Sacs et parchemins, 1851/Chapitre XII

Michel Lévy frères (p. 318-351).

XII.

D’abord tout alla bien. En voyant la marquise à l’œuvre, le grand industriel s’applaudissait de plus en plus de sa conquête et comprenait mieux que jamais tout le parti qu’il pourrait en tirer. La marquise était devenue, dès les premiers jours, l’âme et la vie de l’hôtel Levrault ; les bienfaits de sa présence se révélaient dans les moindres choses. Elle s’était emparée sur-le-champ des rênes de l’administration domestique ; Laure ne songeait guère à les lui disputer. Elle avait l’œil à tout ; rien ne se faisait que par elle. Comme elle ne faisait rien sans consulter son aimable ami et qu’elle paraissait n’avoir d’autre ambition que la bonne tenue et la gloire de sa maison, l’aimable ami ne craignait pas de lui laisser prendre trop d’autorité et trouvait bien fait tout ce qu’il lui plaisait de faire. Grâce à la marquise, il n’y avait pas dans tout le faubourg Saint-Germain un hôtel d’un plus grand air que l’hôtel Levrault. Elle avait déclaré, en entrant, qu’elle entendait que tout y respirât le faste et l’opulence, non pas ce faste de mauvais aloi que maître Jolibois avait introduit à la Trélade et qui sentait son parvenu d’une lieue, mais un luxe sévère, irréprochable, qui ne fût pas au-dessous du rang qu’occupait dans le monde le beau-père d’un La Rochelandier. S’il ne se fût agi que d’elle, ce n’eût pas été la peine de se mettre en frais. On connaissait la modestie et la simplicité de ses goûts. L’ostentation n’était pas son défaut. Elle avait de tout temps recherché l’ombre et le silence, comme d’autres l’éclat et le bruit. Elle était femme à vivre heureuse sous un toit de chaume ; mais, pour son aimable ami, elle ne pensait pas pouvoir trop exiger. Elle avait pour lui toutes les vanités, toutes les prétentions. Pour embellir la demeure d’un homme aussi éminent, réservé à de si hautes destinées, elle estimait qu’il n’y avait rien d’assez somptueux ni d’assez magnifique. Elle voulait que la cage fût digne de l’oiseau, le cadre du portrait, et regrettait parfois de n’avoir pas à sa disposition la baguette des fées, la lampe d’Aladin. À chacun de ces beaux discours, le grand fabricant ouvrait un large bec et laissait tomber beaucoup plus qu’un fromage. La marquise avait présidé elle-même à la décoration du fameux salon où devait se consommer l’union de la noblesse et de la bourgeoisie. Les gens de la Trélade, à galons pistache et à culotte de peluche jaune, avaient été remplacés par des valets vêtus de noir ; M. Levrault était toujours tenté de leur parler le chapeau à la main. Son cocher était poudré à blanc et coiffé d’un tricorne ; son chasseur avait six pieds de haut. Par une de ces attentions délicates que la marquise ne se lassait pas de prodiguer à son aimable ami, toute la vaisselle plate, toute l’argenterie de l’hôtel étaient marquées aux armes des La Rochelandier, qui se retrouvaient jusque sur les couteaux et les porcelaines. Le coupé même de M. Levrault était timbré d’une couronne de marquis. M. Levrault n’était pas insensible à des procédés si galants. La marquise le recevait à toute heure de la journée, sortait avec lui en voiture pour aller au bois, plus souvent encore pour visiter les magasins. Elle avait renoué d’anciennes amitiés, adressé çà et là quelques invitations auxquelles on s’était empressé de répondre ; déjà les salons de l’hôtel Levrault commençaient à se peupler de figures aristocratiques. L’œuvre de conciliation était en bonne voie ; l’hiver s’annonçait sous de favorables auspices. Quelques mois encore, et ce n’était plus seulement le marquis, son gendre, c’était le faubourg Saint-Germain en masse que l’ancien marchand de drap ralliait du même coup à la dynastie de 1830 ; encore quelques mois, et la légitimité ne comptait plus un seul partisan sur la rive gauche de la Seine. Qui serait bien attrapé ? M. de Chambord dans son castel allemand.

