Saint Augustin (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 241-275).
SAINT AUGUSTIN[1]

QUATRIÈME PARTIE[2]

LA VIE CACHÉE


« Fac me, Pater, quærere te ! Fais, ô mon Père, que je te cherche ! »
( Soliloques, I, I)


I. — LE DERNIER SOURIRE DE LA MUSE

Enfin touché par la grâce, Augustin allait-il décidément se convertir avec éclat comme son confrère, l’illustre Victorinus ?

Il n’ignorait pas que ces conversions retentissantes ont une vertu exemplaire qui entraine les foules. Et, si « contrit et humilié » que fût son cœur, il savait bien qu’il était, dans Milan, un personnage considérable. Quel bruit, s’il donnait sa démission de professeur de rhétorique, pour vivre selon l’ascétisme chrétien !... Mais il préféra éviter à la fois le scandale des uns et la louange tapageuse des autres. Dieu seul et quelques amis très chers seraient témoins de sa pénitence.

Vingt jours à peine le séparaient des vacances. Il patienterait jusque-là. Ainsi, les parens de ses élèves ne pourraient l’accuser de les avoir abandonnés avant la fin de l’année scolaire, et, comme l’état de sa santé s’aggravait, il aurait une excuse valable pour se démettre de ses fonctions. L’humidité du climat lui avait donné une sorte de bronchite chronique, que l’été n’avait pas guérie. Il éprouvait de la peine à respirer, sa voix s’était affaiblie et voilée, au point qu’il se demandait si les poumons n’étaient pas attaqués. Augustin avait réellement besoin de se soigner. C’était un motif plus que suffisant pour interrompre ses cours. Ayant rempli ses obligations professionnelles jusqu’au bout, — et il nous assure qu’il lui fallut, pour cela, du courage, — il descendit de sa chaire, avec l’intention formelle de n’y plus remonter.

Le voilà donc libre de toute attache mondaine ! Désormais, il pourra, dans le silence et la retraite, se préparer au baptême. Et pourtant il fallait vivre ! Augustin avait plus que jamais charge d’âmes : son enfant, sa mère, son frère, ses cousins. Lourd fardeau sous lequel il se débattait depuis longtemps. Il est probable que, cette fois encore, Romanianus, qui était à Milan, vint à son secours. On se rappelle que le mécène de Thagaste avait accueilli avec empressement ce projet de monastère laïque, dont Augustin et ses amis s’étaient jadis engoués, et qu’il avait promis d’y contribuer de sa fortune. La retraite d’Augustin était un commencement de réalisation de ce projet, sous une nouvelle forme. Romanianus y fut sans doute favorable. En tout cas, il le pria de continuer ses leçons à son fils Licentius. Un autre jeune homme, Trygetius, lui demanda la même faveur. Augustin n’entendait donc pas résigner tout à fait ses fonctions. Provisoirement du moins, — de professeur officiel, il était devenu professeur libre.

C’était le vivre assuré. Il ne lui manquait plus que le couvert. Un ami, un collègue, le grammairien Verecundus, le lui offrit gracieusement. Verecundus s’acquittait ainsi d’un service qu’Augustin venait de lui rendre tout récemment. Sur les instances de celui-ci, Nébride, leur ami commun, avait consenti à suppléer dans sa classe le grammairien, qui se voyait dans la nécessité de prendre un congé. Quoique riche, plein de talent et très désireux de paix et de solitude, Nébride accepta de remplacer Verecundus dans ce modeste emploi, uniquement par complaisance. On ne saurait trop admirer la générosité et la bonhomie de ces mœurs antiques et chrétiennes : l’amitié, en ce temps-là, ignorait les étroitesses et les mesquineries de nos égoïsmes.

Or, Verecundus possédait, dans la banlieue milanaise, une villa nommée Cassiciacum. Il proposa à Augustin d’y passeras vacances et même de s’y établir à demeure, avec tous les siens, à charge d’administrer la propriété et d’en surveiller les travaux.

On voudrait retrouver les traces de cette maison hospitalière où le futur moine de Thagaste et d’Hippone fit ses adieux au monde. Cassiciacum a disparu. Il est permis à l’imagination de la rebâtir idéalement dans les plus beaux endroits de la luxuriante campagne qui entoure Milan. Si, cependant, le jeune Licentius n’a pas trop sacrifié à la métaphore dans ces vers, où il rappelle à Augustin « les soleils révolus parmi les hautes montagnes de l’Italie, » il est probable que le domaine de Verecundus était situé sur les premières ondulations montagneuses qui aboutissent à la chaîne de la Brianza. Aujourd’hui encore, les riches Milanais ont, de ce côté-là, leurs maisons de campagne.

Cette grasse Lombardie dut apparaître aux yeux d’Augustin et de ses compagnons comme une autre Terre promise. Le pays merveilleusement fertile et cultivé est un verger perpétuel, où foisonnent les arbres fruitiers, et que sillonnent, en tous sens, des canaux à l’eau profonde, lente et poissonneuse. Partout, des murmures d’eaux courantes : musique délicieuse pour des oreilles africaines. Des odeurs de menthe et d’anis, des prairies à l’herbe haute et drue où l’on entre jusqu’aux genoux. Çà et là, de petits vallons très encaissés, avec leurs nappes de verdures bocagères, où tranchent les panaches roses des tilleuls et les feuillages bronzés des noisetiers, où les sapins du Nord dressent déjà leurs noires aiguilles. A l’horizon, confondus en une seule masse violette, les étages successifs des Alpes couvertes de neiges, et, plus près du regard, des pics abrupts, des murailles dentelées, sillonnées de sombres crevasses, qui font paraître plus éclatant l’or fauve de leurs parois. Non loin dorment les lacs enchantés. On dirait qu’une splendeur émane de leurs eaux, et, par delà les escarpemens qui les emprisonnent, se répand dans tout le ciel, tantôt un peu froid, — d’un azur suave et mélancolique à la Vinci, — tantôt d’un bleu ardent où flottent de gros nuages soyeux et roux, comme dans les fonds de tableaux du Véronèse. La beauté de la lumière allège et transfigure la trop lourde opulence de la terre.

Où qu’on place le domaine de Verecundus, on y découvrait quelque morceau de ce grand paysage. Quant à la villa elle-même, Augustin nous en a dit suffisamment, pour que nous la voyions assez bien. C’était sans doute un de ces vieux logis rustiques, que leurs propriétaires n’habitent que quelques mois de l’année, à l’époque la plus chaude, et qui, le reste du temps, sont livrés aux ébats des souris et des rats. Sans prétentions architecturales, elle avait été agrandie et remaniée, uniquement pour la plus grande commodité de ses hôtes. Nul souci de la symétrie : la porte principale n’occupait point le milieu du corps de bâtimens, et il y avait une autre porte sur un des côtés. Le seul luxe de cette maison de campagne était peut-être la salle de bain. Ces bains, tout modestes qu’ils fussent, rappelaient pourtant à Augustin la décoration des gymnases : est-ce à dire qu’il s’y trouvait de riches pavemens, des mosaïques et des statues ? C’était chose commune dans les villas romaines. Les Italiens de tous les temps ont toujours eu beaucoup de goût pour les statues et les mosaïques. Peu exigeans sur la qualité, ils se rattrapent sur la quantité. Et, quand ils ne peuvent pas s’en offrir, il leur suffit de s’en donner l’illusion, en peinture. Je m’imagine assez volontiers la villa de Verecundus peinte à fresque du haut en bas, à l’intérieur et à l’extérieur, comme les maisons pompéiennes et les modernes villas milanaises.

Il n’est pas question de jardins d’agrément à Cassiciacum. Ainsi que dans une ferme, tous les environs immédiats devaient être en potagers, en prairies ou en cultures. Un pré, — rien d’une pelouse de château, — descendait devant la maison, que protégeaient du soleil et du vent quelques massifs de châtaigniers. On s’asseyait sur l’herbe, à l’ombre d’un de ses grands arbres, et l’on devisait joyeusement, en écoutant la chanson intermittente d’un ruisseau, qui coulait sous les fenêtres des bains. On vivait là en pleine nature, d’une vie presque rus- tique. Tout le charme de Cassiciacum était fait de silence, de paix, de fraîcheur surtout. La poitrine fatiguée d’Augustin y respirait un air plus pur qu’à Milan, où l’humide chaleur estivale est accablante. Son âme, avide de recueillement, y trouvait une retraite en harmonie avec ses aspirations nouvelles, — solitude champêtre, dont la douceur virgilienne flattait encore son imagination de lettré. Les jours qu’il y passa furent, pour lui, des jours bénis. Longtemps après, il s’en souvient avec émotion, et, dans un élan de reconnaissance pour son hôte, il prie Dieu de lui payer sa dette : « Tu le lui rendras, Seigneur, au jour de la résurrection des justes… Tu rendras à Verecundus, en retour de son hospitalité, dans cette campagne de Cassiciacum, où nous nous reposâmes en Toi, au sortir de l’été brûlant du siècle ; tu lui rendras la fraîcheur et les ombrages éternellement verts de ton paradis… »

Ce fut un moment unique dans la vie d’Augustin. Au lendemain de la crise intellectuelle qui a ébranlé jusqu’à son corps, on dirait qu’il savoure les délices de la convalescence. Il se détend, et, comme il le dit lui-même, il se repose. Son exaltation est tombée, mais sa foi reste toujours aussi ferme. D’un esprit calme et souverainement lucide, il juge son état, il voit nettement tout ce qui lui reste à faire pour devenir un chrétien accompli. D’abord, se familiariser avec l’Écriture, résoudre certaines questions pressantes, — par exemple celle de l’âme, de sa nature, et de ses origines, — qui l’obsèdent en ce moment-là. Puis réformer sa conduite, changer les habitudes de sa pensée, et, si l’on peut dire, désaffecter son esprit, encore tout pénétré d’influences païennes : tâche délicate, malaisée, parfois douloureuse, qui demandait plus d’un jour.

Après vingt siècles de christianisme, et malgré nos prétentions à tout comprendre, nous ne concevons pas très bien quel abime nous sépare du paganisme. Quand par hasard nous en retrouvons des traces dans certaines régions arriérées du Midi, nous nous effarons, nous ne le reconnaissons plus, tellement il est loin de nous, et nous attribuons au catholicisme ce qui n’est qu’une survivance des vieilles mœurs abolies. Augustin, lui, était tout près d’elles. Lorsqu’il se promenait par les prés et les bois de Cassiciacum, les Faunes et les Sylvains de l’antique mythologie hantaient sa mémoire et s’offraient presque à ses yeux. Il ne pouvait faire un pas sans rencontrer une de leurs chapelles, ou se heurter à une borne encore toute grasse de l’huile, dont la superstition des paysans l’avait arrosée. Comme lui, l’antique terre païenne n’avait pas encore revêtu complètement le Christ des temps nouveaux. Il ressemblait à cet Hermès Criophore qui symbolisait gauchement le Sauveur sur les murailles des Catacombes. De même que le Porteur de boucs se transformait peu à peu en Bon Pasteur, l’évêque d’Hippone se dégageait lentement du rhéteur Augustin.

