Saint Augustin (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 721-766).
SAINT AUGUSTIN[1]

DEUXIÈME PARTIE[2]

L’ENCHANTEMENT DE CARTHAGE
Amare et amari
(Confessions, III, I)


I. — CARTHAGO VENERIS

« Je vins à Carthage, et, partout, autour de moi, crépitait, comme une huile bouillante, l’effervescence des amours honteuses. »

Ce cri de repentir, poussé, vingt-cinq ans plus tard, par Augustin converti n’étouffe pas complètement celui de son admiration pour la vieille capitale de son pays. On la sent qui perce entre les lignes, cette admiration patriotique. Carthage fit sur lui une impression très forte. Il lui donna son cœur et lui resta fidèle jusqu’à la fin. Ses ennemis, les donatistes, l’appelaient « le disputeur carthaginois. » Evêque d’Hippone, il est constamment sur la route de Carthage, pour prêcher, discuter, conférer avec ses collègues, solliciter auprès des personnages officiels. Quand il n’y est pas, il en parle sans cesse dans ses homélies et ses traités, il lui emprunte des comparaisons : « Vous qui êtes allés à Carthage..., « dit-il fréquemment à ses auditeurs. Aller à Carthage, c’était, pour l’enfant de la petite Thagaste, un peu comme, pour nos provinciaux, d’aller à Paris. Carthaginem veni, il y a, dans ces simples mots, une pointe de naïve emphase, qui trahit l’ébahissement de l’étudiant numide fraîchement débarqué dans la grande ville.

C’était, en effet, une des cinq grandes capitales de l’Empire : il y avait Rome, Constantinople, Antioche, Alexandrie, — Carthage. Carthage était la capitale maritime de toute la Méditerranée occidentale. Avec ses larges rues toutes neuves, ses villas, ses temples, ses palais, ses ports, sa population bigarrée et cosmopolite, elle étonna et ravit l’écolier de Madaure. Elle acheva de le dépayser et de le déniaiser. Augustin dut s’y sentir tout d’abord comme perdu.

Il était là, livré à lui-même, n’ayant personne pour le conseiller et le diriger. Il nous parle bien de son compatriote, ce Romanianus, le patron de son père et des gens de Thagaste, comme d’un grand ami généreux, qui l’aurait accueilli chez lui, lorsque, pauvre, il venait achever ses études dans une ville étrangère, — qui l’aurait aidé, non seulement de sa bourse, mais de son amitié. Malheureusement, l’allusion n’est pas très claire. Elle semble indiquer pourtant qu’Augustin, en arrivant à Carthage, aurait logé d’abord chez Romananius. Rien d’improbable à ce que celui-ci y eût une maison, où il passait les mois d’hiver : le reste de l’année, il était dans ses villas de Thagaste.) Cet opulent mécène ne se serait pas contenté de donner un viatique à Augustin, quand il quitta sa ville natale, il l’aurait encore hébergé dans sa maison de Carthage. Telle était la rançon de ces énormes fortunes de l’antiquité : elles obligeaient à des largesses continuelles. Avec le morcellement de la richesse, nous sommes devenus beaucoup plus égoïstes.

En tout cas, Romanianus, occupé de plaisirs et d’affaires, ne pouvait pas être un mentor bien sérieux pour le fils de Monique. : Augustin était donc son maître, ou à peu près. Il arrivait à Carthage, avec un grand désir sans doute d’augmenter sa science et d’acquérir de la renommée, mais encore plus assoiffé d’amour et d’émotions sentimentales. Comme à Thagaste, il vivait dans l’attente de l’amour. Le prélude amoureux se prolongeait délicieusement pour lui. Il en était alors tellement obsédé, que c’est la première chose à laquelle il songe, quand il raconte ses années de Carthage. « Aimer et être aimé, » lui semblait, comme à ses chers poètes alexandrins, l’unique raison de vivre. Il n’aimait toujours pas, mais il était « amoureux de l’amour, » — Nondum amaham, et amare amabam... amare amans...

En vérité, aucun poète païen n’avait encore trouvé de pareils accens pour parler de l’amour. Ces phrases subtiles ne sont pas seulement l’œuvre d’un merveilleux artisan de mots : à travers leurs nuances presque insaisissables, elles laissent transparaître une âme toute neuve, l’âme voluptueuse du vieux monde qui s’éveille à la vie spirituelle. Les modernes les ont répétées à satiété, mais à les traduire trop littéralement, — « j’aimais à aimer, » — ils en ont peut-être faussé le sens. Ils ont fait d’Augustin une sorte de romantique à la Musset, un dilettante de l’amour. Augustin n’est pas si moderne, bien que, souvent, il soit très près d’être l’un des nôtres. Lorsqu’il écrit ces phrases, il est évêque et pénitent. Ce qui le frappe, dans sa vie inquiète et fiévreuse de jeune homme et d’adolescent, c’est ce grand élan de tout son être qui l’emportait vers l’amour. Manifestement, l’homme est fait pour aimer, puisqu’il aime sans cause et sans objet, puisque la seule idée de l’amour est déjà, pour lui, un commencement d’amour. Seulement, il se trompe en donnant aux créatures un cœur que le Créateur seul peut emplir et satisfaire. Dans cet amour de l’amour, Augustin reconnaît le signe de l’âme prédestinée, dont la tendresse ne se reposera qu’en Dieu. C’est pourquoi il répète ce mot d’aimer avec une sorte d’ivresse. Il sait que ceux qui aiment comme lui ne peuvent aimer longtemps de l’amour humain. Non, il ne rougit pas de l’avouer : il a aimé, — il a aimé de toute son âme, il aimait jusqu’à l’attente de l’amour. Heureux présage pour le chrétien ! Un cœur aussi fervent est promis aux noces éternelles.

Avec cette ardeur de passion, cette sensibilité vive, Augustin était une proie pour Carthage. La ville voluptueuse le prit tout entier, par son charme et sa beauté, par toutes les séductions de l’esprit et des sens, par ses promesses de plaisir facile.

D’abord, elle amollit ce jeune provincial habitué à la vie rustique et plus sévère de son municipe, elle détendit le Numide contracté par la rudesse de son climat, elle rafraîchit ses yeux brûlés de soleil dans l’abondance de ses eaux et la suavité de ses horizons. C’était une ville de paresse et surtout de volupté, autant pour ceux que le souci du négoce absorbait que pour les oisifs. On l’appelait Carthago Veneris, Carthage-de-Vénus. En effet, la vieille Tanit phénicienne y régnait toujours. Depuis la reconstruction de son temple par les Romains, elle s’était transformée en « Virgo Cœlestis. » Cette Vierge Céleste était la grande Notre-Dame impure vers qui montaient encore, quatre cents ans après la naissance du Christ, les adorations de la terre africaine : étrange Vierge, dira plus tard Augustin, qu’on ne peut honorer que par la souillure de la virginité ! Son influence dissolvante semblait pénétrer toute la région. Nulle contrée plus féminine que cette péninsule carthaginoise, de toutes parts enveloppée par la caresse des eaux. Couchée entre ses lacs, au bord de la mer, Carthage s’alanguissait dans la tiédeur humide de ses vapeurs, comme dans l’atmosphère suffocante de ses étuves.

Destructrice des énergies, elle était un enchantement pour les yeux. Du haut de l’escalier monumental qui conduisait au temple d’Esculape, au sommet de l’Acropole, Augustin pouvait voir à ses pieds la ville énorme et régulière, avec sa ceinture, qui s’élargissait à l’infini, de jardins, d’eaux bleues, de plaines blondes et de montagnes. S’il s’arrêtait sur les degrés, à l’heure du soleil couchant, les deux ports, arrondis en forme de coupes, resplendissaient, dans la margelle des quais, comme des lentilles de rubis. A gauche, le lac de Tunis, immobile, sans une ride, aussi riche en féeries lumineuses qu’une lagune vénitienne, se moirait de nuances délicates et magnifiques. En face, de l’autre côté du golfe, où se bombaient les voiles des navires, à travers l’espace ventilé et vibrant, les montagnes de Rhadès élevaient contre le ciel leurs architectures aériennes. Pour un jeune homme qui rêve de la gloire, quelle perspective sur le monde ! Et quel lieu plus enivrant que cette colline de Byrsa, où s’entassent et se superposent, en couches profondes, tant de souvenirs héroïques ! Les grandes plaines poudreuses qui s’enfoncent, là-bas, vers les sables du désert, les montagnes, — les îles, les promontoires, tout s’abaisse devant la Colline chantée par Virgile et semble lui rendre hommage. Elle tient en respect les hordes innombrables du continent barbare, elle est la maîtresse de la mer. Rome elle-même, du haut de son Palatin, surgit moins impériale.

Plus qu’aucun des autres jeunes gens assis avec lui sur les bancs du rhéteur, Augustin écouta l’exhortation muette qui sortait des ruines antiques et des palais nouveaux de Carthage. Mais la ville perfide et féline savait le secret d’enchaîner les volontés. Elle le tentait par tout l’étalage de ses plaisirs. Sous ce soleil qui revêt de beauté les plâtras d’une masure, les plus grossières félicités ont un attrait que ne comprennent pas les hommes du Nord. Le débordement de la chair vous environne. Ce grouillement prolifique, tous ces corps pressés et moites de sueur dégagent comme un souffle de luxure, où la volonté se fond. Augustin aspirait avec délices l’air brûlant et lourd, chargé d’émanations humaines, qui emplissait les carrefours et les rues de Carthage. Il cédait à la sollicitation impudique de toutes ces mains tendues qui lui barraient le chemin.

Mais, pour une âme comme la sienne, Carthage tenait en réserve des séductions plus subtiles. Elle le prenait par ses théâtres, par les vers de ses poètes et les mélodies de ses musiciens. Il pleurait aux comédies de Térence et de Ménandre ; il s’attendrissait sur les malheurs des amans séparés ; il épousait leurs querelles, se réjouissait et se désespérait avec eux. Et il attendait encore l’épiphanie de l’Amour, — cet Amour que le jeu des comédiens lui montrait si touchant et si beau.

Tel était alors Augustin, livré à la folie de sa dix-huitième année : un cœur gâté de littérature romanesque, un esprit impatient de courir toutes les aventures intellectuelles, dans la ville la plus corruptrice et la plus ensorcelante des siècles païens, au milieu d’un des paysages les plus splendides qui soient au monde.


II. LA ROME AFRICAINE

Carthage n’offrait pas seulement des plaisirs à Augustin : elle était encore, pour une intelligence aussi vive et aussi envahissante que la sienne, un extraordinaire sujet de méditations.

Mieux que Madaure et les villes numides, elle l’initia à la grandeur romaine. Là, comme ailleurs, les Romains s’étaient préoccupés de frapper l’esprit des peuples vaincus par l’étalage de leur force et de leur magnificence. Avant tout, ils visaient au colossal. Les villes bâties par eux présentaient ce caractère décoratif et monumental qui était celui des villes grecques de l’époque hellénistique et qu’ils avaient encore exagéré, — caractère qui n’allait point sans emphase ni surcharge, mais qui étonnait d’abord : c’était l’essentiel à leurs yeux ? En somme, leur idéal n’était pas sensiblement différent de celui de nos édilités modernes. Aligner des rues qui se coupent à angle droit, créer des villes régulières, comme des échiquiers, multiplier les perspectives et les grandes masses architecturales, — toutes les cités romaines de cette époque trahissent un souci pareil, avec un plan presque identique.

Conçue d’après ce type, la nouvelle Carthage faisait oublier l’ancienne. On demeurait d’accord qu’elle ne le cédait qu’à Rome. Les auteurs africains lui prodiguèrent les plus hyperboliques éloges : pour eux, elle est « la splendide, l’auguste, la sublime Carthage. » Qu’il y ait bien de la badauderie, ou de l’exagération patriotique dans ces louanges, cela est fort probable. Mais il est certain que la capitale romaine de la province d’Afrique n’était pas moins considérable que la vieille métropole des Hannon et des Barca. Presque aussi peuplée que Rome, elle était à peine moins étendue. Encore faut-il se rappeler que, n’ayant pas eu de remparts jusqu’à l’invasion vandale, elle débordait dans la campagne. Avec ses jardins, ses villas, ses nécropoles, elle couvrait à peu près toute la péninsule, aujourd’hui dépeuplée.

Elle aussi, elle avait son capitole et son palatin sur la colline de Byrsa, où s’élevait sans doute un temple consacré à la triade capitoline de Jupiter, Junon et Minerve, non loin du grand temple d’Esculape, métamorphose moderne du vieil Eschmoûm punique. Voisin des sanctuaires, le palais du proconsul dominait Carthage, du haut des rampes de l’Acropole. Le forum était au pied de la colline, probablement dans le voisinage des ports, — un forum construit et ordonné à la romaine, avec ses boutiques de changeurs et de banquiers disposées sous les galeries du pourtour, avec la traditionnelle effigie de Marsyas et une multitude de statues dédiées aux illustrations locales : Apulée y avait sans doute la sienne. Plus loin, la Place Maritime, où affluaient les étrangers récemment débarqués et les flâneurs de la ville en quête de nouvelles, où les libraires exposaient les livres et les pamphlets du jour. On y voyait une des curiosités de Carthage, — une mosaïque représentant des monstres fabuleux, des hommes sans tête, et des hommes n’ayant qu’une jambe et un pied, un pied immense sous lequel ils s’abritaient du soleil, en se couchant sur le dos, comme sous un parasol. On les nommait, pour cette raison, des sciopodes. Augustin, qui s’était arrêté comme tout le monde devant ces figures grotesques, les rappelle quelque part à ses lecteurs... Dans la partie basse de la ville, en bordure de la mer, et sur les deux collines proches de l’Acropole, s’espaçaient une foule d’édifices dont les auteurs anciens nous ont conservé les noms et qu’ils ont sommairement décrits. Grâce au zèle des archéologues, il est devenu impossible aujourd’hui de savoir où ils se trouvaient.