Pendant que la marquise et son aimable ami s’abandonnaient au charme de leur intimité, les deux jeunes époux vivaient, de leur côté, en parfaite intelligence. Les exigences de la passion, les inquiétudes de l’amour, les bouderies, les réconciliations, aucun de ces adorables petits drames qui se jouent entre deux baisers aux douces clartés de la lune de miel ne troublait l’union de leurs âmes. Rien n’altérait la sérénité de leurs jours, brillants et froids comme les diamants dont Laure aimait à charger sa tête. N’étaient-ils pas heureux ? Que manquait-il à leur bonheur ? Laure avait un titre, et Gaston l’opulence ; elle était marquise, il était millionnaire : que pouvaient-ils souhaiter de plus ? À défaut d’amour, leurs vanités se caressaient, s’encourageaient mutuellement. En voyant son mari se parer de sa richesse, Laure pensait ne lui rien devoir ; en voyant sa femme se parer de son nom, Gaston se croyait quitte envers elle. Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’attitude du marquis de La Rochelandier vis-à-vis de sa jeune épouse était celle d’un vrai gentilhomme ; sa courtoisie, l’exquise élégance de son langage et de ses manières flattaient Laure plus délicieusement que n’aurait pu le faire l’expression de la tendresse la plus vive, la plus exaltée. Ç’avait été de tout temps la conviction de Mademoiselle Levrault qu’entre gens de qualité les choses ne se passent pas autrement, et que l’amour dans le mariage ne convient qu’aux petits bourgeois. En attendant le retour de l’aristocratie qui s’attardait au fond de ses parcs effeuillés, Laure préparait ses toilettes et ses écrins ; Gaston achetait les plus beaux chevaux de Paris. La jeunesse de sa femme, sa grâce, sa jolie figure, le mettaient à l’abri de tout commentaire injurieux, et devaient lui servir d’excuse aux yeux du monde ; il se consolait de son beau-père en faisant sauter ses écus. Rendons-lui cette justice, que, sans être un héros, un poète, il n’était pourtant pas indigne de l’aubaine que lui avait envoyé le sort. Il aimait le luxe comme les fleurs aiment le soleil ; la fortune l’attirait surtout par son côté lumineux et charmant. Il comprenait, il adorait les arts. C’était un cœur honnête, un esprit généreux. S’il s’était consumé dans l’inaction, c’est qu’il avait dû subir les exigences de son nom, moins impérieuses encore que la volonté de sa mère. Plus d’une fois il avait rougi de sa faiblesse et de son inutilité ; plus d’une fois il s’était emporté contre des préjugés de caste, contre des traditions de famille, qui, prenant l’honneur et la dignité à l’envers, lui imposaient l’oisiveté comme le premier, comme le plus saint des devoirs. S’il avait accepté les profits d’une mésalliance, il ignorait par quels détours la marquise en était venue à ses fins ; bien qu’en réalité, il eût sacrifié son orgueil à son ambition, il n’avait point failli à l’antique loyauté de sa race. Tout en convoitant les millions, il ne s’était pas abaissé à les courtiser ; s’il avait, lui aussi, sacrifié au veau d’or, il l’avait fait sans incliner le front ni ployer le genou.

Ainsi tout allait bien ; rien ne semblait devoir interrompre le cours de tant de joies et de prospérités. Cependant, au bout de six semaines, de deux mois tout au plus, un œil exercé aurait pu découvrir dans l’intimité de la marquise et de son doux ami quelques-uns de ces nuages que les marins appellent fleurs de tempête. Trois mois à peine s’étaient écoulés, et déjà la tempête grondait sous le toit de l’hôtel Levrault. Que s’était-il passé ? que se passait-il ? Rien que n’eût prévu trois mois auparavant, un esprit doué d’un peu de clairvoyance.

Une fois maîtresse de la place, la marquise, qui, pour y pénétrer, s’était faite humble, petite et caressante, avait relevé peu à peu la tête. Son orgueil s’était mis à l’aise ; tous ses instincts avaient repris insensiblement le dessus. M. Levrault cherchait la grande dame qu’il avait connue, souriante, bienveillante, sans morgue ni hauteur, d’un abord si facile, d’un commerce si doux, d’une humeur si affable ; il la cherchait et ne la trouvait plus.