Il en avait conscience, en cet automne languissant de Cassiciacum, — cet automne qui était lourd de toutes les pourritures de l’été, mais qui annonçait déjà la grande paix de l’hiver. Les feuilles jaunies des châtaigniers s’amoncelaient au bord des chemins. Elles obstruaient le ruisseau qui coulait près de la salle de bains, et, pendant quelque temps, l’eau prisonnière s’arrêtait de chanter. Augustin tendait l’oreille. Son âme aussi était obstruée, — engorgée par tous les détritus de sa pensée et de ses passions. Mais il savait que, bientôt, le chant de sa vie nouvelle allait reprendre sur un mode triomphal, et il se répétait les paroles du psaume : Cantate mihi canticum novum, « Chantez-moi un cantique nouveau. »

Malheureusement, Augustin, à Cassiciacum, n’avait pas que le souci de son âme et de son salut : il en avait mille autres. Il en sera ainsi pendant toute son existence. Jusqu’au bout, il aspirera à la solitude, à la vie en Dieu, et jusqu’au bout, Dieu lui imposera la charge de ses frères. Ce grand esprit vivra surtout par la charité.

Chez Verecundus, non seulement il était maître de maison, mais il avait à diriger et à administrer tout un domaine rural. Il est probable que chacun des hôtes de la villa s’y employait avec lui. On se partagea les rôles. Le bon Alypius, qui était au courant des affaires et qui connaissait les arcanes de la procédure, se chargea des relations extérieures, — des achats et des ventes, probablement aussi de la comptabilité. Sans cesse, il était sur la route de Milan. Augustin tenait la correspondance, distribuait, chaque matin, leur travail aux tâcherons de la ferme. Monique s’occupait du ménage, ce qui n’était pas une mince besogne dans une maison où, tous les jours, on était neuf à table. Mais la Sainte s’acquittait de ses humbles fonctions avec une bonté et une abnégation touchantes : « Elle prenait soin de nous, dit Augustin, comme si nous eussions tous été ses enfans, et elle nous servait, comme si chacun de nous eût été son père. »

Regardons-les un peu, ces « enfans » de Monique. Outre Alypius, que nous connaissons déjà, il y avait le jeune Adéodat, l’enfant du péché, — « mon fils Adéodat, dont le génie promet de grandes choses, si mon amour pour lui ne m’abuse pas. » Ainsi parle son père. Ce petit garçon était, paraît-il, un prodige, comme le sera, plus tard, le petit Blaise Pascal : « L’esprit de cet enfant m’épouvantait, » horrori mihi erat illud ingenium, — dit encore son père. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il fut une âme angélique. Quelques mots de lui nous ont été conservés par Augustin. Ils embaument comme une gerbe de lys.

Plus près de la terre sont les autres membres de la famille : Navigius, son oncle, brave homme, dont nous ne savons rien, sinon qu’il avait une maladie de foie, — l’ictère du colon africain, — et que, pour ce motif, il s’abstenait des plats sucrés. Rusticus et Lastidianus, les deux cousins, personnages aussi effacés que des figurans de tragédie. Enfin, les élèves d’Augustin : Trygetius et Licentius. Le premier, qui venait de faire un stage dans l’armée, était passionné pour l’histoire, « comme un vétéran. » Bien que son maître lui ait donné la parole dans quelques-uns de ses dialogues, sa physionomie reste, pour nous, imprécise. Il n’en est pas de même pour Licentius. Le fils de Romanianus, le mécène de Thagaste, fut le disciple chéri d’Augustin. On s’en aperçoit. : Toutes les phrases qu’il lui a consacrées ont une chaleur d’accent, une couleur et un relief qui saisissent.

Ce Licentius se présente à nous comme le type de l’enfant gâté et du fils de famille, pétulant, vaniteux, présomptueux, très familier, ne se privant pas, à l’occasion, de plaisanter son professeur. Avec cela, étourdi, sujet à de brusques engouemens, superficiel et un peu brouillon. Au demeurant, le meilleur fils du monde : mauvaise tête, mais bon cœur. C’était un franc païen, et je crois qu’il le resta toute sa vie, malgré les exhortations d’Augustin et celles du doux Paulin de Nole, qui le chapitrait en prose et en vers. Gros mangeur et beau buveur, il faisait pénitence à la table plutôt frugale de sainte Monique. Mais, quand la fièvre de l’inspiration s’emparait de lui, il en oubliait le boire et le manger, et, dans sa soif poétique, il aurait tari, — nous dit son maître, — toutes les fontaines de l’Hélicon. Licentius versifiait avec passion : « C’est un poète presque parfait, » écrit Augustin à Romanianus. L’ancien rhéteur savait son monde et comme il faut parler au père d’un élève riche, surtout quand il est votre bienfaiteur. A Cassiciacum, sous les yeux indulgens d’Augustin, l’élève mettait en vers la romanesque aventure de Pyrame et de Thisbé. Il en déclamait des morceaux devant les hôtes de la villa, car il avait une belle voix sonore. Puis, il plantait là le poème commencé, et, subitement, il s’éprenait de tragédies grecques, auxquelles, d’ailleurs, il ne comprenait rien : ce qui ne l’empêchait pas d’en rompre la tête à tout venant. Un autre jour, c’étaient les chants d’Église, alors dans toute leur nouveauté, qui l’enthousiasmaient. Ce jour-là, du matin au soir, on entendait Licentius chanter des cantiques.

A ce propos, Augustin raconte, avec une bonhomie candide, une certaine anecdote, qui, aujourd’hui, a besoin de toute l’indulgence du lecteur, pour se faire accepter. Comme elle nous introduit au plus intime de ces mœurs mi-païennes, mi-chrétiennes, qui étaient encore celles d’Augustin, je la rapporterai dans sa simplicité.

Un soir donc, après le diner, Licentius étant sorti, se dirigea vers un retrait mystérieux, et, là, tout à coup, il se mit à chanter ce verset de psaume : Dieu des vertus, convertis-nous, montre-nous ta face, et nous serons sauvés ! Depuis quelque temps, en effet, il ne chantait plus autre chose. Il répétait ce verset à satiété, comme on fait d’une mélodie nouvellement apprise. Mais la pieuse Monique, qui l’entendit, ne put supporter que, dans pareil lieu, on chantât des paroles aussi saintes. Elle rabroua le coupable. Sur quoi, le jeune écervelé répliqua assez lestement :

— Suppose, bonne mère, qu’un ennemi m’ait enfermé dans cet endroit : est-ce que tu crois que Dieu ne m’aurait pas écouté tout de même ?...

Le lendemain, il n’y songeait plus et, quand Augustin lui rappela l’incident, il déclara n’en avoir nul remords.

— Pour moi, reprit l’excellent maître, je n’en suis point choqué... En effet, ni cet endroit même, qui a scandalisé ma mère, ni les ténèbres de la nuit ne sont que trop en disconvenance avec ce cantique. Car d’où penses-tu que nous demandions à Dieu de nous retirer, pour nous convertir et contempler son visage ? N’est-ce pas de cette sentine des sens, où nos âmes sont plongées, et de ces ténèbres, dont l’erreur nous enveloppe ?...

Et comme, ce jour-là, on discutait sur l’ordre établi par la Providence, Augustin en prit prétexte pour faire à son élève un petit sermon édifiant. L’espiègle Licentius, ayant écouté le sermon, conclut non sans malice :

— Voyez un peu, quel concours admirable de circonstances pour me prouver que rien n’arrive, sinon dans le plus bel ordre et pour notre plus grand bien !

Cette réponse nous donne le ton de l’entretien entre Augustin et ses élèves. Néanmoins, si libre et enjouée que fût leur conversation, elle était toujours solide, elle visait à instruire. N’oublions pas que le rhéteur de Milan est encore professeur. Pendant la plus grande partie de la journée, il n’était occupé que des deux jeunes gens qu’on lui avait confiés. Dès qu’il avait expédié les affaires de la ferme, causé avec ses paysans et donné ses ordres aux ouvriers, il reprenait son métier de rhéteur. Le matin, on expliquait ensemble les Églogues de Virgile. Le soir, on discutait philosophie. Quand le temps était beau, on descendait dans la prairie, et la discussion se poursuivait à l’ombre des châtaigniers. S’il pleuvait, on se réfugiait dans la salle de repos attenant aux bains : il y avait là des lits, des coussins, des sièges moelleux, commodes pour la causerie, et la température égale des étuves voisines était bonne pour les bronches d’Augustin.

Nul apprêt dans ces dialogues, rien qui sente l’école. La dispute partait des choses qu’on avait sous les yeux, parfois d’un événement menu et fortuit. Une nuit qu’Augustin ne dormait pas, — il avait des insomnies fréquentes, — la discussion fut commencée au lit. Car le maître et ses élèves couchaient dans la même chambre. L’oreille dressée dans les ténèbres, il faisait attention au murmure intermittent du ruisseau. Et il cherchait à s’expliquer ces intermittences... Soudain, Licentius s’agita sous ses couvertures, et, ramassant à tâtons un morceau de bois qui traînait, il tapa contre le pied de son lit, pour mettre en fuite les souris. Donc, il ne dormait pas, lui non plus, ni Trygetius, qui se retournait aussi dans son lit. Augustin en fut ravi : il avait deux auditeurs. Incontinent, il leur posa la question : « Pourquoi ces intermittences dans le cours du ruisseau ? N’obéissent-elles pas à une loi secrète ?... » Un thème de controverse était trouvé. Pendant plusieurs jours, on discuta sur l’ordre des choses.

Une autre fois, avant d’entrer dans la salle de bain, ils s’arrêtèrent, pour regarder une bataille de coqs. Augustin fît remarquer aux jeunes gens « un certain ordre plein de convenance dans tous les mouvemens de ces animaux privés de raison :

— Voyez le vainqueur ! leur dit-il. Son chant est fier. Ses membres ramassés font la roue, en signe orgueilleux de domination. Et voyez le vaincu, sans voix, le cou déplumé, l’attitude honteuse. Tout cela a je ne sais quelle beauté, en harmonie avec les lois de la nature... » Nouvel argument en faveur de l’ordre : la discussion de la veille va rebondir.