Les sanctuaires païens étaient nombreux : celui de la déesse Cœlestis, la grande patronne de Carthage, occupait une étendue de deux mille pas. Il comprenait, outre l’hiéron proprement dit où se dressait la statue de la Déesse, des jardins, des bois sacrés, des cours entourées de portiques. Sous le nom de Saturne, l’antique Moloch phénicien avait aussi son temples On l’appelait le Vieux, nous dit Augustin, et son culte était en décadence. En revanche, Carthage, comme Alexandrie, possédait un autre sanctuaire fort à la mode, un Sérapéum, où se déployait la pompe des rites égyptiens, célébrés par Apulée ? A côté des lieux sacrés, les lieux de divertissement : le théâtre, l’Odéon, le cirque, le stade, l’amphithéâtre, — celui-ci de dimensions pareilles à celles du Colisée romain, avec ses arcades superposées, ses sculptures réalistes représentant des figures d’animaux et d’artisans. Puis, les édifices d’utilité publique : les citernes colossales de l’Est et de la Malga, le grand aqueduc, qui, après un parcours de quatre-vingt-dix kilomètres, déversait l’eau du Zaghouan dans les réservoirs de Carthage. Enfin, les thermes, dont nous connaissons quelques-uns, ceux d’Antonin et de Maximien, ceux de Gargilius, où se réunit un des plus importans conciles de l’histoire ecclésiastique africaine. Les basiliques chrétiennes étaient également nombreuses à l’époque d’Augustin. Les auteurs en mentionnent dix-sept : il est probable qu’il en existait davantage. La seule dont on ait retrouvé des vestiges importans, celle de Damous-el-Karita, qui fut peut-être la cathédrale de Carthage, était vaste et richement décorée.

D’autres édifices ont totalement échappé à l’histoire. Il est à supposer pourtant que Carthage, de même que Rome, possédait un septizonium, édifice décoratif, à plusieurs rangées de colonnes superposées, qui encadraient un chàteau-d’eau : on prétend que celui de Rome n’était qu’une copie de celui de Carthage. Des rues droites, pavées de larges dalles, s’entre-croisaient autour de ces monumens, formaient un réseau de grandes avenues, très claires et très aérées. Quelques-unes étaient célèbres, dans le monde ancien, ou par leur beauté ou par leur animation commerçante : la rue des Orfèvres, la rue de Saturne, la rue de la Santé, la rue Céleste, ou rue de Vénus. Le marché aux ligues, le marché aux légumes, les greniers publics étaient aussi parmi les centres principaux de la vie carthaginoise.

Nul doute que l’aspect de Carthage, avec ses monumens, ses places, ses avenues, ses jardins publics, ne fût celui d’une grande capitale et qu’il ne répondit pleinement à l’idéal de force et de magnificence un peu brutales que les Romains imposaient partout.

En même temps qu’elle éblouissait le jeune provincial de Thagaste, la Rome africaine lui révélait la vertu de l’ordre, — l’ordre social et politique. Métropole de l’Afrique occidentale, Carthage entretenait une armée de fonctionnaires, qui se partageaient l’administration jusque dans ses plus petits détails. D’abord, les représentans du pouvoir central, les magistrats impériaux, — le proconsul, sorte de vice-empereur, qui avait autour de lui une véritable cour, une maison civile et militaire, un conseil privé, un officium, comprenant une foule de dignitaires et d’agens subalternes. Puis, le vicaire d’Afrique, qui administrait toute la province, et dont l’officium était peut-être encore plus nombreux que celui du proconsul. Après cela, les magistrats municipaux, ayant à leur tête l’ordre des décurions, — le sénat de Carthage. Ces sénateurs carthaginois faisaient figure de personnages considérables, avec qui leurs collègues de Rome étaient en coquetterie et que les empereurs s’appliquaient à ménager. Sous leur haute surveillance, se groupaient tous les services urbains : la voirie, les bâtimens, la perception des taxes municipales, la police, qui comprenait jusqu’à des gardiens du forum. Puis les services de l’armée et de la marine. Port d’attache d’une flotte frumentaire qui transportait à Ostie les blés numides, Carthage pouvait affamer Rome, s’il lui plaisait. Les grains et les huiles de tout le pays s’amassaient dans ses docks, — les magasins de l’annone, que dirigeait un préfet spécial, ayant sous ses ordres toute une hiérarchie de scribes et de surveillans.

Sans doute, Augustin dut entendre, à Carthage, bien des récriminations contre cet abus de fonctionnarisme. Une ville si bien administrée n’en était pas moins une excellente école pour un jeune homme qui devait cumuler plus tard les fonctions d’évêque, de juge et d’administrateur. La bienfaisance de l’ordre, de ce qu’on appelait « la paix romaine, » le frappait sans doute d’autant plus qu’il venait d’une région turbulente, fréquemment bouleversée par les agitations des sectes religieuses et par les brigandages des nomades, pays limitrophe des régions sahariennes, où l’action du pouvoir central s’exerçait plus difficilement qu’à Carthage et dans les villes maritimes. Pour sentir la beauté de l’administration, rien n’est tel que de vivre dans des pays où tout est réglé par la force ou le bon plaisir. Les Barbares qui s’approchaient de la civilisation romaine étaient saisis d’admiration pour le bel ordre qu’elle faisait régner. Mais ce qui les étonnait surtout, c’était l’ubiquité de l’Empire.

Un homme, quelle que fût sa race ou sa patrie, ne pouvait qu’être fier d’appartenir à la cité romaine. Il était chez lui dans toutes les contrées du monde soumises à la domination de Rome. Notre Europe morcelée en nationalités ne comprend plus guère ce sentiment d’orgueil si différent de nos étroits patriotismes. Pour en éprouver quelque chose, il faut aller aux colonies : là, le moindre des nôtres peut se croire souverain par son seul titre de citoyen de la métropole. Dans le monde antique, ce sentiment-là était très fort. Carthage, où le prestige de l’Empire apparaissait dans tout son éclat, le développa sans nul doute chez Augustin. Il n’avait qu’à regarder autour de lui, pour apprécier l’étendue du privilège conféré par Rome à ses citoyens. Des hommes venus de tous les pays, sans acception de races, étaient comme associés à l’Empire, collaboraient à la grandeur de la chose romaine. Si le proconsul qui habitait alors le palais de Byrsa, le célèbre Symmaque, appartenait à une vieille famille italienne, celui qu’il représentait, l’empereur Valentinien, était le fils d’un soldat de Pannonie. Le comte Théodose, le général qui réprimait en Maurétanie l’insurrection de Firmus, était un Espagnol ; et l’armée qu’il avait conduite en Afrique se composait, en majorité, de Gaulois. Plus tard, sous Arcadius, un autre Gaulois, Rufin, sera le maître de tout l’Orient.

Un esprit réfléchi comme celui d’Augustin ne pouvait rester indifférent devant ce spectacle du monde ouvert par Rome à l’ambition de tous les hommes de talent. Il avait une âme de poète, prompte à l’enthousiasme : la vue des Aigles dressées sur l’Acropole de Carthage lui laissa une impression ineffaçable. Il s’habitua à voir grand, à s’affranchir de ses préjugés de race et de toutes les étroitesses de l’esprit local. Devenu chrétien, il ne s’enfermera pas, comme les donatistes, dans son Église d’Afrique : il rêvera d’égaler l’Empire terrestre du Christ à celui des Césars.

Pourtant, cette unité romaine ne doit pas nous faire illusion. Derrière la façade imposante qu’elle offrait d’un bout à l’autre de la Méditerranée, la diversité des peuples avec leurs mœurs, leurs traditions, leur religion particulière, subsistait toujours, en Afrique plus qu’ailleurs. La population de Carthage était étonnamment mélangée. Le caractère hybride de ce pays sans unité s’y reflétait dans la bigarrure des foules carthaginoises. Tous les échantillons des races africaines s’y coudoyaient dans les rues, depuis le nègre amené de son Soudan natal par les marchands d’esclaves, jusqu’au Numide romanisé. L’afflux sans cesse renouvelé des trafiquans et des aventuriers cosmopolites augmentait encore cette confusion. Et ainsi Carthage était une Babel de races, de coutumes, de croyances et d’idées. Augustin, qui était, dans son fond, un mystique, mais aussi un dialecticien passionné pour les discussions brillantes, Augustin trouvait là un abrégé vivant des religions et des philosophies de son temps. Pendant ces années d’études et de recueillement, il va amasser tout un butin de science et d’observations, qu’il saura utiliser par la suite.

Dans les sanctuaires et les écoles de Carthage, sur les places et dans les rues, il put voir défiler les disciples de tous les systèmes, les suppôts de toutes les superstitions, les dévots de tous les cultes. Il entendait les clameurs aigres des disputes, le tumulte des rixes et des émeutes. Quand on était à bout d’argumens, on s’assommait entre adversaires. L’autorité avait bien de la peine à rétablir l’ordre. Logicien intrépide, Augustin devait être pressé de prendre parti dans ces querelles. Mais on ne s’improvise pas une foi du jour au lendemain. En attendant l’illumination de la vérité, il observait la Babel carthaginoise.

Il y avait d’abord le culte officiel, le plus apparent et le plus brillant peut-être, celui de la Divinité des empereurs, qui se perpétuait même sous les Césars chrétiens. Chaque année, à la fin d’octobre, les délégués élus de toute la province ayant à leur tête le sacerdos provinciæ, le prêtre provincial, arrivaient à Carthage, Leur chef, revêtu d’une robe brodée de palmes, couronne d’or en tête, faisait son entrée solennelle dans la ville. C’était une véritable invasion, chaque député traînant derrière soi un cortège de cliens et de serviteurs. Avec leur goût de la pompe et de la couleur, les Africains profitaient de l’occasion pour se livrer à tout un étalage de ruineuses somptuosités : riches costumes, chevaux de prix splendidement caparaçonnés, processions, sacrifices, banquets publics, jeux à l’amphithéâtre et au cirque. Ces étrangers causaient dans la ville un tel encombrement que l’autorité impériale dut leur interdire, sous des peines sévères, d’y séjourner plus de cinq jours. Mesures très prudentes : des collisions étaient inévitables, dans ces momens-là, entre païens et chrétiens. Il convenait de disperser au plus tôt de telles foules, où couvaient toujours des émeutes.

Non moins suivies étaient les fêtes de la Vierge Céleste : survivance du culte national, elles étaient chères au cœur des Carthaginois. Augustin y assistait avec ses camarades. « Nous y accourions, dit-il, de tous côtés. » Il y avait grande affluence de peuple dans la cour intérieure qui précédait le temple. La statue, sortie de son sanctuaire, était placée, devant le péristyle, sur une espèce de reposoir. Au son des instrumens sacrés, des courtisanes parées avec un luxe barbare dansaient autour de l’image sainte ; des histrions mimaient et chantaient des hymnes. « Nos yeux avides, ajoute malignement Augustin, se posaient tour à tour sur la Vierge et sur les courtisanes, ses adoratrices. » La Grande Mère des dieux, la déesse de Bérécynthe était célébrée avec une licence pareille. Tous les ans, le peuple de Carthage allait la laver solennellement dans la mer. Sa statue, portée dans une litière de parade, habillée d’étoffes précieuses, frisée et fardée, traversait les rues de la ville, avec son cortège d’histrions et de galles. ; Ceux-ci, « les cheveux gras de pommades, le visage pâle, la démarche molle et efféminée, tendaient leurs sébiles aux spectateurs. »

Le culte d’Isis était un nouveau prétexte à processions : le Sérapéum faisait concurrence au temple de Cœlestis. Les Africains, s’il faut en croire Tertullien, ne juraient que par Sérapis. Peut-être que Mithra avait aussi des sectateurs à Carthage. En tout cas, les religions occultes y étaient abondamment représentées. La thaumaturgie devenait de plus en plus le fond même du paganisme. Jamais l’haruspicine n’avait été plus florissante. Tout le monde fouillait en secret les entrailles des victimes, ou pratiquait les conjurations magiques. Quant aux devins et aux astrologues, ils exerçaient ouvertement leur industrie. Augustin lui-même les consultait, comme tous les Carthaginois. La crédulité publique était sans bornes.

En face des cultes païens, les sectes issues du christianisme pullulaient. Sans doute l’Afrique n’a donné naissance qu’à un petit nombre d’hérésies : les Africains n’avaient pas l’esprit subtil des Orientaux et ils n’étaient point des spéculatifs. Mais bien des hérésies orientales avaient pénétré à Carthage. Augustin dut y rencontrer encore des Ariens, quoique l’arianisme, à cette époque, tendit à disparaître de l’Afrique. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le catholicisme orthodoxe était dans une situation fort critique. Les donatistes lui enlevaient les fidèles et les basiliques : ils étaient certainement la majorité. Ils dressaient autel contre autel. Si Genethlius était l’évêque des catholiques, Parmenianus était celui des donatistes. Et ils se prétendaient plus catholiques que leurs adversaires : ils se vantaient d’être l’Église, la seule, l’unique, l’Église du Christ. Mais déjà ces schismatiques se subdivisaient en une foule de sectes. A l’époque où Augustin étudiait à Carthage, Rogatus, l’évêque de Ténès, venait de se séparer avec éclat de la communion de Parmenianus. Un autre donatiste, Tyconius, publiait des livres où il contestait plusieurs des théories chères aux apologistes de son parti. Le doute troublait les consciences. Au milieu de ces controverses, où trouver la vérité ? Chez qui était la tradition apostolique ?

Pour mettre le comble à cette anarchie, une secte, qui se réclamait, elle aussi, du christianisme, — le manichéisme, — commençait à faire de nombreux adeptes en Afrique. Suspecte à l’autorité, elle cachait une partie de ses doctrines, les plus scandaleuses et les plus subversives. Or, ce mystère dont elle s’entourait contribuait encore au succès de sa propagande.