Tout en le ménageant, non par affection, mais parce qu’elle avait intérêt à ne pas le heurter de front, la marquise en était arrivée sans déchirement, sans secousse, à changer vis-à-vis de lui d’attitude, de ton et de manières. Le remettre délicatement à sa place, le reléguer sur le second plan, le pousser peu à peu de la scène dans les coulisses, tel était le but vers lequel tendaient désormais ses efforts. Peut-être lui eût-elle pardonné sa sottise et son origine ; mais les humiliations qu’elle avait dévorées en silence, les semblants d’amitié qu’elle avait eus pour lui, les manœuvres auxquelles elle était descendue pour capter sa confiance, voilà ce qu’elle ne lui pardonnait pas. Sa voix avait perdu ces inflexions câlines qui le remuaient jusqu’au fond de l’âme. L’aimable ami n’était plus que M. Levrault, tout sec et tout court. Elle avait de temps en temps une façon de prononcer ce nom de Levrault qui frappait de terreur l’ancien marchand de drap et le replongeait dans sa boutique. C’en était fait des tendres épanchements et des entretiens familiers. Cette marquise, qui ne parlait autrefois que de la modestie de ses désirs, de la simplicité de ses goûts, et qu’il avait fallu arracher presque de force aux habitudes du paisible manoir, cette marquise, amoureuse naguère de l’ombre et du silence, ne vivait, ne respirait que pour les vanités du monde. Elle était rentrée en triomphe dans la société monarchique, où elle avait brillé d’un vif éclat sous la restauration, et qui se montrait de moins en moins sévère sur l’article des mésalliances. Son grand nom, son attachement au parti de la légitimité, son zèle éprouvé pour la sainte cause lui avaient ouvert toutes les portes du noble faubourg. M. Levrault, bien entendu, ne l’accompagnait nulle part ; la marquise ne pensait pas pouvoir l’envelopper de trop de mystère. Elle allait, venait, sans plus se soucier de lui que s’il n’eût jamais existé. À vrai dire, ce n’était point là l’Égérie qu’il avait rêvée. Ce n’est pas tout. M. Levrault rappelait dans son hôtel les rois fainéants de notre histoire. Comme les anciens maires du palais, la marquise avait absorbé tous les pouvoirs et ne prenait plus conseil que d’elle-même. Elle gouvernait despotiquement, et, de régente, était passée reine. Elle se fût accommodée d’une cellule, eut vécu heureuse sous un toit de chaume ; en attendant, elle occupait le plus riche appartement du logis. Serviteurs, chevaux et voitures étaient à ses ordres ; elle disposait de tout comme de son bien, usait de tout selon sa fantaisie. C’était elle qui réglait chaque matin le programme de la journée, recevait, rendait les visites, dressait la liste des invitations. Sans être lettré, M. Levrault connaissait la fable de la lice et de sa compagne. Il s’était réjoui d’abord d’avoir tous les jours quinze ou vingt personnes à sa table ; il n’avait pas tardé à reconnaître que le véritable amphitryon n’est pas toujours celui chez qui l’on dîne. Il n’était lui-même qu’un convive de plus ; l’amphitryon, c’était la marquise. Le soir, la marquise trônait au salon, tandis que M. Levrault, à qui nul ne songeait, errait tristement à travers la foule. En rôdant inaperçu autour des groupes, il avait parfois la satisfaction d’entendre vanter le luxe et l’élégance de l’hôtel La Rochelandier. Il n’était pas rare pourtant qu’un gentilhomme l’abordât en souriant, lui tendît la main, et l’entraînât dans l’embrasure d’une fenêtre pour lui parler avec enthousiasme de son génie et de ses travaux ; cela se terminait toujours par la proposition de quelque entreprise, de quelque association industrielle dans laquelle le grand fabricant serait entré pour son argent et le grand seigneur pour son nom. En observant de près la plupart des gentilshommes que la marquise attirait chez lui, en étudiant leurs mœurs, qui étaient celles de l’aristocratie du jour, M. Levrault aurait pu croire qu’il n’avait pas quitté les affaires.

