Grande Imprimerie (p. 286-295).


IX


— Oui, mes enfants, il y a trois choses que j’observe chez les jeunes, quand ils abordent le théâtre : la première, ils se fichent dans la poche les uns des autres ; la seconde, ils parlent très vite ; la troisième, ils courent, comme des zèbres. Quand vous m’arrivez ici, c’est navrant de vous voir raboter vos planches. — Voyons, ma fille, prête-moi une seconde d’attention. Tu ne peux pas penser, et, brrr, parler comme un moulin, n’est-ce pas ? Pense donc ce que tu dis, d’abord, et dis-le en le pensant… Tu as besoin d’exploser complètement ; tu n’exploses pas assez. Allons, recommence ta phrase.

— « Je vous répète ! que je n’ai rien à vous dire. »

— Brrr… si tu mets des rrrenflements partout, ça va bien aller ; étudie ça une minute. — À toi, Jonquille, reprends le dialogue de la scène XII.

— « Oui, madame, j’ai des toiles de maîtres. Par exemple, je possède de véritables Romulus.

— « De véritables Romulus ! sont-ils donc si célèbres ?

— « Oh ! oh ! très célèbres, madame. »

— Ne fais pas : oh ! oh ! tu me tues mon effet. Reprends ça d’un ton plus naturel.

— « Oh ! très célèbres, madame ! »

— Mais, malheureux, tu vas parler auvergnat tout à l’heure. Articule donc ! Tu as les joues lourdes, la bouche pâteuse. — N’est-ce pas, maman Rougemont que, de votre temps, au Conservatoire, on assouplissait la bouche avec des boules de caoutchouc ?

— Oui. Va rue Vivienne, mon garçon ; tu en trouveras là. Tu en mettras d’abord deux, puis quatre ; ça te développera les maxillaires.

— À présent, passons à l’endroit où le baron veut acheter, en dépit de sa belle-mère, le fameux tableau de Romulus. — Vous y êtes, n’est-ce pas ?

— « Je vous défends d’ouvrir cette caisse !

— « Mais, madame, permettez que M. le baron…

— « Ouvrez cette caisse, je le veux !

— « Est-il possible ? vous achèteriez une pareille nudité ? que pensera votre femme ?

— « Ma femme n’a rien à y voir. »

— Prolonge la note sur le mot femme, comme ceci : « Ma femme n’a rien à y voir. » Ça garnit ; ça te donne le temps d’opérer un mouvement pour approcher du tableau. Pendant cette demi-seconde, Jonquille en profite afin de vanter l’œuvre qu’il apporte. — Poursuis, mon garçon.

— « N’admirez-vous pas, madame, la richesse du contour, l’éclat des tons, la fermeté du coup de brosse ? »

— Bon, tu as peloté ta marchandise. À présent le baron approche pour regarder et croit reconnaître le portrait de la baronne avant son mariage dans la nudité du motif choisi par le peintre. Allons, marque moi l’action, le jeu de la surprise.

— « Est-il possible ! Mathilde ? Mathilde en une pareille position ? »

— Raouff ! faut que ça parte d’un trait. Vois-tu comme c’est bon, comme ça explique l’effarement du mari qui retrouve sa femme en posture de modèle. C’est compris, hein ? — Après cet éclat… poum ! le calme qui suit cette exclamation. — À la scène suivante. — C’est à ton tour d’entrer, Juliette.

— « Tiens, monsieur est sorti ? »

— Avec ton « tiens, monsieur est sorti ? » tu as l’air de dire : J’ai des haricots sur le feu. Ensuite, depuis quelques jours, vous finissez vos phrases par un petit chant… Est-ce que tu ne vas pas te débarrasser de cette mélopée-là ? — Continue, Jonquille.

— « Pardon, mademoiselle, je viens chercher le tableau que j’ai laissé ici tout à l’heure.

— « Le tableau ! quel tableau ?

— « Mais celui que j’ai vendu il y a un instant à M. le baron et qui doit être encore là, sans doute. »

— Quel sacré dialogue ! Ils mettent ça au présent, puis au passé ; ça donne une petite sauce grammaticale… Il y a des « sans doute », des « pas mal ». Tu me couperas ce « sans doute » là, Jonquille.

— Oui, monsieur.

— Et, ensuite, ferme donc tes phrases, comme tu fermerais une porte, lorsque tu t’en vas. M’as-tu compris ? Alors, réponds : oui, monsieur ! Si tu te souviens de mes indications d’aujourd’hui, tu as un brevet de plus de six mois. — Fiche-moi le camp.