Parmi tous ces apôtres qui prêchaient leur évangile, ces dévots qui battaient le tambour devant leur dieu, ces théologiens qui s’injuriaient et s’excommuniaient entre eux, Augustin apportait le scepticisme superficiel de sa dix-huitième année. Il ne voulait plus de la religion où sa mère l’avait élevé. Il était beau parleur, dialecticien habile, il avait hâte de s’émanciper, de conquérir la liberté de sa pensée comme celle de sa conduite, et il entendait jouir de sa jeunesse. Avec de tels dons et dans des dispositions semblables, il ne pouvait que choisir, entre toutes ces doctrines, celle qui servirait le mieux les qualités de son esprit, tout en flattant ses prétentions intellectuelles et en lâchant la bride à ses instincts voluptueux.


III. — L’ÉTUDIANT DE CARTHAGE

Quelles que fussent les séductions de la grande ville, Augustin savait trop bien qu’on ne l’y avait point envoyé pour s’amuser ou pour philosopher en dilettante. Pauvre, il avait son avenir à assurer, sa fortune à faire. Sa famille comptait sur lui. Il n’ignorait pas non plus la situation difficile des siens et au prix de quels sacrifices ils lui avaient fourni les moyens de terminer ses études. Forcément, il fut un étudiant qui travaille.

Avec son extraordinaire facilité, il émergea tout de suite parmi ses condisciples. Dans l’école du rhéteur, dont il suivait les cours, il était, nous dit-il, « le major, » non seulement le premier, mais le chef de ses camarades. Il primait en tout. La rhétorique était, alors, extrêmement embrassante : elle avait fini par absorber toutes les parties de l’enseignement, jusqu’aux sciences et à la philosophie. Augustin se vante d’avoir appris tout ce qu’on pouvait apprendre chez les maîtres de son temps : la rhétorique, la dialectique, la géométrie, la musique, les mathématiques. Ayant parcouru tout le cycle scolaire, il comptait ensuite faire des études de droit et, grâce à son talent de parole, entrer au barreau : pour un jeune homme bien doué, c’était le plus court et plus sûr chemin de la richesse et des honneurs.

Malheureusement pour lui, à peine était-il installé à Carthage, que son père mourut. Cette mort remettait son avenir en question. Sans les subsides paternels, comment poursuivre ses études ? La succession de Patritius devait être des plus embarrassées. Mais Monique, obstinée dans ses projets ambitieux pour son fils, sut triompher de toutes les difficultés : elle continua sa pension à Augustin. Romanianus, le mécène de Thagaste, sans doute sollicité par elle, vint encore une fois au secours de l’étudiant en détresse. Tranquillisé sur son sort, celui-ci reprit, d’un cœur léger, sa vie studieuse et dissipée.

Il ne semble pas, en effet, que ce deuil familial lui ait causé un bien grand chagrin. Dans ses Confessions, il mentionne la mort de son père en deux mots, et, pour ainsi dire, entre parenthèses, comme un événement prévu et sans grande importance. Et pourtant il lui devait beaucoup. Patritius s’était gêné, et s’était donné de la peine, afin de pourvoir à son éducation. Mais, avec le bel égoïsme de la jeunesse, il estimait peut-être que c’était assez d’avoir bien profité des sacrifices paternels, et il se dispensait de la reconnaissance. Enfin, son affection pour son père devait être un peu tiède. Il y avait entre eux de trop profondes contrariétés de nature. Dès ces années-là, Monique occupait tout le cœur d’Augustin.

Pourtant, l’influence de Monique elle-même était bien faible sur ce grand garçon de dix-huit ans. Il avait oublié ses leçons et il ne s’inquiétait guère si sa conduite ajoutait aux soucis de la veuve, qui se débattait alors contre les créanciers de son mari. Il était bon fils, au fond, et il aimait ardemment sa mère, mais il cédait à l’entraînement inévitable des camaraderies.

Ses camarades, il nous les a dépeints, après sa conversion, comme d’effroyables mauvais sujets. Il est trop sévère sans doute. Ces jeunes gens n’étaient ni meilleurs ni pires qu’ailleurs. Ils étaient turbulens, comme dans les autres villes de l’Empire, et comme on l’est toujours à cet âge. Des règlemens impériaux prescrivaient à la police d’avoir l’œil sur eux, de surveiller leurs relations et leur conduite. Ils devaient ne pas s’affiliera des associations illicites, ne pas trop fréquenter les théâtres, ne pas perdre leur temps en débauches et en festins. S’ils se comportaient de façon par trop scandaleuse, ils seraient battus de verges et renvoyés à leurs parens. A Carthage, ils formaient une bande d’indisciplinés qui s’intitulaient eux-mêmes : les Démolisseurs. Leur grand plaisir était d’aller faire du bruit au cours d’un professeur, d’envahir la salle et de tout briser sur leur passage. Ils s’amusaient aussi à brimer les nouveaux, à se moquer de leur naïveté et à leur jouer mille tours. Les choses n’ont guère changé depuis ce temps-là. Les condisciples d’Augustin sont tellement pareils aux étudians d’aujourd’hui que les expressions les plus modernes se présentent d’elles-mêmes pour traduire leurs folies.

Sage, en somme, et respectueux du bon ordre, comme il convenait à un futur professeur, Augustin réprouvait les violences des Démolisseurs. Cela ne l’empêchait pas de se plaire dans leur société. Il se désolait de ne point leur ressembler tout à fait : croyons-le, du moins, puisqu’il nous l’assure. Avec une modestie inconsciente, où se mêlait pourtant beaucoup de vanité juvénile, il se rangeait dans le troupeau. Il écoutait le conseil de la sagesse vulgaire, si funeste aux âmes de sa sorte : « faire comme les autres. » Il fit donc comme les autres, il connut leurs débauches, ou il se l’imagina, car si bas qu’il descendit, il ne pouvait rien commettre de vil. Il était alors tellement éloigné de la foi, qu’il donnait, dans les églises, des rendez-vous amoureux : « N’ai-je pas osé, mon Dieu, dans les murs de ton sanctuaire, au milieu de la foule qui célébrait tes fêtes, concevoir des désirs criminels et machiner une intrigue pour me procurer des fruits de mort ! » — On croit lire la confession d’un libertin d’aujourd’hui. On s’étonne de ces mœurs à la fois si antiques et si modernes. Quoi, déjà ! Ces jeunes basiliques chrétiennes à peine sorties de terre, où les hommes étaient sévèrement séparés des femmes, ces basiliques devenaient des lieux de rendez-vous, où l’on échangeait des billets doux, où les entremetteuses vendaient leurs mauvais offices !...

Enfin, le grand bonheur, après lequel Augustin soupirail depuis si longtemps, lui fut accordé : il aima et il fut aimé.

Il aima, comme il pouvait aimer, avec l’emportement de sa nature et l’ardeur de son tempérament, de tout son cœur et de tous ses sens : « Je me précipitai dans l’amour, où je désirais être pris. » Mais, comme il allait tout de suite aux extrêmes, comme il prétendait se donner tout entier et voulait tout recevoir, il s’irritait de n’être pas payé de retour : il ne l’était jamais assez. On l’aimait pourtant, et la certitude même de cet amour, toujours trop pauvre à son gré, exaspérait la violence et l’obstination de son désir : « Parce que j’étais aimé, je m’enlaçais joyeusement dans des nœuds de misères, pour être bientôt déchiré par les verges brûlantes de la jalousie, flagellé par les soupçons, les craintes, les colères et les querelles. » C’était la passion à grand orchestre, un peu théâtrale, avec ses violences, ses alternatives de fureurs et d’extases, — telle que pouvait la concevoir un Africain nourri de littérature romanesque. Déçu, il s’acharnait à poursuivre l’insaisissable Amour. Il eut certainement plus d’une passion. Chacune le laissait plus affamé que devant.

Il était sensuel, et il éprouvait, à chaque fois, combien la volupté est courte, dans quel cercle borné tourne la jouissance. Il était tendre, avide de se donner, et il s’apercevait bien qu’on ne se donne jamais tout entier, que, même dans les momens d’abandon les plus enivrés, on se réserve toujours en secret, on retient pour soi quelque chose de soi ; et il sentait aussi que, la plupart du temps, sa tendresse restait sans réponse. Quand le cœur en fête apporte l’offrande de son amour, le cœur de l’Aimée est absent. Et quand il est là, sur le seuil des lèvres, paré et souriant, pour aller au-devant de l’Aimé, c’est l’autre qui est ailleurs. On ne se rejoint presque jamais, on ne se rejoint jamais complètement. Et ainsi cet Amour, qui se vante d’être constant et même éternel, doit, pour se prolonger, être un perpétuel acte de foi, d’espérance et de charité : croire en lui, malgré ses défaillances et ses éclipses, espérer son retour, souvent contre toute évidence, lui pardonner ses injustices et quelquefois ses vilenies, — combien sont capables d’une telle abnégation ?... Augustin éprouvait tout cela. Il en était abattu. Et puis la nostalgie des âmes prédestinées s’emparait de lui. Il entrevoyait confusément que ces amours humaines étaient indignes de lui et que, s’il lui fallait un maître, il était né pour servir un autre Maitre. Il avait envie de quitter la platitude d’en bas, la triste lande où stagnait ce qu’il appelle « le marécage de la chair, » de s’évader enfin des misérables masures où, pour un instant, il avait abrité son cœur, — de tout brûler derrière lui, pour s’épargner la lâcheté de revenir, — et d’aller planter sa tente plus loin, plus haut, il ne savait où, — sur quelque montagne inaccessible, où l’air est glacé, mais où l’on a devant soi toute la lumière et tout l’espace...

En vérité, ces premières amours d’Augustin étaient trop ardentes pour durer. Elles se consumaient elles-mêmes. Augustin ne les soutint pas longtemps. Il y avait d’ailleurs en lui un instinct profond qui était comme le contrepoids de son exubérante sentimentalité amoureuse : le sens de la beauté. Cela seul aurait suffi pour l’arrêter sur la pente des désordres. L’anarchie et le trouble de la passion répugnaient à son intelligence éprise d’ordre et de clarté. Mais il y avait encore autre chose : le fils du propriétaire de Thagaste était aussi plein de bon sens. Il avait gardé au moins cela de l’héritage paternel. Petit bourgeois sévèrement élevé selon l’austère et frugale discipline de la province, il se ressentait de son éducation : la bohème, où se complaisaient ses amis, ne pouvait le séduire et le retenir indéfiniment. En outre, les fonctions auxquelles il aspirait, celles d’avocat ou de professeur, l’obligeaient par avance à un certain décorum dans sa tenue. Lui-même nous en avertit : au milieu de ses pires débordemens, il tenait à passer pour un homme comme il faut, elegans et urbanus. Urbanité de parole et de manières, élégance discrète et de bon ton, tel était l’idéal de ce futur professeur de rhétorique.

Le souci de son avenir, joint à ses désillusions rapides, assagit bientôt l’étudiant ; il ne fit que jeter sa gourme, après quoi il se rangea. L’amour se tournait, pour lui, en habitude voluptueuse. Sa tête restait libre pour l’étude et la méditation. L’apprenti rhéteur avait le culte de son métier. Jusqu’à son dernier souffle, et quoi qu’il ait fait pour s’en déprendre, il continua, comme tous ses contemporains, à aimer la rhétorique. Il a manié les mots, en ouvrier du verbe qui en sait tout le prix et qui en connaît toutes les ressources. Même après sa conversion, s’il condamne la littérature profane comme une empoisonneuse des âmes, il absout la beauté de la langue : « Je n’accuse pas les mots, dit-il : les mots sont des vases choisis et précieux. J’accuse le vin d’erreur que des docteurs ivres nous versaient dans ces belles coupes. » A l’école, il déclamait avec délices. On l’applaudissait, le maître le citait en exemple à ses émules. Ces triomphes scolaires lui en présageaient d’autres, plus illustres et plus retentissans. Ainsi la vanité littéraire et l’ambition combattaient, dans son cœur, l’illusion de l’amour, toujours vivace. Et puis enfin, il fallait vivre : les subsides de Monique étaient forcément parcimonieux, la générosité de Romanianus n’était point inépuisable. Il s’ingéniait à grossir sa petite bourse d’écolier. Il écrivait des vers pour les concours poétiques. Peut-être même donnait-il déjà des leçons à des condisciples moins avancés.

Si le besoin d’aimer tourmentait son cœur sentimental, il essayait de l’apaiser dans l’amitié. Il aimait l’amitié comme l’amour. Il fut un ami passionné et fidèle jusqu’à la mort. Dès cette époque, il a noué des amitiés qui ne se délieront plus. Il a près de lui son compatriote Alypius, le futur évêque de Thagaste, qui l’avait suivi à Carthage et qui le suivra |plus tard à Milan ; Nébride, compagnon non moins cher, qui devait mourir prématurément ; Honorât, qu’il entraîna dans ses erreurs et qu’il s’efforça plus tard de détromper, enfin cet autre compatriote, ce mystérieux jeune homme, dont il ne nous a pas dit le nom, et dont il allait pleurer la perte, comme jamais on ne pleura la mort d’un ami.