Cette petite scène familière vaut la peine que nous nous y arrêtions, nous aussi. Elle nous montre un Augustin, non seulement très épris de la beauté, mais très attentif au spectacle du monde qui l’entoure. Les combats de coqs sont encore fort à la mode dans cette société romaine de la fin de l’Empire. La sculpture y avait, depuis longtemps, trouvé de gracieux sujets. Quand on lit ce passage d’Augustin, on se rappelle, entre autres motifs semblables, cette urne funéraire du Latran, où l’on voit représentés deux petits garçons, l’un qui pleure sur son coq vaincu, l’autre qui presse tendrement entre ses bras et qui baise le sien, le coq vainqueur, reconnaissable à la couronne qu’il tient dans ses ergots.

Augustin est toujours très près de ces humbles réalités. A tout instant, les choses extérieures font irruption dans le dialogue du maître et de ses disciples... Ils sont au lit, par une nuit pluvieuse de novembre. Peu à peu, une lueur vague colore les fenêtres. Ils se demandent si c’est la lune, ou la pointe de l’aube... Ailleurs, le soleil se lève dans toute sa splendeur, et l’on décide qu’on ira dans le pré s’asseoir sur l’herbe. Ou bien le ciel se rembrunit : on apporte les lumières. Ou encore c’est l’apparition du diligent Alypius, qui arrive de Milan...

De même qu’il note au passage ces détails fugitifs, Augustin accueille tous ses hôtes dans ses dialogues, il les admet à la discussion : sa mère, son frère, ses cousins, Alypius entre deux voyages d’affaires, et jusqu’à l’enfant Adéodat. Il connaît le prix du bon sens populaire, la divination d’un cœur pur, ou d’une âme pieuse nourrie dans la prière. Souvent Monique entrait dans la salle, où l’on discutait, pour annoncer que le dîner était servi, ou pour tout autre motif. Son fils la priait de rester. Modestement, elle s’étonnait d’un tel honneur :

— Mère, dit Augustin, est-ce que tu n’aimes pas la vérité ? Alors, pourquoi rougirais-je de te donner une place parmi nous ? Même si tu n’aimais la vérité que médiocrement, je devrais encore te recevoir et t’écouter. A plus forte raison, puisque tu as pour elle un plus grand amour que pour moi, et je sais de quel amour tu m’aimes !... rien ne saurait te détacher de la vérité, ni la crainte, ni la douleur, quelle qu’elle soit, ni la mort même. N’est-ce pas, de l’aveu de tous, le plus haut degré de la philosophie ? Comment hésiter, après cela, à me déclarer ton disciple ?

Et Monique, toute confuse d’un tel éloge, de répondre avec une affectueuse brusquerie :

— Tais-toi ! Jamais tu n’as débité de plus grands mensonges !

La plupart du temps, ces entretiens étaient de purs jeux dialectiques, selon le goût de l’époque, des jeux un peu pédans, et subtils jusqu’à la fatigue. Le bouillant Licentius ne s’y plaisait pas toujours. Il avait des distractions fréquentes, dont son maître le tançait. Mais enfin, celui-ci entendait à la fois amuser ses deux nourrissons et exercer leur intelligence. A la fin d’une discussion, il leur disait, en riant :

— A cette heure, le soleil m’avertit de remettre dans la corbeille les jouets que j’avais apportés pour les enfans...

Remarquons-le, en passant : c’est la dernière fois, — avant les siècles, qui vont venir, d’universel silence intellectuel ou de scolastique aride, — c’est la dernière fois qu’on agite de hautes questions sur ce ton de badinage élégant et avec cette liberté d’esprit. La tradition commencée par Socrate sous les platanes de l’Hissus va se clore, avec Augustin, sous les châtaigniers de Cassiciaeum.

Et pourtant, quels que soient l’enjouement et la fantaisie de la forme, le fond de ces dialogues sur les Académiques, sur l’Ordre et sur la Vie heureuse, est sérieux, très sérieux même. La meilleure preuve de l’importance qu’Augustin y attachait, c’est que, par la suite, il les publia, après avoir pris soin de les faire sténographier. Des notarii assistaient à ces discussions et n’en laissaient rien perdre. L’avènement du scribe, du notaire, date de cette époque. L’administration du Bas-Empire fut effroyablement paperassière. A son contact, l’Église le devint aussi. Ne nous en plaignons pas trop, si cette manie écrivante nous a valu, avec beaucoup de fatras, de précieux documens historiques. En ce qui concerne Augustin, ces procès-verbaux des conférences de Cassiciaeum ont au moins le mérite de nous renseigner sur l’état d’âme du futur évêque d’Hippone, en un moment décisif de sa vie.

Malgré leur apparence d’exercices scolaires, ces Dialogues nous révèlent, en effet, les préoccupations intimes d’Augustin au lendemain de sa conversion. En ayant l’air de réfuter les Académiques, il combat les erreurs dont il a si longtemps souffert. Il définit son idéal nouveau. Non, la recherche de la vérité, sans l’espoir de l’atteindre, ne saurait procurer le bonheur. Et le bonheur véritable n’est qu’en Dieu. Et, s’il existe un ordre dans les choses, il faut mettre de l’ordre aussi dans son âme, pour la rendre capable de contempler Dieu. Il faut apaiser en elle le tumulte des passions : d’où la nécessité de la réforme intérieure et, finalement, de l’ascétisme.

Mais Augustin se rend bien compte que ces vérités ont besoin d’être adaptées à la faiblesse des deux jeunes gens qu’il instruit, et aussi du commun des hommes. En ces années-là, il n’a pas encore l’intransigeance que lui donnera bientôt une plus haute vertu, intransigeance d’ailleurs combattue sans cesse par sa charité et par des ressouvenirs tenaces de lettré. En matière de morale mondaine et d’éducation, il formule alors la règle de conduite que la sagesse chrétienne de l’avenir adoptera : « Si vous avez toujours l’ordre à cœur, dit-il à ses élèves, il faut retourner à vos vers. Car la connaissance des sciences libérales, mais une connaissance sobre et réglée, forme des hommes qui aimeront la vérité... Mais il est d’autres hommes, ou, pour mieux dire, d’autres âmes, qui, bien que retenues dans leurs corps, sont recherchées, pour des noces immortelles, par le meilleur et le plus beau des époux. Ces âmes, il ne leur suffit pas de vivre, elles veulent vivre heureuses... Pour vous, allez, en attendant, retrouver vos Muses ! »

Allez retrouver vos Muses : le beau mot ! Qu’il est humain et qu’il est sage ! Voilà nettement indiqué le double idéal de ceux qui continuent à vivre dans le monde selon la loi chrétienne de sobriété et de modération, — et de ceux qui aspirent à vivre en Dieu. Quant à Augustin, son choix est fait. Il ne retournera plus la tête en arrière. Ces dialogues de Cassiciacum, c’est son adieu suprême à la Muse païenne.


II. — L’EXTASE DE SAINTE MONIQUE

On passa l’hiver à Cassiciacum. Si absorbé qu’il fût par les travaux de la villa et par le souci de ses élèves, Augustin s’occupait surtout de la grande affaire de son salut.

Les Soliloques, qu’il écrivait alors, reproduisent jusqu’au ton passionné des méditations auxquelles il se livrait habituellement pendant ses veillées et ses nuits d’insomnie. Il cherchait Dieu, en gémissant : « Fac me Pater, quærere te : Fais, ô mon Père, que je te cherche ! » Mais il le cherchait encore plus en philosophe qu’en chrétien. Le vieil homme n’était pas mort en lui. Il n’avait pas dépouillé complètement le rhéteur, ni l’intellectuel. Il restait le cœur trop tendre, qui avait tant sacrifié aux affections humaines. Dans ces ardens dialogues entre sa raison et lui, on sent bien que la raison n’est pas tout à fait maîtresse : « Je n’aime maintenant que Dieu et l’âme, » déclare Augustin avec une pointe de présomption. Et sa raison, qui le connaît, de répondre : « Tu n’aimes donc pas tes amis ? — J’aime l’âme : comment pourrais-je ne pas les aimer ? » Que manque-t-il à cette phrase, d’un sentiment exquis et déjà si détaché, pour donner un son purement chrétien ? A peine une nuance d’accent.

Lui-même commençait à s’apercevoir qu’il fallait moins philosopher et se rapprocher davantage de l’Écriture, — en écouter la sagesse, avec un cœur contrit et humilié. Sur les indications d’Ambroise, qu’il avait consulté par lettre, il entreprit de lire les prophéties de Jérémie, comme celui de tous les livres sacrés qui contient l’annonce la plus claire de la Rédemption. Les difficultés, qu’il y rencontra, le découragèrent : il en remit la lecture à plus tard. Entre temps, il avait envoyé à la municipalité de Milan sa démission de professeur de rhétorique. Puis, quand le moment fut venu, il adressa par écrit, à l’évêque Ambroise, la confession de ses erreurs et de ses fautes, en lui marquant son intention bien arrêtée de recevoir le baptême. Il le reçut sans bruit, le 25 avril, aux fêtes de Pâques de l’année 387, avec son fils Adéodat et son ami Alypius. Celui-ci s’y était préparé pieusement, s’infligeant les plus rudes austérités, jusqu’à marcher pieds nus, en hiver, sur le sol glacé.

Voilà donc les solitaires de Cassiciacum de retour à Milan. Les deux élèves d’Augustin l’avaient quitté. Trygetius était sans doute reparti pour l’armée. Licentius s’installait à Rome. Mais un autre compatriote, un Africain de Thagaste, Evodius, ancien agent d’affaires de l’Empereur, vint s’adjoindre au petit groupe des nouveaux convertis. Evodius, futur évêque d’Uzale, en Afrique, et baptisé avant Augustin, était un homme d’une piété scrupuleuse et d’une foi entière. Il s’entretenait dévotement avec son ami, qui, au sortir du baptême, goûtait tout l’apaisement de la Grâce. On parlait de cette communauté que saint Ambroise avait fondée ou organisée aux portes de Milan, et, par comparaison avec une vie si austère, Augustin s’apercevait que celle qu’il avait menée à Cassiciacum était encore entachée de paganisme. Il fallait aller jusqu’au bout de la conversion, vivre en cénobite, à la façon d’Antoine et des solitaires de la Thébaïde. Alors il réfléchit qu’il possédait toujours un peu de bien à Thagaste, une maison, des champs. On s’y établirait, on vivrait là, dans le renoncement, comme des moines. La pureté du petit Adéodat le prédestinait à cette existence ascétique. Quant à Monique, qui, depuis longtemps, avait pris le voile des veuves, elle n’avait Tien à changer à ses habitudes, pour mener, auprès de son fils et de son petit-fils, une vie toute sainte. D’un commun accord, on décida qu’on se rembarquerait pour l’Afrique, et qu’on y mettrait ce projet à exécution.