Comme le directeur du théâtre Athénien se levait après la répétition, pour prendre son chapeau, il aperçut dans la salle, qui n’était éclairée que par le bec de gaz de la scène, une figure bien connue, des cheveux bruns, deux yeux noirs flambants, et entendit une voix qui lui criait :

— Peut-on vous voir, monsieur Rougemont ?

— Je suis à vous à la minute, madame, répliqua-t-il en s’empressant de monter à son cabinet.

Mme Raimbaut y arriva presque en même temps.

— Qu’est-ce qui vous amène ? J’espère que ce n’est pas un malheur ?

La silhouette tourmentée de Sabine s’accusait dans les noirceurs du costume en cachemire ; les coudes en se reculant creusaient les plis du vêtement légèrement cintré par derrière et droit par devant ; une fanfiole de lumière jouait dans le perlage en jais, et la jupe violemment serrée aux hanches se crispait en une torsion de plis multiples sur la croupe, comme sous l’étreinte d’une main rageuse.

— Il faut que vous me promettiez de voir Henri ce soir, ou cette nuit.

— Aurais-je donc à conjurer quelque chose ?

— Je ne sais pas, mais je suis sûre qu’un avis de vous peut déterminer chez lui… une règle de conduite… un procédé… que sais-je, moi ? lui suggérer un expédient…

— Ah çà mais, tout est donc perdu ?

— Comme argent, oui.

— Inutile de vous demander en ce cas si on le déciderait à gagner l’étranger. Je prévois d’avance le refus.

— Monsieur Rougemont ?

— Madame !…

— Est-ce que je suis belle ?

— Parbleu !…

— En grâce… par pitié… répondez dans la sincérité de votre cœur…

— Mais regardez-vous alors si vous en doutez.

— Alors…

— Alors, quoi ?…

— Ces hommes, ça ne comprend rien ; ma parole, c’est d’une lenteur d’évolution dans le domaine de l’idée… Mais vous ne devinez donc pas qu’en cherchant à savoir si je suis belle…

— Madame, répliqua Rougemont, je vous avais parfaitement comprise ; mais ce sont là des mots de théâtre. Vous n’arriverez pas à vous vendre. On n’achète guère les femmes aujourd’hui, on les prend. D’ailleurs, qu’achèterait-on ? une femme n’est-elle pas le reste d’un homme ?… le morceau qu’il a laissé au coin de son assiette ? En conséquence, la femme qui est libre de sa personne n’est autre que l’expression du dégoût d’un estomac masculin ayant refusé de l’absorber. Aussi est-il rare qu’un autre estomac la convoite dans ce même moment.

— Vous avez mal interprété mes paroles, interrompit-elle. Je vous le répète, en vous demandant si j’avais quelque physionomie, je formais simplement le souhait d’entrer au théâtre.

— Parfait ; maintenant, autre guitare. Vous croyez qu’on y entre pour accomplir une fin, comme aux Carmélites ? La société ne veut plus de moi… Allons chez les comédiens, la porte à côté… On sera trop heureux de recevoir la femme du monde momentanément déchue. D’une part, je fais la nique aux bourgeois ; de l’autre, beaucoup d’honneur à l’art dramatique…

Mais Sabine releva soudain la tête, une tête de Pythie souffrante et inspirée.

— C’est cela, insultez. Ah ! vous croyez que je ne suis pas taillée pour interpréter la passion ? Mais savez-vous seulement ce qui donne aux femmes ces yeux bordés d’anchois, comme on s’exprime dans l’argot populaire ? Savez-vous en quoi consistent ces mouvements de fureur jalouse qui sont la cause que, pour celui qui en est atteint, le soleil est sans chaleur, et le froid sans action ? Dans le relâchement des doigts d’une amie serrant les vôtres, vous est-il arrivé de pressentir de futures trahisons ? L’église vous est-elle apparue souvent comme un monument de duperie où les sourires pâles des hystériques allaient réclamer du dieu caché des jouissances honteuses ?… Dans certains silences, avez-vous eu un frisson mortel qui vous disait : « Prends garde, tu vas aimer ! » Le battement monotone d’un balancier, qui prétendait régler votre vie, ne réveillait-il pas en dépit de votre stoïcisme quelque chose de tendre et d’exquis caché dans votre être, vous insinuant que l’existence devrait battre plus vite pour vous ?… Est-ce que ce n’est pas nature tout ça — dites, monsieur Rougemont ? Est-ce que celle qui l’a subi n’est pas assez trempée pour le traduire à la scène, bien ou mal ? — Bonsoir ! à un de ces jours, n’est-ce pas ?