On vivait dans une familiarité de tous les instans, dans une ferveur et une exaltation continuelles. On était assidus au théâtre, où Augustin repaissait son avidité d’émotions tendres et d’aventures romanesques. On faisait de la musique, on répétait les mélodies à la mode entendues à l’Odéon et sur les innombrables scènes de Carthage : les Carthaginois, même les gens du peuple, étaient fous de musique. Dans ses sermons, l’évêque d’Hippone se souviendra du maçon qui, sur son échafaudage, ou du cordonnier, qui, dans son échoppe, chantait les airs des musiciens en renom. On se promenait sur les quais, ou sur la Place Maritime, en contemplant les colorations de la mer, cette splendeur des eaux au soleil couchant, qu’un jour Augustin célébrera, avec un lyrisme inconnu aux poètes païens. On discutait surtout, on commentait la lecture récente, on élevait de prestigieux projets d’avenir. On coulait une vie heureuse et charmante, traversée tout à coup de superbes pressentimens. Avec quelle abondance de cœur le chrétien pénitent nous l’évoque : « Ce qui m’attachait le plus à mes amis, c’était le charme de converser et de rire ensemble, de nous rendre tour à tour d’affectueux services, de lire ensemble des livres qui parlent de douces choses, de dire des riens et de plaisanter aimablement, de nous disputer parfois, mais sans colère, comme on le fait avec soi-même, et de relever ainsi, par de rares contestations, le plaisir d’être ordinairement d’accord ; de nous instruire mutuellement, de désirer avec impatience l’ami absent, de goûter la joie de son retour. Nous nous aimions les uns les autres de tout notre cœur, et ces témoignages d’amitié, qui s’exprimaient par le visage, par la voix, par les yeux, par mille autres signes, étaient entre nous comme des flammes ardentes, qui opéraient la fusion de nos âmes, et, de plusieurs, n’en faisaient qu’une... »

On comprend que des liaisons comme celles-là avaient dégoûté pour jamais Augustin de ses bruyans camarades d’autrefois : il ne fréquentait plus les « Démolisseurs. » Le petit cercle où il se plaisait était calme et enjoué. La gaité s’y tempérait de gravité africaine. Je le vois, lui et ses amis, un peu comme ces étudians en théologie, ou ces jeunes lettrés arabes, qui, paresseusement couchés sur les coussins d’un divan, s’entretiennent de poésie, en roulant entre leurs doigts les grains d’ambre de leurs chapelets, ou qui, drapés dans leurs simarres de soie blanche, se promènent sous les arcades d’une mosquée, l’air sérieux et recueilli, le geste élégant et mesuré, la parole harmonieuse et courtoise, avec quelque chose de discret, de poli et de clérical, déjà, dans le ton et les manières.

En somme, c’était la vie païenne, dans ce qu’elle avait de meilleur et de plus doux, que goûtait alors Augustin. Le réseau subtil des habitudes et des occupations journalières l’enveloppait petit à petit. Il risquait de s’engourdir dans cette molle existence, lorsque, tout à coup, un grand sursaut le souleva... Ce fut un hasard, mais, à ses yeux, un hasard providentiel, qui lui mit entre les mains l’Hortensius de Cicéron. Augustin allait avoir dix-neuf ans, il était toujours étudiant : selon l’ordre adopté dans les écoles, le moment était venu pour lui de lire et d’expliquer ce dialogue philosophique. Nulle curiosité ne l’y poussa. S’il prit ce livre, ce fut par conscience de bon écolier, parce qu’il figurait au programme. Il l’ouvrit, s’y engagea sans doute avec une tranquille indifférence. Soudain, une grande lumière inattendue resplendit entre les lignes. Son cœur battit. Toute son âme s’élança vers ces phrases chargées d’un sens éblouissant et révélateur. Il se réveillait de son long assoupissement. Une vision merveilleuse l’illuminait. Aujourd’hui que ce dialogue est perdu, nous ne pouvons plus guère comprendre les raisons d’un tel enthousiasme, et nous tenons l’orateur romain pour un médiocre philosophe. Nous savons pourtant par Augustin lui-même que ce livre contenait un éloge éloquent de la sagesse. Et puis, les mots ne sont rien sans l’âme du lecteur : tout ce qui tombait dans celle d’Augustin y rendait un son prolongé et magnifique. Il faut croire aussi que, juste à ce moment où il ouvrit le livre, il était mûr pour en recevoir cette exaltante impression. Dans ces minutes-là, où le cœur, ignorant de lui-même, se gonfle comme la mer avant l’orage, où l’être déborde de toutes ses richesses intérieures, il suffit de la moindre lueur pour les lui révéler, du moindre choc pour faire éclater toutes ces forces prisonnières.

Par une pieuse et fidèle reconnaissance, il nous a du moins conservé quelques phrases de ce dialogue qui l’émut si profondément. Il admire, en particulier, ce passage, où l’auteur, après une longue discussion, conclut en ces termes : « Si, comme le prétendent les anciens philosophes, — qui sont aussi les plus grands et les plus illustres, — nous avons une âme immortelle et divine, il convient de penser que, plus elle aura persévéré dans sa voie, c’est-à-dire dans la raison, dans l’amour de la recherche et de la vérité, moins elle se sera engagée et souillée dans les erreurs et les passions humaines, plus il lui sera facile de s’élever et de remonter au ciel... »

Des phrases semblables, lues dans de certaines dispositions, devaient, en effet, bouleverser ce jeune homme qui allait avoir bientôt la nostalgie du cloître et qui allait être le fondateur du monachisme africain. Donner toute sa vie à l’étude de la sagesse, s’efforcer vers la contemplation de Dieu, vivre ici-bas d’une vie presque divine, — Augustin était appelé à réaliser au nom du Christ cet idéal impossible de la sagesse païenne. En lisant l’Hortensius, il l’avait entrevu tout à coup. Et cet idéal lui paraissait si beau, si digne du sacrifice de tout ce qu’il avait aimé, que plus rien d’autre ne comptait pour lui. Il méprisait la rhétorique, ces vaines études auxquelles elle l’obligeait, ces honneurs et cette gloire qu’elle lui promettait. Qu’était-ce que cela au prix de la sagesse ! Il se sentait prêt, pour elle, à renoncer au monde... Mais ces élans héroïques ne se soutiennent guère chez des natures aussi mobiles et aussi impressionnables que celle d’Augustin. Pourtant ils ne sont pas tout à fait inutiles. On a ainsi, dès la première jeunesse, de ces révélations confuses de l’avenir. On pressent le port, où on abordera un jour, on voit la tâche à remplir, l’œuvre à élever, et cela se dresse devant vous dans un ravissement de tout l’être. L’image radieuse a beau s’éclipser pendant des années peut-être, le souvenir en persiste au milieu des pires abaissemens ou des pires médiocrités. Celui qui, une seule fois, l’a vue passer, ne peut plus vivre absolument comme les autres.

Cette fièvre calmée, Augustin se prit à réfléchir. Les philosophes anciens lui promettaient la sagesse. Mais le Christ aussi la promettait ! N’y avait-il pas entre eux une conciliation possible ? Et l’idéal évangélique n’était-il pas, au fond, plus humain que celui des philosophies païennes ? S’il essayait de s’y soumettre, d’accorder en lui la foi de son enfance et ses ambitions de jeune intellectuel ? Être sage à la façon de sa mère, de ses grands-parens, des bonnes servantes de Thagaste, de toutes les humbles âmes chrétiennes dont on lui avait appris à révérer les vertus, — et, en même temps, égaler un Platon par la force de la pensée, — quel rêve ! Était-ce possible ?… Il nous dit lui-même que l’illusion fut brève et que, d’abord, il se refroidit pour l’Hortensius, à cause qu’il n’y trouvait point le nom du Christ. Il s’abuse probablement. À cette époque, il n’était pas si chrétien. Il cède à la tentation d’une belle phrase : quand il écrivit ses Confessions, il n’en avait pas encore perdu complètement l’habitude.

Mais ce qu’il y a de vrai, c’est que, sentant l’insuffisance de la philosophie païenne, il se retourna un instant vers le christianisme. Le dialogue cicéronien, en décevant sa soif de vérité, lui donna l’idée de frapper à la porte de l’Église et de s’enquérir s’il n’y avait pas, de ce côté-là, un chemin praticable pour lui. C’est pourquoi cette lecture de l’Hortensius est, aux yeux d’Augustin, une des grandes dates de sa vie. Bien qu’il soit retombé dans ses erreurs, il se tient compte à lui-même de son effort. Il y reconnaît le premier signe et comme la promesse de sa conversion : « Déjà, je m’étais levé, mon Dieu, pour retourner vers toi ! »

Il commença donc à étudier les Saintes Écritures, avec la velléité plus ou moins sérieuse de s’y instruire. Mais aller à la Bible, en passant par Cicéron, c’était prendre le chemin des écoliers. Augustin s’y égara. Ce style populaire, direct, qui ne se préoccupe que de dire les choses et non de la façon de les dire, ne pouvait que rebuter l’élève des rhéteurs de Carthage, l’imitateur des harmonieuses périodes cicéroniennes. Non seulement il avait le goût trop gâté de littérature, mais il y avait aussi trop de littérature dans cette pose de jeune homme, qui, un beau matin, se met en route pour conquérir la sagesse. Il fut puni de son manque de sincérité, d’humilité surtout. Il ne comprit rien à l’Écriture : « Je trouvai, dit-il, un livre impénétrable à l’orgueilleux, mais qui pourtant ne se dévoile pas tout entier aux humbles d’esprit, un livre dont le seuil est bas, mais qui grandit à mesure qu’on y pénètre et dont le sommet se cache dans le mystère. Alors, je n’étais pas homme à courber la tête pour y entrer !... »

Il se rebuta bien vite. Il tourna le dos à la Bible, comme il avait rejeté l’Hortensius, et il s’en fut chercher pâture ailleurs. Néanmoins, le branle était donné à son esprit. Il ne devait plus connaître le repos, jusqu’à ce qu’il eût trouvé la vérité. Cette vérité, il la demandait à toutes les sectes et à toutes les Églises. C’est ainsi qu’en désespoir de cause ; il se jeta dans le manichéisme.

On s’est étonné que cet esprit droit et positif se soit enfoncé dans une doctrine aussi tortueuse, aussi louche, contaminée de fables aussi grossièrement absurdes. Mais on oublie peut-être qu’il y avait de tout dans le manichéisme. Les chefs de la secte ne livraient pas d’un coup l’ensemble de la doctrine à leurs catéchumènes : l’initiation totale comportait plusieurs degrés. Or Augustin ne fut jamais que simple auditeur dans l’Église des manichéens. Ce qui attirait à eux les esprits d’élite, c’est qu’ils commençaient par se donner pour des rationalistes. Concilier la foi et la raison, ou plutôt mettre la foi d’accord avec la science et la philosophie, c’est la marotte des hérésiarques et des libres penseurs de tous les temps. Les manichéens se vantaient d’y réussir. Ils s’en allaient partout, criant : « Vérité, vérité ! » C’était bien l’affaire d’Augustin qui ne cherchait que cela. Il se précipita aux prêches de ces charlatans, impatient de recevoir enfin cette « vérité » si bruyamment annoncée. A les en croire, elle était contenue dans un ramas de gros livres, écrits par leur prophète sous l’inspiration du Saint-Esprit. Il y en avait toute une bibliothèque. Pour éblouir, la foule, ils en exhibaient quelques-uns, qui étaient fort importans, monumentaux comme des tables de la Loi, richement reliés en vélin et historiés d’éclatantes enluminures. Comment douter que la révélation intégrale ne fût renfermée dans de si beaux volumes ? On se sentait tout de suite plein de respect pour une religion qui pouvait produire en sa faveur le témoignage d’un tel monceau d’écritures.

Cependant les prêtres ne les ouvraient point. Afin de tromper l’impatience de leur auditoire, ils l’amusaient en critiquant les livres et les dogmes des catholiques. Cette critique préalable était le premier degré de leur enseignement. Ils relevaient, à foison, dans la Bible, des incohérences, des absurdités, des interpolations : selon eux, toute une partie des Écritures aurait été falsifiée par les Juifs. Mais ils triomphaient surtout à signaler les contradictions des Évangiles. Ils les sapaient à coups de syllogismes. On comprend que ces jeux de logicien aient immédiatement séduit le jeune Augustin. Avec son extraordinaire subtilité dialectique, il y devint bientôt très fort, plus fort même que ses maîtres. Il prenait la parole dans les assemblées, s’escrimait contre un texte, le réfutait péremptoirement et réduisait ses adversaires au silence. Il était applaudi, comblé de louanges. Une religion qui lui valait de tels succès ne pouvait être que la vraie.

Lorsque, devenu évêque, il essaie de s’expliquer comment il a pu être manichéen, il ne trouve que ces deux raisons : « La première, dit-il, c’est une amitié, qui a fait son chemin en moi sous je ne sais quelle apparence de bonté et qui me fut comme une corde jetée autour du cou… La seconde, c’étaient ces funestes victoires que je remportais presque toujours dans les discussions. »

Mais il y en a une autre, qu’il a exprimée ailleurs et qui est peut-être d’un plus grand poids : le relâchement des mœurs autorisé par le manichéisme. Cette doctrine professait, en effet, que nous ne sommes pas responsables du mal qui s’accomplit en nous. Nos vices et nos péchés sont l’œuvre du Principe mauvais, le Dieu des ténèbres ennemi du Dieu de la lumière. Or, au moment où Augustin se faisait inscrire comme « auditeur » chez les manichéens, il avait particulièrement besoin d’excuser sa conduite par une morale si indulgente et si commode : il se liait avec celle qui devait être la mère de son enfant.


IV. — LA VOLUPTÉ DES LARMES

Augustin approchait de sa vingtième année. Il avait terminé ses études de rhétorique dans le délai voulu. Selon les idées du temps, un jeune homme devait être sorti de l’école à l’âge de vingt ans. Sinon, il était considéré comme fruit sec et renvoyé d’office à sa famille.

On peut être surpris qu’un étudiant aussi bien doué qu’Augustin n’ait pas achevé plus tôt sa rhétorique. Mais, après son séjour à Madaure, il avait perdu près d’une année à Thagaste. Ensuite, la vie de Carthage avait tant de charmes pour lui que, sans doute, il ne se pressait pas trop de la quitter. Quoi qu’il en soit, le moment était venu de choisir décidément une carrière. Les désirs de ses parens, les conseils de ses maîtres, comme ses ambitions et ses aptitudes personnelles, le poussaient, nous le savons, vers le barreau. Et voilà que, soudain, ses projets d’avenir se modifient. Non seulement, il renonce à la profession d’avocat, mais au moment où tout semblait lui sourire, au seuil de la jeunesse, il abandonne Carthage, pour venir s’enterrer, en qualité de grammairien, dans son petit municipe natal.