Il avait accepté sans dépit, sans murmure, l’étrange rôle auquel le condamnait la marquise ; le moment n’était pas éloigné où il prendrait sa revanche, une revanche éclatante et dont on parlerait. Une fois assis sur les bancs du Luxembourg, une fois revêtu du manteau d’hermine qu’on ne pouvait manquer de rétablir, il se relèverait, tout changerait de face, et la marquise, qui maintenant commandait chez lui sans contrôle, s’estimerait trop heureuse d’accepter dans son hôtel la splendide hospitalité qu’elle semblait lui accorder. Jusque-là il devait se taire et il se taisait. Elle était l’âme de sa maison, elle peuplait ses salons, qui, sans elle, fussent demeurés déserts ; elle attirait par sa grâce, elle enchaînait par sa parole les hommes dont les familles avaient figuré glorieusement dans notre histoire, et qui, sans le charme de la sirène, n’auraient jamais franchi le seuil de l’hôtel Levrault. S’il eût connu la langue des poètes aussi bien que le prix courant des draps d’Elbeuf et de Louviers, M. Levrault eût volontiers comparé la marquise à l’alouette captive dont se sert l’oiseleur pour prendre ses crédules compagnes. Sans chercher pour sa pensée une forme si délicate, comme il s’applaudissait de sa finesse et de sa patience ! comme il admirait avec complaisance sa résignation et son humilité ! comme il riait dans sa barbe de voir la marquise lancer le gibier et l’amener au bout de son fusil !

Cependant les jours, les semaines s’écoulaient ; Gaston ne parlait pas d’aller aux Tuileries. En homme bien élevé, en bourgeois qui sait vivre et connaît toute la valeur des ménagements dans les transactions humaines, M. Levrault n’avait jamais posé la question à son gendre en termes formels ; rassuré pleinement par le langage modéré de Gaston, par ses opinions libérales, par la sympathie qu’il montrait en toute occasion pour les jeunes princes de la famille régnante. M. Levrault n’avait pas douté un seul instant que le jeune marquis ne se prêtât docilement à tous ses projets. Gaston n’avait rien promis, mais la marquise avait engagé sa parole, et le fils, en accomplissant la promesse de sa mère, ne réaliserait que le vœu secret de sa conscience ; son intention avait toujours été de se rallier : à cet égard, le grand manufacturier n’avait aucune inquiétude. Chaque fois que, devant son gendre, il avait fait allusion à ses rêves, à ses espérances, Gaston, qui n’était pas dans le secret de l’ambition de son beau-père, avait répondu en souriant, et M. Levrault avait pris son sourire pour un acquiescement. Le digne homme était plein de sécurité ; il aurait eu dans sa poche son double brevet de comte et de pair, qu’il n’eût pas été plus tranquille, Un jour vint pourtant où cette sécurité fut ébranlée.

Enhardie par l’humilité du maître de la maison, la marquise, qui jusque-là n’avait jamais parlé de la nouvelle dynastie qu’avec déférence, prenait maintenant un ton moqueur, un accent dédaigneux, qui plongeait M. Levrault dans une stupeur profonde. Cette femme, naguère si bienveillante, d’un caractère si affable et si conciliant, qui acceptait le présent sans colère, qui regrettait le passé sans amertume, raillait maintenant sans pitié la cour et les institutions nouvelles. Le salon où devait se consommer l’union de la noblesse et de la bourgeoisie, n’entendait que des conversations boudeuses, mêlées de cruelles épigrammes. Après l’épigramme venait l’espérance hautement avouée. On ne s’entretenait plus du passé comme d’un édifice lézardé depuis longtemps, emporté sans retour par le flot de la révolution, mais comme d’un palais dont les pierres, un moment dispersées, allaient se réunir et reprendre leur place. Le présent allait s’effacer comme un songe, le trône de saint Louis allait se relever. À ces hardis propos, M. Levrault tressaillait, dressait l’oreille comme un mulet qui flaire l’orage, et se demandait avec effroi s’il avait bien entendu, s’il était bien chez lui, s’il n’était pas dupe de quelque hallucination. Plus d’une fois, il avait été tenté d’imposer silence à ces hôtes malencontreux, à ces parleurs impertinents ; la prudence avait toujours enchaîné l’indignation sur ses lèvres. Les contredire, leur fermer sa porte, n’était-ce pas compromettre, ruiner en un jour le fruit de sa longanimité ? Il se contenait donc ; mais, tout en se contenant, il se sentait dévoré de défiance. La marquise, qui, au château de La Rochelandier, dans les allées de la Trélade, caressait si complaisamment ses rêves ambitieux, ne les encourageait plus même par une allusion détournée. Agité par de sourds pressentiments, M. Levrault interrogeait d’un regard inquiet tout ce qui se passait autour de lui.