Ainsi, au lendemain de son baptême, Augustin n’a qu’un désir : s’ensevelir dans la retraite, vivre d’une vie humble et cachée, partagée entre l’étude de l’Écriture et la contemplation de Dieu. Dans la suite, ses ennemis l’accusèrent de s’être converti par ambition, en vue des honneurs et des richesses de l’épiscopat. C’est une calomnie toute gratuite. Sa conversion fut des plus sincères, des plus désintéressées, — et aussi des plus héroïques : il avait trente-trois ans. Quand on songe à tout ce qu’il avait aimé, à tout ce qu’il abandonnait, on ne peut que courber la tête et fléchir le genou devant la haute vertu d’un tel exemple.

La caravane se mit en route, dans le courant de l’été, et traversa l’Apennin pour s’embarquer à Ostie. La date de cet exode n’a pu être précisée. Peut-être Augustin et ses compagnons fuyaient-ils devant les bandes de l’usurpateur Maxime, qui, dès la fin d’août, franchit les Alpes, et marcha sur Milan, tandis que le jeune Valentinien se réfugiait à Aquilée avec toute sa cour. En tout cas, c’était un voyage fatigant, surtout en cette saison chaude. Monique arriva très affaiblie. Une fois à Ostie, on dut attendre le départ d’un bateau pour l’Afrique. L’occasion propice ne se présentait pas tous les jours. À cette époque-là, on était à la merci de la mer, du vent, et de mille autres circonstances. Le temps ne comptait point, on le dépensait avec prodigalité. On voyageait à petites journées, en longeant les côtes, où les escales se prolongeaient au gré du patron. Sur ces navires, — des balancelles à peine pontées, — si la traversée était interminable et peu sûre, elle était surtout fort incommode. On ne se hâtait point d’en subir les tortures, on les espaçait le plus possible par des relâches multipliées. Pour toutes ces raisons, nos Africains firent un assez long séjour à Ostie. Ils descendirent sans doute chez des frères chrétiens, des hôtes d’Augustin ou de Monique, dans une maison tranquille, loin du bruit et des foules cosmopolites, qui encombraient les hôtelleries du port.

Placée à l’embouchure du Tibre, Ostie était à la fois le port et l’entrepôt de Rome. Les navires de l’annone y apportaient les huiles et les blés d’Afrique. C’était un lieu de transit pour le commerce, un point de débarquement pour les immigrans de toutes les parties de la Méditerranée. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’un misérable village. Mais, à quelque distance de cette bourgade, les fouilles des archéologues ont fait surgir, en ces derniers temps, les vestiges d’une grande ville. A l’entrée, ils ont découvert une nécropole, avec des tombeaux en arcosolia, où fut peut-être déposé le corps de sainte Monique, — et, dans cette nécropole, une belle statue mutilée, un Génie funéraire ou une Victoire, aux larges ailes repliées comme celles des anges chrétiens. Puis, le forum avec ses boutiques, la caserne des vigiles, des thermes, un théâtre, plusieurs grands temples, des rues à galeries, pavées de larges dalles, des magasins pour les marchandises : on y reconnaît encore, alignés contre les murs, les trous dans lesquels s’emboitaient les panses des amphores. Tous ces débris éveillent l’idée d’un centre populeux, où le mouvement du trafic et de la navigation était intense.

Dans cette ville bruyante, Augustin et sa mère trouvaient pourtant le moyen de se recueillir, de s’unir par la méditation et la prière. Au milieu de cette agitation un peu vulgaire, parmi cette rumeur de marine et de commerce, se place une scène mystique où l’amour purifié de la mère et du fils nous apparaît comme dans une lumière d’apothéose. Ils eurent, à Ostie, comme un avant-goût de l’union éternelle en Dieu. C’était dans la maison où ils étaient descendus. Ils causaient doucement, appuyés à une fenêtre, qui s’ouvrait sur le jardin... Mais la scène a été popularisée par le tableau trop fameux d’Ary Scheffer. On se le rappelle : deux figures pâles, exsangues, dépouillées de chair, où ne vivent que des yeux ardens élancés vers l’azur, — un azur dense, impénétrable, lourd de tous les secrets de l’éternité. Nul objet sensible, rien, absolument rien ne les distrait de leur contemplation. La mer elle-même, quoique indiquée par le peintre, se confond presque avec la ligne bleue de l’horizon. Deux âmes et le ciel, — voilà tout le sujet.

C’est de la poésie vivante figée dans de la pensée abstraite. L’attitude des personnages, — noblement assis et non plus appuyés au rebord de la fenêtre, — a pris, dans le tableau de Scheffer, on ne sait quoi d’apprêté, de légèrement théâtral. Et l’ensemble est d’une sécheresse froide, qui contraste avec la chaleur lyrique du récit des Confessions.

Pour moi, j’avais toujours cru, — peut-être sur la foi de ce tableau, — que la fenêtre de la maison d’Ostie s’ouvrait, par-dessus le jardin, jusqu’à la perspective de la mer. La mer, symbole de l’infini, devait être présente, — me semblait-il, — à l’entretien suprême de Monique et d’Augustin. A Ostie même, j’ai dû abandonner cette idée trop littéraire : la mer y est invisible. Sans doute, à cette époque, le rivage n’était pas aussi ensablé qu’il l’est aujourd’hui. Mais la côte est tellement basse que, tout près de l’embouchure actuelle du Tibre, on ne devine la proximité de la mer que par le reflet des vagues dans l’atmosphère, une sorte de halo nacré, qui tremble au bord du ciel. Maintenant, j’incline à penser que la fenêtre de la maison d’Ostie était plutôt tournée vers le vaste horizon mélancolique de l’Agro romano : « Nous parcourûmes, l’une après l’autre, — dit Augustin, — toutes les choses corporelles, jusqu’au ciel lui-même. » N’est-il pas vraisemblable de supposer que ces choses corporelles, — ces formes de la terre, avec ses plantes, ses fleuves, ses villes et ses montagnes, — ils les avaient sous les yeux ? Le spectacle austère qui se déroulait devant leur regard était d’accord, en tout cas, avec les dispositions de leurs âmes.

Cette grande plaine désolée n’a rien d’opprimant, rien qui retienne la vue sur des détails trop matériels. Les couleurs en sont pâles et légères, comme sur le point de s’évanouir. D’immenses étendues stériles, uniformément fauves, où brille, çà et là, un peu de rose, un peu de vert ; des genêts, des ajoncs près des berges de la rivière, ou quelques boschetti aux feuillages poussiéreux, qui tranchent faiblement dans la blondeur du sol. A droite, une forêt de pins. A gauche, les ondulations des collines romaines expirent dans un vide d’une tristesse infinie. Au fond, la masse violette des monts Albains, aux contours voilés et très doux, se dessine confusément sur le cristal limpide et souriant du ciel.

Accoudés à la fenêtre, Augustin et Monique regardaient. C’était au crépuscule sans doute, à l’heure où les fenêtres méridionales s’ouvrent à la fraîcheur, après une journée brûlante. Ils regardaient : « Nous admirions, dit Augustin, la beauté de tes œuvres, ô mon Dieu !... » Rome était là-bas, derrière les collines, avec ses palais, ses temples, le resplendissement de ses dorures et de ses marbres. Mais l’image lointaine de la Ville impériale ne pouvait vaincre cette tristesse éternelle qui monte de l’Agro. Un air de nostalgie funèbre pesait sur cette lande, prête à sombrer sous l’envahissement des ombres. Ces vaines apparences corporelles qui se défaisaient d’elles-mêmes, comme il était facile de s’en détacher !... « Alors, reprend Augustin, nous portâmes plus haut nos esprits. » Il parle comme si lui et sa mère s’étaient élevés, d’un vol égal, à la contemplation. Plus probablement, il y fut entraîné par Monique, depuis longtemps familière avec les voies spirituelles, habituée aux visions, aux colloques mystiques avec son Dieu...) Où était-il ce Dieu ? Toutes les créatures interrogées par leur pressante supplication leur répondaient : Quære super nos !... Cherche au-dessus de nous ! » Ils cherchaient, ils montaient toujours : « Nous parvînmes à nos âmes, mais nous les dépassâmes pour atteindre, Seigneur, à cette région d’inépuisable abondance, où tu rassasies éternellement Israël du pain de Vérité... Or, tandis que nous parlions, et que nous nous élancions, affamés, vers cette région divine, par un bond de tout notre cœur, nous y touchâmes un instant... Puis, en soupirant, nous retombâmes, y laissant attachées les prémices de notre esprit, et nous redescendîmes à ces balbutiemens de nos lèvres, — à cette parole mortelle, qui commence et qui finit... »

« Nous retombâmes ! » L’inexprimable vision s’était éclipsée. Mais un grand silence s’était fait en eux, silence des choses, silence de l’âme. Et ils se disaient ;

« Si ce silence pouvait se prolonger, toutes les autres visions inférieures se dissoudre, et cette vision unique emporter l’âme, l’absorber et l’abîmer dans la joie de la contemplation, de telle sorte que la vie éternelle fût semblable à cet instant d’intelligence, qui nous a fait soupirer d’Amour, — ne serait-ce pas là l’accomplissement de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur ? » Et quand y entrerons-nous ? N’est-ce point, ô mon Dieu, lorsque nous ressusciterons d’entre les morts ?... »

lis reprenaient terre peu à peu. Les couleurs mourantes du couchant s’éteignaient dans les brumes de l’Agro. Le monde entrait dans la nuit. Alors, Monique, touchée d’un infaillible pressentiment, dit à Augustin :

— Mon fils, pour moi, il n’y a plus rien qui me charme, en cette vie. Je ne sais, en vérité, ce que je fais ici-bas, ni pourquoi j’y suis encore !... Une seule chose me faisait souhaiter d’y rester quelque temps, c’était le désir de te voir, avant de mourir, chrétien et catholique. Mon Dieu a comblé ce désir au delà de mes vœux !... Que fais-je donc ici ?...

Elle le sentait : son message était rempli. Elle avait épuisé, comme dit Augustin, toute l’espérance du siècle, consumptâ spe sæculi. Pour elle, le départ était proche. Cette extase fut celle d’une mourante, qui a levé un coin du voile et qui n’est déjà plus de cette terre.


En effet, cinq ou six jours après, elle tomba malade. Elle avait les fièvres. Le climat d’Ostie était fiévreux, comme il l’est encore aujourd’hui, et il était malsain habituellement, à cause de tous ces étrangers qui apportaient là les contagions de l’Orient. En outre, les fatigues d’un long voyage, en plein été, avaient exténué cette femme vieille avant l’âge. Elle dut s’aliter. Bientôt son état empira, au point qu’elle perdit tout à fait connaissance. On crut qu’elle agonisait. Tous s’empressaient autour de son lit : Augustin, son frère Navigius, Evodius, les deux cousins de Thagaste, Rusticus et Lastidianus. Mais, tout à coup, elle tressaillit, se souleva, l’air égaré :

— Où étais-je ? dit-elle.