Comme il a négligé de s’expliquer sur les motifs de cette brusque détermination, nous en sommes réduits à des conjectures. Il est probable que sa mère, prise dans des embarras domestiques, ne pouvait plus lui servir sa pension. Elle avait d’ailleurs d’autres enfans à établir, un fils et une fille. Augustin allait connaitre sinon la pauvreté, du moins la gêne : il lui fallait gagner sa vie au plus vite. Dans ces conditions, le parti le plus expéditif qui s’offrait, c’était de vendre à son tour la science qu’il avait achetée chez ses maîtres. Pour vivre, il ouvrirait boutique de paroles, comme il dit dédaigneusement. Mais, écolier de la veille, il ne pouvait songer décemment à professer dans une grande ville comme Carthage, à entrer en concurrence avec tant de maîtres en renom. S’il ne voulait pas végéter, force lui était donc de se rabattre sur un poste plus modeste. Or, son protecteur Romanianus l’appelait à Thagaste. Cet homme riche avait un fils déjà grand, qu’il convenait de mettre au plus tôt entre les mains d’un précepteur. Augustin, si souvent obligé par le père, était tout désigné pour remplir cet emploi auprès de l’adolescent. En outre, Romanianus, qui appréciait le talent d’Augustin, devait être jaloux de l’attirer et de le retenir à Thagaste. Soucieux des intérêts de son municipe, il désirait enfin y fixer un sujet aussi brillant. Il demanda donc à son protégé de revenir dans son pays, pour y ouvrir une école de grammairien. Il lui promettait des élèves et surtout l’appui de son crédit, qui était considérable. Monique, — c’est à supposer, — joignit ses instances à celles du grand chef de la municipalité de Thagaste. Augustin céda.

Eut-il beaucoup de peine à se résoudre à cet exil ? Renoncer à Carthage et à ses plaisirs, c’était une extrémité bien pénible pour un jeune homme de vingt ans. De plus, il est à peu près certain que, dès cette époque, il avait déjà contracté cette liaison qui devait durer si longtemps. Laisser là une maîtresse qu’il aimait, — et cela dans toute la nouveauté d’une passion commençante, — on s’étonne qu’il ait pu s’y décider. Et pourtant, il partit, il passa près d’une année à Thagaste.

Une particularité de la jeunesse et même de la vie tout entière d’Augustin, c’est la facilité avec laquelle il se déprend et rompt ses habitudes, — les sentimentales autant que les intellectuelles. Chemin faisant, il usa bien des doctrines avant de s’arrêter dans la vérité catholique ; et même après, au cours d’une existence qui fut longue, dans ses écrits théologiques et polémiques, il s’est démenti et corrigé plus d’une fois. Ses Rétractations en sont la preuve. On dirait que l’accoutumance lui pèse, comme un empiétement sur sa liberté, que la figure des lieux où il habite lui devient odieuse, comme une menace de servitude. Il sent confusément que sa vraie patrie est ailleurs, et que, s’il doit se reposer quelque part, c’est dans la maison de son Père céleste : « Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te !... Notre cœur est inquiet, mon Dieu, jusqu’à ce qu’il se repose en toi ! » Bien avant saint François d’Assise, il pratiqua la règle mystique : « En étranger et en pèlerin ! » Certes, en sa vingtième année, il est encore loin d’être un mystique. Mais il éprouve déjà cette inquiétude, qui va lui faire passer la mer, courir l’Italie, de Rome à Milan. C’est un impulsif. Il ne résiste pas aux mirages de son cœur ou de son imagination. Il est toujours prêt à partir. La route et ses hasards le tentent. Il est avide d’inconnu. Il se laisse emporter avec ivresse par le vent qui passe. Dieu l’appelle, il obéit, sans savoir où il va. Ce jeune homme agité, troublé de passions contraires, qui ne se sent chez lui nulle part, a déjà une âme d’apôtre.

Cette mobilité d’humeur fut probablement la vraie cause de son départ pour Thagaste. Mais d’autres raisons plus apparentes, plus accessibles à une conscience juvénile, le guidèrent aussi. Sans doute, il n’était pas fâché, lui si jeune, de reparaître dans sa petite ville avec le prestige et l’autorité d’un maître. Ses camarades d’autrefois allaient devenir ses élèves. Et puis les manichéens l’avaient fanatisé. Entraîné par le zèle bouillant du néophyte, grisé par ses triomphes dans les réunions publiques de Carthage, il prétendait briller devant ses compatriotes et peut-être les convertir : il partait avec des intentions de prosélytisme. Croyons enfin que, malgré sa vie dissipée et la passion nouvelle qui occupait son cœur, il ne revint pas à Thagaste sans une affectueuse arrière-pensée pour sa mère.

L’accueil que Monique lui ménageait allait bien le déconcerter. Depuis son veuvage, la femme de Patritius s’était singulièrement avancée dans les voies de la perfection chrétienne. L’Église d’alors ne se contentait pas d’offrir aux veuves le secours moral de ses sacremens et de ses consolations, elle accordait, avec certaines prérogatives, une dignité particulière, à celles qui faisaient vœu de continence. Comme les vierges consacrées, elles occupaient, dans les basiliques, une place d’honneur séparée de celle des autres matrones par une balustrade. Elles portaient un costume spécial. Leurs mœurs, forcément, devaient se montrer dignes de tous les respects extérieurs dont on les entourait. L’austérité de Monique s’était accrue avec la ferveur de sa foi. Elle donnait l’exemple aux paroissiens de Thagaste. Docile à la direction ecclésiastique, empressée à servir ses frères, multipliant les aumônes, autant que le lui permettait sa condition, elle était assidue aux offices de la basilique. Deux fois par jour, matin et soir, on l’y voyait, exacte à l’heure de la prière et du sermon. Elle ne venait point là, nous dit son fils, pour se mêler aux conciliabules et aux commérages des dévotes, mais pour entendre la parole de Dieu dans les homélies et pour que Dieu l’entendit dans ses oraisons.

La veuve avait dû imposer à son entourage la règle sévère qu’elle-même observait. Dans ce milieu rigide de la maison paternelle, l’étudiant de Carthage, avec ses allures émancipées, dut causer un pénible étonnement. Monique sentit tout de suite qu’elle et son fils ne se comprenaient plus. Peut-être soupçonnait-elle déjà sa liaison. Elle commença par lui en faire des remontrances. Augustin se révolta. Ce fut bien pis, lorsque, avec sa présomption de jeune professeur frais émoulu de l’école, avec la tranchante et agressive assurance de l’hérésiarque, il se vanta bien haut d’être manichéen. Monique, profondément blessée dans sa piété et dans sa tendresse maternelle, le somma de renoncer à ses erreurs. Il s’obstina, ne répondit que par des sarcasmes aux exhortations de la pauvre femme. Alors, elle dut croire que la séparation était définitive, qu’Augustin avait commis un crime irréparable. En chrétienne d’Afrique, absolue dans sa foi et passionnée pour sa défense, elle considéra son fils comme un ennemi public. Elle eut horreur de sa trahison. Peut-être aussi que, guidée par la divination de son cœur, elle voyait plus clair dans l’âme d’Augustin que lui-même. Elle s’affligeait de ce qu’il se méconnût à ce point, et repoussât la Grâce qui voulait le conquérir à l’unité catholique. Comme, non content de se perdre, il mettait les autres en péril, discutait, pérorait devant ses amis, abusant des séductions de sa parole pour jeter le trouble dans les consciences, Monique prit une grande détermination : elle interdit à son fils de manger à sa table et de coucher sous son toit. Elle le chassa de sa maison.

Ce dut être un gros scandale dans Thagaste. Il ne parait pas cependant qu’Augustin s’en soit beaucoup ému. Dans tout l’enivrement de sa fausse science, il avait cette espèce d’inhumanité qui pousse l’intellectuel à faire litière des sentimens les plus profonds et les plus doux, pour les sacrifier à son idole abstraite. Non seulement il ne s’inquiétait guère si son apostasie faisait pleurer sa mère, mais il ne se souciait pas davantage de concilier les chimères de son cerveau avec la réalité vivante de son âme et des choses. Ce qui le gênait, il le niait tranquillement, satisfait s’il avait bien parlé et pris l’adversaire au lacet de ses syllogismes.

Mis en interdit par Monique, il alla s’installer tout simplement chez Romanianus. L’hospitalité fastueuse qu’il y reçut le consola bien vite d’être exilé de la maison paternelle. Enfin, si son amour-propre avait subi un affront, l’orgueil de vivre dans la familiarité d’un personnage aussi considérable était, pour un jeune homme vaniteux, une très abondante compensation.

Ce Romanianus excitait, en effet, l’admiration de tout le pays par son luxe et ses prodigalités. Il devait bientôt s’y ruiner, ou du moins susciter des envieux acharnés à sa ruine. A la tête des décurions, il était le protecteur non seulement de Thagaste, mais des villes voisines : c’était le grand patron, l’homme influent, qui tenait dans sa clientèle à peu près toute la contrée. La municipalité, par reconnaissance et par flatterie, avait fait graver son nom sur des tables d’airain et lui avait élevé des statues. Elle lui avait même conféré des pouvoirs supérieurs aux pouvoirs municipaux. C’est que Romanianus ne marchandait pas ses largesses à ses concitoyens. Il leur donnait des combats d’ours, et autres spectacles jusqu’alors inconnus à Thagaste. Il ne plaignait pas les banquets publics, et, tous les jours, on trouvait, chez lui, table ouverte. Les convives étaient grassement servis. Après avoir mangé ses dîners, ils puisaient dans la bourse de l’amphitryon. Romanianus savait l’art d’obliger discrètement et même de prévenir les demandes délicates. Aussi, on le proclamait, d’une voix unanime, « le plus humain, le plus libéral, le plus raffiné et le plus heureux des hommes. »

Généreux pour sa clientèle, il ne s’oubliait pas lui-même. Il s’était fait bâtir une villa, qui, par l’étendue des bâtimens, était un véritable palais, avec des thermes revêtus de marbres précieux. Il passait son temps au bain, au jeu, ou à la chasse, enfin il menait le train et la vie d’un grand propriétaire terrien de ce temps-là.

Sans doute, ces villas africaines n’avaient ni la beauté ni la valeur d’art des grandes villas italiennes, qui étaient des espèces de musées dans un cadre de nature grandiose ou joli. Mais elles ne manquaient point d’agrément. Comme celle de Romanianus, quelques-unes étaient construites et décorées avec luxe. Très vastes, elles englobaient parfois un véritable canton ; et, parfois aussi, la villa proprement dite, la maison d’habitation du maître, était fortifiée, ceinte de murailles et de tours, comme un château féodal. Sur les portes cochères ou les portées d’entrée, on lisait en belles majuscules : « Propriété d’un tel. » Souvent, l’inscription se répétait sur les murs d’un enclos ou d’une ferme, qui, en réalité, appartenait à un client du grand propriétaire. A l’abri du nom seigneurial, ces petites gens se défendaient mieux contre les exactions du fisc, ou bénéficiaient des immunités de leurs patrons. Ainsi se constituait, sous le couvert du patronat, une sorte de féodalité africaine. Le père d’Augustin, qui possédait des vignes, était sûrement un des cliens de Romanianus.

Centre d’une exploitation agricole, la villa africaine entretenait sur ses terres toute une population d’esclaves, de tâcherons et de métayers. On y voyait la maison du chef des bergers à côté de celle du garde forestier. Des parcs de chasse, défendus par des barrières en treillis, enfermaient des gazelles. Des huileries, des pressoirs et des caves pour le vin faisaient suite aux thermes et aux communs. Puis, le corps de logis, avec sa porte monumentale, son belvédère à plusieurs étages, comme dans les villas romaines, ses galeries intérieures et ses pavillons d’angle. Devant, se déployaient des pelouses, des jardins aux allées régulières bordées de buis taillés, qui conduisaient à des bassins et à des jets d’eau, ou bien à des pergolas soutenant des berceaux de feuillages, à des nymphées ornées de colonnes et de statues. Dans ces jardins, il y avait un endroit réservé qu’on appelait « le coin du philosophe. » La maîtresse de maison y venait lire ou rêver. Elle y disposait sa chaise, ou son pliant, à l’ombre d’un palmier. Son « philosophe » la suivait, portant son ombrelle et tenant en laisse son petit chien favori.

On conçoit que, dans une de ces belles villas, Augustin ait supporté sans trop de chagrin les rigueurs maternelles. Pour s’y trouver bien, il n’avait qu’à suivre sa pente naturelle, qui était, nous dit-il, l’épicuréisme. Il est trop certain qu’à cette époque il n’aimait et ne cherchait que la volupté. Chez Romanianus, il se laissait aller à toute la douceur de la vie, suavitates illius vitæ, — partageant les plaisirs de son hôte et ne s’occupant de ses élèves qu’à ses momens perdus. Il devait être aussi peu grammairien que possible : il n’en avait pas le temps. Avec la tyrannique amitié des gens riches, qui ne savent à quoi s’occuper, Romanianus l’accaparait sans doute, du matin au soir. On chassait ensemble, on banquetait, on lisait des vers, on discutait sous les charmilles des jardins, ou dans « le coin du philosophe. » Et, naturellement, le manichéen de la veille s’évertuait à endoctriner et à convertir son mécène, autant du moins qu’un homme léger comme Romanianus pouvait être converti. Augustin s’accuse de l’avoir « précipité » dans ses propres erreurs. Augustin, probablement, n’était point si coupable. Son opulent ami ne semble pas avoir eu des convictions très solides. Selon toute vraisemblance, il était païen, un païen sceptique, ou hésitant, comme il y en avait beaucoup en ce temps-là. Entraîné par Augustin, il s’approcha du manichéisme, puis, lorsque celui-ci abandonna le manichéisme pour la philosophie platonicienne, nous voyons Romanianus se poser en philosophe. Plus tard, Augustin redevenu catholique l’achemine à sa suite vers le catholicisme. Cet homme du monde était une de ces têtes frivoles, qui ne vont jamais au fond des choses, pour qui les idées ne sont que des passe-temps, et qui considèrent les philosophes ou les gens de lettres comme des amuseurs. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il écoutait Augustin avec plaisir et se laissait influencer par lui. S’il coqueta avec le manichéisme, c’est parce qu’Augustin l’éblouit de ses raisonnemens et de ses belles phrases. Le charme de cet orateur de vingt ans était déjà extraordinaire.

