, les plus redoutables, à ses yeux, de tous les catéchumènes, ce sont les professeurs, — les rhéteurs et les grammairiens. Ces gens-là sont tout gonflés de vanité, tout bouffis d’orgueil intellectuel (Augustin en savait quelque chose). Il faudra les secouer fortement, et, d’abord, leur prêcher l’humilité de l’esprit.

Le bon saint va plus loin. Il ne s’inquiète pas seulement des âmes, mais aussi des corps de ses auditeurs. Sont-ils à leur aise pour l’écouter ? Dès qu’on les sent fatigués, qu’on n’hésite point à les faire asseoir, comme cela se pratique dans les basiliques d’outre-mer :

« Notre arrogance serait-elle supportable, dit-il, si nous empêchions de s’asseoir en notre présence des hommes qui sont nos frères, et, encore plus, des hommes que nous devons nous efforcer, avec toute la sollicitude possible, de rendre nos frères ?… »

Si l’on s’aperçoit qu’ils bâillent, » il sied de leur dire des choses qui réveillent leur attention, ou qui dissipent les pensées tristes, qui auraient pu s’emparer de leur esprit. » Le catéchiste doit montrer tantôt une joie calme, — la joie de la certitude, — tantôt une allégresse qui entraine la conviction, toujours « cette gaîté du cœur que nous devons avoir en instruisant. » Même si nous sommes tristes, nous aussi, pour une raison ou pour une autre, rappelons-nous que Jésus-Christ est mort pour ceux qui nous écoutent. Est-ce que la pensée de lui amener des disciples ne suffira pas à nous rendre joyeux ?

L’évêque Augustin donnait l’exemple à ses prêtres. C’était peu d’avoir préparé la conversion de ses catéchumènes, avec cette finesse de psychologue, cette charité toute chrétienne : il les accompagnait jusqu’au bout et les exhortait encore devant la piscine baptismale.

Comme il est changé ! On songe au convive de Romanianus et de Manlius Théodore, au jeune homme qui suivait les chasses de Thagaste et qui dissertait de littérature et de philosophie, pour des auditeurs de choix, devant les beaux horizons du lac de Côme. Le voilà avec des paysans, des esclaves, des marins et des marchands. Et il se plaît en leur société. C’est son troupeau. Il doit le chérir de toute son âme, en Jésus-Christ. Quel effort et quelle victoire sur lui-même une attitude si nouvelle nous représente ! Car, en vérité, cet amour des humbles ne lui était point naturel. Il dut y mettre une volonté héroïque, aidée par la Grâce.

Une abnégation pareille se trahit chez le directeur de consciences qu’il devint. En cela, il était obligé de se donner plus complètement. Il était à la merci des âmes qui l’interrogeaient, qui le consultaient comme leur médecin. Il s’emploie à les conseiller et, sans relâche, à faire la police des mœurs. Entreprise presque décourageante que de plier des païens endurcis, des Africains surtout, à la discipline chrétienne. Continuellement, Augustin leur reproche leur ivrognerie, leur goinfrerie, leur luxure. Les gens du peuple n’étaient pas les seuls à s’enivrer et à faire bombance. Les riches, dans leurs festins, se crevaient littéralement de mangeaille. L’évêque d’Hippone ne manque pas une occasion de les rappeler à la sobriété.

Plus fréquemment, il les rappelle à la chasteté. Il écrit, à ce sujet, de longues lettres, qui sont de véritables traités. Les mœurs du temps et du pays s’y révèlent à plein. On y voit que les maris réclamaient hautement pour eux le droit à l’amour libre, tandis qu’ils contraignaient leurs femmes à la fidélité conjugale. Ils punissaient de mort l’adultère, qu’ils se permettaient à eux-mêmes. Ils abusaient du divorce. Sur un motif des plus futiles, ils envoyaient à l’épouse le libellus repudii, le billet de répudiation, comme cela se pratique encore chez les peuples de l’Islam. Dans cette société en pleine transformation, des cas de conscience se posaient continuellement pour les chrétiens rigides : par exemple, un homme, qui a répudié sa femme sous prétexte d’adultère, peut-il en épouser une autre ? Augustin professait que le mariage est indissoluble, tant que les deux conjoints sont vivans. Mais cet empêchement n’excitera-t-il pas les maris à tuer leurs femmes adultères, afin de pouvoir contracter un nouveau mariage ? Autre embarras : un catéchumène divorcé sous la loi païenne, et remarié depuis, se présente au baptême. N’est-il pas adultère aux yeux de l’Église ? Un homme qui vit avec une courtisane, et qui ne le cache pas, qui avoue même son intention de continuer ce concubinage, peut-il être admis au baptême ? Augustin doit répondre à toutes ces questions, descendre dans les plus petits détails de la casuistique.

Est-il défendu, même quand on meurt de faim, de manger des viandes consacrées aux idoles ? Peut-on passer des traités avec des chameliers ou des convoyeurs indigènes, qui jurent par leurs dieux d’observer le contrat ? Peut-on mentir en de certaines circonstances ?... Pour pénétrer chez les hérétiques, en feignant d’être un des leurs, et, ainsi, pouvoir les espionner et les dénoncer ?... Peut-on consentir à l’adultère avec une femme qui vous promet, en échange, de vous dénoncer des hérétiques ?... L’évêque d’Hippone proscrit sévèrement tous ces moyens louches ou honteux, toutes ces compromissions contraires à la pure morale évangélique, mais sans affectation d’intransigeance et de rigorisme, en rappelant que la malice du péché consiste uniquement dans l’intention et dans le consentement de la volonté. Enfin, il faut tolérer ou subir ce qu’on est impuissant à empêcher.

D’autres questions, qu’il est impossible de rapporter, nous donnent une singulière idée de la corruption des mœurs païennes. Augustin avait fort à faire de maintenir l’observance chrétienne dans un milieu pareil, où les chrétiens eux-mêmes étaient plus ou moins contaminés de paganisme. Mais si le troupeau des pécheurs ou des tièdes était malaisé à conduire, celui des dévots l’était peut-être davantage. Il y avait les continens, les veufs ou les veuves qui avaient fait vœu de chasteté et à qui ce vœu pesait ; les vierges consacrées, qui vivaient d’une façon trop mondaine ; les religieuses qui se rebellaient contre leur directeur ou leur supérieure ; les moines, anciens esclaves qui ne voulaient plus travailler, ou charlatans, qui exploitaient la crédulité publique, en vendant des amulettes et des onguens miraculeux ; puis les femmes mariées qui se refusaient à leurs maris, celles qui donnaient leurs biens aux pauvres sans le consentement de l’époux ; et aussi les vierges ou les continentes orgueilleuses, qui méprisaient et qui condamnaient le mariage.

