SACS ET PARCHEMINS.

SIXIÈME PARTIE.[1]


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XV.


La prophétie de Jolibois s’était accomplie ; la république était proclamée. Les décrets du gouvernement provisoire tombaient dru comme grêle : deux grêlons de cette giboulée atteignirent l’hôtel Levrault, l’abolition des titres et l’abolition de la pairie.

Ce fut pour Gaston un rude coup. Le jeune marquis avait cru s’acquitter envers sa femme en la faisant marquise ; il était maintenant vis-à-vis d’elle dans la position d’un débiteur insolvable en face d’un créancier toujours présent. Sans doute le décret qui abolissait les titres n’avait à ses yeux aucune valeur, il savait bien qu’un trait de plume ne suffit pas à rayer le passé, il avait bien la conscience d’être aujourd’hui ce qu’il était hier ; mais il connaissait la puérile vanité de Laure, et regrettait ce hochet donné en échange de la richesse et si tôt brisé. Laure, en effet, n’avait pas pris gaiement la chose. Elle n’avait épousé Gaston que pour avoir un titre ; elle avait troqué ses écus contre une couronne de marquise ; sa couronne brisée, son titre déchiré, elle avait fait un marché de dupe. Elle eût rougi de se plaindre ; quel reproche lui adresser ? Pouvait-elle lui faire un tort des événemens accomplis ? Cependant Gaston devinait trop bien ce qui se passait en elle.

En lisant le décret qui abolissait la pairie, M. Levrault se crut dépouillé. Il s’enferma tout un jour pour mesurer à loisir la profondeur de l’abîme où venaient de s’engloutir ses espérances. Il contemplait avec tristesse ces armoiries, fruit de tant de laborieuses méditations, que devait surmonter une couronne de comte, ce Mirabeau qui devait lui enseigner l’éloquence, et surtout, ô douleur ! ce magnifique habit brodé, qui devait figurer dans les quadrilles des Tuileries. Plus de titre, plus de cour, plus de chambre haute : son gendre lui avait fait banqueroute.

La marquise se réveillait chaque matin encore plus exaspérée que la veille ; elle pestait contre le monde entier et parlait de partir pour Frohsdorf ou d’aller soulever la Vendée. Son premier mouvement avait été de s’enfuir à La Rochelandier ; mais Gaston l’avait retenue. Il ne partageait pas les folles terreurs de sa mère, et pensait que la place d’un homme de cœur était à Paris, sur la brèche, au milieu du danger.

On peut se faire aisément une idée de l’intimité de ces quatre personnages réunis sous le même toit. C’était chaque jour, une nouvelle discussion, c’est-à-dire une nouvelle querelle. M. Levrault avait fermé sa porte à tous les visiteurs dont le nom aurait pu le compromettre. Il avait repris possession de son hôtel, et se vengeait de sa déconvenue sur la marquise et sur Gaston. Il vantait, il exaltait devant eux, il célébrait comme des chefs-d’œuvre de bon sens et de justice les décrets qui l’avaient frappé lui-même si cruellement. 11 traitait les titres d’oripeaux, de vieux galons bons à mettre au creuset. Le soir, il se promenait dans son salon en fredonnant la Marseillaise. Lui qui naguère avait toujours la bouche pleine de princes, de ducs et de marquis, ne reconnaissait plus qu’un seul titre, celui de citoyen. Chaque soir, ils se quittaient après un échange de paroles amères, et pourtant un sentiment de commune inquiétude les réunissait le lendemain.

Le blessé recueilli par M. Levrault, loin de le rassurer par sa présence, n’était pour lui qu’un nouveau sujet d’effroi, gardait une attitude hostile, et n’attendait que le moment de sa guérison pour quitter l’hôtel. Vainement M. Levrault, qui voulait faire de lui son sauveur, avait essayé de l’apprivoiser ; Solon Marche-Toujours (c’était le nom et le sobriquet du héros) avait repoussé toutes ses avances. La marquise et son fils avaient toujours refusé de rendre visite à Solon. Mme de La Rochelandier, malgré sa frayeur, n’avait pu se résigner à cet acte de condescendance, et Gaston, qui, dans toute autre circonstance, n’eût pas dédaigné de lui serrer la main, aurait rougi de s’associer, par une telle démarche, à la couardise de son beau-père. Les amis du blessé, que M. Levrault avait reçus chez lui comme un surcroît de garantie.

n’étaient eux-mêmes qu’une cause de trouble et de désordre. Ils mangeaient bien, buvaient mieux encore, entraient, sortaient à toute heure, et remplissaient la maison de leurs cris. Gaston, indigné, avait parlé de les chasser ; mais M. Levrault avait déclaré énergiquement qu’il n’y consentirait jamais. Un jour, au lever du soleil, tout l’hôtel fut réveillé en sursaut par des coups de fusil : les amis de Solon venaient de planter dans la cour un arbre de la liberté orné de rubans et surmonté d’un drapeau tricolore dont la hampe était coiffée d’un bonnet rouge. M. Levrault, tout en frissonnant, descendit pour trinquer avec eux.

De plus en plus épouvanté, il employait ses journées à rôder sur les places publiques, dans les rues, dans les carrefours, se mêlant aux groupes, écoutant d’une oreille avide les orateurs en plein vent. Il avait oublié les Tuileries pour l’Hôtel-de-Ville ; un invincible aimant le ramenait vers le quartier-général de la révolution. Chaque fois qu’un membre du nouveau gouvernement se montrait au balcon pour haranguer la foule, c’était M. Levrault qui donnait le signal des applaudissemens. Au bout de quelques jours, son enthousiasme bruyant, infatigable, les poignées de mains qu’il prodiguait aux ouvriers, lui avaient acquis une sorte de popularité. Dès qu’il paraissait, il entendait murmurer le nom de Guillaume Levrault. Ses gros souliers ferrés, ses bas chinés, son pantalon de velours à côtes, son gilet de drap rouge, son habit bleu à boutons de métal, lui donnaient l’aspect d’un contremaître endimanché et le désignaient à l’attention. Il ne passait jamais devant un tronc destiné aux blessés sans y jeter une poignée de gros sous. Son langage exalté, tout en lui conciliant les sympathies de son auditoire, lui causait à lui-même une sourde frayeur. Ses paroles, répétées à l’envi comme par un écho complaisant, lui semblaient autant de menaces. Après avoir déclamé contre les nobles, contre les mauvais riches, contre l’égoïsme des grands et l’exploitation de l’homme par l’homme, il rentrait chez lui le cœur plein d’effroi. Et pourtant il retournait le lendemain se mêler aux scènes, aux délibérations de la rue. Peu à peu son ambition, qu’on devait croire ensevelie sous les ruines de la monarchie, releva la tête et changea de but. Plus de royauté, plus de pairie : malheur aux vaincus ! Pourquoi Guillaume Levrault ne prendrait-il pas sa part des fruits de la victoire ?

Agité par des rêves confus, il se promenait un jour sur le boulevard. En passant au coin de la rue des Capucines, il se trouva nez à nez avec le vicomte Gaspard de Montflanquin, que l’abolition de la contrainte par corps avait rendu à la liberté. Le vicomte, radieux, aborda M. Levrault comme un protecteur aborderait son client. Son visage respirait l’orgueil et le contentement.

— Eh bien ! mon cher monsieur Levrault, que devenez-vous ? que faites-vous ? Ce qui arrive n’est pas précisément ce que vous attendiez. Si le comte de Chambord revient en France, vous pouvez prétendre à tout, grâce à votre gendre ; il est vrai que les dés ne sont pas aujourd’hui pour le comte de Chambord. Est-ce que vous boudez la république ? Pour moi, je n’ai pas à m’en plaindre ; elle m’a rendu justice. Je suis heureux de vous rencontrer pour vous faire mes adieux. Je pars demain ; je suis nommé consul-général dans l’Océanie.

— Consul-général ! s’écria M. Levrault ; quel titre avez-vous fait valoir pour obtenir ce poste important ?

— Le premier de tous les titres : détenu politique. Je gémissais dans les cachots de la monarchie, quand l’heure de la délivrance a sonné. La république me devait une éclatante réparation, et je l’ai obtenue : ma nomination a été signée hier au soir. Vous pensez bien que je ne compte pas m’en tenir là. L’Océanie n’est pour moi qu’un marchepied… Mais je vous quitte, mon cher monsieur Levrault ; je pars demain, et j’ai tant d’affaires à régler ! Si votre alliance avec les La Rochelandier vous attirait quelque méchante affaire, comme il est permis de le prévoir, n’oubliez pas que vous trouverez toujours en Océanie, au consulat-général, un asile assuré.

Cela dit, le vicomte Gaspard de Montflanquin fit une pirouette et s’éloigna d’un pas rapide. M. Levrault demeura cloué à sa place par l’étonnement. Consterné, humilié, il reprit à pas lents le chemin de son hôtel. Comme il passait devant la rue de Grenelle, il fut salué par maître Jolibois.