Augustin menait donc une vie de délices chez Romanianus. Tout l’y enivrait : ses triomphes de parole, l’admiration de ses auditeurs, la flatterie du luxe qui l’entourait. Pendant ce temps, Monique s’affligeait de sa conduite et demandait à Dieu de l’arracher à ses erreurs. Elle commençait à se repentir de l’avoir éloigné et, avec sa clairvoyance de chrétienne, elle jugeait que la maison de Romanianus n’était pas bonne pour l’enfant prodigue ; il valait mieux le rappeler. Il risquait moins de se corrompre auprès d’elle. À force de prier, elle eut un rêve qui hâta sa détermination. « Il lui sembla être debout sur une règle de bois ; et voici qu’elle vit venir à elle un jeune homme tout brillant de lumière et qui, joyeux, lui souriait, tandis qu’elle était plongée dans une tristesse profonde. Alors le jeune homme lui demanda la cause de son affliction et de ses larmes continuelles.. Et ma mère, — dit Augustin, — lui ayant répondu qu’elle pleurait ma perdition, il lui commanda de bannir toute crainte et de faire attention que là où elle était, moi aussi j’étais. Ma mère, ayant obéi, m’aperçut en effet, à ses côtés, debout sur la même règle. »

Transportée de joie par cette promesse d’en haut, Monique demanda à son fils de revenir à la maison. Il revint en effet, mais, avec des arguties de sophiste, le rhéteur chicana contre sa mère ; il essaya de lui ravir son bonheur. Il lui dit :

« Puisque, d’après ton rêve, nous devons être tous deux sur la même règle, cela prouve que tu deviendras manichéenne.

— Non, répliqua Monique : Il n’a pas dit que je serais où tu es, mais que tu serais où je suis. »

Augustin avoue que ce ferme bon sens fit sur lui une certaine impression. Néanmoins, il ne se convertit pas. Neuf ans encore, il allait rester manichéen.

En désespoir de cause, Monique supplia un évêque de sa connaissance, homme très versé dans les Écritures, d’engager une discussion avec son fils et de lui démontrer la fausseté de sa doctrine. Mais telle était la réputation d’Augustin comme orateur et comme dialecticien, que le saint homme n’osa pas se mesurer contre un si rude jouteur. Il répondit fort sagement à la mère qu’un esprit si subtil et si pénétrant ne pouvait persévérer longtemps dans de grossières erreurs. Et il alléguait son propre exemple, car lui aussi avait été manichéen. Monique insista, en pleurant. Sur quoi, l’évêque, à la fois excédé de ses instances et touché par ses pleurs, lui répondit, avec une rudesse tempérée de bonhomie et de compassion :

« Allons, laisse-moi ! Continue à vivre ainsi. Il est impossible que le fils de telles larmes soit perdu ! »

Filius istarum lacrymarum : le fils de telles larmes !... Est-ce l’évêque campagnard ou le rhéteur Augustin qui, dans un élan de reconnaissance, a trouvé ce mot sublime ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que, plus tard, Augustin vit, dans ces larmes de sa mère, comme un premier baptême, d’où il sortit régénéré. Après l’avoir enfanté selon la chair, Monique, par ses prières et ses gémissemens, l’enfanta à la vie spirituelle. Monique pleurait à cause d’Augustin. Monique pleurait pour Augustin. Cela nous étonne chez cette mère si sévère, cette Africaine un peu rude. Les expressions de larmes, de pleurs et de gémissemens reviennent si souvent dans les écrits de son fils que nous sommes tentés d’abord de les prendre pour de pieuses métaphores, des figures de rhétorique sacrée. Nous soupçonnons que les larmes de Monique sont tirées de la Bible, qu’elles imitent les larmes pénitentielles du roi David. Mais ce serait une erreur que de le croire. Monique pleurait de vrais pleurs. Dans ses ardentes oraisons, elle en arrosait les pavés de la basilique, elle en humectait la balustrade où elle appuyait son front. Cette femme austère, cette veuve strictement voilée dont personne n’apercevait plus le visage, dont le corps n’avait plus de forme sous l’amas des étoffes grises ou noires qui l’enveloppaient de la tête aux pieds, cette chrétienne rigide cachait un cœur plein d’amour. Un amour comme celui-là était alors une chose toute neuve.

Qu’une Africaine pousse la piété jusqu’au fanatisme, qu’elle s’efforce de conquérir son fils à sa foi, qu’elle le déteste et le repousse avec des imprécations, s’il s’en est écarté, voilà ce qui s’est vu de tout temps en Afrique. Mais qu’une mère s’afflige à l’idée que l’âme de son enfant est perdue pour une autre vie, qu’elle s’épouvante et se désespère à penser qu’elle goûtera une félicité dont il sera exclu, qu’elle entrera dans un lieu de délices où son enfant ne sera pas, cela ne s’était point encore vu. « Là où je serai, là aussi tu seras, » près de moi, contre mon cœur, nos deux cœurs confondus dans un même amour, cette union des âmes poursuivie par delà la tombe, c’est toute l’espérance et toute la douceur chrétienne.

Augustin n’était plus ou n’était pas encore chrétien. Mais par les larmes, il est le vrai fils de sa mère. Ce don des pleurs que saint Louis de France, avec tant de ferveur et de contrition, suppliait Dieu de lui accorder, le fils de Monique l’eut avec surabondance :


Pour lui pleurer avait des charmes.


Il s’enivrait de ses pleurs. Précisément, pendant qu’il était à Thagaste, il perdit un ami follement aimé. Cette mort ouvrit, en lui, la source des larmes. Ce ne sont pas encore les larmes saintes qu’il répandra plus tard devant Dieu, mais de pauvres larmes humaines, plus pitoyables peut-être pour notre faiblesse.

Qu’était-ce que cet ami ? Il nous l’a dit en termes très vagues. Nous savons seulement qu’ils avaient le même âge, qu’ils s’étaient connus dès l’enfance et avaient fréquenté les mêmes écoles, qu’ils venaient de passer une année ensemble, — probablement à Carthage, — que ce jeune homme, entraîné par lui, était devenu manichéen, et qu’enfin tous deux s’aimaient passionnément. Dans un sens plus profond, Augustin rappelle, à propos de lui, le mot d’Horace sur son ami Virgile : « dimidmm animæ. C’était la moitié de son âme ! »

Or ce jeune homme tomba gravement malade de la fièvre. Comme il était à toute extrémité, on lui administra le baptême, selon la coutume. Il s’en trouva soulagé et presque guéri : « Aussitôt que je pus lui parler, — dit Augustin, — ce qui fut possible aussitôt qu’il put parler lui-même, car je ne le quittais pas, et nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre, j’essayai de tourner en ridicule, espérant qu’il s’en moquerait avec moi, ce baptême qu’il avait reçu, privé de connaissance et de sentiment... Mais il eut horreur de moi, comme d’un ennemi, et, avec une liberté aussi surprenante que soudaine, il me déclara que, si je voulais être son ami, je devais cesser de lui tenir un pareil langage. Stupéfait et déconcerté d’une telle réponse, je contins tous les mouvemens qui m’agitaient, me proposant d’attendre le rétablissement de sa santé et de ses forces, pour engager la discussion que je voulais avoir avec lui... »

Ainsi, en ce grave moment, celui qu’on appellera « le disputeur carthaginois » regrette de ne pouvoir se mesurer, dans un tournoi dialectique, avec son ami moribond. Le poison intellectuel avait à ce point perverti son esprit, qu’il lui ôtait presque le sentiment des convenances ! Mais, si sa tête, comme il l’avoue, était bien gâtée, son cœur restait intact. Son ami mourut peu de jours après, et il n’était pas là. Augustin en fut accablé.

Son chagrin s’exaspéra jusqu’à l’égarement et jusqu’au désespoir : « La douleur de cette perte couvrit mon cœur de ténèbres. Je ne voyais que la mort partout. Ma patrie m’était un supplice et la maison paternelle, une incroyable calamité. Tout ce que j’avais partagé avec mon ami me devenait, lui absent, une indicible torture. Mes yeux le cherchaient et ne le trouvaient nulle part. Tout m’était en horreur, parce qu’il n’y était pas et que rien ne pouvait plus me dire : « Le voici ! Il va venir ! » comme pendant sa vie, quand il était loin de moi… » Alors Augustin se remettait à sangloter plus fort, il éternisait ses sanglots, ne trouvant de consolation que dans les larmes. La tendresse, contenue chez Monique, s’abandonnait, chez lui, et s’exagérait. La modération chrétienne lui était alors inconnue, comme la mesure du goût antique. On l’a comparé souvent aux plus touchans génies, à Virgile, à Racine, qui, eux aussi, eurent le don des larmes. Mais la tendresse d’Augustin est plus effrénée, et, si l’on peut dire, plus romantique. Elle atteint même, parfois, à une exaltation maladive.

Être tendre, comme Augustin l’était alors, ce n’est pas seulement sentir avec une sensibilité excessive les moindres blessures, les touches les plus légères de l’amour ou de la haine, ce n’est pas seulement se donner avec effusion, c’est se complaire dans le don de soi-même, c’est éprouver qu’au moment où l’on se donne, on communie avec quelque chose d’infiniment doux, qui n’est déjà plus l’être aimé. C’est l’amour pour l’amour, c’est pleurer pour la volupté des larmes, c’est mettre dans la tendresse une sorte de dilettantisme égoïste. Augustin, ayant perdu son ami, prend le monde en aversion. Il se répète : « Rien ne m’est plus que ma douleur. Ma douleur m’est précieuse et chère. » Et ainsi, il ne veut pas être consolé. Mais que, peu à peu, les affres de la séparation s’apaisent, il s’apercevra lui-même qu’il joue avec son chagrin, qu’il se fait de ses pleurs une jouissance : « Mes larmes, dit-il, avaient succédé à mon ami dans les délices de mon cœur. » Ainsi, l’ami est presque oublié. Augustin a beau détester la vie parce que son ami n’est plus là, il confesse naïvement, qu’il n’aurait pas voulu la perdre pour la rendre au mort. Il soupçonne que ce que l’on raconte d’Oreste et de Pylade se sacrifiant l’un pour l’autre n’est qu’une fable. Finalement, il en arrive à écrire : « Peut-être aussi craignais-je de mourir, de peur de faire mourir avec moi tout entier celui que j’avais tant aimé. » Dans ses Rétractations, lui-même a condamné cette phrase comme de pure rhétorique. Il n’en est pas moins vrai que le plus grand chagrin peut-être de toute sa vie, — ce chagrin si sincère et si douloureux, qui lui avait « déchiré et ensanglanté l’âme, » — s’acheva sur une belle phrase.

Il faut dire aussi que, dans une nature aussi fougueuse que la sienne, la douleur, comme l’amour, s’épuisait vite. Il brûlait la passion et les sentimens comme les idées. Lorsque le calme lui fut revenu, tout lui parut décoloré. Thagaste lui devint insupportable. Avec son tempérament impulsif, sa mobilité d’humeur, il conçut tout de suite un projet : revenir à Carthage, y ouvrir une école de rhéteur. Peut-être aussi la femme qu’il aimait et qu’il avait abandonnée le rappelait-elle avec instances. Peut-être lui parlait-elle enfin de ses espérances de maternité. Toujours prêt à partir, Augustin ne balança guère. Il est plus que probable qu’il ne consulta point Monique. Il fit part de ses intentions au seul Romanianus. Celui qui, pour toute espèce de raisons, aurait désiré le retenir à Thagaste, se récria d’abord. Mais le jeune homme objecta son avenir, ses ambitions de gloire : allait-il ensevelir tout cela dans un obscur municipe ?

Romanianus céda, et, généreux comme on ne l’est plus, il fit, cette fois encore, les frais du voyage.


V. — LE SILENCE DE DIEU

Augustin allait passer neuf ans à Carthage, — neuf ans qu’il gaspilla en obscures besognes, en disputes stériles ou funestes pour lui-même et les autres, enfin dans un complet oubli de sa véritable vocation. « Et pendant ce temps, tu te taisais, mon Dieu ! » s’écriait-il déjà, en se remémorant ses premiers écarts de jeunesse. Maintenant, le silence de Dieu s’appesantit. Et pourtant, même en ces années-là, son âme en détresse n’avait pas cessé de l’appeler : « Où étais-je alors, Seigneur, tandis que je te cherchais ? — Tu étais devant moi. Mais je m’étais éloigné de moi-même, et je ne me trouvais pas. Combien moins encore pouvais-je te trouver !»

Ce fut assurément la période la plus inquiète, et, par momens, la plus douloureuse de sa vie. A peine revenu à Carthage, il se vit aux prises avec des difficultés matérielles sans cesse renaissantes. Non seulement il lui fallait vivre, mais faire vivre les siens, peut-être sa mère, son frère et sa sœur, — en tout cas, sa maîtresse et son enfant. Était-il déjà père avant de quitter Thagaste, c’est bien possible. Du moins il ne tarda guère à l’être.

Le nouveau-né fut appelé Adéodat. Il y a une sorte d’ironie involontaire dans ce nom, alors très répandu, d’Adéodat, ou « Donné de Dieu. » Ce fils de son péché, comme l’appelle Augustin, — ce fils qu’il n’avait point désiré et dont l’annonce fut, pour lui, une surprise pénible, — ce pauvre enfant était un cadeau du ciel, dont le père surtout se serait bien passé. Et puis, quand il le vit, il en eut une grande joie et il le chérit vraiment comme le Donné de Dieu.