Ensuite, la foule des âmes pieuses qui interrogeaient Augustin sur des points de dogme, qui voulaient tout savoir, tout élucider : celles qui avaient la prétention, dès ici-bas, de contempler Dieu face à face, de connaître comment nous ressusciterons, et qui demandaient si les anges ont des corps... Augustin se plaint qu’on l’importune, lui qui a tant d’autres soucis en tête, qu’on l’arrache à ses études. Mais, charitablement, il s’efforce de donner satisfaction à tous.

Ainsi, il était obligé de correspondre avec un grand nombre de personnes. Outre ses amis et ses collègues, il écrit à des inconnus et à des étrangers, à de hauts dignitaires comme à des gens d’humble condition : aux proconsuls, aux comtes et aux vicaires d’Afrique, au très puissant Olympius, le maître des offices de l’empereur Honorius ; ou encore « à la très honorable dame Maxima, » — « aux très illustres dames Proba et Juliana, » — « à la très sainte dame Albina, » qui appartiennent à la noblesse provinciale, ou à la plus haute aristocratie romaine. A qui n’écrit-il pas ?...

Et ce qu’il y a d’admirable, dans ces lettres, c’est qu’il n’y répond point à la légère, pour s’acquitter d’une obligation ennuyeuse. Presque toutes sont pleines d’un enseignement substantiel, longuement médité. Beaucoup étaient destinées à la publicité : ce sont de véritables mandemens. Néanmoins, si grave qu’en soit le ton, le lettré et le mondain d’autrefois s’y trahissent encore. Selon la mode du temps, ses correspondans accablaient l’évêque des plus hyperboliques éloges. Il les accepte avec des cérémonies, mais enfin il les accepte, comme témoignages de la charité de ses frères. Bonnement, il s’efforce de les payer de retour. Ne nous scandalisons pas trop si nos gens de lettres d’aujourd’hui ont avili la louange, à force de la prodiguer et de l’exagérer. Les plus austères contemporains d’Augustin, et Augustin lui-même, les dépassent de beaucoup dans l’art et dans l’abus de l’admiration.

Toujours élégant et fleuri, Paulin de Nole lui écrivait : « Vos lettres sont un collyre d’illumination répandu sur les yeux de mon esprit. » Augustin, qui lui reprochait la rareté des siennes, ripostait, en des phrases que n’eussent point désavouées nos précieuses : « Quoi ! Vous me laissez passer deux étés, — et deux étés d’Afrique, — avec une telle soif ?... Plaise à Dieu que vous admettiez à l’opulent festin de votre livre le long jeûne que vous m’avez fait souffrir de vos écrits, pendant toute une année ! Si ce festin n’est pas encore préparé, je ne cesserai de me plaindre, à moins qu’en attendant, vous ne m’envoyiez quelque chose pour me soutenir... » Un certain Audax, qui sollicitait du grand homme l’honneur d’une lettre particulière, l’appelait « l’oracle de la Loi, » l’assurait que le monde entier le célébrait et l’admirait, et, à bout d’argumens, l’adjurait en vers de « laisser tomber sur lui la rosée de sa divine parole. » Augustin, avec modestie et bénignité, lui renvoie ses complimens, non sans glisser dans sa réponse une petite malice : « Permettez-moi de vous faire remarquer que votre cinquième vers a sept pieds. Votre oreille vous a-t-elle trompé, ou vouliez-vous voir si j’étais encore capable de juger de ces choses ?... » Vraiment, il en est toujours capable, et il n’est pas mécontent qu’on le sache. Un jeune Grec, nommé Dioscore, de passage à Carthage, l’interroge sur la philosophie de Cicéron. Augustin s’indigne qu’on ose déranger un évêque pour de semblables bagatelles. Puis, peu à peu, il se radoucit, et, entraîné par sa vieille passion, il finit par adresser au jeune homme toute une dissertation sur ce beau sujet.

Ce sont là d’innocens travers. A côté de ces lettres trop littéraires, ou érudites, ou profondes, il en est d’autres simplement exquises, comme celle qu’il écrivit à une jeune fille de Carthage, qui s’appelait Sapida. Elle avait brodé une tunique pour son frère. Celui-ci étant mort, elle supplia Augustin de vouloir bien porter cette tunique, en lui disant que ce serait, pour elle, une grande consolation dans sa douleur. Avec bonne grâce, l’évêque y consentit, «. J’accepte ce vêtement, lui dit-il, et, avant de t’écrire, j’ai déjà commencé à le porter... » Puis, doucement, il compatit à sa peine, il l’exhorte à la résignation et à l’espérance :

« Il ne faut pas reprocher aux hommes de pleurer les morts qui leur sont chers... Quand on pense à eux, et que, par la force de l’habitude, on les cherche encore autour de soi, le cœur se déchire et les pleurs coulent, comme le sang de notre cœur déchiré... »

Enfin, avec des paroles magnifiques, il lui chante l’hymne de la Résurrection :

« Ma fille, ton frère vit par son âme, s’il dort dans sa chair. Est-ce que celui qui dort ne se réveillera point ? Dieu qui a reçu son âme la rétablira dans son corps, qu’il lui a ôté, non pour le détruire, mais pour le lui rendre un jour... »


Cette correspondance, pourtant si volumineuse, n’est rien à côté de ses innombrables traités dogmatiques ou polémiques. Ce fut l’œuvre de sa vie, c’est par eux que la postérité l’a connu. Le théologien et le polémiste ont fini par cacher l’homme, en Augustin. Aujourd’hui, l’homme nous intéresse peut-être davantage. Et c’est un tort. Lui, il n’eût pas admis un seul instant qu’on préférât ses Confessions à ses traités sur la Grâce. Etudier, commenter l’Écriture, en tirer des définitions plus précises des dogmes, il ne conçoit point de plus haut emploi de son esprit, ni d’obligation plus importante pour un évêque. Croire pour comprendre, comprendre pour mieux croire, c’est un mouvement sans fin de l’intelligence qui va de la foi à Dieu et de Dieu à la foi. Il se jette dans ce grand labeur, sans ombre de préoccupation littéraire, avec une entière abnégation de ses goûts, de ses opinions personnelles : il s’y oublie complètement lui-même.