— Parbleu ! s’écria Jolibois en lui frappant sur l’épaule, je suis enchanté de vous rencontrer, j’ai un avis à vous donner. Dites aux La Rochelandier, s’ils retournent dans leur pigeonnier de Bretagne, de bien se tenir, de veiller sur leur conduite, car je suis décidé à ne rien leur pardonner, moi, Étienne Jolibois, commissaire-général de la république dans les départemens de l’Ouest. Tous les petits hobereaux qui voudront réveiller la chouannerie trouveront à qui parler, j’en réponds.

— Commissaire-général de la république ! s’écria M. Levrault avec stupeur ; c’est-à-dire, mon cher Jolibois, que vous voilà d’emblée quelque chose comme préfet ?

— Moi, préfet ? Allons donc ! Dictateur, mon cher, ni plus ni moins. Mes pouvoirs sont illimités ; je ne relève que de ma conscience. À mon arrivée, toutes les autorités sont suspendues. Les provinces que la république me confie n’ont d’autres lois que ma seule volonté. L’armée, la magistrature, sont à ma disposition. Si votre attitude, si votre langage me paraissent dangereux, s’il vous échappe une parole injurieuse pour la démocratie, d’un trait de plume, d’un signe de tête, je puis vous envoyer en prison, vous et votre gendre. Je suis la loi vivante, les tribunaux n’ont rien à voir dans ce que j’ai une fois résolu. Ainsi, je vous le répète, mon cher monsieur Levrault, vous et les vôtres, tenez-vous bien. Vous connaissez depuis long-temps mes principes inflexibles ; malgré l’amitié qui nous unit, je ne trahirai pas mon devoir.

— Vos principes sont les miens, Jolibois. Les dernières fautes de la monarchie ont achevé de dessiller mes yeux. Que vous êtes heureux de servir la république ! Quelle gloire pour vous ! combien je vous porte envie !

— Il vous fallait pour gendre un marquis ; vous n’avez pas voulu d’un patriote éprouvé. Vous recueillez ce que vous avez semé. Ne vous plaignez pas ; réjouissez-vous plutôt d’avoir encore la tête sur les épaules. Le peuple est généreux, mais il a ses mauvais quarts d’heure ; n’abusez pas de sa patience. Au reste, mon cher monsieur Levrault, vous avez en moi un ami dévoué. Je pars dans deux jours ; si je puis vous être bon à quelque chose, venez me voir, voici mon adresse.

Là-dessus, Jolibois prit congé, et M. Levrault regagna son hôtel, le cœur navré, l’esprit en proie à d’amères réflexions. Les deux gendres qu’il avait refusés étaient nantis ; le gendre qu’il avait choisi, loin de pouvoir servir son ambition, n’était pour lui qu’un obstacle. Le soir venu, en présence de la marquise, de Gaston et de Laure, il exhala librement sa mauvaise humeur.

— Eh bien ! disait-il en se promenant dans son salon comme un ours mal léché, ce Gaspard de Montflanquin, que vous traitiez comme un homme de rien, je l’ai rencontré aujourd’hui ; le voilà en passe d’arriver à tout. Dans un an, peut-être, nous le verrons ambassadeur à Londres ou à Vienne. Pour son début, il est nommé consul-général de France en Océanie. Et Jolibois, que vous traitiez de sans-culotte, Jolibois, à qui j’ai fermé ma porte par une lâche condescendance, Jolibois est commissaire-général de la république dans l’Ouest. C’est un franc patriote ; je le savais bien, et je l’aimais. Vous m’avez brouillé avec lui, et maintenant, si nous retournons en Bretagne, notre liberté, notre vie, sont à sa merci. Ses pouvoirs sont illimités, son autorité absolue. Il dispose en dictateur de l’armée, de la magistrature ; il est la loi vivante.

— Vraiment, répliqua la marquise, si le vicomte de Montflanquin est nommé consul-général, le gouvernement nouveau a fait là un beau choix : qu’il reçoive mes sincères complimens.

— Que le choix soit bon ou mauvais, le citoyen Monflanquin n’en est pas moins consul-général ; cela vaut encore mieux que de se croiser les bras.

— Vous vous trompez, monsieur, reprit Gaston. Il vaut mieux se croiser les bras que de se ruer à la curée des places ; mieux vaut garder sa loyauté en se condamnant à l’inaction que d’acheter, au prix d’une lâcheté, le droit de jouer un rôle. D’ailleurs, chacun de nous, dans le temps où nous vivons, n’a-t-il pas son devoir tracé ? Pour servir la France, il n’est pas besoin de se donner à la république.

— Mon gendre, répliqua vertement M. Levrault, la république et la France ne sont qu’une seule et même chose.

— Sachez, monsieur, dit la marquise avec hauteur, que la France de saint Louis n’est pas celle de Robespierre.

— Je respecte vos préjugés, madame, répondit M. Levrault d’un ton de pitié généreuse ; mais, grâce à Dieu, je ne les partage pas.

Voyant la querelle engagée, Gaston, comme à l’ordinaire, prit le parti de se retirer. Débarrassés de sa présence, la marquise et M. Levrault donnèrent un libre cours à leurs récriminations. Laure essaya vainement de les apaiser. La querelle s’envenimait de plus en plus. Après avoir épuisé l’épigramme, ils allaient en venir aux invectives, quand une bande armée passa devant l’hôtel. La lueur des torches éclairait la cour. Trente voix entonnaient la Marseillaise. La marquise et M. Levrault pâlirent, se regardèrent avec effroi et se turent : la peur les avait mis d’accord.

Avant de rentrer dans son appartement, M. Levrault voulut rendre visite à Solon, qu’il n’avait pas vu de la journée. Il trouva le blessé au coin du feu, les pieds sur les chenets, fumant sa pipe.

— Eh bien ! mon ami, demanda-t-il d’une voix affectueuse, comment vous trouvez-vous ce soir ? Avez-vous bien tout ce qu’il vous faut ? Commencez-vous à vous acclimater sous le toit de Guillaume Levrault ?

— Dans quelques jours, je l’espère, je serai tout-à-fait guéri, répondit Solon d’un ton bourru, et je quitterai votre maison, qui n’est pas faite pour moi. Les soins ne m’ont pas manqué ; mais Solon ne doit pas dormir sous le même toit qu’un marquis.

— Il n’y a plus de marquis, vous le savez bien, mon ami. Les grands patriotes réunis à l’Hôtel-de-Ville ont jeté au feu tous les parchemins. Et d’ailleurs, à quoi bon vous inquiéter de mon gendre ? N’êtes-vous pas chez moi, chez Guillaume Levrault, tisseur de laine, ouvrier comme vous ?

— Pour un ouvrier, vous n’êtes pas mal logé. Il paraît que vous faisiez de fameuses journées, et que votre patron vous donnait une fière part dans ses bénéfices. Est-ce avec votre livret de la caisse d’épargne que vous avez acheté cet hôtel ? Allez, ce n’est pas Solon qu’on endort avec de pareils contes. Je sais bien chez qui je suis. Vous êtes un bourgeois et votre gendre un aristocrate. Dès que ma blessure sera fermée, j’irai retrouver mes frères. Ma place n’est pas ici. Je hais la richesse, mais je ne suis pas ingrat ; pour vous prouver ma reconnaissance, j’oublierai le chemin de votre hôtel. Mes camarades ne restent chez vous que pour me tenir compagnie ; nous partirons tous ensemble.

— Partir, mon ami ! Et pourquoi ? Que vous manque-t-il ? N’êtes-vous pas chez moi comme chez vous ? N’êtes-vous pas ici chez un frère ?

— Croyez-vous donc que je sois sourd et aveugle ? Croyez-vous que je ne voie pas ce qui se passe autour de moi, que je n’entende pas ce qui se dit ? Est-ce que votre fille, votre gendre et sa mère me prennent pour un frère ? Ils attendent mon départ avec impatience, j’en suis sûr. Ils n’auront pas autant de plaisir à me voir partir que moi à les quitter.

M. Levrault redoublait en pure perte ses protestations de dévouement, Solon ne répondait que par un sourd grognement, et lui envoyait en plein visage des bouffées de fumée. Dans la crainte de passer pour un aristocrate, M. Levrault avait d’abord fait bonne contenance ; mais bientôt, enveloppé d’un nuage, saisi d’une toux convulsive, il fut obligé de battre en retraite.