Elle mettait quand même dans son accent un peu âpre des mollesses charmantes. À l’irrécusable tremblement des lèvres de la jeune femme, Rougemont comprit qu’il avait été dur.

— Tenez, mon enfant, fit-il brusquement, nous recauserons de votre projet. En attendant, je vais de ce pas rejoindre Henri. À nous deux, qui sait ?… nous inventerons un moyen, un atermoiement quelconque. Il est chez vous, n’est-ce pas ? Oui… Adieu !

Mme Raimbaut descendit l’escalier étroit qui conduisait à la rue, monta dans une voiture et donna l’adresse de la rue Rousselet.

— Tiens ! s’exclama Mme Varlon, toisant la visiteuse.

Et il n’y eut aucun commentaire. Une causerie, à voix basse, s’ébauchait entre les deux femmes, et au bout d’un instant Mme Varlon reprenait :

— Deux cent mille ! Ah çà, vous êtes folle ?… Allons, ne pleurez pas… seulement, je vous le répète, vous êtes folle. Deux cent mille ? malepeste !

— Il n’y a pas moyen ?…

— Qui vous répond cela ? J’ai des vieillards dans ma clientèle… Revenez demain matin, à huit heures, entendez-vous ?

Sabine remonta en voiture et commanda au cocher de la conduire 126, faubourg Saint-Antoine. Mlle Léa accourut elle-même ouvrir sa porte.

— Madame, dit en entrant Mme Raimbaut, j’ai à mon service une personne que vous avez eue au vôtre, je crois, Frissonnette ?

— Chez vous, madame ? la pauvre enfant est chez vous ?

— Et comme elle m’a raconté un peu son histoire, votre nom ayant été mêlé à son récit, je me suis trouvée autorisée à la démarche que je tente aujourd’hui.

— Une démarche près de moi ? demanda Mlle Léa presque disposée à se fâcher, en soupçonnant la visiteuse de se moquer d’elle.

— Oui, continua Sabine en la suivant dans la chambre où Mlle Léa la conduisait machinalement, une démarche près de vous, qui ne me connaissez pas, mais qui, si j’en crois Frissonnette, ne me refuserez pas assistance.

— C’est une dame de charité, pensa Léa.

Et, se rengorgeant, elle ajouta :

— Oh ! mon Dieu, oui, j’ai beaucoup aimé cette petite dont l’enfance a subi un choc… terrible.

— Je sais… on m’a raconté.

— Ah ! madame, un drame, voyez-vous ; on l’écrirait qu’on ne le croirait pas. Et l’on prétend que le mal est toujours puni ? Moi, je répète, je déclare qu’au contraire les gredins sont récompensés.

Et, très satisfaite d’avoir enfilé cette banalité, Mlle Léa se redressa en jouant avec sa chaîne de montre.

— Oui, madame, je n’en veux pour preuve que la situation de ce misérable qui a abusé de Frissonnette ; cet homme, dont la fortune et le nom sont dans toutes les bouches…

— Il est donc très en vue ? demanda Sabine pour répondre quelque chose aux invectives qu’on lui servait.

— Quoi, madame, Frissonnette ne vous a pas avoué qui il était ?

— Franchement, je n’ai jamais trop insisté à ce sujet. À propos, quel est donc son nom ?

— Son nom ? mais c’est M. Raimbaut… le gendre de M. Henri Duvicquet, ce peintre qui s’est subitement transformé en banquier… Vous savez, cette histoire dont on a tant parlé il y a un an ? Oui, madame, M. Raimbaut a épousé la fille, ou plutôt la maîtresse de… Mais, pardon, seriez-vous indisposée ?

— Moi ? balbutia Sabine en sentant un écrasement de ses reins l’affaisser sur la causeuse… Oh ! non, nullement… Ah ! Frissonnette… M. Raimbaut… En vérité, c’est étrange.

— N’est-ce pas ? Aussi la pauvre fille en est restée comme hébétée, à demi folle… Vous avez dû vous apercevoir que son service péchait en bien des choses ?

— Non… je ne sais pas… je m’occupe peu…

Mais par un de ces revirements qui la rendaient incapable de subir cinq minutes une situation fausse et retaillaient d’un seul coup ses membres pour la lutte, elle s’était levée :

— Madame, dit-elle à Mlle Léa, je suis Mme Raimbaut.