Une seule fois, il a songé à lui, c’est précisément dans ces Confessions, dont les modernes comprennent si mal l’esprit et où ils cherchent tout autre chose que les intentions de l’auteur. Il les composa au lendemain de son élévation à l’épiscopat, pour se justifier des calomnies répandues sur sa conduite. Il semble qu’il ait voulu dire à ses détracteurs : « Vous me croyez coupable : je le suis en effet, et plus peut-être que vous ne pensez, mais non pas comme vous pensez ! » Une grande idée religieuse transfigure cette défense personnelle. C’est moins une confession ou une excuse de ses fautes, au sens actuel du mot, que la glorification perpétuelle de la miséricorde divine. C’est moins la honte de ses péchés, que la gloire de Dieu qu’il confesse.

Après cela, il n’a plus pensé qu’à la Vérité et à l’Église, — aux ennemis de la Vérité et de l’Église : aux manichéens, aux ariens, aux pélagiens, aux donatistes surtout. Il ne laisse pas passer une erreur sans la réfuter, un libelle sans y répondre. Constamment, il est sur la brèche. On pourrait le comparer, en beaucoup de ses écrits, à un de nos journalistes de combat. Dans ce métier souvent ingrat, il apporta une vigueur et une subtilité dialectiques extraordinaires : toujours et partout, il fallait qu’il eût le dernier mot. Il y mettait de l’éloquence, beaucoup plus encore de charité, — et, parfois même, de l’esprit. Il y mettait enfin une patience que rien ne décourageait. Cent fois il a répété les mêmes choses. Ces fastidieuses redites, à quoi le contraignait l’obstination de ses adversaires, étaient pour lui une véritable souffrance. Sans se lasser, chaque fois qu’il le fallait, il reprenait la démonstration interminable. Du moment que la vérité était en jeu, Augustin ne se reconnaissait pas le droit de se taire.

On se moquait, en Afrique et ailleurs, de ce qu’on appelait sa manie écrivante. Lui-même, dans ses Rétractations, s’épouvantait du nombre de ses ouvrages. Il méditait la parole de l’Écriture, que lui objectaient plaisamment les donatistes : « Væ multum loquentibus, malheur à ceux qui parlent beaucoup. » Mais, prenant Dieu à témoin, il lui disait : « Væ tacentibus de te !… Malheur à ceux qui se taisent de Toi !… » Les circonstances étaient telles, aux yeux d’Augustin, que le silence eût été une lâcheté. Et ailleurs il ajoutait : « On peut m’en croire si l’on veut : j’aime bien mieux m’occuper à lire qu’à composer des livres… »

En tout cas, sa modestie était évidente : « Moi-même, avoue-t-il, je suis presque toujours mécontent de ce que je dis. » Aux hérétiques, il déclarait, faisant un retour sur ses propres erreurs : » Je sais par expérience combien il est facile de se tromper. » En matière de dogmes, lorsqu’il y a doute, il ne prétend pas imposer ses explications, il les propose aux lecteurs. Que d’humilité intellectuelle dans cette prière qui termine son grand ouvrage sur la Trinité : « Seigneur mon Dieu, Trinité une, si j’ai dit, dans ces livres, quelque chose qui vienne de Toi, que Toi et les tiens le reconnaissent ! Si, au contraire, cela vient de moi, que Toi et les tiens me le pardonnent ! »

Que de tolérance et de charité encore dans ces exhortations aux fidèles de son diocèse qui, autrefois persécutés par les donatistes, brûlaient de prendre leur revanche :

— « Mes frères, la voix de votre évêque retentit à vos oreilles : il vous supplie, vous tous qui êtes dans cette Église, de vous garder d’insulter ceux qui n’y sont pas, mais plutôt de prier, pour qu’ils entrent dans votre communion... »

Ailleurs, il rappelle à ses prêtres qu’il faut prêcher les Juifs, dans un esprit d’amour et de mansuétude, sans s’inquiéter de savoir s’ils vous écoutent avec reconnaissance ou indignation : « Nous ne devons point, dit-il, nous élever orgueilleusement contre ces rameaux brisés de l’arbre du Christ... »


IV. — CONTRE « LES LIONS RUGISSANS »

Un jour (c’était au début de son épiscopat), Augustin visitait, aux environs d’Hippone, un colon catholique, dont la fille, endoctrinée par les donatistes, venait de se faire inscrire parmi leurs vierges consacrées. Le père avait d’abord jeté les hauts cris contre la transfuge, et, pour la ramener à de meilleurs sentimens, il s’était mis à la rouer de coups. Augustin, instruit de cette affaire, blâma la brutalité du colon, déclarant que, pour lui, il ne recevrait la jeune fille dans la communauté que si elle y rentrait librement. Il s’était donc rendu sur les lieux, pour tâcher d’arranger les choses, lorsqu’en traversant un domaine qui appartenait à une matrone catholique, il rencontra un prêtre donatiste de l’église d’Hippone. Aussitôt le prêtre se mit à l’insulter, lui et ceux qui l’accompagnaient, à vociférer :

— A bas les traîtres ! A bas les persécuteurs !

Et il vomissait des abominations contre la matrone elle-même à qui le champ appartenait. Augustin, par prudence autant que par charité chrétienne, ne répondit pas. Il empêcha même les gens de sa suite de faire un mauvais parti à l’insulteur.

Ces incidens se reproduisaient presque tous les jours. Dans le même moment, les donatistes d’Hippone rebaptisaient à grand bruit un autre apostat de la communauté catholique. C’était un mauvais sujet, qui battait sa vieille mère et à qui l’évêque reprochait sévèrement cette conduite monstrueuse :

— Puisque c’est ainsi, avait riposté l’individu, je vais me faire donatiste !

Par bravade, il continuait à maltraiter la pauvre vieille, en proférant les pires menaces. Il lui criait avec une fureur sauvage :

— Oui, je me ferai donatiste, et je boirai ton sang !

En effet, le jeune bandit passa au parti de Donat. Comme c’était la coutume des hérétiques, il fut rebaptisé solennellement dans leur basilique, et il s’exhiba sur la tribune, revêtu de la robe blanche des purifiés. Le scandale fut grand dans Hippone. Augustin, indigné, fit adresser des représentations à Proculeianus, l’évêque donatiste : « Quoi ? Cet homme, ensanglanté d’un meurtre dans sa conscience, allait se promener pendant huit jours, en habits blancs, comme un modèle d’innocence et de pureté !... » Mais Proculeianus ne daigna pas répondre.