Une fois seul, il repassa dans sa mémoire toutes les impressions de la journée. Solon, qui devait le protéger, le sauver, l’effrayait de plus en plus par l’amertume de son langage. Un rêve affreux vint mettre le comble aux angoisses de M. Levrault. Une bande furieuse envahissait l’hôtel, la torche à la main, et Solon, au lieu de repousser les assaillans, les guidait lui-même à travers les appartemens, les animait au pillage, prenait sa part du butin, et mettait le feu aux quatre coins de la maison. Laure et la marquise, échevelées, franchissaient les escaliers en flamme ; Gaston les précédait, armé jusqu’aux dents. Tout à coup l’arbre de la liberté planté au milieu de la cour se transformait en un gibet de proportions gigantesques ; le drapeau qui le couronnait se détachait et laissait voir Solon armé d’une corde. Déjà la marquise, Laure et Gaston étaient lancés dans l’éternité, et les pillards dansaient autour de la potence comme une ronde de cannibales. Le tour de M. Levrault était venu. Solon lui passait au cou le nœud coulant. À ce moment suprême, M. Levrault se réveilla en sursaut, baigné d’une sueur glacée. Il porta la main à son cou, et rendit grâce à Dieu de se trouver sain et sauf dans son lit. Pourtant sa frayeur n’était pas encore calmée. Il se leva, prit une bougie, parcourut l’hôtel, ouvrit une fenêtre sur la cour, prêta l’oreille, et ne regagna sa chambre qu’après s’être assuré que tout était tranquille. Que voulait dire ce rêve ? N’était-ce pas un avertissement céleste ? M. Levrault n’essaya pas de se rendormir ; il se mit à réfléchir sur sa destinée. Que faire pour sauver sa fortune, pour sauver sa vie ? La rencontre de Montflanquin et de Jolibois avait déjà surexcité son ambition ; la peur lui montra dans l’ambition son unique moyen de salut. Il n’y avait pas deux partis à prendre : il fallait absolument servir la république à la face du soleil. Il se rappela les offres de service que lui avait faites Jolibois, et résolut d’aller le trouver au point du jour.

Le jour se levait à peine que déjà M. Levrault était sur pied. En entrant chez Jolibois, il trouva l’antichambre et le salon peuplés de solliciteurs. Un valet vint lui demander son nom ; après une heure d’attente, il fut enfin admis dans le cabinet de maître Jolibois.

— Mon cher monsieur Levrault, lui dit le commissaire-général, mes momens sont comptés. Allons au fait ; dites-moi en deux mots ce que vous désirez.

— J’ai songé toute la nuit à notre conversation d’hier. Je suis décidé à servir la république, et je viens vous prier de parler pour moi. Je n’ai rien demandé sous le gouvernement déchu ; j’étais loin d’approuver sans réserve sa politique. Si vous n’êtes pas mon gendre, c’est que ma fille ne l’a pas voulu. J’aurais été heureux et fier de vous nommer mon fils. Je retrouvais en vous mon cher Timoléon. Votre foi politique est la mienne ; la république a toutes mes sympathies, elle répond à toutes mes espérances. Mon bonheur sera de lui dévouer ma fortune et ma vie.

— Vous avez là, mon cher monsieur Levrault, d’excellens sentimens ; mais quels sont vos titres pour entrer au service de la république ? Voyons : avez-vous été en prison ? avez-vous conspiré ? étiez-vous lié d’amitié avec les sergens de La Rochelle ? avez-vous combattu au cloître Saint-Merry ? avez-vous juré sur un poignard la mort de tous les rois ?

M. Levrault demeura abasourdi sous cette avalanche de questions.

— Vous comprenez, poursuivit maître Jolibois, qui jouissait de son embarras, que la république, avant de vous confier le soin de ses intérêts, doit exiger de vous des garanties. Avez-vous souffert pour notre sainte cause ?

— Hélas ! répondit M. Levrault d’un ton consterné, je n’ai jamais souffert ni combattu pour la république, mais je suis résolu à la servir.

— Je sais quelle a été votre conduite depuis la chute du tyran. Vous avez recueilli chez vous un blessé, vous l’avez soigné ; c’est bien, mais ce n’est pas assez. Je n’ai pas vu votre nom sur la liste des dons patriotiques. Est-ce que par hasard vous n’auriez pas souscrit pour les blessés de février ?

— Pas encore, balbutia M. Levrault avec confusion.

— Si vous voulez, mon cher monsieur Levrault, que je parle pour vous, il faut absolument que votre nom figure demain dans le Moniteur, qu’il figure au premier rang sur la liste des dons patriotiques et dans la souscription pour les blessés de février. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, ne l’oubliez pas. Vous habitez le faubourg Saint-Germain, vous êtes allié aux La Rochelandier, vous vous êtes enrichi de la sueur de vos commis. Vous sentez qu’il est temps de rendre au peuple une part de ce que vous lui avez pris.

— Je n’ai rien pris au peuple, répondit M. Levrault ; mais, pour le soulager, je ne reculerai devant aucun sacrifice.

— Écoutez, continua maître Jolibois avec un accent paternel ; M. de Rothschild a souscrit pour dix mille francs : c’est un étranger, et il n’était que baron.

— Mais, moi, je ne suis rien, reprit M. Levrault avec orgueil ; j’ai toujours méprisé les titres.

— Et votre gendre, n’était-il pas marquis ? Je vous le répète, mon cher monsieur Levrault, vous avez beaucoup à vous faire pardonner. Portez à l’Élysée votre vaisselle plate, souscrivez généreusement pour les martyrs de la liberté, et venez me voir demain ; vous pouvez compter sur moi. Le gouvernement provisoire n’a rien à me refuser. J’obtiendrai pour vous, à votre choix, un poste administratif ou diplomatique. Le visage de M. Levrault s’épanouit.

— Mon choix est fait d’avance, mon cher Jolibois. De tout temps je me suis senti né pour la diplomatie.

— Eh bien ! répondit Jolibois, vous serez servi à souhait.

Le même jour, M. Levrault portait à l’Élysée sa vaisselle plate et donnait vingt mille francs à la caisse des blessés de février ; le lendemain, cette double offrande était inscrite au Moniteur.

XVI.

M. Levrault allait donc enfin jouer un rôle ; la carrière politique s’ouvrait enfin devant lui. Ce n’était pas sans raison qu’il avait préféré la diplomatie à l’administration. Sans avoir une idée bien nette du droit des gens, il savait cependant que partout la personne d’un agent diplomatique est sacrée, et puis il espérait retrouver dans les cours étrangères l’occasion de porter son habit brodé. À l’heure indiquée, il se présentait chez maître Jolibois.

— Recevez mes complimens, dit maître Jolibois en lui tendant la main. J’ai lu ce matin votre nom dans le Moniteur ; vous vous êtes conduit en grand citoyen, en vrai patriote. La république ne sera pas ingrate, et saura vous récompenser dignement. J’ai vu hier soir le chef du cabinet des affaires étrangères ; il nous attend. Venez, ne perdons pas un instant. Le poste qu’il vous destine vous fera bien des envieux. Battons le fer tandis qu’il est chaud.

M. Levrault ne se possédait pas de joie et se confondait en remerciemens. Une heure après, maître Jolibois introduisait son client à l’hôtel des Capucines. Le cœur de M. Levrault battait à coups redoublés. À la vue de Jolibois, l’huissier de service ouvrit la porte d’un cabinet. Un homme de trente ans au plus, à l’œil fin, à la bouche railleuse, était assis devant un bureau chargé de papiers et de cartons.

— Mon cher ami, dit Jolibois, je vous amène le candidat dont je vous ai parlé hier soir.

— Soyez le bienvenu, monsieur, reprit l’interlocuteur de Jolibois se tournant vers M. Levrault ; soyez le bienvenu, et causons.

M. Levrault, dont la vue se troublait, dont les jambes flageolaient, tomba plutôt qu’il ne s’assit dans un fauteuil.

— Étienne m’a fait part de vos intentions. Depuis long-temps déjà votre nom m’est connu ; vous n’êtes pas pour moi un homme nouveau. L’oubli où vous avez langui jusqu’ici n’est pas une des moindres fautes du gouvernement déchu. Si la famille d’Orléans eût placé sa confiance en des hommes tels que vous, elle ne serait pas aujourd’hui à Claremont.

M. Levrault s’inclina et ne trouva pas un mot à répondre.

— Il est vraiment incroyable que la monarchie n’ait jamais fait un appel à vos talens. Le ministre m’a parlé de vous hier dans les termes les plus flatteurs.

— Je ne me plains pas de la monarchie, dit M. Levrault, dont la langue se déliait enfin. Elle ne m’a rien offert ; mais je n’aurais rien accepté d’elle. Inébranlable dans mes principes, fidèle à mes convictions, j’ai attendu patiemment l’heure de la réparation.

— Je vous l’avais bien dit, s’écria Jolibois, le citoyen Guillaume Levrault est un républicain éprouvé. Ce qu’il pense, ce qu’il veut aujourd’hui, il l’a toujours pensé, toujours voulu. Ce n’est pas une girouette qui tourne à tous les vents.

— Grâce à Dieu, la république n’est pas aveugle comme la monarchie, reprit le prétendu chef du cabinet. Citoyen Levrault, elle sait ce que vous valez et va vous donner aujourd’hui une preuve éclatante de confiance. Le corps diplomatique a besoin d’être renouvelé avec discernement. Chaque mission veut un homme spécial, et celle que la république vous destine semble faite exprès pour vous. J’avais d’abord songé à vous accréditer comme représentant du commerce français auprès des villes anséatiques ; mais le ministre, au premier mot que je lui en ai dit, a repoussé bien loin cette proposition. Une mission commerciale au citoyen Levrault ! s’est-il écrié, y pensez-vous ? Ce qu’il lui faut, c’est une ambassade.

— Vraiment, dit M. Levrault, le ministre a daigné vous parler de moi en de pareils termes ?