Puis, voyant la consternation sur les visages, devinant qu’elle était perdue, elle prononça d’une voix ferme :

— Vous enterrerez, ici, votre mère !

Navigius, épouvanté par cette image de la mort, protesta, de tout son amour filial :

— Non, mère, tu guériras ! Tu reverras la patrie, tu ne mourras pas sur la terre étrangère !

Elle le regarda avec des yeux douloureux, comme affligée de ce qu’il parlait si peu chrétiennement, et, se tournant vers Augustin :

— Entends-tu ce qu’il dit ?

Et, après un silence, elle reprit d’une voix plus ferme, comme pour dicter à ses fils ses dernières volontés :

— Enterrez ce corps où vous voudrez, et ne vous en mettez point en peine ! La seule chose que je vous demande, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez !...

C’était le sacrifice suprême ! Comment une Africaine, si attachée à son pays, pouvait-elle accepter d’être ensevelie en terre étrangère ? Dans cette société, où les idées païennes demeuraient encore vivaces, le lieu de la sépulture était une grosse affaire. Monique, comme toutes les autres veuves, avait pris soin de la sienne. A Thagaste, elle avait fait préparer sa place, à côté de son mari Patritius. Et voilà que, maintenant, elle paraissait y renoncer. Les compagnons d’Augustin s’étonnaient d’une telle abnégation. Quant à lui, il admirait que la Grâce eût transformé à ce point l’âme de sa mère. Et, songeant à toutes les vertus de sa vie, à la ferveur de sa foi, — dès cet instant, il ne douta point qu’elle ne fût une sainte.

Elle languit encore quelque temps. Enfin, le neuvième jour de sa maladie, elle expira à l’âge de cinquante-six ans.

Augustin lui ferma les yeux. Une douleur immense gonflait son cœur. Pourtant, lui qui avait les larmes si promptes, il eut le courage de ne pas pleurer... Tout à coup, un sanglot perçant éclata dans la chambre mortuaire : c’était le jeune Adéodat qui se lamentait à la vue du cadavre. Il sanglotait d’une façon tellement déchirante que les assistans, démoralisés par la détresse de cette plainte, furent obligés de le faire taire. Cela frappa si profondément Augustin, que, bien des années après, le brisement de ce sanglot résonnait encore à son oreille. « Il me sembla, — dit-il, — que c’était mon âme d’enfant, qui s’échappait ainsi avec les gémissemens de mon fils. » Pour lui, — de tout l’effort de sa raison en lutte contre son cœur, — il ne voulait considérer que la gloire où la Sainte venait d’entrer. Ses compagnons étaient dans les mêmes sentimens... Aussitôt, Evodius saisit un psautier et, devant le corps à peine refroidi de Monique, il entonna le psaume : « Je chanterai, Seigneur, ta miséricorde et ta justice. » Tous ceux qui étaient dans la maison reprenaient les versets du chant sacré.

Cependant, on entraîna Augustin dans une pièce voisine, tandis que les ensevelisseurs procédaient à la toilette funèbre. Ses amis et ses proches l’entouraient. Il consolait les autres et lui-même. Selon l’usage, il discourait sur la délivrance de l’âme fidèle, sur la béatitude qui lui est promise. On aurait pu croire qu’il était insensible : « Mais, moi, mon Dieu, tout en parlant, je m’approchais de ton oreille, où nul ne pouvait m’entendre, je me reprochais ma faiblesse, et je m’efforçais d’arrêter le flux de ma douleur… Hélas ! je savais tout ce que je comprimais dans mon cœur. »

Même à l’église, où l’on offrit le sacrifice pour l’âme de Monique, puis au cimetière, devant le cercueil, il ne pleura point. Par une pudeur toute chrétienne, il craignait de scandaliser ses frères, en imitant la désolation des païens et de ceux qui meurent sans espérance. Mais cet effort même qu’il faisait pour retenir ses larmes lui devenait une autre souffrance. Sa journée s’acheva dans une tristesse noire, une tristesse qu’il n’arrivait point à secouer et sous laquelle il étouffait. Alors, se souvenant du proverbe grec : « le bain chasse les soucis, » — l’idée lui vint, pour en finir, d’aller aux thermes. Il entra au tepidarium, s’allongea sur la plaque brûlante. Remède inutile : « L’amertume de mon chagrin ne sortit point de mon cœur avec la sueur qui coulait de mes membres. » Les serviteurs l’enveloppèrent de linges tièdes et le conduisirent au lit de repos. Accablé par la fatigue et par tant d’émotions, il s’endormit d’un lourd sommeil. Le lendemain, au réveil, une alacrité nouvelle remplissait tout son être. Des vers chantaient dans sa mémoire : c’étaient les premières paroles de l’hymne confiante et joyeuse de saint Ambroise :


Dieu créateur de toutes choses,
Modérateur des cieux, qui revêts
Le jour de splendeur et de beauté, —
Donne à la nuit la grâce du sommeil,
Afin que le repos rende nos membres fatigués
À leur labeur coutumier,
Relève nos âmes abattues
Et les délivre des angoisses et des deuils !…


Soudain, à ce mot de deuils, la pensée de sa mère morte ressurgit en lui, avec le regret de toute la tendresse dont il était privé. Un flot de désespoir le roula. Il s’abattit, en sanglotant, sur son lit, et il pleura enfin toutes les larmes qu’il refoulait depuis si longtemps.


III. — LE MOINE DE THAGASTE

Près d’une année s’écoula avant qu’Augustin se remît en route. On s’explique mal ce retard. Pourquoi différa-t-il ainsi son retour en Afrique, lui qui était si pressé de fuir le Monde ?

Il est probable que la maladie de Monique, le soin de ses funérailles et d’autres affaires à régler le retinrent à Ostie jusqu’au seuil de l’hiver. Le temps était redevenu mauvais, la mer dangereuse. La navigation s’interrompait régulièrement dès le mois de novembre, quelquefois même plus tôt, dès les premiers jours d’octobre, si les tempêtes de l’équinoxe étaient exceptionnellement violentes. Il fallut attendre la belle saison. Puis on apprit que les flottes de l’usurpateur Maxime, alors en guerre contre Théodose, bloquaient les côtes d’Afrique. Les voyageurs risquaient d’être capturés par l’ennemi. Pour toutes ces raisons, Augustin ne put s’embarquer avant la fin de l’été suivant.

Dans l’intervalle, il s’établit à Rome. Il y employa ses loisirs à se documenter sur les manichéens, ses frères de la veille. Converti au catholicisme, il devait prévoir des attaques passionnées de la part de ses anciens coreligionnaires. Pour leur fermer la bouche, il réunit contre eux un volumineux dossier, bourré des plus récens scandales. Il se préoccupa aussi d’approfondir leurs doctrines, afin de les mieux réfuter : le dialecticien ne sommeillait jamais en lui. Entre temps, il visitait les monastères romains, en étudiait la règle et l’organisation, y cherchant un modèle pour le couvent qu’il projetait toujours de fonder dans son pays. Enfin, dans le courant d’août ou de septembre 388, il revint à Ostie, où il trouva un bateau qui partait pour Carthage.

Quatre ans auparavant, vers la même époque, il faisait le même voyage en sens inverse. La traversée était belle, on percevait à peine le mouvement du navire. C’est le temps des grands calmes en Méditerranée. Jamais elle n’est plus féerique que dans ces mois d’été. Le ciel, légèrement teinté de bleu, se confond avec la mer toute blanche, étalée en une large nappe sans rides, moire liquide et souple, où passent des frissons d’ambre et des rousseurs orangées, quand le soleil se couche. Nulle forme précise, seulement des reliefs d’une suavité étrange, des vapeurs nacrées, la douceur de l’azur à l’infini.

Augustin, à Carthage, s’était accoutumé à la magnificence de ces spectacles marins. En ce moment, la mer avait la même face apaisée et radieuse qu’il lui avait vue quatre ans plus tôt. Mais combien, depuis, son âme était changée ! Au lieu du trouble et du mensonge qui déchiraient son cœur et qui l’enténébraient, la lumière sereine de la Vérité, et, plus profond que celui de la mer, le grand apaisement de la Grâce. Augustin rêvait. Au loin, les îles Lipari s’enfonçaient dans les ombres crépusculaires, le cratère fumeux du Stromboli n’était plus qu’un point noir, cerné entre le double azur du ciel et des vagues. Ainsi, le souvenir de ses passions, de toute sa vie antérieure sombrait sous la montée victorieuse de la paix céleste. Il croyait que cet état délicieux allait se prolonger, emplir toute la durée de sa vie nouvelle : il ne savait rien au monde de plus doux…

Encore une fois, il se méconnaissait. Sur le plancher fragile de ce bateau qui le portait, il ne sentait pas la force de l’énorme élément, assoupi sous ses pieds, et qui allait se déchaîner au premier souffle du vent, — et il ne se sentait pas non plus la surabondance d’énergie qui gonflait son cœur renouvelé par la Grâce, — énergie qui allait susciter une des existences les plus complètes, les plus ardentes, les plus riches de pensée, de charité et d’œuvres, qui aient illuminé l’histoire. Tout à son rêve de cloître, au milieu des amis qui l’entouraient, il se répétait sans doute la parole de l’Écriture : « Voici qu’il est bon et doux que des frères habitent sous le même toit… » Il pressait les mains d’Alypius et d’Evodius, tandis que des larmes montaient à ses yeux.

Le soleil avait disparu. Toute l’étendue frigide, désertée par la lumière, s’éteignait dans l’angoisse confuse de la nuit tombante.


Enfin, après avoir longé les côtes de la Sicile, ils arrivèrent à Carthage. Augustin ne fit qu’y passer II avait hâte de revoir Thagaste et de s’y ensevelir dans la retraite. Cependant des signes favorables l’y accueillirent et semblèrent l’encourager dans sa résolution. Un songe avait annoncé son retour à son ancien élève, le rhéteur Elogius. Il assista aussi à la guérison miraculeuse d’un avocat de Carthage, Innocentius, chez qui il était descendu avec ses compagnons.