Il accepta vaillamment sa paternité, et même, ainsi qu’il arrive en pareil cas, sa liaison avec sa maîtresse s’en trouva resserrée, prit quelque chose de la dignité conjugale. La mère d’Adéodat justifiait-elle un pareil attachement, — un attachement qui devait se soutenir pendant plus de dix ans ? Le mystère dont Augustin a voulu que la femme qu’il avait le plus aimée fut enveloppée pour toujours, nous est à peu près impénétrable. Sans doute, elle était de condition très humble, pour ne pas dire très inférieure, puisque Monique jugea impossible de faire régulariser par le mariage cette union trop mal assortie. Il y aurait eu une disproportion extrême entre la naissance et l’éducation des deux amans. Cela n’empêcha pas Augustin d’aimer passionnément sa maîtresse, peut-être pour sa beauté, peut-être pour la bonté de son cœur ou les deux ensemble. On s’étonne pourtant qu’avec son humeur changeante, son âme impressionnable et prompte, il lui soit resté si longtemps fidèle. Qui l’empêchait de prendre son fils et de s’en aller ? Les mœurs antiques autorisaient un pareil procédé. Mais Augustin était tendre. Il avait peur de faire de la peine, il redoutait pour autrui les blessures dont il souffrait tant lui-même. Il restait, par bonté, par pitié, par habitude aussi, et parce que, malgré tout, il aimait la mère de son enfant. Jusqu’à l’époque de sa conversion, il vécut avec elle comme un mari avec sa femme.

Pour nourrir les siens, le voilà donc, décidément, « vendeur de paroles ! » Malgré sa jeunesse (il avait à peine vingt ans), le stage qu’il avait fait à Thagaste en qualité de grammairien lui permettait de prendre rang parmi les rhéteurs carthaginois. Grâce à Romanianus, il eut tout de suite des élèves. Le mécène de Thagaste lui confia ses fils : ce jeune Licentius, dont il avait commencé l’éducation et un de ses frères sans doute moins âgé que lui. Selon toute vraisemblance, les deux adolescens étaient en pension chez Augustin. Un petit fait, que nous a conservé leur maître, semble le prouver. Une cuillère s’étant perdue dans la maison, Augustin chargea Licentius d’aller consulter, pour la retrouver, un devin qui avait alors une grande réputation à Carthage, — un certain Albicérius. Cette commission ne s’expliquerait guère, si le jeune homme n’avait été l’hôte et le commensal de son professeur. Un autre de leurs condisciples nous est connu : c’est Eulogius, qui fut, plus tard, rhéteur à Carthage et dont Augustin nous a raconté un songe extraordinaire. Enfin, Alypius, un peu plus jeune que lui, son ami, « le frère de son cœur, » comme il l’appelle. Alypius venait de suivre ses leçons à Thagaste. Après la brusque désertion du professeur, le père de l’étudiant s’était fâché, et il avait défendu à son fils, envoyé à Carthage, de fréquenter l’école d’Augustin. Mais il était bien difficile de séparer pour longtemps des amis aussi fervens. Alypius, petit à petit, triompha des résistances paternelles, et il redevint l’élève de son ami.

Lorsqu’il ouvrit son école, la culture d’Augustin, qui venait à peine de quitter les bancs, ne pouvait pas être bien profonde. Ses fonctions l’obligèrent à apprendre tout ce qu’il ignorait. En enseignant, il s’instruisit lui-même. Il fit alors la plupart des lectures qui, par la suite, vont alimenter ses traités et ses écrits polémiques. Lui-même nous dit qu’il lut, en ce temps-là, tout ce qu’il lui fut possible de lire. Il est très fier d’avoir déchiffré et compris tout seul, sans les explications d’aucun maître, les Catégories d’Aristote, qui passaient pour une des œuvres les plus abstruses du Stagyrite. A une époque où l’enseignement était surtout oral, et où les livres étaient relativement rares, il est clair qu’Augustin ne fut point ce que nous entendons aujourd’hui par un « bourreau de lecture. » Nous ignorons si Carthage possédait beaucoup de bibliothèques et quelle était la valeur de ces bibliothèques. Il n’en est pas moins vrai que l’auteur de La Cité de Dieu est le dernier des écrivains latins qui aient eu une culture vraiment encyclopédique. Il forme le trait d’union entre les temps modernes et l’antiquité profane. Le moyen âge ne connaîtra guère la littérature classique que par les citations ou les allusions d’Augustin.

Ainsi, malgré les soins du métier et de la famille, ses préoccupations intellectuelles ne l’abandonnaient pas. La conquête de la vérité restait toujours son ambition dominante. Il espérait encore la trouver dans le manichéisme, mais il commençait à penser qu’elle se faisait bien attendre. Les chefs de la secte devaient se défier de lui. Ils redoutaient son esprit subtil et pénétrant, si prompt à trouver le point faible d’une thèse ou d’un raisonnement. C’est pourquoi ils différaient de l’initier à leurs doctrines secrètes. Augustin demeurait simple auditeur dans leur église. Pour tromper l’activité dévorante de son intelligence, ils la détournaient vers la controverse et la discussion critique des Écritures. Se prétendant chrétiens, ils en adoptaient une partie et rejetaient, comme interpolé ou falsifié, tout ce qui ne s’accordait pas avec leur théologie. Augustin, nous le savons, triomphait dans ce genre de disputes, et il tirait vanité d’y exceller.

Quand, las de cette critique négative, il réclamait de ses évangélistes une nourriture plus substantielle, on lui proposait quelque dogme exotérique, capable de séduire une imagination juvénile par sa couleur poétique ou philosophique. Le catéchumène n’en était point satisfait, mais il s’en contentait, faute de mieux. Très joliment, il compare ces ennemis de l’Écriture à des oiseleurs, qui remplissent avec de la terre et qui tarissent toutes les sources où les oiseaux vont boire, puis qui dressent leurs appeaux au bord d’une mare, la seule qu’ils n’aient pas comblée. Les oiseaux s’y précipitent, non que l’eau en soit meilleure, mais parce qu’il n’y en a plus d’autre et qu’ils ne savent où aller boire. Ainsi Augustin, ne sachant où étancher sa soif de vérité, l’apaisait, comme il pouvait, dans le panthéisme confus des manichéens.

Ce qu’il y a d’admirable, c’est que, si peu convaincu lui-même, il convertissait tout le monde dans son entourage. Grâce à lui, ses amis devinrent manichéens : Alypius un des premiers, puis Nébride, le fils d’un grand propriétaire des environs de Carthage, Honorât, Marcianus, peut-être aussi les plus jeunes de ses élèves, Licentius et son frère, — toutes victimes de sa parole qu’il s’efforcera plus tard d’arracher à leurs erreurs. Si puissant était le charme qu’il exerçait, si profonde surtout la crédulité publique !

Ce IVe siècle n’est déjà plus un siècle de grande foi chrétienne. En revanche, le paganisme agonisant se signale par une recrudescence de basse crédulité et de superstition. Comme l’Église combattait énergiquement l’une et l’autre, il n’est pas surprenant que les païens surtout en aient été contaminés. La vieille religion finit par sombrer dans la magie Les plus grands esprits de l’époque, les philosophes néo-platoniciens, l’empereur Julien lui-même, sont des thaumaturges, ou tout au moins des adeptes des sciences occultes. Augustin, alors séparé du christianisme, subissait l’entraînement général, avec les jeunes gens de son entourage. Nous l’avons vu tout à l’heure faire consulter le devin Albicérius à propos d’une cuillère perdue. Mais cet intellectuel croyait aussi aux magiciens et aux astrologues.

On a retrouvé à Carthage des lamelles de plomb où sont écrites des conjurations magiques contre des chevaux qui devaient courir au cirque. Comme les cochers carthaginois, Augustin recourait à ces pratiques frauduleuses et clandestines pour s’assurer le succès. A la veille d’un concours poétique, il s’aboucha avec un magicien, qui lui proposa, moyennant une somme à débattre, de sacrifier un certain nombre d’animaux, pour lui obtenir le prix. Là-dessus, Augustin se récria, déclarant que, dût-il recevoir ne couronne d’or immortelle, il lui défendait de faire périr une mouche pour lui. Au fond, la magie répugnait à la droiture de son esprit, comme à la sensibilité de ses nerfs, par tout ce qu’elle avait de louche et de brutal dans ses opérations. D’ordinaire, elle se confondait avec l’haruspicine, et elle comportait une partie de cuisine et d’anatomie sacrée, qui révoltait les délicats : dissection des chairs, inspection des entrailles, sans parler de l’abatage et de l’égorgement des victimes. Des fanatiques, comme Julien, se livraient avec délices à ces manipulations dégoûtantes. Ce que nous connaissons de l’âme d’Augustin nous explique trop bien qu’il s’en soit écarté avec horreur.

L’astrologie le séduisait au contraire par son apparence scientifique. Ses adeptes s’intitulaient « mathématiciens, » et ainsi, elle semblait emprunter aux sciences exactes quelque chose de leur solidité. Augustin en conférait souvent avec un médecin de Carthage, Vindicianus, homme de grand sens et de grand savoir, qui parvint même aux honneurs proconsulaires. En vain celui-ci démontrait-il au jeune rhéteur que les prétendues prophéties des mathématiciens étaient l’effet du hasard ; en vain son ami Nébride, moins crédule que lui, joignait-il ses argumens à ceux du savant médecin, Augustin s’obstinait dans sa chimère. Son esprit raisonneur découvrait d’ingénieuses justifications pour les prétentions des astrologues.

Ebloui par tous les mirages intellectuels, il vagabondait ainsi d’une science à l’autre, en se répétant, dans son cœur, la devise de ses maîtres manichéens : « Vérité, vérité ! » Mais quels que fussent, pour lui, les attraits de la vie spéculative, il avait d’abord à assurer sa vie matérielle. La vue de son enfant le rappelait au sentiment des réalités. Gagner de l’argent et, pour cela, se pousser, se mettre en évidence, augmenter sa réputation, Augustin y travaillait de toutes ses forces. C’est ainsi qu’il concourut pour le prix de poésie dramatique. Il fut déclaré vainqueur. Son vieil ami, le médecin Vindicianus, alors proconsul, posa, nous dit-il, la couronne sur sa « tête malade. » Ce futur Père de l’Église écrivant pour le théâtre, — et quel théâtre que celui d’alors ! — ce n’est pas une des moindres étrangetés de cette existence si agitée et, au premier abord, si contradictoire !

Vers la même époque, et toujours par ambition littéraire, il composa un traité d’esthétique, sur le Beau et le Convenable, qu’il dédia à un de ses collègues illustres, le Syrien Hiérius, « orateur de la Ville de Rome, » — un des professeurs de l’enseignement officiel, appointé soit par la municipalité romaine, soit par le trésor impérial. Ce rhéteur levantin faisait merveille dans la capitale de l’Empire. Sa renommée avait franchi les cercles universitaires et mondains et passé la mer. Augustin l’admirait de confiance, comme tout le monde. Il est clair qu’à cette époque, il ne concevait pas de fortune plus éclatante pour lui que d’être nommé, lui aussi, à l’égal d’un Hiérius, orateur de la Ville de Rome. Par la suite, l’évêque d’Hippone, tout en condamnant la vanité de ses ambitions juvéniles, dut faire de bien ironiques réflexions sur leur modestie. Comme il s’était méconnu ! Un Augustin avait rêvé d’égaler un jour cet obscur pédagogue, dont personne, sans lui, n’aurait plus parlé ! Les instinctifs de sa sorte se trompent ainsi perpétuellement sur le but et les mayens à employer. Mais ils ne s’abusent qu’en apparence. Par des voies mystérieuses, une volonté plus forte que la leur les conduit là où ils doivent aller.

Ce premier livre d’Augustin s’est perdu, sans que nous puissions dire s’il y a lieu de le regretter. Lui-même nous le rappelle sur un ton fort détaché et dans des termes assez vagues : il apparaît néanmoins que cette esthétique était à base de métaphysique manichéenne. Mais ce qu’il y a de significatif pour nous dans cet essai de jeunesse, c’est que, la première fois qu’Augustin a fait œuvre d’écrivain, ç’a été pour essayer de définir et pour exalter la Beauté. Il ne connaissait pas encore, au moins directement et dans le texte, les dialogues de Platon, et déjà il est platonicien de tendance. Il l’était naturellement. Son christianisme sera une religion toute de lumière et de beauté. Pour lui, la suprême Beauté est identique au suprême Amour : « Qu’aimons-nous, demandait-il à ses amis, qui ne soit la Beauté ? Num amamus aliquid, nisi pulchrum ? » Encore, à la fin de sa vie, dans sa Cité de Dieu, lorsqu’il s’appliquera à nous rendre intelligible le dogme de la résurrection de la chair, il pensera que notre corps doit ressusciter dépouillé de ses tares terrestres, dans toute la splendeur du type humain parfait. Rien n’en sera perdu. Il conservera tous ses membres et tous ses organes, parce qu’ils sont beaux. On reconnaît à ce trait non seulement le platonicien, mais le voyageur et le dilettante qui avait contemplé quelques-uns des plus purs modèles de la statuaire antique.