— Je vous rapporte fidèlement ses propres paroles. Oui, a-t-il continué, c’est une ambassade qu’il lui faut ; mais quelle ambassade lui donnerons-nous ? J’ai disposé hier de Londres et de Vienne. Saint-Pétersbourg et Berlin sont à moitié promis. Madrid a trop peu d’importance ; croyez-vous qu’il accepte l’ambassade de Constantinople ? J’hésitais à répondre, n’osant m’engager pour vous, quand le ministre a tranché la difficulté. J’ai son affaire, m’a-t-il dit en se frappant le front. Pour un esprit hors ligne comme le sien, je crée une mission exceptionnelle, une mission sans précédens. La France a reconquis les dépouilles de Napoléon ; elle doit à son honneur et à sa dignité de reconquérir les dépouilles de Charlemagne.

— Les dépouilles de Charlemagne ! interrompit Levrault ébahi.

— La France de février, m’a dit le ministre dont l’œil s’enflammait, ne renie pas le passé, ne s’effraie pas du souvenir des rois, et tient Charlemagne pour un galant homme. La Prusse, que nous avons tant de fois vaincue, garde encore à Aix-la-Chapelle la tête de Charlemagne, enchâssée dans l’or, comme une sainte relique, par Frédéric Barberousse. La France ne peut voir à ses portes un pareil trésor sans étendre la main pour le ressaisir. Un patriote éprouvé peut seul parler en son nom, revendiquer ses droits, et j’ai jeté les yeux sur le citoyen Guillaume Levrault.

— Ainsi, demanda M. Levrault, je rapporterai en France la tête de Charlemagne ?

— Oui, citoyen, j’ai cru pouvoir répondre de votre acceptation ; me suis-je trompé ?

— J’accepte avec reconnaissance, reprit M. Levrault en balbutiant.

— Je dois maintenant vous expliquer toute la gravité des fonctions qui vous sont confiées. Le ministre vous charge d’une tâche difficile ; mais, si vous l’accomplissez dignement, et, pour ma part, je n’en doute pas, votre nom est assuré de passer à la postérité la plus reculée. Les ambassades de Londres, de Vienne et de Saint-Pétersbourg ne peuvent, sous aucun rapport, se comparer à la mission que vous acceptez. Ce n’est pas ici une affaire ordinaire, ne vous y trompez pas. Réussissez, et la France reprend en Europe le rang qui lui appartient. Parlez fièrement le langage du droit, de la vérité ; forcez la Prusse à nous rendre la tête de Charlemagne, dans trois mois nous aurons reconquis nos frontières du Rhin, et la France reconnaissante vous saluera comme un libérateur, car vous aurez déchiré les traités de 1815. Ressaisir la tête de Charlemagne et la déposer sous le dôme des Invalides à côté de Napoléon, c’est dire à l’Europe que nous n’acceptons pas le partage qui s’est fait au congrès de Vienne, et, si nous consentons à ne pas réclamer toutes nos conquêtes, l’Europe devra nous savoir gré de notre modération.

— Ainsi, reprit M. Levrault en ouvrant de grands yeux, je déchirerai les traités de 1815 ! Mais si la Prusse me refuse la tête de Charlemagne ?

— Elle ne l’osera pas ; vous parlerez au nom de la France. Le cabinet de Berlin verra derrière vous cent mille baïonnettes, et votre voix sera écoutée. Votre mission est d’autant plus glorieuse, qu’elle n’est pas sans danger ; peut-être aurez-vous le sort des envoyés français à Rastadt.

— Quel sort ? demanda M. Levrault.

— Si l’on osait porter la main sur vous, attenter à votre vie, soyez tranquille, la France vous vengerait.

— Quel a donc été le sort des envoyés français à Rastadt ?

— Ils ont été lâchement assassinés.

— Assassinés ! s’écria M. Levrault.

— Reculeriez-vous devant le danger ?

— Jamais ! s’écria M. Levrault tremblant de tous ses membres.

— Je réponds de lui, ajouta Jolibois. S’il a pâli en vous écoutant, c’est d’indignation, non de crainte. Ce tragique souvenir ne saurait l’ébranler.

— Quand partirai-je ? reprit M. Levrault d’une voix où se trahissait toute sa terreur.

— Quand vous lirez votre nomination dans le Moniteur, venez chercher vos lettres de créance, et vous partirez sur-le-champ. Je vous recommande la discrétion la plus absolue. Ne parlez à personne de votre mission. Il faut que votre départ pour Berlin prenne au dépourvu toutes les chancelleries d’Europe.

— Eh bien ! dit Jolibois à M. Levrault en arrivant sur le boulevard, vous avez maintenant le pied dans l’étrier ; c’est à vous d’aller en avant. Quelle magnifique carrière s’ouvre devant vous ! Si vous échappez au sort des envoyés français à Rastadt, peut-être à votre retour vous confiera-t-on le portefeuille des affaires étrangères.

M. Levrault ne répondait pas. Jolibois continua :

— Vous pouvez facilement mettre votre vie en sûreté. Munissez-vous d’une bonne cotte de mailles à l’épreuve de la balle et du poignard, cachez-la sous votre costume diplomatique, et vous défierez hardiment tous les complots.

— J’avoue, dit enfin M. Levrault avec mélancolie, que j’aurais mieux aimé représenter le commerce français auprès des villes anséatiques.

— Parlez-vous sérieusement ? demanda Jolibois d’un ton sévère. La république, en mère généreuse, vous offre l’occasion de la servir au péril de vos jours, et vous hésitez ! Me serais-je trompé sur votre compte ? N’êtes-vous pas un cœur intrépide, une ame républicaine ? Me suis-je trop avancé en parlant de vous ? J’ai répondu de Guillaume Levrault comme de moi-même. Aurai-je donc à rougir de mon amitié pour vous ? Regrettez-vous la parole que vous avez donnée ? Il est temps encore de la retirer ; mais, songez-y bien, si vous ne partez pas, je ne réponds plus ni de votre fortune ni de votre vie.

— Je partirai, répliqua M. Levrault, vous n’aurez pas à rougir de moi. Seulement, je croyais, je m’étais laissé dire que partout la personne d’un agent diplomatique est sacrée ; j’ignorais le sort des envoyés français de Rastadt.

— Mon bon ami, reprit Jolibois, la diplomatie républicaine n’est pas, comme la diplomatie monarchique, une vie de plaisirs, de causeries, d’oisiveté ; c’est une lutte aussi active, aussi périlleuse que la vie militaire ; ne le saviez-vous pas ?

— Je partirai, répondit M. Levrault avec la résignation d’une victime qui marche au supplice.

— À propos, reprit Jolibois, avez-vous songé à votre costume ? Le temps presse ; demain peut-être votre nomination paraîtra au Moniteur. Vous connaissez le costume des agens diplomatiques de la France régénérée ?

— Mon Dieu ! non.

— Pantalon collant, bottes à revers, gilet blanc à la Robespierre, habit bleu à basques flottantes, et, sur la poitrine, le triple symbole de la république, le bonnet phrygien, le niveau, deux mains qui s’étreignent : liberté, égalité, fraternité. Quant à la cotte de mailles, venez avec moi ; vous aurez pour cent écus celle que portait François 1er à la bataille de Pavie.

Une demi-heure après, ils entraient dans un magasin du quai Malaquais. M. Levrault donnait cent écus sans marchander, et emportait sous son bras une cotte de mailles milanaise.

— Avec cette chemise, dit Jolibois quand ils eurent fait quelques pas sur le quai, vous pouvez dormir sur les deux oreilles ; à moins que les sicaires de la tyrannie ne vous frappent à la tête, vous n’avez rien à redouter.

En achevant ces mots, il serra la main de son compagnon et le laissa plus mort que vif, avec sa cotte de mailles sous le bras. Est-il besoin d’ajouter que la mission donnée à M. Levrault n’était qu’un joyeux tour de basoche ? Plût à Dieu que cette mystification eût été la seule bouffonnerie de ce temps-là !


XVII.

L’ambition de M. Levrault était satisfaite, il allait représenter la France dans une occasion solennelle ; mais sa terreur était au comble. Avant d’avoir goûté à la coupe des grandeurs, il regrettait déjà son obscurité, son arrière-boutique de la rue des Bourdonnais. Sans avoir lu les vers de Lucrèce sur le nautonnier qui, assis au rivage, contemple d’un œil tranquille le navire battu par la tempête, il comprenait déjà tout le prix du repos, toute la perfidie des espérances humaines. Abonné au Moniteur, il l’ouvrait tous les matins d’une main tremblante, et ne respirait à l’aise qu’après avoir interrogé d’un œil éperdu la partie officielle. Toutes les nuits, dans ses rêves, il voyait la tête de Charlemagne, et, chaque fois qu’il voulait la saisir, elle se dérobait en ricanant. Une seule chose le consolait au milieu de ses angoisses : la cotte de mailles de François 1er lui allait comme un gant. Il se trouvait si à l’aise, il se plaisait tellement dans cette armure royale, qu’il la portait en guise de vareuse dans son cabinet. Consolation impuissante ! La politique étrangère absorbait toute son attention. L’Europe était en feu, Berlin s’agitait. Quel moment pour aller redemander la tête de Charlemagne ! Il ne pouvait penser à sa mission sans se comparer modestement à Daniel dans la fosse aux lions. Et pourtant sa terreur devait s’accroître encore. Un jour qu’il avait parcouru en tout sens le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Martin, il rentra chez lui dans un état que je renonce à décrire. Il avait vu et compté quelques centaines de drapeaux noirs placés sur les maisons des propriétaires récalcitrans qui s’obstinaient à toucher leurs loyers. Il avait entendu des cris sinistres : Mort aux riches ! mort aux aristocrates ! mort aux bourgeois ! Les groupes auxquels il s’était mêlé l’avaient épié d’un œil défiant. Enfin, en regagnant son hôtel, il avait recueilli sur sa route des bruits encore plus formidables : on annonçait pour la nuit même le pillage du faubourg Saint-Germain.