Bien qu’en apparence l’union de Laure et de Gaston fût toujours la même, leur intimité recélait déjà des germes de trouble et de discorde. Le faubourg Saint-Germain, où Laure avait espéré recueillir tant de joies et de triomphes, ne tenait pas toutes ses promesses. Cette société, dont les traditions et les grandes manières l’avaient d’abord éblouie, lui semblait maintenant un peu froide, un peu compassée. Plus d’une fois, à tort ou à raison, elle avait cru s’apercevoir qu’elle n’était pas complétement acceptée ; elle comprenait que ces grandes dames, tout en l’accueillant, n’oubliaient jamais la distance qui la séparait d’elles. Un imperceptible sourire, je ne sais quoi de hautain ou de distrait dans le regard disait clairement que la boutique de son père n’était un mystère pour personne. Chose étrange ! on pardonnait à Gaston d’avoir bien voulu descendre jusqu’à elle ; on ne pardonnait pas à Laure d’avoir voulu monter jusqu’à lui. Au milieu des fêtes les plus brillantes, elle se sentait isolée ; l’atmosphère qu’elle respirait était glacée. Un vague malaise pesait sur son cœur. Rentrée chez elle, seule avec elle-même, elle repassait dans sa mémoire toutes les paroles qu’elle avait entendues, tous les regards, tous les sourires qu’elle avait épiés, et les interprétait avec une cruauté ingénieuse. Gaston, tout entier à ses plaisirs, ne devinait pas les larmes de sa femme, et n’était pas là pour les essuyer. Laure se disait que la cour serait plus indulgente que la vieille aristocratie ; là, comme sur un terrain neutre, la noblesse et la bourgeoisie se coudoyaient, se donnaient la main ; jeune, belle, tout le monde à la cour lui tiendrait compte de son titre, et personne ne songerait à lui reprocher son origine. Bientôt Laure n’eut plus qu’une seule pensée, aller à la cour. Convaincue, comme son père, que Gaston avait l’intention de se rallier à la dynastie de 1830, elle se consolait des dédains qu’elle avait dévorés, en songeant à l’éclatante réparation qui l’attendait ; mais les semaines s’écoulaient, et toutes les fois que Laure parlait à Gaston d’aller aux Tuileries, Gaston, qui ne voyait dans ce désir qu’un pur enfantillage, un caprice sans importance, répondait en riant ou ne répondait pas. Plus clairvoyante que son père, elle ne s’était pas longtemps abusée sur l’attitude prise par la marquise, sur l’autorité souveraine qu’elle s’était attribuée et dont elle jouissait comme d’un droit légitime. Sa belle-mère se jouait de la crédulité de M. Levrault ; Gaston serait-il son complice ? Ce soupçon, une fois entré dans son esprit, grandit de jour en jour. Trop fière pour réclamer ce qu’elle regardait comme l’accomplissement d’un marché, Laure s’éloigna de plus en plus de son mari et se mit à douter de sa loyauté. Elle n’insista pas davantage, mais elle ne put se défendre d’un secret dépit, qui, s’aigrissant dans le silence, devint bientôt presque de la haine.

Dans son impatience, M. Levrault s’était adressé à sa fille pour savoir à quoi s’en tenir sur les projets de son gendre : la réponse de Laure, en redoublant son anxiété, avait achevé de l’exaspérer. Il résolut donc de s’adresser à son gendre en personne. Plus d’une fois déjà il avait été tenté de lui poser nettement la question ; mais, pour deux raisons, cette velléité de hardiesse était toujours demeurée sans résultat. Gaston avait arrangé sa vie de façon à ne rencontrer M. Levrault qu’aux heures des repas, souvent même il passait plusieurs jours sans le voir ; puis, par sa politesse constante, à toute heure, en tout lieu, il avait toujours su le tenir à distance. Vainement M. Levrault avait essayé de prendre un ton familier ; Gaston avait répondu à toutes ces avances de manière à le décourager.