Ces procédés cyniques étaient peu de chose au prix des vexations que les donatistes infligeaient quotidiennement à leurs adversaires. Non seulement, on débauchait les ouailles d’Augustin, mais les colons de l’église catholique étaient sans cesse molestés sur leurs domaines, pillés, rançonnés, incendiés par des bandes de brigands fanatiques, qui, d’un bout à l’autre de la Numidie, organisaient la terreur. Soutenus secrètement par les donatistes, ils s’intitulaient eux-mêmes : « Les athlètes du Christ. » Les catholiques leur avaient donné le nom injurieux de « circoncellions, » ou rôdeurs de celliers, parce qu’ils avaient l’habitude de mettre à sac les caves et les greniers. Des troupes de femmes hystériques et fanatisées s’étaient jointes à eux, courant les campagnes comme de véritables bacchantes, déchirant les malheureux qui tombaient entre leurs mains, brûlant les fermes et les récoltes, lâchant les tonneaux de vin et d’huile, et couronnant ces exploits par des orgies avec « les athlètes du Christ. » Quand ils voyaient flamber une meule dans la campagne, les colons s’affolaient : les circoncellions n’étaient pas loin. Bientôt, ils surgissaient, brandissant leurs matraques et poussant leur cri de guerre : « Deo laudes ! Louange à Dieu ! » — « Votre cri, leur disait Augustin, est plus redouté des nôtres que le rugissement des lions. »

Il fallait bien se défendre contre ces bêtes féroces, résister aux empiétemens et aux coups de force des hérétiques. Ceux-ci, pour intimider les évêques catholiques, leur déclaraient brutalement :

— Nous n’entendons point discuter avec vous, et nous voulons rebaptiser à notre guise. Nous voulons tendre des pièges à vos brebis et les déchirer comme des loups. Pour vous, si vous êtes de bons bergers, taisez-vous !

Augustin n’était pas homme à se taire, — ni à dépenser ses efforts dans de petites querelles locales. Il voyait grand, il ne s’emprisonnait pas dans les limites de son diocèse. Il savait que la Numidie et une bonne partie de l’Afrique étaient aux mains des donatistes, qu’ils avaient à Carthage un primat rival du primat catholique, qu’ils avaient même envoyé à Rome un pape de leur communauté. Enfin ils étaient le nombre. Une Église dissidente se superposait partout à l’Église orthodoxe, quand elle ne réussissait pas à l’étouffer. Il importait d’arrêter à tout prix les progrès de la secte. Nulle tâche plus pressante aux yeux d’Augustin. Il s’agissait d’abord, pour lui et ses fidèles, d’assurer leur propre existence, puisqu’on les attaquait jusque dans leurs champs et dans leurs maisons. Dès son arrivée à Hippone, comme simple prêtre, il se jeta intrépidement dans la lutte. Dès lors, il n’eut plus de cesse que le donatisme ne fût vaincu et refoulé. Rétablir partout la paix et l’unité catholiques, ce fut le grand labeur de son épiscopat.

Qu’étaient-ce donc que ces terribles donatistes, auxquels nous nous heurtons sans cesse, depuis le commencement de cette histoire ?

Il y avait bientôt un siècle qu’ils agitaient et désolaient l’Afrique. Au lendemain de la grande persécution de Dioclétien, la secte naquit et se développa avec une rapidité étonnante. Pendant cette persécution, on avait pu constater le relâchement moral de l’Église d’Afrique. Un grand nombre de laïques apostasièrent, et bon nombre de clercs et d’évêques livrèrent aux autorités païennes, avec les objets du culte, les Écritures et les archives des communautés. En Numidie, à Constantine particulièrement, des scènes scandaleuses se produisirent. La lâcheté du clergé fut lamentable. L’opinion publique flétrit du nom de traditeurs ou traîtres ceux qui avaient faibli et remis aux païens les livres sacrés.

Le danger passé, les Numides, dont la conduite avait été si peu brillante, voulurent payer d’audace et, avec une impudence superbe, prouver qu’ils avaient été plus braves que les autres. Ils se mirent à crier au traditeur contre quiconque leur déplaisait et spécialement contre ceux de Carthage et de la Proconsulaire. Au fond, c’était la vieille rivalité entre les deux Afriques, celle de l’Est et celle de l’Ouest.

Sous le règne de Constantin, la paix étant revenue, — lorsqu’il s’agit d’élire un nouvel évêque de Carthage, l’archidiacre Cæcilianus, qui s’était mis sur les rangs, fut accusé d’avoir empêché les fidèles de visiter les martyrs dans leurs prisons. Les purs prétendaient que, de concert avec Mensurius, son évêque, il avait livré aux autorités romaines les Saintes Écritures, pour être brûlées. L’élection s’annonçait houleuse. Les partisans de l’archidiacre, redoutant l’hostilité des évêques numides, n’attendirent point leur arrivée. Ils brusquèrent les choses. Cæcilianus fut élu et consacré par trois évêques du voisinage, dont un certain Félix d’Abthugni.

Aussitôt le clan opposé protesta, d’accord avec les Numides. Ils avaient à leur tête une riche Espagnole, nommée Lucilla, une dévote exaltée, qui, paraît-il, portait constamment sur elle un os d’un martyr, d’ailleurs suspect. Avant de recevoir l’Eucharistie, elle baisait sa relique avec ostentation. L’archidiacre Cæcilianus, pour lui avoir interdit cette dévotion comme superstitieuse, se fit de la fanatique Espagnole une ennemie acharnée. On renouvela contre lui toutes les accusations d’autrefois, et on ajouta que Félix d’Abthugni, qui l’avait consacré, était un traditeur : donc l’élection était nulle, par le seul fait de l’indignité d’un des prélats consécrateurs. Lucilla ayant acheté une partie des évêques réunis en concile, Cæcilianus fut déposé et le diacre Majorinus élu à sa place. Bientôt, celui-ci fut remplacé par Donat, homme actif, intelligent et énergique, qui organisa si habilement la résistance et qui incarna si bien l’esprit de la secte qu’il lui laissa son nom. Le donatisme entrait désormais dans l’histoire.

Mais Cæcilianus avait pour lui les évêques d’outre-mer et le gouvernement impérial. Le Pape de Rome et l’Empereur le reconnaissaient comme légitimement élu. D’ailleurs, il se disculpa de tous les griefs formulés contre lui. Enfin, une enquête, conduite par l’autorité laïque, démontra que Félix d’Abthugni n’était point un traditeur. Les donatistes en appelèrent à Constantin, puis à deux conciles convoqués successivement à Rome et à Arles. Partout ils furent condamnés. De plus, le concile d’Arles déclara que la qualité de celui qui confère les sacremens n’influe nullement sur leur validité. Ainsi le baptême et l’ordination, même conférés par un traditeur, étaient canoniquement inattaquables.

Cette décision fut accueillie comme une hérésie abominable par les donatistes. C’était, en effet, une vieille tradition africaine, admise par saint Cyprien lui-même, qu’un prêtre indigne ne saurait administrer les sacremens. Le préjugé local ne céda point : on rebaptisa tous ceux qui l’avaient été par des catholiques, c’est-à-dire par les partisans des traditeurs.