Comme il rentrait à l’hôtel, il apprit que tous les amis de Solon venaient de sortir. Gaston était absent. M. Levrault trouva la marquise et Laure seules au salon ; il raconta ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu.

— Un seul homme peut nous sauver, dit-il en terminant : Solon, que vous n’avez jamais consenti à recevoir, Solon, qui ne s’est jamais assis à notre table. Tous ses amis sont partis ; Dieu seul sait s’ils reviendront et avec qui ! Solon seul peut nous protéger, nous défendre, nous sauver. Si les pillards viennent ici, il faut qu’ils le trouvent assis au milieu de nous, comme notre ami, comme notre frère. Je vais le chercher, je vous l’amène, et j’espère que vous lui ferez bon visage.

— Qu’il vienne donc ! dit la marquise en joignant les mains.

Quelques instans après, M. Levrault rentrait donnant le bras au vainqueur de février. Solon, qui jusque-là n’avait reçu que les visites de M. Levrault, s’était laissé entraîner sans trop de résistance ; son orgueil était flatté d’une invitation en règle à laquelle il ne s’attendait pas. La marquise, en voyant sa blouse et sa barbe, ne put retenir un mouvement de dégoût ; d’un regard, M. Levrault la contint. Solon s’établit dans une bergère, et la conversation s’engagea. Malgré la singularité de son allure et de ses principes, c’était un assez bon diable. La verve originale qu’il mettait dans la défense de ses opinions faisait de lui plutôt un sujet de curiosité que de colère. Laure et la marquise l’écoutaient avec résignation ; M. Levrault applaudissait à toutes ses saillies, à toutes ses boutades. Pour entrer plus avant dans les bonnes grâces de son hôte, il témoigna le désir de connaître son histoire.

— Racontez-nous, je vous en prie, mon cher camarade, comment vous êtes arrivé à découvrir les principes sublimes que vous professez aujourd’hui. Jusqu’ici, je l’avoue, je n’avais jamais rien entendu de pareil. Vous m’avez révélé un monde nouveau ; qui donc vous l’a révélé à vous-même ?

— Ma science est l’histoire de ma vie, répliqua Solon en caressant sa barbe avec orgueil.

— Eh bien ! contez-nous votre histoire.

La marquise étouffa un soupir eu songeant au récit dont elle était menacée.

— Vous voyez en moi, dit Solon, une victime de notre civilisation dépravée. Je n’ai pas connu mes parens. À l’âge de trois ans, je fus recueilli par un petit bourgeois, marié depuis vingt ans et désespéré de n’avoir pas d’enfans. Sa joie fut si grande en me voyant installé chez lui, qu’il ne fit aucune démarche pour découvrir le nom et la demeure de ma famille. Rien ne me manquait : bien nourri, bien vêtu, bien couché, logé chaudement, je n’avais rien à désirer. Mon ame, naturellement généreuse, s’abandonnait à la reconnaissance ; mais je ne tardai pas à comprendre le but égoïste de mes prétendus bienfaiteurs. Je venais d’avoir neuf ans. Mon père adoptif me fit un long sermon pour me démontrer les avantages du travail, et m’envoya le jour même à l’école. C’est à l’école que je compris pour la première fois les deux grands vices de notre société, l’injustice et l’inégalité. À l’heure du déjeuner, je tirai de mon panier une tartine de beurre ; l’enfant assis près de moi mordait dans une tartine de confitures. Je n’avais que neuf ans, pourtant cette tartine de confitures m’illumina d’une clarté subite, et fut pour moi la première révélation de la vérité sociale.

— À neuf ans ! s’écria M. Levrault.

— Le lendemain, poursuivit Solon, à l’heure de la récréation, trois enfans étaient agenouillés au milieu de la cour, avec des oreilles d’âne ; j’étais un des trois. Savez-vous pourquoi on nous punissait ? Parce que nous n’avions voulu rien faire. Ainsi, la tartine de confitures m’avait révélé l’inégalité ; les oreilles d’âne me révélèrent l’injustice. L’école est l’image fidèle de la société. Dans ma vie si féconde en épreuves, j’ai retrouvé à chaque pas ce que l’école m’avait appris. Alléché par le fol espoir d’une prochaine indépendance, je m’étais résigné à écouter les leçons qu’on me donnait ; j’expiai cruellement mon imprudence. À peine savais-je lire, écrire et compter, que mon père adoptif me fit un second sermon et me parla de la nécessité de prendre un état. Placé en apprentissage chez un bijoutier, je découvris, dès les premiers jours, une des plaies les plus hideuses de notre misérable société, l’exploitation de l’homme par l’homme. Là, comme à l’école, le travail, c’est-à-dire la stupide servitude de l’homme réduit à la condition de machine, était récompensé par un salaire corrupteur ; l’oisiveté, c’est-à-dire l’exercice constant du libre arbitre, était flétrie du nom de paresse, et condamnait à la pauvreté l’ouvrier passionné pour la réflexion. Chaque matin, un maître, sans respect pour la dignité humaine, nous distribuait notre tâche, nous attelait au travail comme les bœufs à la charrue. Je compris bientôt que l’atelier dégrade en nous les plus hautes facultés. Comme je méditais sur le problème du travail et du loisir, ou, pour parler en termes plus vrais, de la servitude et de la liberté, un grand événement me montra ma véritable mission. En faisant le coup de feu sur les barricades de juillet, je me sentis appelé à guider, à régénérer l’humanité. J’avais quinze ans à peine, mais on vieillit vite à l’école de l’oppression. Nous venions de mettre en fuite les satellites étrangers soldés par la tyrannie ; j’entrai le premier au Louvre.

La marquise indignée voulait se lever et quitter la place ; le chant des Girondins qui retentissait au dehors la cloua sur son fauteuil.

Solon continua :

— En parcourant les salles dorées de ce palais, qui a vu tant d’ignobles intrigues, je sentis redoubler en moi ma haine contre la richesse, mon amour pour l’égalité ; je sentis que j’étais choisi par la Providence pour ruiner sans retour, pour renverser à jamais l’aristocratie et la bourgeoisie, aussi bien que la royauté. Fidèle à cette conviction, depuis dix-huit ans, j’ai pris part à tous les coups de main, à toutes les insurrections. Mon père adoptif, qui ne comprenait pas la sublimité de ma mission, s’oublia jusqu’à m’adresser quelques remontrances : je lui tournai le dos. Au lieu de flétrir mon intelligence dans un travail servile et mercenaire, comme tant d’autres de mes frères dont les yeux ne sont pas encore éclairés par la vérité sociale, j’ai grandi dans cette vie indépendante, que les bourgeois idiots appellent fainéantise, et que j’appelle apostolat. Tandis que mes frères, plongés dans les ténèbres de l’ignorance, gagnaient, à la sueur de leur front, le pain de chaque jour, nourrissaient leurs femmes, leurs enfans, et, follement préoccupés de l’avenir qui n’appartient qu’à Dieu, se condamnaient à l’épargne, moi, je m’asseyais à leur table, et je payais largement mon écot en leur distribuant le pain de la vérité. Affilié aux sociétés secrètes, aux ventes de la charbonnerie, j’ai miné la monarchie et préparé le grand jour de février.

— Enfin, dit M. Levrault en se frottant les mains, vous voilà content, vous avez conquis la république ; l’heure du repos a sonné pour vous.

— Que parlez-vous de repos ? Il n’y a pas de repos pour moi. Ce n’est pas sans raison que mes frères m’ont surnommé Marche-toujours. La révolution de février n’est qu’une étape dans la marche de l’humanité. Les peureux et les aveugles veulent déjà faire halte ; je vais me remettre en marche comme un pionnier infatigable, et tailler sans pitié les broussailles qui nous arrêtent.

— La république n’est donc pas votre dernier mot ? interrompit M. Levrault.

— Le dernier mot ne sera trouvé que par le dernier homme. La république est fondée, il faut la renverser. Je suis, je me proclame hautement l’ennemi de tout ce qui est, car je pressens ce qui sera.

— Et que pressentez-vous ? demanda M. Levrault pâlissant.