Il partit donc pour Thagaste aussitôt qu’il le put. Tout de suite, il s’y rendit populaire, en donnant aux pauvres le peu qui lui restait de l’héritage paternel, selon le précepte évangélique. En quoi consista au juste ce dépouillement volontaire, il ne nous l’a point dit entérines suffisamment explicites. Il parle d’une maison et de quelques petits champs, paucis agellulis, — qu’il aurait aliénés. Pourtant, il ne cessa point d’y demeurer, tout le temps qu’il fut à Thagaste. Il est probable qu’il vendit, en effet, ces quelques lopins de terre, qu’il possédait encore, et qu’il distribua le produit de la vente aux indigens. Quant à la maison, il l’aurait cédée, avec ses dépendances, à la Communauté catholique de sa ville natale, à condition d’en conserver l’usufruit et de recevoir, en échange, ce qui était nécessaire à sa subsistance et à celle de ses frères. A cette époque, beaucoup de personnes pieuses procédaient ainsi, lorsqu’elles donnaient leurs biens à l’Église. Les biens d’Église étant intangibles et exempts d’impôts, c’était une manière détournée de se soustraire soit aux rapines du fisc, soit aux confiscations arbitraires ou aux expropriations à main armée. En tout cas, les âmes détachées du monde et avides de repos trouvaient, dans ces donations, un moyen héroïque de s’épargner le souci d’une fortune ou d’une propriété à gérer. Quand ces fortunes et ces propriétés étaient considérables, les généreux donateurs éprouvaient, nous dit-on, une véritable délivrance à s’en débarrasser.

La question matérielle une fois réglée, Augustin s’occupa d’aménager, dans sa maison, un monastère à la ressemblance de ceux qu’il avait vus à Rome et à Milan. Son fils Adéodat, ses amis Alypius et Evodius, Sévère, qui devint évêque de Milève, partageaient sa solitude. Mais il y avait sûrement, auprès de lui, d’autres solitaires, auxquels il fait allusion dans ses lettres. Leur règle était sans doute encore un peu lâche. Les frères de Thagaste n’étaient point soumis à la claustration. Tout se bornait, pour eux, à des jeûnes, à un régime spécial, à des prières et à des méditations en commun.

Dans cette retraite à demi rustique (le monastère se trouvait aux portes de la ville), Augustin était heureux : il avait enfin réalisé le projet qui lui tenait au cœur depuis si longtemps. Se recueillir, prier, étudier l’Écriture surtout, l’approfondir jusque dans ses parties les plus secrètes, la commenter avec cette ferveur et cette piété, dont l’Africain a, de tout temps, entouré ce qui est écrit, — il lui semblait qu’il y avait là, pour lui, de quoi remplir toutes les minutes de sa vie. Mais ce n’est pas en vain que, pendant près de vingt ans, on a enseigné, disserté, discuté, écrit. Augustin a beau s’être converti : à Thagaste, comme à Cassiciacum, il se souvient toujours de l’école. Pourtant, il fallait en finir une bonne fois. Le nouveau moine fit ce qu’on pourrait appeler son testament de professeur.

Il acheva alors ou il revit des traités didactiques, qu’il avait commencés à Milan et qui embrassaient tous les arts libéraux : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, la philosophie, la musique. De tous ces livres, il ne termina que le premier, le traité sur la grammaire, — les autres n’étaient que des résumés : ils sont, aujourd’hui, perdus. En revanche, nous avons conservé les six livres sur la Musique, commencés aussi à Milan, et qu’il acheva, comme en se jouant, pendant ses loisirs de Thagaste. Ce sont des dialogues entre lui et son élève, le poète Licentius, sur la métrique et la versification. Mais nous savons par lui-même qu’il se proposait de pousser plus loin son œuvre, et, dans une seconde partie, d’écrire sur la mélodie, c’est-à-dire sur la musique proprement dite. Il n’en trouva jamais le temps : « quand une fois, dit-il, le fardeau des affaires ecclésiastiques me fut imposé, toutes ces douces choses me sont tombées des mains. »

Ainsi le moine Augustin ne se repose de la prière et de la méditation, que pour s’occuper de musique et de poésie. Il a cru devoir s’en excuser : « En cela, je n’ai eu qu’une intention. Sans vouloir arracher brusquement les jeunes gens ou les personnes d’un autre âge, que Dieu a douées d’un bon esprit, aux idées sensibles et aux lettres charnelles, auxquelles il leur est difficile de ne pas être attachées, — j’ai essayé, par les leçons du raisonnement, de les en détourner peu à peu, et, par l’amour de l’immuable vérité, de les attacher au Dieu, seul maître de toutes choses... Celui qui lira ces livres, verra que, si j’ai fréquenté les poètes et les grammairiens, c’est plutôt forcé par les nécessités du voyage, que par le désir de me fixer au milieu d’eux... Telle est la vie que j’ai choisie pour marcher avec les faibles, n’étant pas très fort moi-même, plutôt que de me précipiter dans le vide avec des ailes encore débiles... »

Encore une fois, comme tout cela est humain, et sage, — et modeste aussi ! Augustin n’a rien d’un fanatique. Nulle conscience plus droite que la sienne, plus obstinée même à déraciner l’erreur. Mais il sait qu’il est homme, que la vie d’ici-bas est un voyage parmi d’autres hommes faibles comme lui, et il s’accommode aux nécessités du voyage. Oui, sans doute, pour le chrétien, parvenu au suprême renoncement, qu’est-ce que la poésie, qu’est-ce que la science, « qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? » Pourtant, ces lettres et ces sciences charnelles sont autant d’échelons ménagés à notre faiblesse, pour l’élever insensiblement jusqu’au monde intelligible. Prudent conducteur des âmes, Augustin ne veut pas brusquer l’ascension. En ce qui concerne la musique, il serait peut-être encore plus indulgent, pour elle, que pour les autres arts : car « c’est par les sons que l’on saisit le mieux quel est, dans toute l’espèce de mouvemens, le pouvoir des nombres ; et leur étude, nous conduisant ainsi par degré jusqu’aux secrets les plus intimes et les plus élevés de la vérité, découvre, à ceux qui l’aiment et la recherchent, la Sagesse et la Providence divines en toutes choses… » Il y reviendra toujours, à cette musique tant aimée, il y reviendra malgré lui. Sévèrement, il se reprochera, plus tard, le plaisir qu’il goûte aux chants d’église : le vieil instinct persistera quand même. Il était né musicien. Il le restera jusqu’à son agonie.

À ce moment de sa vie, s’il ne rompt pas tout à fait avec les arts et les lettres profanes, c’est, avant tout, pour des raisons de convenance pratique. Une autre préoccupation perce encore à travers ces traités didactiques : celle de prouver aux païens qu’on peut être chrétien, sans être, pour cela, un barbare et un illettré. En face de ses adversaires, la position d’Augustin est extrêmement forte. Aucun d’eux n’était en mesure de rivaliser avec lui ni pour l’étendue des connaissances, ni pour la diversité heureuse, ni pour la richesse des dons intellectuels. Tout l’héritage antique, il l’avait entre ses mains. Il pouvait dire aux païens : « Ce que vous admirez chez vos écrivains et vos philosophes, je l’ai fait mien. Le voilà ! Reconnaissez sur mes lèvres l’accent de vos orateurs !… Eh bien ! tout cela, que vous prisez si haut, moi je le méprise ! La science du monde n’est rien sans la sagesse du Christ ! »

Évidemment, la rançon de cette culture universelle, — peut-être, sur certains points, trop embrassante, — Augustin l’a payée : il a souvent abusé de sa science, de sa virtuosité oratoire et dialectique. Qu’importe, si, même dans ces excès, il n’est guidé que par le souci des âmes, par le désir de les édifier et de leur souffler son ardeur de charité. A Thagaste, il discute avec ses frères, avec son fils Adéodat. Il est toujours le maître : il en a conscience, mais, dans ce rôle périlleux, que d’humilité ! La conclusion du livre du Maître, qu’il écrivit alors, c’est que toutes les paroles de celui qui enseigne sont inutiles, si le Maître intérieur n’en révèle la vérité à celui qui écoute.

Sous le manteau bourru du moine, il continue donc son métier de rhéteur. Il est venu à Thagaste avec l’intention de se retirer du monde et de vivre en Dieu, — et le voilà qui dispute, qui disserte et qui écrit plus que jamais ! Le monde le poursuit et l’obsède jusque dans sa retraite. Il se dit que, là-bas, à Rome, à Carthage, à Hippone, il y a des gens qui pérorent sur le forum et dans les basiliques, qui chuchotent dans les conciliabules secrets, et qui séduisent de pauvres esprits désarmés contre l’erreur. Au plus vite, il faut confondre ces imposteurs, les démasquer, les réduire au silence. De tout son cœur Augustin se jette à cette tâche, où il excelle. Il attaque, surtout, ses anciens amis les manichéens. Il écrit plusieurs traités contre eux. A voir l’acharnement qu’il y met, on juge de la place que le manichéisme avait tenu dans sa pensée, et aussi des progrès de la secte, en Afrique.

Cette campagne fut même la cause de tout un renouvellement dans sa manière d’écrire. Afin d’atteindre les lecteurs les plus incultes, il se mit à employer la langue populaire, ne reculant pas devant un solécisme, lorsque ce solécisme lui paraissait indispensable pour expliquer sa pensée. Ce dut être, pour lui, une cruelle mortification. Jusque dans ses derniers écrits, il tint à prouver que nulle élégance de langage ne lui était étrangère. Mais sa véritable originalité n’est pas là. Quand il fait du beau style, sa période est lourde, empêtrée, souvent obscure. Au contraire, rien de plus vif, de plus clair, de plus coloré, et, comme nous disons aujourd’hui, de plus direct que la langue familière de ses sermons et de certains de ses traités. Cette langue-là, il l’a vraiment créée. Avec son besoin d’éclaircir, de commenter et de préciser, il a senti combien le latin classique est malhabile à décomposer les idées et à en traduire les nuances. Et ainsi, dans un latin populaire, déjà tout près des langues romanes, il a ébauché la prose analytique, qui est l’instrument de la pensée occidentale moderne.

Non seulement, il bataille contre les hérétiques, mais son inquiète amitié franchit sans cesse les murs de sa cellule, pour voler vers les absens chers à son cœur. Il faut qu’il s’épanche auprès de ses amis, qu’il leur livre ses méditations : ce nerveux, ce malade, qui dormait mal, passait une partie de ses nuits à méditer. L’argument qu’il a trouvé dans son insomnie d’hier, ses amis le sauront. Il les comble de ses lettres. Il écrit à Nébride, à Romanianus, à Paulin de Nole, à des inconnus et à des gens illustres, en Afrique, en Italie, en Espagne, en Palestine. Un moment viendra où ses lettres seront de véritables encycliques, qu’on lira dans tout le monde chrétien. Il écrit tellement qu’il est souvent à court de papier. Il n’a pas assez de tablettes pour y consigner ses notes. Il en demande à Romanianus. Ses belles tablettes, celles d’ivoire, sont épuisées : il s’est servi de la dernière pour une lettre de cérémonie, et il s’excuse, auprès de son ami, de lui écrire sur un méchant bout de vélin.