Un succès médiocre accueillit ce livre de début. Augustin ne nous dit même pas si le célèbre Hiérius lui en fit des complimens, et il a l’air de nous donner à entendre qu’il n’eut point d’autre admirateur que lui-même. De nouvelles désillusions, des déboires plus sérieux modifièrent peu à peu ses dispositions d’âme et ses projets d’avenir. Après des années d’efforts, il constatait qu’il n’était guère plus avancé qu’au début. Il n’y avait pas à se leurrer de vains prétextes : il devenait évident pour tous que le rhéteur Augustin ne réussissait pas. A quoi cela tenait-il ? Étaient-ce les aptitudes professorales qui lui manquaient ? Peut-être n’avait-il pas le don de l’autorité, qui est le premier de tous et le plus indispensable pour un professeur. Ce qui lui convenait sans doute, c’était un petit auditoire d’élite, qu’il excellait à charmer, plutôt qu’il ne le dominait. Les classes nombreuses et bruyantes n’étaient point son affaire. À Carthage, ces classes de rhétorique étaient particulièrement difficiles à tenir, puisque les écoliers s’y montraient plus turbulens qu’ailleurs. À tout instant, les Démolisseurs les envahissaient, pour y faire leur tapage. Augustin, qui s’était abstenu de ces brimades lorsqu’il était étudiant, se voyait obligé de les subir comme professeur. En cela, il n’était pas plus maltraité que ses confrères, chez qui les mêmes vacarmes se produisaient : c’était l’habitude et en quelque sorte la règle dans les écoles de Carthage. Cependant un peu plus d’autorité ne lui aurait pas nui aux yeux de cette jeunesse indisciplinée. Mais il avait de plus graves défauts pour un professeur qui veut réussir : il n’était pas intrigant et ignorait l’art de se faire valoir.

Peut-être aussi, comme rhéteur, ne possédait-il point les qualités qui plaisaient alors au public païen. On sait quelle importance les anciens attribuaient aux avantages physiques de l’orateur. Or, d’après une vieille tradition, Augustin était petit, débile : jusqu’à sa mort, il s’est plaint de sa mauvaise santé. Il avait la voix faible, la poitrine délicate, la gorge souvent prise. Cela le desservait sûrement devant des auditoires habitués à toute l’emphase extérieure et à tout l’apparat de l’éloquence romaine. Enfin sa phrase écrite ou parlée était dépourvue du brillant, des ingénieuses recherches d’expression qui plaisaient dans les cercles lettrés et mondains. Cet écrivain d’une fécondité inépuisable n’est point du tout un styliste. À cet égard, il est inférieur à un Apulée, à un Tertullien, s’il les laisse bien loin derrière lui pour la sincérité et la profondeur du sentiment, le lyrisme, la couleur, l’emportement des métaphores, et, avec cela, l’onction, la suavité de l’accent. Toujours est-il qu’il a beau s’y appliquer, il ignore ce que les rhéteurs de son temps entendaient par le style. C’est pourquoi ses écrits, comme ses déclamations, n’étaient pas très goûtés.

Néanmoins, de bons juges l’appréciaient à sa valeur, devinaient les dons, encore enveloppés, qui étaient en lui, et dont il mésusait prématurément. Il était reçu chez le proconsul Vindicianus, qui causait volontiers avec lui, qui lui témoignait une bonté toute paternelle. Augustin avait de belles relations. Il en eut toute sa vie. Son urbanité et l’élégance de ses manières lui ouvraient les portes les plus difficiles. Mais, justement parce qu’il était estimé en haut lieu, il sentait d’autant plus péniblement qu’il n’avait pas, devant le grand public, la place qu’il méritait. Son humeur, peu à peu, s’aigrissait. Dans ces dispositions chagrines, il n’envisageait plus les choses avec la même confiance, ni la même sérénité. Ses inquiétudes d’esprit le reprenaient.

Ses idées, d’abord, s’en ressentirent. Il conçut des doutes de plus en plus précis touchant le manichéisme. Il commença par suspecter l’austérité, un peu théâtrale, dont se prévalaient si fort les initiés de la secte. Entre autres turpitudes, il vit un jour, sur une des places les plus fréquentées de Carthage, « trois Elus hennir au passage de je ne sais quelles femmes et se livrer à des gestes tellement obscènes, qu’ils surpassaient l’impudence et l’impudicité des gens les plus grossiers. » Il en fut scandalisé. Mais c’est encore peu de chose. Lui-même alors n’était pas si vertueux. D’habitude, un intellectuel fait bon marché de la pratique et ne s’embarrasse guère de conformer sa conduite à ses principes. Le pire, pour lui, c’est que la physique manichéenne, ramassis de fables plus ou moins symboliques, lui parut tout à coup ruineuse. Il venait de lire des livres d’astronomie, et il constatait que la cosmologie des manichéens, — de ces hommes qui se proclamaient rationalistes, — se trouvait en contradiction avec la science. Le manichéisme était atteint dans son principe, du moment qu’il contredisait la raison confirmée par l’expérience.

Augustin fit part de ses doutes non seulement à ses amis, mais aux prêtres de la secte. Ceux-ci s’en tirèrent par des échappatoires et par les plus éblouissantes promesses : un évêque manichéen, un certain Faustus, allait passer à Carthage. C’était un homme d’une science consommée. Sûrement il réfuterait sans peine toutes les objections possibles. Il confirmerait dans leur foi les jeunes « auditeurs... » Augustin et ses amis attendirent donc ce Faustus comme un véritable messie. Leur déception fut immense. Le prétendu docteur était un ignorant, qui n’avait nulle notion des sciences ni de la philosophie, et dont tout le bagage intellectuel se réduisait à un peu de grammaire. ; Beau parleur et bel esprit, il pouvait tout au plus causer agréablement de littérature.

Cette déception, jointe à ses déboires de carrière, détermina, chez Augustin, une crise d’âme et de conscience. Ainsi, cette Vérité, après laquelle il soupirait depuis si longtemps, qu’on lui avait tant promise, cette Vérité n’était qu’un leurre ! Il fallait se résigner à ne pas savoir !... Alors à quoi s’occuper, puisque la vérité se dérobait ? La fortune et les honneurs l’en consoleraient peut-être. Mais il en était bien loin. Il sentait qu’il faisait fausse route, qu’il s’enlizait à Carthage, comme il s’était enlizé à Thagaste. A tout prix, il importait de réussir !... Et puis il succombait à un de ces momens de lassitude, où l’on n’espère plus se sauver que par un parti désespéré. Il était excédé de son milieu et de son entourage. Ses amis, qu’il connaissait trop, n’avaient plus rien à lui apprendre, ne pouvaient pas l’aider dans l’unique recherche qui le passionnât. Et sa liaison lui pesait. Voilà neuf ans que durait le tête-à-tête. Son enfant était à cet âge ingrat qui indispose plutôt un jeune père qu’il ne réveille en lui une tendresse déjà vieille. Sans doute, il ne voulait point l’abandonner. Il n’entendait pas rompre tout à fait avec sa maîtresse. Mais il avait besoin de changer d’air, de s’en aller ailleurs, pour respirer plus à l’aise, reprendre cœur à la tâche.

Alors l’idée lui vint de tenter fortune à Rome. C’était là que se faisaient les réputations littéraires. Il y rencontrerait sans doute de meilleurs juges qu’à Carthage. Il finirait bien par entrer dans l’enseignement officiel, où il aurait un traitement fixe : ce serait au moins le présent assuré. Probablement, Augustin caressait déjà ce projet, lorsqu’il envoya à Hiérius, orateur de la Ville de Rome, son traité sur le Beau : grâce à cette politesse, il escomptait l’appui éventuel du rhéteur illustre. Enfin ses amis, Honorat, Marcianus et les autres l’engageaient fort à chercher à Rome un théâtre digne de lui. Alypius, qui, en ce moment, y terminait ses études de droit et qui devait déplorer leur séparation, l’y appelait instamment, en lui promettant le succès.

Encore une fois, Augustin était prêt à partir. Bientôt sa résolution fut prise. Il allait quitter les siens, sa femme, son enfant, jusqu’au moment où son nouvel état lui permettrait de les faire venir auprès de lui. Il nous assure que le principal motif qui l’ait décidé à ce départ, c’est que les étudians de Rome passaient pour moins indisciplinés et moins turbulens que ceux de Carthage. Évidemment, c’était une raison de poids pour un professeur qui répugne à faire la police de sa classe. Mais, outre celles que nous avons dites, il y en eut d’autres, qui durent influencer aussi sa détermination.

En réalité, il ne se sentait pas en sûreté à Carthage : Théodose venait d’édicter contre les manichéens des peines très sévères. Non seulement il les condamnait à mort, mais il avait institué une véritable Inquisition, chargée spécialement d’espionner et de poursuivre ces hérétiques. Augustin jugea-t-il qu’il se cacherait mieux à Rome, où il était inconnu, que dans une ville où il s’était signalé par les excès de son prosélytisme ? En tout cas, son départ autorisa des calomnies, que, bien des années après, ses adversaires donatistes ne manquèrent point de ramasser, en les dénaturant. Ils l’accusèrent d’avoir fui devant la persécution : il se serait dérobé, disait-on, à une sentence prononcée contre lui par le proconsul Messianus. Augustin n’eut pas de peine à réfuter ces fausses allégations. Mais il semble résulter de tous ces faits qu’une prudence bien avisée lui conseillait de passer la mer au plus vite.

Il allait donc s’embarquer. Espérons que, malgré sa sublime insouciance des choses matérielles, il pourvut aux moyens d’existence de la femme et de l’enfant, qu’il laissait derrière lui. Son amie paraît s’être résignée, sans trop de scènes violentes, à cette absence qu’il disait momentanée. Il n’en fut pas de même de sa mère. L’idée seule de Rome, comme celle d’une autre Babylone, épouvantait cette Africaine austère. Quels dangers spirituels son fils n’allait-il pas y courir ! Elle aurait voulu le garder auprès d’elle, pour le ramener à la foi et aussi pour l’aimer : Augustin avait été son seul amour humain. Et puis il était sans doute le principal soutien de la veuve : que deviendrait-elle sans lui ?

Le fugitif dut ruser avec Monique pour mettre son projet à exécution. Elle ne le quittait plus, l’emprisonnait de ses bras, le conjurait, avec des larmes, de rester. Le soir de l’embarquement, elle le suivit sur le port, bien qu’Augustin, pour dépister ses soupçons, lui eût menti. Il prétendait qu’il allait accompagner jusqu’au bateau un ami qui partait. Monique, défiante, s’attachait à ses pas. La nuit tombait. Cependant, le navire, mouillé dans une petite anse, au Nord de la ville, ne bougeait pas. Les marins attendaient, pour mettre à la voile, que la brise se levât. Il faisait un temps humide et lourd comme d’habitude en Méditerranée, aux mois d’août et de septembre. Pas un souffle n’agitait l’air. Les heures passaient. Monique, accablée par la chaleur et la fatigue, défaillait. Alors Augustin, perfidement, lui conseilla d’aller passer la nuit dans une chapelle du voisinage, puisque le bateau, c’était certain, ne lèverait pas l’ancre avant l’aube. Elle se décida non sans peine à se reposer dans cette chapelle, une memoria consacrée à saint Cyprien, le grand martyr et le grand patron de Carthage.

Comme la plupart des sanctuaires africains de ce temps-là et des « marabouts » d’aujourd’hui, elle devait être entourée ou précédée d’une cour, avec un portique en arcades, où l’on pouvait se coucher. Monique s’assit par terre sous l’amas de ses voiles, au milieu des pauvres gens et des voyageurs qui, par cette soirée étouffante, étaient venus, comme elle, chercher un peu de fraicheur auprès des reliques du bienheureux Cyprien. Elle pria pour son enfant, offrant à Dieu « le sang de son cœur, » le suppliant de le lui conserver : car « beaucoup plus que d’autres mères, dit Augustin, elle aimait à me voir auprès d’elle. » Et, en véritable fille d’Eve, « elle redemandait avec douleur ce fils qu’elle avait enfanté dans la douleur. » Elle pria longtemps, puis, à bout d’émotions, elle s’endormit. Sans le savoir, le portier de la chapelle veilla, durant cette nuit, non pas seulement la mère du rhéteur Augustin, mais l’aïeule d’une innombrable lignée d’âmes : cette humble femme qui sommeillait là, par terre, sur les dalles d’une cour, portait dans son cœur toute la tendresse des mères futures.

Tandis qu’elle dormait, Augustin, furtivement, était monté sur le navire. Le silence et la magnificence nocturnes l’oppressaient. Parfois, le cri des hommes d’équipage prenait un accent étrange dans cette immensité miroitante. Le golfe de Carthage resplendissait au loin, sous l’embrasement des constellations, sous le ruissellement d’une voie lactée toute blanche comme les fleurs d’un immense jardin céleste. Mais Augustin avait le cœur lourd, plus lourd que l’air appesanti par la canicule et l’humidité marine, — lourd du mensonge et de la cruauté qu’il venait de commettre : il voyait déjà le réveil et la détresse de sa mère. Sa conscience était trouble, bouleversée de remords et de mauvais pressentimens. Cependant ses amis essayaient de l’égayer, l’exhortaient au courage et à l’espérance. Marcianus, en l’embrassant, lui cita un vers de Térence :

« Ce jour, qui t’apporte une vie nouvelle, réclame, en toi, un homme nouveau. »

Augustin souriait tristement. Enfin, on partit. Le vent s’était levé, le vent du grand voyage, qui l’emportait vers l’inconnu... Tout à coup, au souffle du large, il tressaillit. Sa force et sa confiance rebondirent. Partir ! Quelle ivresse pour tous ceux qui ne peuvent pas s’attacher à un coin de terre, qui se savent instinctivement d’ailleurs, qui passent toujours « en étrangers et en pèlerins, » et qui s’en vont avec allégresse, comme s’ils rejetaient un fardeau derrière eux. Augustin était de ceux-là, — de ceux qui, parmi les plus beaux enchantemens de la Route, ne cessent jamais de songer au Retour. Mais il ignorait où Dieu allait le conduire. Marcianus avait raison : une vie nouvelle commençait vraiment pour lui, mais ce n’était point celle qu’ils espéraient l’un et l’autre.

Celui qui partait en rhéteur, pour vendre des paroles, allait revenir en apôtre, pour conquérir des âmes.


LOUIS BERTRAND.

  1. Copyright by Louis Bertrand, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er avril.