— Je pressens un avenir magnifique ! s’écria Solon se levant avec enthousiasme.

— Quel avenir ?

— Vous me demandez la vérité sociale ; êtes-vous préparé, je ne dis pas à la comprendre, mais à l’entendre seulement ? La pleine intelligence de la vérité sociale, poursuivit Solon avec gravité, n’appartient qu’aux hommes nourris de la moelle des lions et des ours ; mais je manquerais à mon apostolat en refusant de vous éclairer. Vous voulez la lumière : ouvrez donc les yeux, dût la lumière vous éblouir. Oui, je pressens un avenir magnifique ; mais combien sera laborieuse la conquète du monde nouveau ! Que de sang, que de ruines, avant de toucher la terre promise ! Toute l’histoire du passé n’est qu’un jeu d’enfans, comparée aux batailles que l’humanité devra livrer pour se saisir de cette nouvelle toison d’or, défendue par deux dragons jaloux, l’aristocratie et la bourgeoisie.

— Du sang et des ruines ! s’écria M. Levrault éperdu. Que reste-t-ii debout ? Tout n’est-il pas renversé, aristocratie et bourgeoisie ? Ne sommes-nous pas tous frères ?

— Je vois encore debout bien des sottises déifiées, adorées par la foule ignorante. Tant qu’elles ne seront pas détrônées, livrées aux flammes, jetées au vent comme une poussière inutile, on ne doit pas songer au règne de la vérité sociale. Il faut en finir avec les préjugés qui emmaillottent l’humanité : la propriété, l’héritage, la famille, ont fait leur temps.

— La propriété, l’héritage, la famille ! Vous voulez donc la ruine universelle ?

— Vous l’avez-dit, citoyen, répliqua Solon avec autorité, je veux la ruine universelle. Qu’est-ce que la propriété ? une insulte à l’indigence. Qu’est-ce que l’héritage ? une insulte à la justice. Qu’est-ce que la famille ? une insulte aux enfans trouvés.

— J’aurais cru pourtant, dit M. Levrault d’une voix timide, que la famille avait du bon ?

— La famille, reprit Solon, c’est l’égoïsme organisé, c’est une ligue contre la vérité. Moi qui vous parle, que saurais-je à cette heure, si la Providence, qui avait ses vues sur moi, ne m’eût séparé de mes parens ? Je croupirais dans l’ignorance, je serais parmi les oppresseurs. Je posséderais la richesse peut-être, mais je ne posséderais pas la vérité sociale, car, je n’en puis douter, je suis né dans la bourgeoisie.

— Intéressant jeune homme, ajouta M. Levrault, par quel accident, par quelle catastrophe avez-vous été séparé de votre famille ?

— Rien de plus simple. Le soir d’un jour de fête, mon père, bourgeois stupide, m’avait mené sur la place de la Concorde et m’avait pris dans ses bras pour me montrer le feu d’artifice…

— Grand Dieu ! s’écria M. Levrault, que dites-vous ? Un feu d’artifice… quel trait de lumière ! Achevez, mon ami. C’était sur la place de la Concorde… Votre père vous avait pris dans ses bras…

— On venait de tirer le bouquet ; toute la place était rentrée dans l’obscurité. La foule, en s’écoulant comme un flot furieux, m’enleva des bras de mon père, et je fus recueilli au coin de la rue Saint-Florentin par l’homme qui plus tard a voulu m’exploiter.

— Sainte Providence, que tes voies sont impénétrables ! s’écria M. Levrault en levant ses bras au ciel. Parlez, mon ami ; n’aviez-vous rien sur vous qui pût mettre sur la trace de vos parens ?

— Hélas ! j’étais vêtu comme le fils d’un privilégié ; ma chemise était garnie de dentelles.

— Marquée d’un T et d’un L ? demanda M. Levrault d’une voix ardente.

— Précisément, répondit Solon d’un air étonné.

— Et n’avez-vous pas un signe sur la poitrine ?

— Une tache écarlate, emblème du sang que je devais répandre pour l’affranchissement de l’humanité, repartit Solon entr’ouvrant sa blouse.

— Timoléon !… s’écria M. Levrault ; Timoléon, viens dans mes bras ! Viens, mon fils, tu as retrouvé ton père !

Et il pressait Timoléon contre son cœur, il mouillait de ses larmes la barbe de son fils, qui se débattait vainement sous les étreintes paternelles. La marquise contemplait avec stupeur cette scène imprévue ; Laure elle-même, qui n’avait jamais connu son frère et ne s’était jamais préoccupée de lui, paraissait médiocrement flattée de le retrouver sous les traits de Solon Marche-toujours.

— Mais, s’écria la marquise étouffant de colère, vous me disiez que vous aviez perdu votre fils ?

— Et je vous disais la vérité. Je l’avais perdu, je le retrouve.

— Vous m’avez trompée, reprit la marquise.

— Rappelez-vous mes paroles : je ne vous ai jamais dit qu’il fût mort. J’ignorais depuis vingt-sept ans ce qu’il était devenu. La Providence me le rend ; vous étonnez-vous que je m’en réjouisse ?

— Vous m’avez indignement jouée ! ajouta la marquise ne se possédant plus.

— De quoi vous plaignez-vous, madame ? Craignez-vous que Timoléon ne fasse tort à votre fils ? Craignez-vous qu’il ne réclame sa part d’héritage ? Oubliez-vous ses principes généreux, ses doctrines fraternelles ? Il ne veut rien, il ne demande rien, que le règne de la justice et de la vérité.

— Halte là ! s’écria Timoléon, revenu de son étonnement ; n’embrouillons pas les affaires. Oui, je veux le règne de la justice et de la vérité ; mais ce n’est pas nous qui le verrons, ni les enfans de nos enfans. Le monde nouveau dont je vous ai parlé est encore loin de nous. En attendant que l’humanité mette le pied sur cette nouvelle terre de Chanaan, soumettons-nous aux vieilles routines de la civilisation.

La marquise sortit comme un tourbillon, en jetant sur M. Levrault un regard indigné ; Laure la suivit en silence.

Resté seul avec son père, Timoléon se sentit plus à l’aise, car, malgré tout son aplomb, l’attitude de la marquise l’embarrassait. Il coupa court aux épanchemens de M. Levrault, et, après l’avoir interrogé sur l’état de sa fortune avec une insistance, avec une âpreté digne d’un procureur, il reprit d’une voix solennelle :

— Qui m’eût dit que je retrouverais un jour ma sœur mariée à un marquis ? Quand mes amis sauront que je suis votre fils, quand ils m’interrogeront sur cet étrange mariage, que leur répondrai-je ?

— Ah ! mon fils, répliqua M. Levrault d’un air contrit, ta sœur m’a donné bien du chagrin. Je lui avais choisi pour mari un franc républicain, Jolibois, que tu connais sans doute, qui a marché sur la chambre, et que j’allais suivre quand je t’ai rencontré. Laure a trompé toutes mes espérances. Dieu m’est témoin que je n’ai rien négligé pour lui enseigner la foi républicaine. Ses amies de pension lui ont tourné la tête : Laure a voulu être marquise. Te dire ce que j’ai souffert en voyant s’accomplir cette union si contraire à toutes mes croyances, je ne l’essaierai pas. Moi, Guillaume Levrault, m’allier volontairement à l’aristocratie ! Moi, donner ma fille à un marquis élevé dans l’oisiveté ! Peux-tu le croire un seul instant !

— Allons, répliqua Timoléon, je vous pardonne le mariage de ma sœur ; mais je n’ose espérer que mes amis vous le pardonnent aussi facilement. Pour racheter une faute si énorme, à défaut d’expiation, il faut donner des gages à notre sainte cause.

— Des gages ! reprit M. Levrault effrayé ; explique-toi, Timoléon, que faut-il faire ?

— Il faut leur prouver, par un généreux sacrifice, que vous êtes vraiment dévoué à la justice, à l’égalité. Jusqu’ici, notre sainte cause n’a pas eu d’organe ; donnez-moi cent mille écus pour fonder un journal qui s’appellera la Vérité sociale.

— Cent mille écus ! s’écria M. Levrault ; cent mille écus pour la vérité sociale, pour une vérité dont nous ne verrons pas l’avènement, c’est toi-même qui l’as dit ! Cent mille écus pour une vérité dont je ne sais pas encore le premier mot !

— Croyez-vous donc qu’un jour, une semaine, un mois tout entier, suffisent à vous expliquer ce qui a été la pensée, le travail de toute ma vie ? Donnez-moi de quoi fonder la Vérité sociale ; vos yeux s’ouvriront à la lumière, et nos frères vous béniront.

Vainement M. Levrault insista pour savoir le mot de l’énigme : Timoléon s’enveloppa d’un voile impénétrable et demeura sourd à toutes ses questions. Deux heures du matin venaient de sonner. M. Levrault, éclairé trop tard sur les vrais principes de Timoléon touchant l’héritage, tout en regrettant d’avoir, avec tant d’imprudence, ouvert ses bras à son fils, sentait bien qu’il ne pouvait lui refuser cent mille écus après avoir donné un million de dot à sa sœur. Il promit donc de subvenir à la fondation de la Vérité sociale. Le père et le fils se séparèrent pour aller chercher le repos, M. Levrault songeant au moyen de sauver sa bourse, et Timoléon bien résolu, depuis qu’il se savait héritier, à congédier le plus tôt possible les camarades qui grugeaient son père.