Avec cela, il s’occupe des affaires de ses concitoyens. Augustin, à Thagaste, est un personnage. Les bonnes gens du municipe n’ignorent point qu’il est éloquent, qu’il a des relations étendues, qu’il est au mieux avec les puissances. Ils réclament sa protection ou son entremise. Peut-être même l’obligent-ils à les défendre en justice. Ils sont fiers de leur Augustin. Et, comme ils ont peur que quelque ville voisine ne leur ravisse leur grand homme, ils font la garde autour de sa maison : ils l’empêchent de trop se montrer dans le voisinage. D’accord avec eux, Augustin, lui aussi, se cachait le plus possible, redoutant qu’on ne le fit évêque, ou prêtre malgré lui. Car, en ce temps-là, c’était le danger que couraient les chrétiens riches, ou de talent. Les riches donnaient leurs biens aux pauvres, quand ils étaient entrés dans les ordres. Les hommes de talent défendaient les intérêts de la communauté, ou lui attiraient d’opulens donateurs. Pour toutes ces raisons, les églises besogneuses ou mal administrées guettaient, comme une proie, le célèbre Augustin.

Malgré cette surveillance, ce perpétuel tracas d’affaires, les travaux de toute sorte dont il se chargeait, il goûtait à Thagaste une paix qu’il ne retrouvera jamais plus. On dirait qu’il se recueille et qu’il rassemble toutes ses forces, avant le grand labeur épuisant de son apostolat. Dans cette campagne numide, si verdoyante et si fraîche, où mille souvenirs d’enfance l’entouraient, où il ne pouvait faire un pas sans rencontrer l’image toujours vivante de sa mère, il s’élevait vers Dieu avec plus de confiance. Lui qui cherchait, dans les choses sensibles, des échelons, pour monter aux réalités spirituelles, il regardait encore cette nature familière avec des yeux amis. Des fenêtres de sa chambre, il voyait les pins de la forêt arrondir leurs têtes comme de petites coupes de cristal à la tige mince et svelte. Sa poitrine cicatrisée respirait délicieusement les odeurs résineuses des beaux arbres. Il écoutait en musicien les ramages des oiseaux. Les scènes changeantes de la vie rustique l’émouvaient toujours. C’est à cette époque qu’il écrivait : « Dis-moi, est-ce que le rossignol ne te semble pas moduler sa voix à ravir ? Est-ce que son chant, si nombreux, si suave, si bien d’accord avec la saison, n’est pas la voix même du printemps ?... »


IV. AUGUSTIN PRÊTRE

Cette halte fut de courte durée. Bientôt va commencer, pour Augustin, l’ère des tribulations, celle des luttes et des voyages apostoliques.

Et d’abord il eut à pleurer son fils Adéodat, ce jeune homme qui promettait de si grandes choses. Il est infiniment probable, en effet, que le jeune moine mourut à Thagaste, dans l’intervalle des trois années que son père y passa. La douleur d’Augustin fut profonde, mais, comme pour la mort de sa mère, il domina son chagrin de toute la force de son espérance chrétienne. Sans doute, il aimait son fils autant qu’il était fier de lui. On se souvient dans quels termes il a parlé de ce génie adolescent, dont la précocité l’épouvantait. Peu à peu, sa douleur s’apaisa, pour faire place à la plus douce résignation. Quelques années après, il écrira, à propos d’Adéodat : « Seigneur, tu l’as promptement retiré de cette terre, mais c’est d’un esprit tranquille que je pense à lui. Mon souvenir n’est mêlé d’aucune crainte, ni pour l’enfant, ni pour l’adolescent qu’il fut, ni pour l’homme qu’il eût été. » Aucune crainte ! Quelle différence avec les habituels sentimens de ces jansénistes, qui se crurent ses disciples ! Tandis qu’Augustin pense à la mort de son fils avec une joie calme et grave qu’il dissimule à peine, ces messieurs de Port-Royal ne pensaient au jugement de Dieu qu’avec tremblement. Leur foi ne ressemblait guère à la foi lumineuse et confiante d’Augustin. Pour lui, le salut c’est la conquête de la joie.

À Thagaste, il vivait en joie. Chaque matin, en s’éveillant devant les pins de la forêt, embuée par la rosée de l’aube, il pouvait dire, de tout son cœur : « Mon Dieu, donne-moi la grâce de demeurer ici, sous ces ombrages de paix, en attendant ceux de ton paradis ! « Mais on continuait à l’épier. Une foule de gens avaient intérêt à ce que cette lumière ne restât pas cachée sous le boisseau. Peut-être qu’un piège lui fut délibérément tendu. En tout cas, il eut l’imprudence de quitter sa retraite pour aller à Hippone. Il s’imaginait y être en sûreté, parce que, cette ville étant pourvue d’un évêque, on n’y avait aucun prétexte pour le faire consacrer malgré lui.

Un habitant d’Hippone, un agent d’affaires de l’Empereur, implorait son assistance spirituelle. Des doutes, prétendait-il, le retardaient encore sur la voie de la conversion totale. Augustin seul serait capable de l’aider à en sortir. Celui-ci, escomptant déjà une nouvelle recrue pour son monastère de Thagaste, se décida à se rendre à l’appel de ce fonctionnaire.

Or, s’il y avait un évêque, à Hippone, — un certain Valérius, — les prêtres manquaient. En outre, Valérius prenait de l’âge. Grec d’origine, il savait mal le latin et ignorait totalement le punique : gros empêchement, pour lui, dans ses fonctions de juge, d’administrateur et de catéchiste. La connaissance des deux langues était indispensable à un ecclésiastique, en un pays, comme celui-là, où la majorité de la population rurale ne parlait que le vieil idiome carthaginois. Tout cela nous prouve que le catholicisme se trouvait en mauvaise posture dans le diocèse d’Hippone. Non seulement, il y avait disette de prêtres, mais l’évêque était un étranger, mal familiarisé avec les usages d’Afrique. L’opinion réclamait, à sa place, un homme du pays, jeune, actif, suffisamment muni d’érudition et d’éloquence pour tenir tête aux hérétiques, comme aux schismatiques du parti de Donat, — et aussi suffisamment habile pour gérer les intérêts de l’église d’Hippone et surtout pour les faire prospérer. N’oublions pas qu’à cette époque aux yeux de la multitude des misérables, le christianisme est d’abord la religion qui donne du pain. Dès ce temps-là, l’Église s’employait de son mieux à résoudre l’éternelle question sociale.

Pendant le séjour d’Augustin à Hippone, Valérius fit, dans la basilique, un sermon, où il déplorait justement ce manque de prêtres, dont souffrait la communauté. Mêlé aux auditeurs, Augustin écoutait, confiant dans son incognito. Mais le secret de sa présence avait transpiré. Tandis que l’évêque prêchait, des gens le désignèrent. Aussitôt, des énergumènes se saisirent de lui, et le traînèrent au pied de la chaire épiscopale, en criant :

— Augustin prêtre ! Augustin prêtre !

Telles étaient les habitudes démocratiques des églises d’alors. On en voit assez les inconvéniens. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’Augustin aurait risqué sa vie, en résistant, et que l’évêque aurait provoqué une émeute, en lui refusant la prêtrise. En Afrique, on ne badine pas avec les passions religieuses, surtout lorsque la politique et l’intérêt les exaspèrent. Au fond, l’évêque était enchanté de cette brutale capture, qui allait lui valoir un si éminent collaborateur. Séance tenante, il ordonna le moine de Thagaste. Et ainsi, comme dit son élève Possidius, le futur évêque de Guelma, — « cette lampe brillante qui recherchait les ténèbres de la solitude, fut placée sur le lampadaire... » Augustin, qui reconnaissait, dans cette aventure, le doigt de Dieu, s’inclina donc devant la volonté populaire. Néanmoins, il se désespérait et il pleurait à l’idée de la charge qu’on voulait lui imposer. Alors, quelques assistans, se méprenant sur le sens de ses larmes, lui dirent, pour le consoler :

— Oui, tu as raison ! La prêtrise est indigne de tes mérites. Mais tu peux être certain que tu seras notre évêque !

Augustin savait tout ce que la multitude entendait par là et ce qu’elle exigeait de son évêque. Lui qui rêvait de sortir du monde, il s’effrayait des soucis pratiques qu’il lui faudrait assumer. Et la partie spirituelle de son administration ne l’effrayait pas moins. Parler de Dieu ! Annoncer la parole de Dieu ! il se jugeait indigne d’un si haut ministère. Il y était si mal préparé ! Pour remédier, autant qu’il le pouvait, à ce défaut de préparation, il aurait souhaité qu’on lui accordât un peu de loisir jusqu’à la Pâque suivante. Dans une lettre adressée à Valérius et, sans doute, destinée à être rendue publique, il exposa humblement les raisons pour lesquelles il demandait un délai. Elles étaient si justes et si honorables pour lui que, très probablement, l’évêque céda. Le nouveau prêtre reçut l’autorisation de se retirer dans une maison de campagne, voisine d’Hippone. Ses ouailles, qui se défiaient de leur pasteur, ne lui auraient pas permis de s’éloigner trop.

Le plus tôt possible, il entra en fonctions. Peu à peu, il devint le véritable coadjuteur de l’évêque, qui se déchargea sur lui de la prédication et du soin d’administrer le baptême aux catéchumènes. Parmi les prérogatives épiscopales, c’étaient les deux plus importantes. Les évêques y tenaient extrêmement. Quelques collègues de Valérius se scandalisèrent même de ce qu’il permît à un simple prêtre de prendre la parole devant lui, dans son église. : Bientôt, d’autres évêques, frappés des avantages de cette innovation, imitèrent l’initiative de Valérius et permirent à leurs clercs de prêcher, même en leur présence. Tant d’honneurs n’enivrèrent point le prêtre d’Hippone. Il en sentait surtout les périls, et il les considérait comme une épreuve infligée par Dieu : « On m’a fait violence, disait-il, sans doute en punition de mes fautes ; car, pour quel autre motif pourrais-je croire qu’on m’ait confié la seconde place au gouvernail, moi qui ne savais même pas tenir une rame !... »

Cependant, il n’avait point renoncé à ses intentions de vie cénobitique. Prêtre, il entendait rester moine. C’était un crève-cœur, pour lui, que d’avoir été contraint d’abandonner son monastère de Thagaste. Il fit part de ses regrets à Valérius qui, comprenant l’utilité du couvent comme séminaire de futurs prêtres, lui donna un verger, appartenant à l’église d’Hippone, pour y établir une nouvelle communauté. Ainsi fut fondé ce monastère, qui allait fournir un grand nombre de clercs et d’évêques à toutes les provinces d’Afrique.