Mais la question théologique se compliquait d’une question matérielle à peu près insoluble. Puisqu’ils étaient résolus à se séparer de la communion catholique, les évêques donatistes allaient-ils abandonner, avec leur titre, leurs basiliques et les biens de leurs Églises ? En admettant qu’ils fussent désintéressés, il y avait, derrière eux, la foule des cliens et des colons qui tiraient leur subsistance de l’Église, qui vivaient sur ses domaines. Jamais ces gens-là ne permettraient qu’un parti rival détournât les aumônes, s’installât sur leurs terres et dans leurs gourbis, les expulsât de leurs cimetières et de leurs basiliques. D’autres raisons, peut-être encore plus profondes, amenaient les donatistes à persévérer dans le schisme. Ces dissensions religieuses flattaient le vieil esprit de division, qui, à toutes les époques, a été le mauvais génie de l’Afrique. L’Africain a toujours éprouvé le besoin de s’isoler en çofs ennemis les uns des autres. On se déteste d’un village à l’autre, — pour rien, pour le plaisir de se haïr et de s’assommer mutuellement.

Au fond, voilà tout le donatisme : c’est un accès suraigu d’individualisme africain. Ces révoltés n’ont rien innové en matière de dogme. Ils n’eussent même pas été des hérétiques, sans leur prétention à rebaptiser. Ils se bornaient à conserver une position depuis longtemps acquise, à garder leurs églises et leurs propriétés, ou à prendre celles des catholiques, sous prétexte qu’ils en étaient eux-mêmes les possesseurs légitimes. Avec cela, ils affectaient un respect de la tradition, une austérité dans les mœurs et la discipline, qui en faisaient de véritables puritains. Oui, ils étaient les purs, les intransigeans, qui, seuls, n’avaient pas plié devant les fonctionnaires romains. Tout cela plaisait fort aux mécontens et aux brouillons, caressait l’instinct populaire dans ses tendances au particularisme.

C’est pourquoi la secte devint peu à peu maîtresse de presque tout le pays. Puis, elle se subdivisa, s’émietta en petites Églises, qui s’excommuniaient ; les unes les autres. Dans le Sud de la Numidie, Thimgad et Bagaï étaient les citadelles du donatisme orthodoxe, si l’on peut dire. Carthage, avec son primat, en était le centre officiel. Mais, dans la Byzacène et la Tripolitaine, il y avait des maximianistes, en Maurétanie, des rogatistes, qui s’étaient séparés de la Grande Église. Ces divisions du schisme répondaient assez bien aux compartimens naturels de l’Afrique du Nord. Il faut croire qu’il y a incompatibilité d’humeur entre ces diverses régions. Aujourd’hui encore, Alger se pique de ne point penser comme Constantine, qui ne pense point comme Bône ou comme Tunis.

Peut-on voir dans le donatisme un mouvement nationaliste ou séparatiste dirigé contre la domination romaine ? Ce serait transporter dans l’antiquité des idées toutes modernes. Pas plus à l’époque d’Augustin que de nos jours, il n’existait de nationalité africaine. Mais si les sectaires ne songeaient nullement à se séparer de Rome, il n’en est pas moins vrai qu’ils étaient en rébellion contre ses représentans, aussi bien dans l’ordre temporel que dans l’ordre spirituel. Supposé que Rome leur eût cédé, — chose impossible d’ailleurs, — c’était capituler devant les prétentions des Africains qui voulaient être les maîtres, chez eux, tant de leurs biens que de leurs croyances. Qu’auraient-ils pu souhaiter de plus ? Peu leur importait le maître nominal, pourvu qu’ils eussent la réalité de la domination. En somme, le donatisme est une revendication régionaliste très fortement caractérisée. Fait remarquable : c’est parmi les indigènes, ignorans du latin, que se recrutait la majorité de ses adeptes.


Telle était la situation de l’Église d’Afrique, quand Augustin fut nommé évêque d’Hippone. Il la jugea tout de suite, avec sa clairvoyance, son ferme bon sens, son large coup d’œil de citoyen romain affranchi des petitesses de l’esprit local, son idéalisme de chrétien supérieur aux contingences et aux considérations matérielles… Quoi ! le catholicisme allait devenir une religion africaine, une secte fermée, misérablement attachée à la lettre de la tradition, aux pratiques extérieures du culte ? C’était pour cela, pour régner sur un petit coin du monde, que le Christ était mort !… Non, non, le Christ est mort pour le monde entier. Son Église n’a pas d’autres limites que l’univers. Et puis, que devient, avec ce parti pris d’exclusion, le grand principe de la charité ? C’est par la charité surtout que nous sommes chrétiens. La foi, sans l’amour, est une foi inagissante, une foi morte !...

Augustin devinait aussi les conséquences de la séparation spirituelle : il les avait déjà sous les yeux. L’Église est la grande source non seulement de l’amour, mais aussi de l’intelligence. Coupé de cette source vivifiante, le donatisme allait se dessécher et se rabougrir comme un rameau détaché de l’arbre. Le sens profond de ses dogmes allait s’appauvrir, en même temps que ses œuvres se vidaient de l’esprit de charité. Entêtement, étroitesse, inintelligence, fanatisme et cruauté, voilà les fruits inévitables du schisme. Augustin connaissait la rudesse et l’ignorance de ses adversaires, — même des plus lettrés d’entre eux : il pouvait se demander avec angoisse ce que deviendrait l’Église d’Afrique privée du bienfait de la culture romaine, isolée de ce grand courant intellectuel qui réunissait toutes les Églises d’outre-mer. Enfin, il connaissait ses compatriotes ; il savait que les donatistes, même vainqueurs, même seuls maîtres du pays, tourneraient contre eux la fureur qu’ils assouvissaient contre les catholiques, et qu’ils ne cesseraient point de s’entredéchirer. Voilà près de cent ans qu’ils mettaient l’Afrique à feu et à sang. C’était, à bref délai, le retour à la barbarie. Séparés du catholicisme, ils se sépareraient en réalité de l’Empire et même de la civilisation. Et c’est ainsi qu’en combattant pour l’unité catholique, Augustin combattit pour l’Empire et pour la civilisation.

En face de ces barbares et de ces sectaires, son attitude ne pouvait être, un seul instant, douteuse. Il devait s’efforcer de les ramener à l’Église. Restait à examiner les moyens les plus efficaces.