XVIII.

L’hôtel Levrault était devenu un véritable enfer. Timoléon voulait jouir sans retard de tous les avantages attachés à sa nouvelle condition. En attendant la somme qui devait lui être comptée pour la fondation de la Vérité sociale, il avait accepté quelques menues poignées d’or et jeté sa blouse aux orties. Transformé en un clin d’œil des pieds à la tête, il commandait en maître, parlait aux valets d’une voix dure et hautaine, contre-carrait à tout propos la marquise et Gaston, raillait les travers de M. Levrault, et reprochait sans pitié à sa sœur ce qu’il appelait sa mésalliance. Il avait congédié ses frères, et ne parlait plus de son apostolat. Froissée dans son orgueil, vingt fois la marquise avait formé le projet de retourner à La Rochelandier, mais elle avait toujours ajourné son projet, car elle ne sentait pas en elle-même la force de renoncer à cette vie opulente qui lui avait déjà coûté tant de sacrifices : elle se défiait de Timoléon et restait pour veiller au grain ; puis, quand, elle vit la république, dont le seul nom l’avait d’abord épouvantée, si clémente pour les partis vaincus, elle releva la tête et prit part à toutes les petites intrigues qui déjà s’agitaient dans l’ombre. Gaston s’interrogeait avec anxiété, cherchait un rôle et attendait. Laure, qui avait réduit toute sa vie à une seule pensée, pleurait amèrement la ruine irréparable de toutes ses espérances ; comme si la cour, en quittant les Tuileries, eût emporté avec elle sa grâce, sa beauté, sa jeunesse, elle croyait sa vie close, sa destinée manquée.

Cependant Timoléon réclamait avec instance les cent mille écus que lui avait promis son père. M. Levrault, avant d’ouvrir sa bourse, voulait connaître la pensée tout entière de Timoléon. Un jour donc que son fils revenait à la charge :

— Je tiendrai ma promesse ; mais, avant de te compter mes écus, je serais bien aise d’apprendre ce que c’est que la vérité sociale.

— Je vous le répète, mon père, vous ne pourrez pas entendre ce que j’ai à vous dire sans être foudroyé. Il y a si loin des préjugés grossiers au milieu desquels vous avez vieilli à la pensée sublime que je dois vous révéler, que je tremble pour votre raison.

— Eh bien ! répliqua M. Levrault, dussé-je être foudroyé, dût ma raison s’égarer, la curiosité l’emporte. Je veux connaître à tout prix la vérité sociale.

— Ainsi, dit Timoléon, vous voulez, comme l’aigle, regarder le soleil face à face ?

— Oui, répondit M. Levrault, j’y suis résolu.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit de la propriété, de l’héritage, de la famille. L’abolition de ces trois monstruosités nous mène directement à la découverte d’une vérité encore plus élevée. Mon système politique se résume en deux mots. Dans les longs loisirs que je dois au travail servile de mes frères, j’ai feuilleté les philosophes. Hobbes, vous le savez, conclut pour la tyrannie. Son opinion ne vaut pas la peine d’être réfutée. Montesquieu, infatué des idées anglaises, se prononce pour le gouvernement représentatif, c’est-à-dire pour une vieille machine usée qui vient de se détraquer sous nos yeux. Avez-vous lu le traité de Cicéron sur la république ?

— Jamais, dit M. Levrault.

— Tant pis, reprit Timoléon. Si vous l’aviez lu, vous sauriez comme moi tout ce que la république cache au fond de ses entrailles d’impuissance et d’absurdité. La formule de Hobbes, c’est-à-dire la tyrannie, est tout simplement un crime de lèse-humanité ; c’est un défi porté au droit, et je ne m’abaisserai pas jusqu’à discuter une pareille ineptie. La république, malgré tous les argumens entassés par Cicéron, est stérile pour la fraternité. Quant au gouvernement représentatif, si pompeusement vanté par Montesquieu, c’est un système bâtard, digne tout au plus d’amuser les beaux-esprits d’une académie : ni chair ni poisson. Je ne vous parle pas d’Aristotc ; sans doute, vous avez lu sa Politique.

— Il ne s’agit pas d’Aristote, mais de ton système.

— Aristote, qui a prévu tant de choses, n’a pas pressenti la vérité sociale. Cuvier, dont on vante la sagacité, s’est vu obligé de rendre hommage au génie d’Aristote en histoire naturelle ; pour moi, qui suis aujourd’hui en pleine possession de la vérité sociale, en politique, Aristote ne m’inspire qu’une profonde pitié.

— Passons sur Aristote, reprit M. Levrault, de plus en plus impatient.

— La république de Platon, plus généreuse, plus grande, plus éclairée que la république de Cicéron, est cependant pleine de misères. Nous ne devons parler de Platon qu’avec respect, puisqu’il avait supprimé la famille. C’était un grand pas dans la voie de la vérité ; mais Platon s’est arrêté court après ce premier pas. C’est à moi que Dieu réservait la découverte de la vérité sociale.

— Arrivons à ton système.

— Moïse, dans le Deutéronome et le Lévitique, a émis quelques idées justes sur des points de détail ; mais ce législateur si vanté n’a jamais conçu une idée générale, applicable à l’humanité tout entière. Nous devons quelque reconnaissance à Salomon pour l’élasticité qu’il a donnée au lien du mariage

— Pour Dieu, s’écria M. Levrault, explique-moi la vérité sociale.

— Vous parlerai-je de Saint-Simon et de Fourier, race de charlatans dont la postérité trop nombreuse encombre le chemin de la vérité, connue les grenouilles après une pluie d’orage ? À quoi bon vous en parler ? Je les confondrais d’un mot.

— Je les tiens pour confondus, dit M. Levrault. Je ne te demande que la vérité sociale.

— Savez-vous pourquoi tous les gouvernemens sont condamnés à tomber, lors même que Marc-Aurèle reviendrait sur la terre ?

— J’avoue à ma honte que je ne le sais pas.

— Eh bien ! reprit Timoléon d’une voix grave, tous les gouvernemens ont péri parce qu’ils étaient gouvernemens. Pour éviter les malheurs sans nombre qu’entraîne la chute d’un gouvernement, quel qu’il soit, j’ai trouvé une méthode souveraine : je supprime le gouvernement. Quand ma formule sera maîtresse du monde, il ne sera plus permis, il ne sera plus possible de violer les lois, car je supprime les lois. Sur les ruines de toutes les législations, je fonde le règne de l’égalité absolue. Désormais on ne dira plus les hommes, on dira l’homme, car tous les hommes seront égaux en force, en beauté, en intelligence, en bonheur. Ni grands ni petits, ni riches ni pauvres, car tous les hommes auront la même taille, et tous les biens seront également répartis, puisqu’ils appartiendront à tout le monde. Je supprime d’un trait de plume toutes les passions, depuis la jalousie jusqu’à la cupidité. Quel tableau enchanteur ! quel monde de délices et de ravissemens ! Tous les hommes absolument pareils ! C’est à peine si on pourra dire toi et moi, car chacun se reconnaîtra dans le premier passant venu.

— Je suis curieux de savoir comment tu accompliras ce beau rêve.

— Je le crois bien, reprit Timoléon.

— Ainsi, demanda M. Levrault, le but de la vérité sociale est de rendre tous les hommes pareils ?

— Vous l’avez dit, mon père. Rappelez-vous cette belle phrase de Rousseau : « Tout est bien, sortant des mains de Dieu ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Les ennemis de l’égalité s’appuient sur l’inégalité prétendue des forces et des intelligences : cette inégalité n’est qu’un blasphème. Dieu a donné à tous les hommes la même force, la même intelligence. L’éducation seule a créé cette inégalité monstrueuse où les philosophes puisent le plus perfide, le plus dangereux de tous leurs argumens. Je change l’éducation, et je rétablis l’égalité. Désormais plus de classes, plus de distinction injurieuse entre les professions libérales et les professions mécaniques. Tous les hommes sont propres à tout ; chacun doit exercer tour à tour toutes les professions, et ne saurait dédaigner la profession d’autrui sans se dédaigner lui-même.

Et voyant son père ébahi l’écouter bouche béante :

— Vous ne me comprenez pas ; je l’avais pressenti.

— J’avoue, répondit humblement M. Levrault, que je ne devine pas comment tu mettras en œuvre ton système.

— Jusqu’ici, je me suis borné à vous exposer sommairement le but, la fin de mon système. Il me reste à vous révéler les moyens que j’emploie pour atteindre ce but providentiel ; mais, avant de déchirer le voile du sanctuaire, je dois exiger de vous un serment solennel.

— Quel serment ? interrompit M. Levrault, qui déjà se voyait affilié à une société maçonnique.