Parmi les ruines d’Hippone, vieille cité romaine et phénicienne, on cherche, sans grand espoir de le retrouver jamais, l’emplacement du monastère d’Augustin. On voudrait le voir sur cette colline où se déversait autrefois, dans des citernes colossales, l’eau, amenée par un aqueduc, des montagnes prochaines, et où se dresse, aujourd’hui, une basilique toute neuve qui, de la haute mer, attire les regards. Derrière la basilique, un couvent, où les Petites Sœurs des Pauvres entretiennent une centaine de vieillards. Ainsi se perpétue, au milieu des Africains musulmans, le souvenir du grand marabout chrétien. On aurait peut-être souhaité là un édifice d’un goût plus purement et plus sobrement antique. Mais, en somme, la piété de l’intention suffit. Cet hospice convient parfaitement pour évoquer la mémoire de l’illustre évêque, qui ne fut que charité. Quant à la basilique, l’Afrique a fait tout ce qu’elle a pu, afin de la rendre digne de lui. Elle lui a donné ses marbres les plus précieux, et, pour l’encadrer, un de ses plus beaux paysages.

C’est le soir surtout, au moment du crépuscule, que ce paysage prend toute sa valeur et tout son charme signifiant. Les rougeurs du couchant découpent le profil noir des montagnes, qui dominent la vallée de la Seybouse. Glacée de reflets, la rivière pâle descend avec lenteur vers la mer. Le golfe, immensément, resplendit, pareil à une plaque de sel étrangement rosée. Dans cette atmosphère sans vapeurs, la netteté des rivages, l’immobilité figée des lignes ont quelque chose de saisissant. C’est comme un aspect inconnu et virginal de la planète. Puis, les constellations s’allument, avec un éclat, une matérialité hallucinante. Le Chariot, couché au bord de l’Edough, semble un chariot véritable, en marche à travers les vallons du ciel. Une paix profonde enveloppe la campagne agricole et pastorale, où montent, par intervalles, les aboiemens des chiens de garde...

Mais on peut le placer n’importe où, aux environs d’Hippone, ce monastère d’Augustin : partout la vue est aussi belle. De tous les points de la plaine, gonflée par l’amas des ruines, on aperçoit la mer : une large baie, arrondie en courbes molles et suaves comme celle de Naples. Tout autour, un cirque de montagnes : les étages verdoyans de l’Edough, aux pentes forestières. Le long des chemins en corniche, de grands pins sonores, où passe la plainte éolienne du vent marin. Azur de la mer, azur du ciel, nobles feuillages italiques, c’est un paysage lamartinien, sous un soleil plus brûlant. La gaité des matins y est un rafraîchissement pour le cœur et les yeux, lorsque la lumière naissante rit sur les coupoles peintes des maisons et que des voiles d’ombre bleue flottent entre les murs, éclatans de blancheur, des ruelles montantes.

Parmi les orangers et les oliviers d’Hippone, Augustin aurait pu couler des jours heureux, comme à Thagaste. La règle, qu’il avait instituée dans son couvent et à laquelle il se sou- mettait le premier, n’était ni trop relâchée, ni trop austère, — telle enfin qu’elle devrait être pour des hommes qui ont vécu dans la culture des lettres et les travaux de l’esprit. Nulle affectation d’excessive austérité. Augustin et ses moines portaient des vêtemens et des chaussures très simples, mais convenables à un évêque et à des clercs. Comme les laïques, ils se couvraient du byrrhus, manteau à capuchon, qui semble bien l’ancêtre du burnous arabe. Tenir le juste milieu entre la recherche et la négligence du costume, observer la mesure en tout, voilà ce que voulait Augustin. Le poète Rutilius Numatianus, qui attaquait alors, avec une sombre ironie, les moines sordides et lucifuges, n’aurait pu qu’admirer, dans le monastère d’Hippone, une décence et une sobriété qui rappelaient l’es mœurs antiques, en ce qu’elles avaient de meilleur. Pour la table, pareille modération. On y servait habituellement des légumes, et quelquefois de la viande, quand il y avait des malades ou des étrangers. On y buvait un peu de vin, contrairement aux prescriptions de saint Jérôme, qui condamnait le vin comme un breuvage diabolique. Lorsqu’un moine manquait à la règle, il était privé de sa part de vin.

Par un reste d’élégance chez Augustin, — ou peut-être parce qu’il n’en possédait pas d’autres, — les couverts, dont il se servait, étaient d’argent. En revanche, la vaisselle et les plats étaient en terre cuite, en bois, ou en albâtre vulgaire. Très sobre dans le boire et le manger, Augustin, à table, ne paraissait attentif qu’à la lecture ou à la discussion. Peu lui importait ce qu’il mangeait, pourvu que cette nourriture n’excitât point la sensualité. Il avait coutume de répéter aux chrétiens qui affichaient un rigorisme pharisaïque : « C’est la pureté du cœur qui fait la pureté des alimens. » Enfin, avec son perpétuel souci de charité, il proscrivait, au réfectoire, toute médisance dans les conversations. En ce temps de luttes religieuses, on se dénigrait férocement entre clercs. Augustin avait fait inscrire, sur le mur, un distique ainsi conçu :


Celui qui se plaît à déchirer la vie des absens,
Qu’il sache qu’il est indigne de s’asseoir à cette table.


« Un jour, dit Possidius, quelques-uns de ses amis intimes, de ses collègues même dans l’épiscopat, ayant oublié cette sentence, il les reprit vivement et s’écria, tout ému, qu’il allait effacer ces vers du réfectoire, ou se lever de table et se retirer dans sa cellule. J’étais présent avec plusieurs autres, quand ce fait s’est passé. »

Ce n’étaient pas seulement des médisances, des dissensions intérieures qui troublaient la tranquillité d’Augustin. Il cumulait les fonctions de prêtre, de supérieur de couvent et d’apôtre. Il lui fallait prêcher, instruire les catéchumènes, batailler contre les dissidens. La ville d’Hippone était très agitée, pleine d’hérétiques, de schismatiques, de païens. Ceux du parti de Donat triomphaient, chassaient les catholiques de leurs églises et de leurs propriétés. Quand Augustin arriva dans le pays, le catholicisme y était bien bas. Et puis, les indéracinables manichéens continuaient à y recruter des prosélytes. Il ne cesse pas d’écrire des traités, de disputer contre eux, de les accabler sous la logique minutieuse de son argumentation. A la demande des donatistes eux-mêmes, il eut. à Hippone, dans les thermes de Sossius, une conférence avec un de leurs prêtres, un certain Fortunatus : il le réduisit au silence et à la fuite. Les manichéens ne se découragèrent pas pour cela : ils envoyèrent un autre prêtre.

Si les ennemis de l’Église se montraient tenaces, les propres ouailles d’Augustin étaient singulièrement turbulentes, difficiles à gouverner. La faiblesse du vieux Valérius avait dû laisser s’introduire bon nombre d’abus dans la communauté. Bientôt, le prêtre d’Hippone eut un avant-goût des difficultés qui l’attendaient dans son épiscopat.

A l’exemple d’Ambroise, il entreprit d’abolir la coutume des festins dans les basiliques et sur les tombeaux des martyrs. C’était là une survivance du paganisme, dont les fêtes s’accompagnaient de bombances et d’orgies. A chaque solennité (elles étaient fréquentes), les païens mangeaient dans les cours et sous les portiques qui entouraient les temples. En Afrique surtout, ces repas publics donnaient lieu à des scènes répugnantes de gloutonnerie et d’ivrognerie. D’habitude, l’Africain est très sobre, mais, quand il se décarême, il devient terrible. On le voit bien aujourd’hui, dans les grandes fêtes musulmanes, lorsque les riches distribuent des bas morceaux de boucherie aux indigens de leurs quartiers. Dès que ces gens, habitués à boire de l’eau et à manger un peu de farine bouillie, ont goûté à la viande, ou bu seulement une tasse de vin, il est impossible de les tenir : ce sont des rixes, des coups de couteau, la ruée générale dans les bouges. Qu’on se représente cette débauche populaire s’étalant dans les cimetières et dans les cours des basiliques, et l’on comprendra qu’Augustin se soit efforcé de mettre un terme à de pareils scandales.

Il se concerta, pour cela, d’abord avec son évêque, Valérius, puis avec le primat de Carthage, Aurelius, qui sera désormais son plus ferme auxiliaire dans sa lutte contre les schismatiques.

Pendant le carême, — le sujet étant de circonstance, — il parla contre ces orgies païennes : ce qui souleva, au dehors. bien des protestations. Pâques se passa sans encombre. Mais, à ; lendemain de l’Ascension, le peuple d’Hippone avait coutume de célébrer ce qu’il appelait « la Réjouissance » par des buveries et des ripailles traditionnelles. La veille, jour de la fête religieuse, Augustin, intrépidement, parla contre « la Réjouissance. » On interrompit le prédicateur. Quelques-uns crièrent qu’on en faisait autant à Rome, dans la basilique de Saint-Pierre. À Carthage on dansait autour de la tombe de saint Cyprien. Au nasillement des flûtes, parmi les coups sourds des tambourins, des mimes se livraient à des contorsions obscènes, tandis que les assistans chantaient, en claquant des mains… Augustin savait tout cela. Il déclara que ces abominations avaient pu être tolérées autrefois, pour ne pas décourager les païens de se convertir, mais que, dorénavant, le peuple, devenu tout entier chrétien, devait s’en abstenir. Enfin, il trouva des accens d’une éloquence si touchante que son auditoire fondit en larmes. Il crut le procès gagné.

Le lendemain, tout fut à recommencer. Des meneurs avaient travaillé la foule, tellement qu’une émeute était à prévoir. À l’heure de l’office, Augustin, précédé de son évêque, se rendit néanmoins à la basilique. Au même moment, les donatistes banquetaient dans leur église, qui était à proximité. Derrière les murs de la leur, les catholiques entendaient le vacarme du festin. Il fallut les adjurations les plus pressantes du coadjuteur pour les empêcher d’imiter leurs voisins. Les derniers murmures se calmèrent, et la cérémonie s’acheva dans le chant des hymnes sacrées.

Augustin l’emportait. Mais le conflit en était venu au point qu’il avait dû menacer le peuple de donner sa démission, et, comme il l’écrivait à Alypius, de « secouer sur lui la poussière de ses vêtemens. » Tout cela était de bien mauvais augure pour l’avenir. Lui qui considérait déjà la prêtrise comme une épreuve, il voyait approcher l’épiscopat avec terreur.


LOUIS BERTRAND.

  1. Copyright by Louis Bertrand, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er et 15 avril et du 1er mai.