Un matin pourtant, M. Levrault se présenta chez le jeune marquis. Gaston achevait de s’habiller, et n’attendait plus qu’un de ses amis pour aller au bois. Bien qu’on fût en février, il faisait une de ces tièdes journées qui semblent dérobées au printemps. À peine entré, M. Levrault s’établit dans un fauteuil, et, promenant autour de la chambre un regard curieux et satisfait :

— Eh bien ! monsieur le marquis, je vois avec plaisir que vous faites chaque jour de nouvelles et charmantes emplettes. Voilà des bronzes que je ne connaissais pas. Vive Dieu ! votre appartement est un véritable musée. On ne saurait mieux choisir. Votre bon goût se retrouve en toutes choses. Il n’est bruit partout que de l’élégance de vos équipages. Je viens d’admirer dans la cour le cheval arabe que vous avez acheté hier et qui va vous mener au bois. C’est à merveille, monsieur le marquis, vous dépensez gaiement votre jeunesse ; mais votre vie tout entière ne peut se passer ainsi. Vos écuries sont au complet, vous avez dans votre serre les plantes les plus rares de l’ancien et du nouveau monde, votre galerie de tableaux est fort belle, à ce qu’on dit ; mais enfin toute la vie n’est pas là. Maintenant que comptez-vous faire ?

À cette question, Gaston regarda son beau-père d’un air surpris.

— Ce que je compte faire, monsieur ? Ce que j’ai fait hier, ce que je fais aujourd’hui. Partager mon temps entre les exigences du monde et celles de l’amitié ; la matinée au bois, le soir à l’Opéra, au Théâtre-Italien ; chercher pour ma femme d’aimables distractions ; visiter les peintres, les sculpteurs en renom ; assister aux courses de Chantilly, parier, quelquefois courir, n’y a-t-il pas là de quoi remplir la vie ?

— Tout cela, monsieur le marquis, suffirait sans doute à remplir la vie d’un homme sans valeur, qui ne songerait qu’à manger ses revenus. Dieu merci, vous n’êtes pas un de ces hommes-là. Votre nom, votre éducation, votre alliance avec les Levrault, vous imposent des devoirs sérieux, et je sais que vous ne les ignorez pas ; vous êtes animé d’une noble ambition.

— De quelle ambition voulez-vous parler ? demanda Gaston de plus en plus surpris.

— Vous êtes un enfant du siècle, reprit M. Levrault, qui se rappelait les paroles de la marquise ; vous n’avez point d’engagements avec le passé. Vous avez grandi librement, sans contrainte, dans l’atmosphère des idées libérales ; c’est à peine si vous vous souvenez de la tempête qui fracassa le trône de saint Louis. Je ne vous ai jamais entendu parler qu’avec déférence de la nouvelle dynastie ; vous aimez les jeunes princes.

— Je ne m’en défends pas, répondit Gaston, qui cherchait vainement à deviner où son beau-père voulait en venir. Je me suis assis avec les jeunes princes sur les bancs du collége. Plus tard, le hasard m’a placé sur leur route. Je les ai rencontrés à Fontainebleau, dans une partie de chasse, et je n’oublierai jamais la journée charmante que j’ai passée au milieu d’eux. Ce sont de braves jeunes gens qui servent loyalement leur pays.

— Eh bien ! qu’attendez-vous ? demanda M. Levrault d’un air victorieux.

— J’attends, monsieur, que vous vous expliquiez, répliqua le jeune marquis.

— Parbleu ! mon gendre, vos intentions ne sont un mystère pour personne. Vous avez compris les obligations que vous impose votre nom ; vous brûlez de prendre part au maniement des affaires publiques. Un La Rochelandier ne doit pas rester à l’écart et se croiser les bras. Le présent, l’avenir, vous réclament. Vous voulez vous rallier, et vous avez raison.

— Me rallier ! s’écria Gaston comme un homme réveillé en sursaut ; me rallier ! Qui donc m’a prêté de telles intentions ? Chacun comprend à sa manière les obligations que lui impose sa naissance. Je n’ai pas de haine contre les institutions nouvelles, j’aime les jeunes princes, mes regrets pour le passé sont sans amertume ; mais pense-t-on que j’oublie à quelle famille j’appartiens ? Mon père m’a laissé un noble exemple que je ne déserterai pas. Si je ne fais pas de grandes choses, du moins je ne renierai pas, je ne foulerai pas aux pieds les traditions de ma famille.

— Ainsi, monsieur le marquis, s’écria M. Levrault se dressant brusquement sur ses jambes, votre intention n’a jamais été de vous rallier ?

— Je n’y ai jamais songé, repartit tranquillement Gaston ; mais, encore un coup, qui donc, je vous prie, a pu vous conter une pareille fable ?

— Qui me l’a dit ? Votre mère, monsieur le marquis.