— Jurez-moi, reprit Timoléon, de garder pour vous seul le secret que je vais vous dévoiler. Il y va de ma gloire. Songez-y bien, si quelqu’un pouvait connaître ce que je vais vous apprendre, il exploiterait à son profit la vérité sociale. Moi, nouveau Colomb, je serais dépouillé du monde que j’ai découvert. Jurez-moi donc la discrétion la plus sévère, la plus impénétrable.

— Sois tranquille, je garderai pour moi seul le secret que tu vas me révéler : je le jure.

— Maintenant, mon père, redoublez d’attention. Le théorème que je vais démontrer est d’une rigueur mathématique ; mais, si votre intelligence bronche un seul instant, si, pendant la déduction de mes idées, vous laissez échapper un seul mot, toute la démonstration est a recommencer.

— Je t’écoute de toutes mes oreilles.

— Ici, toutes les paroles portent coup. Suivez-moi bien. Tous les cinq ans, toutes les professions sont tirées au sort. L’obligation de prendre part au tirage commence à l’âge de vingt ans, car tout homme de vingt ans est propre à tout. Personne n’aura le droit de se plaindre de son lot, puisque le sort tracera les devoirs de chacun, et que le tirage suivant offrira à tous les citoyens une légitime compensation. Comme il faut absolument que tous les hommes aient la même taille, le même embonpoint, tous les cinq ans, avant de procéder à un nouveau tirage, tous les citoyens seront exactement pesés ; tous ceux qui seront au-dessous du poids déterminé comme idéal de force et de santé seront admis à ne tirer au sort que les professions qui n’imposent qu’une fatigue légère ; tous ceux qui seront au-dessus du poids légal seront obligés de tirer au sort les professions fatigantes. On arrivera ainsi à corriger peu à peu l’inégalité de force et d’embonpoint. Une nourriture pareille, une éducation uniforme, l’exercice varié de toutes les professions, établiront entre tous l’identité de caractère, l’égalité absolue d’intelligence. Qu’on poursuive courageusement l’application de mon système, et, avant deux siècles révolus, il n’y aura plus au monde qu’un homme et une femme.

M. Levrault croyait rêver. Malgré les doutes qu’il conservait encore à l’égard de la vérité sociale, il eût été trop heureux de se débarrasser de Timoléon en lui comptant cent mille écus ; mais où prendre cent mille écus ? C’était la valeur de son hôtel, dont les deux tiers restaient à payer. Ses frais d’installation à la Trélade et rue de Varennes avaient écorné son capital. La meilleure partie de son avoir était engagée dans une maison de banque et le reste dans les fonds publics. Dévoré d’inquiétude, il allait chaque jour à la Bourse et revenait chaque jour plus consterné. Il gardait pour lui seul les soucis qui le rongeaient. La maison de banque où il avait engagé un million comme commanditaire était déjà compromise par de nombreux sinistres. La rente était descendue à cinquante et menaçait de fléchir encore. Dans son effroi, M. Levrault perdit la tête et vendit à ce taux désastreux vingt-cinq mille livres de rente. Le lendemain, la rente remontait. Il racheta dans l’espérance que la hausse continuerait ; le lendemain, la rente fléchit de nouveau. M. Levrault s’acharna dans ses spéculations et se trouva bientôt sur le bord de l’abîme. Enfin il recevait des nouvelles alarmantes sur la maison d’Elbeuf où il avait placé la dot de sa fille. Que de tribulations, sans parler de la tête de Charlemagne !

Un jour, avant l’heure du dîner, la marquise, enfoncée dans une bergère, contemplait d’un œil rêveur l’ameublement du salon et passait en revue toutes les richesses qui l’entouraient. Après tout, se disait-elle, la république aura bientôt fait son temps ; le comte de Chambord mettra sur sa tête la couronne de saint Louis ; un accident heureux nous débarrassera, je l’espère, de ce drôle de Timoléon, et la fortune de mon fils nous permettra de faire assez bonne figure à la cour.

Assis au coin du feu, Gaston tisonnait en silence. Laure et Timoléon se querellaient. Timoléon, le matin même, avait été reçu pour la première fois par sa sœur. L’opulence seigneuriale de cette demeure avait excité sa jalousie. Il avait visité les écuries, les remises de Gaston, et s’était demandé, en rentrant chez lui, pourquoi il ne mènerait pas à son tour la vie que menait son beau-frère. Déjà cent mille écus ne lui suffisaient plus.

— Mon père, disait-il, se fait vraiment bien prier pour me donner trois cent mille francs. Pourtant il ne faut pas croire que je le tienne quitte à si bon marché. J’ai réfléchi sur ma position. Depuis vingt-sept ans, je n’ai rien coûté à mon père. Je ne réclame rien pour les arrérages ; je ne suis pas exigeant. Qu’il me donne seulement ce qu’il m’aurait donné à ma majorité, si la Providence, qui avait ses vue sur moi, ne m’eût pas séparé de ma famille.

— N’êtes-vous pas trop heureux, disait Laure, hébergé comme vous êtes ici, après la vie errante que vous avez menée ? Ne devez-vous pas rendre grâce à Dieu d’avoir enfin trouvé un asile calme et sûr ? Je vous conseille de vous plaindre. Que vous manque-t-il ? Quel souhait pouvez-vous former qui ne soit aussitôt accompli ?

— Mon Dieu ! reprit Timoléon, mes vœux sont bien modestes. Vous avez eu en dot un million ; que mon père me donne cinq cent mille francs, et à sa mort nous compterons ensemble.

À ces mots, la marquise dressa l’oreille.

— Cinq cent mille francs, sauf à compter plus tard ! Cinq cent mille francs pour un apôtre ! M. Levrault, que vous appelez votre père, ne sera pas assez fou pour vous les compter. Qui nous prouve, après tout, que vous êtes son fils ? Vous avez sur la poitrine une tache écarlate ; est-ce là une preuve sans réplique ? Le premier aventurier venu ne peut-il pas en montrer autant ?

— Que parlez-vous d’aventurier ? s’écria Timoléon rouge de colère. Oui, ma vie a été une vie de périls et d’aventures ; mais je n’ai rien à cacher dans le passé, je peux raconter ce que j’ai fait jour par jour. Je suis ici chez moi, et quand je réclame la moitié de ce que ma sœur a reçu en dot, qui donc osera m’accuser de cupidité ? Puisqu’on le prend avec moi sur ce ton-là, je ne céderai pas un pouce de mes prétentions. Je veux cinq cent mille francs, je les aurai, et plus tard je compterai avec ma sœur.

— Allons donc ! interrompit la marquise avec dédain.

— Ma mère, brisons là, dit Gaston.

Et se tournant vers Timoléon :

— Faites valoir vos droits, monsieur ; ce n’est pas à nous qu’il appartient de les juger. Permettez-moi cependant d’éprouver quelque surprise en vous écoutant. Les principes que vous professez, votre apostolat, annonçaient un peu plus de désintéressement.

— Nous ne sommes plus au temps, reprit Timoléon, où les apôtres marchaient pieds nus à la conquête du monde. Aujourd’hui l’or est un levier, et je manquerais à mon apostolat en ne réclamant pas la richesse qui m’appartient.

En ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et M. Levrault entra, pâle, houle versé, une lettre à la main.

— Je suis ruiné ! s’écria-t-il,

— Ruiné ! s’écrièrent à la fois Timoléon, Laure et la marquise.

— Ruiné, ruiné sans ressources ! reprit M. Levrault en se laissant tomber dans un fauteuil.

— Eh bien ! monsieur, lui dit Gaston sans s’émouvoir, reprenez la dot de votre fille.

— La dot de ma fille ? répondit M. Levrault. Lisez vous-même la nouvelle qui m’arrive à l’instant.

La dot de Laure venait d’être engloutie dans une faillite.

— Il ne me reste plus, continua-t-il, qu’à vous offrir l’hospitalité dans le château Levrault.

— Et mes cent mille écus ! cria Timoléon d’une voix de stentor. Mort et damnation ! Le destin s’acharne donc contre moi. Couler en vue du port ! Ruiné avant d’avoir joui de rien !… Mais vous ne parlez pas sérieusement, vous n’êtes pas ruiné de fond en comble : il vous reste bien quelque chose ?

— Il me reste, en Bretagne, un château lézardé où je vous offre à tous un asile.

— Moi, vous suivre en Bretagne ! moi, vivre dans un repaire d’aristocrates ! Jamais, s’écria Timoléon. Solon Marche-toujours va se remettre en route. Puisque vous n’avez pas cent mille écus à me donner pour enseigner pacifiquement la vérité sociale, à la grâce de Dieu ! je reprends mon fusil ; j’aurai toujours une place à la table et sous le toit de mes frères.

Huit jours après, Laure et Gaston, M. Levrault et la marquise partaient tous quatre dans la diligence Laffitte et Caillard. Laure n’avait plus le titre qu’elle avait payé de sa dot ; Gaston n’avait plus la richesse qu’il avait payé de son nom.

Jules Sandeau.

(La dernière partie au prochain n°.)

  1. Voyez les livraisons des 1er, 15 septembre, des 1er, 15 octobre, et du 1er décembre.