Pour un orateur comme lui, la prédication pouvait être une arme excellente. Son éloquence, sa dialectique, son érudition profane et sacrée lui donnaient une supériorité énorme sur les apologistes du parti adverse. Il retint certainement dans l’Église beaucoup de catholiques, qui étaient prêts à l’apostasie. Mais, devant la multitude des schismatiques, tous ces beaux dons étaient à peu près perdus. Le peuple ne s’inquiétait nullement d’apprendre de quel côté se trouvait la vérité. Ils étaient donatistes, comme ils étaient Numides ou Carthaginois, sans savoir pourquoi, parce que tout le monde l’était autour d’eux. Beaucoup auraient pu répondre comme ce grammairien de Constantine, qui disait aux enquêteurs, avec une astucieuse naïveté :

— « Je suis professeur de littérature romaine, grammairien latin. Mon père a été décurion à Constantine, mon aïeul était soldat et avait servi dans la garde. Notre famille est de sang maure... Moi, j’ignore l’origine du schisme : je suis un fidèle quelconque dans le peuple des chrétiens. Comme j’étais à Carthage, l’évêque Secundus y vint un jour. On trouva, dit-on, que l’évêque Cæclianus avait été ordonné irrégulièrement par je ne sais qui, et on élut contre lui un autre évêque. C’est ainsi qu’à Carthage commença le schisme. Je ne puis bien connaître l’origine du schisme parce que notre cité n’a toujours eu qu’une seule Église. S’il y a eu un schisme, nous n’en savons rien du tout... »

Quand un grammairien s’exprimait ainsi, que pouvaient bien penser les colons, les artisans et les esclaves ? Ils faisaient partie d’un domaine ou d’un quartier, où l’on n’avait jamais professé d’autre foi que la leur. Ils étaient donatistes comme leurs patrons, ou leurs voisins, comme les gens du çof auquel ils appartenaient de père en fils. Le côté théologique de la querelle les laissait tout à fait indifférens. Si Augustin essayait de discuter avec eux, ils refusaient de l’entendre et le renvoyaient à leurs évêques. C’était un mot d’ordre.

De leur côté, les évêques se dérobaient à toute discussion. Augustin tenta vainement d’avoir une conférence avec son collègue donatiste d’Hippone, Proculeianus. Si quelques-uns se montraient de meilleure composition, les réticences, les échappatoires de l’adversaire, quelquefois des circonstances fortuites rendaient la dispute complètement vaine. A Thubursicum, les assistans firent un tel bruit dans le local où Augustin conférait avec l’évêque Fortunius, qu’on ne pouvait plus s’entendre. D’autres fois, l’entretien dégénérait en tournoi oratoire, où l’on s’épuisait à ferrailler contre des mots, au lieu de s’attaquer au fond des choses. Augustin sentait qu’il y perdait son temps. Les évêques donatistes lui opposaient d’ailleurs une obstination contre laquelle tout venait se briser :

— Laissez-nous dans nos erreurs, disaient-ils ironiquement. Si nous sommes perdus à vos yeux, pourquoi nous cherchez-vous ? Nous ne voulons pas être sauvés !...

Et ils défendaient à leurs ouailles de saluer les catholiques, de leur adresser la parole, d’entrer dans leurs églises ou dans leurs maisons, de s’asseoir au milieu d’eux. Ils mettaient en interdit leurs adversaires. Le primat donatiste de Carthage, Primanius, invité par les catholiques à une conférence, répondit superbement :

— Les fils des martyrs ne peuvent pas se réunir avec la race des traîtres !

Dans ces conditions, il n’y avait plus, comme moyen pacifique, que la controverse écrite. Augustin s’y montra infatigable. C’est là surtout, dans ses lettres et dans ses traités contre les donatistes, qu’il n’a pas craint de se répéter. Il savait qu’il avait affaire à des sourds, — et à des sourds qui ne voulaient pas entendre : il était obligé de forcer la voix. Avec une abnégation admirable, il a ressassé cent fois les mêmes argumens, il a cent fois repris l’historique de la querelle depuis ses origines, répandant sur les arguties et les chicanes de ses contradicteurs une telle lumière, qu’il devait emporter la conviction des esprits les plus obtus : « Non, — redisait-il, — Cæcilianus ne fut pas un traditeur, ni Félix d’Abthugni, qui le consacra évêque. Les documens sont là pour le prouver. Et, quand bien même ils l’auraient été, est-ce que la faute d’un seul peut être imputable à l’Église tout entière ?... Alors, pourquoi baptisez-vous les catholiques, sous prétexte que leurs prêtres sont des traditeurs et, comme tels, indignes d’administrer les sacremens ? C’est le sacrifice de Jésus-Christ et non la vertu du prêtre qui fait l’efficacité du baptême. S’il en était autrement, à quoi bon la Rédemption ? Enfin, par la mort volontaire du Christ, tous les hommes ont été appelés au salut. Le salut n’est pas le privilège des seuls Africains. Catholique, l’Église doit embrasser le monde entier... »

A la longue, ces perpétuelles redites finissent par sembler fastidieuses aux lecteurs modernes : de toutes ces discussions, il se dégage, pour nous, un ennui dense et intolérable. Mais songeons que tout cela était singulièrement vivant pour les contemporains d’Augustin, que ces développemens ingrats étaient lus avec passion. Et puis enfin, il s’agissait de l’unité de l’Église et ensuite, — nous ne saurions trop le répéter, — de l’intérêt de l’Empire et de la civilisation.

Contre une telle force persuasive, les donatistes faisaient la conspiration du silence. Leurs évêques défendaient aux fidèles de lire les écrits d’Augustin. Bien plus, ils lui cachaient leurs propres libelles, pour qu’il lui fût impossible d’y répondre. Mais Augustin s’ingéniait à les découvrir. Il les réfutait, faisait recopier et afficher ses réponses sur les murs des basiliques. Les copies couraient la province et tout le monde romain.

C’eût été fort bien, si la querelle avait eu un caractère purement spéculatif. Mais de gros intérêts matériels, des rancunes, des haines terribles étaient enjeu. Insensiblement, Augustin fut amené à passer de la polémique verbale à l’action directe, — à la défense d’abord, puis à l’attaque.

