Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 124-127).


XIV

Voyage dans le chariot couvert.


Je réveillai mes compagnons, non sans peine. Le pauvre vieux colonel restait plongé dans une sorte de rêve continu, où il paraissait ne rien entendre ni voir de ce qui se passait à l’entour ; le major était encore ivre. Nous bûmes plusieurs tasses de thé auprès du feu, et puis nous nous glissâmes, comme des criminels, dans le froid malfaisant de la nuit. Car le temps avait décidément changé ; et à la pluie avait succédé une terrible gelée. La lune nouvelle s’était levée déjà quand nous sortîmes ; de toutes parts elle étincelait et se reflétait sur des milliers de petits glaçons. On aurait eu peine à concevoir une nuit moins engageante pour un voyage. Mais au cours de l’après-midi les chevaux avaient eu le temps de se reposer, et le cocher se faisait fort de nous conduire sans mésaventure. Cet homme, qui se nommait King, valait d’ailleurs mieux que sa mine. Il avait surtout une sagacité remarquable pour tout ce qui concernait le soin des chevaux ; et le fait est que je ne me rappelle pas l’avoir trouvé en faute une seule fois pendant les journées où, par petites étapes, il nous a traînés à travers les campagnes anglaises.

L’intérieur de l’engin de torture où nous étions installés était garni de deux bancs qui en remplissaient presque tout l’espace. La porte se referma sur nous, nous eûmes l’impression de faire un plongeon dans les ténèbres, et nous sentîmes que les chevaux nous emportaient hors de la cour. Le cocher faisait tout son possible pour éviter les secousses trop fortes ; mais comme la voiture manquait de ressorts et comme force nous était de prendre toujours des chemins de traverse, nous étions si affreusement brisés, sur nos bancs, que nous arrivions à chaque étape nouvelle dans un état tout à fait lamentable. Souvent, en sortant du chariot, la fatigue nous empêchait de manger ; nous nous couchions aussitôt, parfois dans la voiture même, et ne nous réveillions qu’au premier choc des roues se remettant en marche. Nous eûmes quelques accidents, que nous saluâmes comme d’agréables diversions. Tantôt la voiture versait : nous descendions et prêtions au cocher l’aide de nos bras. Tantôt, comme le matin où j’avais rencontré l’équipage, les chevaux anéantis refusaient d’avancer. Souvent nous marchions à côté du chariot pendant une grande partie de la nuit, jusqu’à ce que les premiers rayons de l’aube, ou encore l’approche d’un hameau, nous fissent disparaître comme des revenants.

Je continuais à chérir le colonel autant que je le vénérais. J’avais l’occasion de le voir dans les moments critiques où nous souffrions le plus de la faim et du froid ; il se mourait, le savait, et cependant je ne me rappelle pas qu’un seul mot impatient ou dur soit tombé de ses lèvres. Toujours, au contraire, il se montrait préoccupé de nous faire plaisir ; et, même quand il radotait dans sa fièvre, il radotait gentiment, noblement, comme un vieux héros loyal jusqu’au bout. Vingt fois il s’éveilla brusquement d’une léthargie pour nous raconter de nouveau, comme si nous ne la connaissions pas encore, l’histoire de la façon dont il avait gagné sa croix et dont il l’avait reçue de la main de l’empereur. Il avait encore une autre anecdote qu’il nous répétait volontiers et qui contrastait de la manière la plus piquante avec les observations pessimistes du major sur la race anglaise. Le colonel, lui, ne se fatiguait pas de nous louer les braves gens « chez qui il logeait ». Il avait en vérité une âme si simple et si bonne que les attentions les plus communes suffisaient à le toucher ; mais, de mille petits traits de son récit, je pus conclure que la famille dont il nous parlait avait été réellement pleine d’affection pour lui. Le fils et la fille de la maison lui allumaient son feu de leurs propres mains ; et quand il recevait des lettres de France, il les lisait tout haut, dans le salon, à la famille réunie, les traduisant à mesure dans un étrange jargon franco-anglais qu’il s’était composé. Ces braves gens l’avaient aidé dans sa fuite ; le manteau de camelot avait été cousu expressément pour lui ; et il portait dans sa poche une lettre de la fille de ses hôtes pour sa propre fille.

J’avais plaisir à penser qu’il avait trouvé ces bons amis dans sa captivité. Mais, hélas ! de jour en jour je perdais davantage l’espoir qu’il vécût assez longtemps pour arriver jusqu’au chevet de sa fille, par amour de laquelle il avait rompu sa parole d’honneur : les difficultés du voyage, la fatigue, le froid, tout cela achevait de le tuer. Je faisais pour lui tout ce qui était en mon pouvoir : je l’aidais à manger, je le couvrais, je veillais sur son sommeil, je le soutenais de mon bras dans les marches à pied. « Champdivers, me dit-il un jour, vous êtes comme un fils pour moi, comme un fils ! » Et le souvenir de cette parole me fait du bien aujourd’hui, quoique, sur le moment, j’en aie été navré. Mais tous les soins étaient inutiles. Si vite que nous voyagions vers la France, il voyageait plus vite encore vers une autre destination. Chaque jour il devenait plus faible et plus indifférent. Un vieil accent rustique de sa Gascogne reparaissait dans son discours, avec des mots de patois que nous étions parfois en peine de comprendre.

Le dernier jour, il recommença son éternelle histoire de la croix de l’empereur. Le major, qu’un rhume persistant rendait particulièrement grognon, fit un geste d’impatience, comme pour protester. « Pardonnez-moi, monsieur le commandant, dit le colonel, mais c’est pour monsieur ! Monsieur n’a pas encore entendu cette histoire, et il a la bonté de s’y intéresser ! » Mais aussitôt après il perdit le fil du récit. « Je ne sais pas ce que j’ai, dit-il, je m’embrouille ! » Et il reprit : « Enfin suffit : c’est l’empereur qui me l’a donnée, et puis que Berthe en a été bien contente ! » Ce résumé d’un long récit me frappa comme la chute du rideau, ou plutôt comme la clôture des portes du tombeau.

Le fait est que, peu d’instants plus tard, il tomba dans un doux sommeil d’enfant, qui se changea insensiblement en un sommeil de mort. Je le tenais dans mon bras, à cet instant, et je ne remarquai rien, si ce n’est un petit mouvement qu’il fit comme pour se tourner. Tant fut légère la fin de cette pauvre vie ! Ce ne fut qu’à la halte du soir que le major et moi découvrîmes que nous ne voyagions plus qu’avec son cadavre. Cette nuit-là, nous volâmes une bêche dans un champ ; et, un peu plus loin, dans un bois de jeunes chênes, pendant que King nous éclairait de sa lanterne, nous enterrâmes le vieux soldat de l’empire, avec des prières et des larmes.

Quant au major, il y a longtemps que j’ai achevé de lui pardonner. Ce fut lui qui se chargea de porter la triste nouvelle à la fille de notre vieil ami : j’ai su depuis qu’il l’avait fait avec beaucoup de bonté. Je crains bien que, s’il est resté tel que je l’ai connu, il n’ait un jour à passer par le purgatoire. Mais je suis certain qu’il y restera peu de temps ; et, comme je n’ai point grand éloge à faire de lui dans ce monde, je préfère supprimer son nom de mes souvenirs. Je supprime aussi le nom du colonel, à cause de sa parole rompue. Requiescat !