— Ma mère ! reprit Gaston avec hauteur ; ma mère ! Vous n’y songez pas, monsieur ; si je pensais à me rallier, si ma mère le savait, elle me donnerait sa malédiction.

En ce moment la porte s’ouvrit, et un jeune homme élégant, en habit de cheval, la cravache à la main, frappa familièrement sur l’épaule de Gaston. Gaston, qui ne comprenait rien à l’insistance de son beau-père et ne devinait pas quelle importance M. Levrault pouvait attacher à de pareilles questions, s’excusa en deux mots, et sortit. M. Levrault, pâle, muet, stupide, était retombé dans son fauteuil. En entendant crier sur ses gonds la porte de la cour, il se leva machinalement et se mit à la fenêtre : son gendre, fièrement campé sur un cheval pur-sang, partit au pas, et salua du bout de sa cravache.

M. Levrault ne fit qu’un bond de l’appartement de Gaston à l’appartement de la marquise ; la marquise venait de sortir. Il demanda son coupé : la marquise l’avait pris. Pour la première fois, il comprit pourquoi elle avait fait peindre une couronne de marquis sur le panneau de sa voiture ; il comprit tout. Ce qui se passait en lui, on le devine, il n’est pas besoin de le dire. Mystifié, joué comme un petit bourgeois ! Il ne pouvait tenir en place ; il sortit à pied et se dirigea vers les Tuileries. Il avait compté sur le bruit et le mouvement pour calmer sa colère ; son attente fut déçue, À mesure qu’il marchait, son agitation redoublait. Il lui semblait que tous les visages avaient une expression moqueuse : tous les passants qu’il coudoyait le regardaient avec un sourire goguenard, comme s’ils eussent été dans le secret de sa mésaventure. Arrivé aux Tuileries, l’aspect du château l’irrita encore davantage. Le soleil resplendissait ; les vitres étincelaient ; l’architecture gracieuse et coquette de Philibert Delorme, baignée dans une lumière abondante, étalait aux yeux toute sa richesse. Adossé au groupe d’Arius et Peta, les bras croisés sur sa poitrine, M. Levrault demeura longtemps absorbé dans la contemplation du château, qui, par cette belle journée, avait un air de fête. Abîmé dans ses réflexions, il se demandait avec désespoir si les portes de ce palais ne s’ouvriraient jamais devant lui, s’il était condamné à ne jamais en franchir le seuil. Malgré les avertissements de maître Jolibois, il était tombé de Charybde en Scylla, des griffes de Montflanquin entre celles de la marquise. La confusion, la rage, se disputaient son cœur. Après une heure d’immobilité, il fit à grands pas le tour du jardin, et, comme le soleil commençait abaisser, pensant que la marquise devait être rentrée, il franchit rapidement le Pont-Royal pour regagner la rue de Varennes. Comme il approchait de son hôtel, il aperçut au-dessus de la porte une inscription en lettres étincelantes. Quel ne fut pas son étonnement en lisant sur un fond de marbre noir : Hôtel La Rochelandier ! Ce fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase déjà plein. La marquise venait de rentrer ; M. Levrault monta chez elle.

À la même heure, Gaston quittait le bois de Boulogne et brûlait la route de Paris. En partant de la rue de Varennes, il traitait de billevesées toutes les paroles de son beau-père qu’il n’avait jamais prises au sérieux. Comment croire, en effet, que sa mère eût fait une pareille promesse ? Peu à peu cependant, en parcourant les avenues du bois, il se rappela l’attitude de la marquise à la Trélade, son empressement auprès de M. Levrault, les cajoleries adressées à sa fille. Plus d’une fois il avait souffert en voyant sa mère caresser la sottise et la vanité de son hôte ; ces souffrances, inexpliquées jusqu’alors, prenaient maintenant un sens injurieux pour lui, pour sa famille. Il se rappelait aussi avec quelle insistance Laure l’avait pressé d’aller à la cour ; les bouderies de sa femme, qu’il avait à peine remarquées, lui revenaient en mémoire, et, rapprochées des entretiens de la Trélade, les éclairaient d’une lueur inattendue. En rassemblant tous ses souvenirs, Gaston sentait la rougeur lui monter au visage. En proie à des doutes cruels, ne pouvant plus contenir son impatience, il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, et courut à Paris pour arracher à la marquise la vérité tout entière.