Tandis que lui et ses collègues s’évertuaient à prêcher la paix, les évêques donatistes n’arrêtaient pas d’exciter leurs ouailles à la guerre sainte. Augustin reçut même des menaces de mort. Au cours d’une de ses tournées pastorales, il faillit être assassiné. Des gens en embuscade le guettaient. Par un hasard providentiel, il se trompa de chemin et ne dut la vie qu’à cette méprise. Son élève Possidius, alors évêque de Guelma, fut moins heureux. Traqué dans une maison par l’évêque donatiste Crispinus, il s’y défendit de son mieux. On mit le feu au logis pour l’en faire sortir. Sur le point d’être brûlé vif, il sortit en effet. La bande donatiste s’empara de lui et l’aurait assommé, sans l’intervention de Crispinus lui-même, qui redoutait des poursuites en cas de meurtre. Mais les assaillans avaient saccagé la propriété, massacré tout ce qu’il y avait de chevaux et de mulets dans les écuries, A Bagaï, l’évêque Maximianus fut poignardé dans sa basilique. Des forcenés brisèrent l’autel, et, avec les débris, se mirent à frapper la victime, qu’ils laissèrent pour morte sur le carreau. Les catholiques ayant relevé le corps, les donatistes le leur arrachèrent des mains et le précipitèrent du haut d’une tour, d’où il tomba sur un fumier, qui amortit la chute : le malheureux respirait encore, et, par miracle, il en réchappa.

Entre temps, les circoncellions, armés de leurs matraques, continuaient à piller et à incendier les fermes. Ils torturaient les propriétaires, pour leur extorquer leur argent. A coups de fouet, ils leur faisaient tourner la meule, comme à des bêtes de somme. Derrière eux, les prêtres donatistes envahissaient les terres et les églises catholiques. Incontinent, ils rebaptisaient les colons (notons l’analogie de ces pratiques avec celles des musulmans africains d’aujourd’hui, qui, en pareilles circonstances, commencent par convertir de force les colons chrétiens). Ensuite, ils purifiaient les basiliques, en raclaient les murs, lavaient le pavé à grande eau, et, après avoir démoli l’autel, passaient du sel sur l’emplacement. C’était une désinfection complète. Les donatistes traitaient les catholiques comme des pestiférés.

De tels faits criaient vengeance. Augustin, qui, jusque-là, avait répugné à solliciter la vindicte des pouvoirs publics, — qui, suivant la tradition apostolique, n’admettait point l’immixtion de l’autorité civile dans les affaires de l’Église, — Augustin dut céder aux circonstances et aussi à la pression de ses collègues. Des conciles réunis à Carthage demandèrent à l’Empereur des mesures exceptionnelles contre les donatistes, qui se riaient de toutes les lois portées contre les hérétiques : quand on les citait devant les tribunaux, ils démontraient aux juges, — lesquels étaient souvent des païens incompétens, — qu’ils appartenaient, en réalité, à la seule Église orthodoxe. Il fallait en finir avec cette équivoque, aboutir une bonne fois à la condamnation catégorique du schisme. D’accord avec le primat Aurélius, Augustin fut le grand inspirateur de ces assemblées.

Ne jugeons point de sa conduite selon les idées modernes, et ne nous hâtons pas de crier à l’intolérance. Lui et les évêques catholiques se conformaient, en cela, à la vieille tradition qui avait été celle de tous les gouvernemens païens. Rome, en particulier, put bien reconnaître toutes les religions locales, tous les cultes étrangers, elle ne permit jamais qu’aucun de ses sujets refusât de s’associer au culte officiel de l’Empire. Les persécutions contre les Chrétiens et les Juifs n’eurent point d’autre motif. Devenu religion d’Etat, le christianisme devait, bon gré mal gré, réclamer des peuples la même obéissance. Pour des raisons politiques faciles à comprendre, — pour empêcher des émeutes et assurer la tranquillité publique, — les Empereurs y tenaient extrêmement. Même si les évêques se fussent abstenus de toute plainte, le gouvernement impérial aurait agi sans eux et réprimé les désordres causés par les hérétiques.

Enfin, voyons la situation et les hommes tels qu’ils étaient alors en Afrique. C’étaient les catholiques que l’on persécutait, — et cela avec une fureur et une cruauté révoltantes : ils étaient bien obligés de se défendre. Ensuite, l’organisation de la propriété dans ces pays rendait les conversions en masse singulièrement faciles. Des multitudes de colons, d’artisans et d’esclaves agricoles vivaient sur les domaines immenses d’un seul propriétaire. Indifférens aux questions de dogmes, ils étaient donatistes uniquement parce que le maître l’était. Pour transformer en brebis paisibles ces loups dévorans, il suffisait souvent que le maître se convertît. Le grand bien de la paix dépendait d’une contrainte exercée contre quelques-uns. Quand tous les jours on courait le risque d’être assassiné ou incendié par des énergumènes inconsciens, la tentation était bien forte de recourir à un remède si simple et si prompt. Augustin et ses collègues finirent par s’y décider. D’ailleurs, ils n’avaient pas le choix des moyens. Il leur fallait sévir, sous peine d’être supprimés eux-mêmes par l’adversaire.

Avant d’user de rigueur, on résolut cependant de lancer un suprême appel à la conciliation. Les catholiques proposèrent aux donatistes de se réunir en une conférence, où loyalement ils examineraient leurs griefs réciproques. Comme les considérations personnelles ou intéressées étaient le plus grand obstacle à l’entente, ils promirent que tout évêque donatiste converti garderait son siège. Là où deux évêques, l’un schismatique, l’autre orthodoxe se trouvaient en présence, ils s’arrangeraient à l’amiable pour gouverner le diocèse à tour de rôle. En cas d’impossibilité, il fut convenu que le catholique se démettrait en faveur de son confrère. Augustin contribua de toute son éloquence à faire adopter cette motion quasiment héroïque pour bon nombre de prélats moins détachés que lui des biens terrestres. Il faut avouer qu’il était difficile de pousser plus loin l’abnégation.

Après bien des tiraillemens et des hésitations de la part des schismatiques, la Conférence se réunit à Carthage, au mois de juin 411, sous la présidence d’un commissaire impérial, le tribun Marcellinus. Encore une fois, les donatistes se virent condamnés. Sur le rapport du commissaire, un décret d’Honorius les assimila définitivement aux hérétiques. Défense leur était faite de rebaptiser et de s’assembler, sous peine d’amende ou de confiscation. Les colons et les esclaves réfractaires seraient passibles de châtimens corporels, et enfin les clercs, punis de la déportation.

L’effet de ces lois nouvelles ne tarda pas à se faire sentir : il répondit pleinement au vœu des évêques orthodoxes. Beaucoup de populations rentrèrent ou feignirent de rentrer dans la communion catholique. Ce résultat était, en grande partie, l’œuvre d’Augustin, qui, depuis vingt ans, y travaillait par la prédication et la controverse. Mais, comme c’était à prévoir, il n’abusa point de son triomphe. Tout de suite, il s’appliqua à prêcher la modération aux vainqueurs. Il n’avait pas attendu pour cela la défaite de l’ennemi. Déjà, dix ans plus tôt, alors que les donatistes traquaient partout les catholiques, il disait aux prêtres de sa communion :

— « Mes frères, retenez bien ceci pour le pratiquer et le prêcher avec une imperturbable douceur : aimez les hommes, tuez le mensonge ! Reposez-vous sur la vérité sans orgueil, combattez pour elle sans cruauté ! Priez pour ceux que vous reprenez et à qui vous montrez leur erreur ! »

Cependant la victoire du parti de la paix n’était pas aussi complète qu’on aurait pu le croire d’abord. Çà et là, bien des fanatiques s’obstinaient dans leur résistance. Les circoncellions, exaspérés, se signalaient par une recrudescence de folies et d’atrocités. Ils torturaient et mutilaient les catholiques qu’ils pouvaient saisir. Raffinement de cruauté encore inédit, ils remplissaient les yeux de leurs victimes avec de la chaux et ils y versaient du vinaigre. Dans les environs d’Hippone, le prêtre Restitutus fut assassiné. Un évêque eut la langue et la main coupées. Si les villes étaient à peu près tranquilles, la terreur recommençait à régner dans les campagnes.

Les autorités romaines s’efforçaient de mettre un terme à ces brigandages. Quand elles parvenaient à les capturer, elles châtiaient durement les coupables. Augustin, dans sa charité, intercédait pour eux auprès des juges. Il écrivait au tribun Marcellinus :

« Nous ne voulons pas que des serviteurs de Dieu soient vengés par des supplices semblables à ceux qu’on leur a fait souffrir. Nous ne nous opposons point à ce qu’on enlève à des coupables le moyen de mal faire, mais nous croyons qu’il suffira, sans leur ôter la vie, ni les priver d’aucun membre, de les détourner de leur agitation insensée par la répression des lois, en les ramenant au calme de la raison, ou enfin d’empêcher leurs œuvres criminelles, en les employant à quelque ouvrage utile... Remplissez en cette circonstance, juge chrétien, le devoir d’un père, et, tout en réprimant l’injustice, n’oubliez pas l’humanité... »

Cette mansuétude d’Augustin se manifesta particulièrement dans sa rencontre avec Eméritus, l’évêque donatiste de Cherchell, — ou, comme elle s’appelait alors, de Césarée de Maurétanie, — un des plus obstinés parmi les réfractaires. Son attitude vis-à-vis de cet ennemi irréconciliable fut non seulement humaine, mais courtoise, pleine de bonne grâce et de la plus délicate charité.

Ceci se passait à l’automne de 418, sept ans après la grande Conférence de Carthage. Augustin avait soixante-quatre ans. Comment, à cet âge, lui dont la santé était toujours si chancelante, entreprit-il ce long voyage d’Hippone à Césarée ? Nous savons que le pape Zozime l’avait chargé d’une mission auprès de l’église de cette ville. Avec son zèle infatigable, toujours prêt à marcher pour la gloire du Christ, le vieil évêque vit sans doute dans ce voyage une nouvelle occasion d’apostolat. Il se mit donc en route, malgré les chemins peu sûrs, en ces temps si troublés, malgré les chaleurs accablantes de la saison (on était à la fin de septembre). Il parcourut deux cents lieues à travers l’interminable plaine numide et les régions montagneuses de l’Atlas, prêchant dans les églises, s’arrêtant dans les villes et les bourgades, pour régler des questions d’intérêt, poursuivi sans cesse par mille tracas d’affaires et par les criailleries des plaideurs et des mécontens. Enfin, après plusieurs semaines de fatigues et de tribulations, il arriva à Cherchell, où il fut l’hôte de Deutérius, métropolitain de Maurétanie.

Or, Eméritus, l’évêque dépossédé, vivait mystérieusement dans la banlieue, redoutant toujours quelque coup de force des autorités. Quand il sut les intentions bienveillantes d’Augustin, il sortit de sa cachette et se montra en ville. Les deux prélats se croisèrent sur une des places de Césarée. Augustin, qui l’avait vu autrefois à Carthage, le reconnut, vola au-devant de lui, le salua, et, tout de suite, il lui proposa de causer amicalement :

— Entrons à l’église ! dit-il : cette place n’est guère convenable pour un entretien entre deux évêques.

Flatté, Eméritus, y consentit. La conversation se poursuivit sur un ton si cordial, qu’Augustin se réjouissait déjà d’avoir reconquis le schismatique. Deutérius, suivant la ligne de conduite adoptée par les évêques catholiques, parlait de se démettre et de lui restituer son siège. Il était entendu que, le surlendemain, Eméritus accepterait une discussion publique, dans la cathédrale, avec son collègue d’Hippone. Il fut exact au rendez-vous. Un grand concours de peuple se pressait pour entendre les deux orateurs. La basilique était comble. Alors, Augustin se tournant vers le donatiste impénitent, lui dit avec douceur :

— Eméritus, mon frère, vous êtes ici présent. Vous avez assisté à notre Conférence de Carthage. Si vous y avez été vaincu, pourquoi donc venez-vous ici, en ce moment ? Si, au contraire, vous pensez n’avoir point été vaincu, dites-nous ce qui vous a fait croire que vous avez eu l’avantage !...

Que s’était-il passé, depuis l’avant-veille, dans l’esprit d’Eméritus ? Toujours est-il qu’il trompa l’espoir d’Augustin et du peuple de Césarée. Aux invitations les plus fraternelles et les plus pressantes, il ne répondit que par des phrases évasives. Finalement, il se renferma dans un mutisme farouche, dont il fut impossible de le faire sortir.

Augustin s’en retourna sans avoir converti l’hérétique. Ce lui fut sans doute une déception douloureuse. Il n’en montra néanmoins aucun ressentiment : il s’occupa même de pourvoir à la sûreté du réfractaire, dans la crainte charitable que le peuple ameuté ne lui fit subir quelque avanie. Pourtant, quand il songeait aux résultats obtenus depuis bientôt trente ans qu’il luttait contre le schisme, il pouvait se rendre ce témoignage qu’il avait bien travaillé pour l’Église. Le donatisme, en somme, était vaincu, et vaincu par lui... Allait-il pouvoir enfin se reposer, du seul repos qui convint à une âme de sa sorte, dans la méditation et l’étude assidue des Écritures ? Pourrait-il, désormais, vivre un peu moins en évêque et un peu plus en moine ? C’était toujours le vœu ardent de son cœur...

Mais, à Hippone, de nouvelles et de pires épreuves l’attendaient.


LOUIS BERTRAND.

  1. Copyright by Louis Bertrand, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er et 15 avril et des 1er et 15 mai.