Grande Imprimerie (p. 125-136).


VII


SABINE À MADAME DE SÉRIGNY


La C…, ce 20 juillet 18…


Ah çà, deviens-tu folle, pour m’adresser de pareils reproches ? La seule chose que j’ai faite, ç’a été d’aller fouiller chez toi, enlever différents livres, en commençant par ceux que tu m’avais défendus. Si je ne t’ai pas écrit, c’est pure impossibilité de t’envoyer rien de nouveau. Que t’aurais-je raconté que tu ne connaisses déjà ? Toutes les lunes de miel se ressemblent. La mienne n’est ni trop grosse, ni trop petite, ni trop ronde, ni trop bouffie ; c’est une bonne petite lune de miel, ayant la forme d’un de tes fromages de Hollande demi-sel, d’une apparence raisonnable, assez appétissant quand on l’entame, et qui, si l’on mettait trop longtemps à l’achever, pourrait peut-être tourner à l’aigre. C’est aux mangeurs à l’engloutir gentiment aussi vite que possible… pour qu’il ne reste pas trop longtemps sous cloche.

Quant à nos chasses, je n’ai pas encore tiré le moindre coup de fusil. En fait de gibier, du reste, je te rappellerai qu’il vient chaque année un lapin dans la garenne du voisin. Nous nous abstenons de le tuer, mais enfin nous avons cette consolation de nous répéter que, si nous le voulions, nous le pourrions.

Je t’entends d’ici t’écrier : « — Assez de vaines paroles qu’attends-tu pour me raconter la vérité ? » Eh oui, je sais que je parle d’autre chose que de ce que tu voudrais savoir. Mais, au bout du compte, tu m’as amenée à contracter un mariage de raison — par conséquent, je ne peux t’envoyer une tirade sur l’amour ainsi que le pratique généralement une jeune mariée bien apprise, dans la première quizaine de l’ensommeillement conjugal.

J’ai longtemps cru que si l’on désirait le connaître, il ne s’agissait que de s’incorporer dans un proverbe de Musset, de se le répéter le matin en se coiffant, et de le répéter pour de bon en sortant de table. — Non, ce n’était pas encore ça. — J’ai du sang d’anémique, ou pour mieux parler je n’en ai pas. Or, vois-tu, j’ai grand’peur que l’amour aussi soit une anémie ; mais de même qu’on vit en se passant de sang, de même on peut vivre en se passant d’amour.

Donc, je n’ai personne à supplanter dans l’esprit de mon mari ; et, si je ne chante pas comme dans les Dragons de Villars :

« Bonheur charmant, Sylvain m’a dit : je t’aime… »


il me l’a prouvé, ce qui vaut mieux. J’ai un singulier procédé pour m’enlever la désillusion que m’a donnée mon mariage : c’est de vouer un culte à ce que mon mari aurait pu être, et à ce qu’il n’est pas ; c’est de dégager l’inconnue de ce problème charnel qui s’appelle brutalement Raimbaut, et d’en faire jaillir une sorte d’être à ma convenance, qui revient chaque après-minuit, pour disparaître avant l’aube. Il y a gros à parier que si, nouvelle Psyché, j’approchais ma lampe du lit nuptial afin de regarder celui qui dort à mes côtés, la désillusion serait forte ; mais comme je ne veux pas même une simple veilleuse, je peux à mon aise m’imaginer que celui qui me tient dans ses bras est l’ombre de ce que j’aurais rêvé…

Trêve de rire.

Te rappelles-tu quand tu me prenais sur tes genoux, et qu’avec tes élans de maternité chaude, tu m’insufflais les moindres de tes pensées ? Eh bien, ce n’était que de l’amitié, cela. Et pourtant, explique-le comme tu voudras, il y avait de l’ivresse. D’ailleurs, au fond de tout ce que j’aime, il y a, quand même, un peu de vertige, ou plutôt je ne vois jamais clair quand j’aime, et je ne saurais démêler de quel ordre sont les sentiments qui se lèvent à propos de toi ou de mon tuteur.

Existerait-il donc plus d’échappement du cœur et des sens dans l’amitié solide, que j’ai connue, que dans ce que j’éprouve aujourd’hui ? Le problème est là. Tu t’en expliqueras, n’est-ce pas, mon beau sphinx ? tu me raconteras tes théories là-dessus. Songe seulement que les miennes sont fatalement destinées à battre les tiennes en brèche, et sois calme : je ne m’enorgueillis pas d’avance du triomphe.

Quelle singulière chose pourtant ! Me voilà mariée, je ne t’appartiens pas uniquement, je ne suis pas davantage uniquement à mon ogre en chambre de tuteur, et jamais je ne vous ai appartenu si complètement, à l’un et à l’autre. Arrivée à cet endroit symptomatique de ma vie de jeune fille où un monsieur mis correctement m’a dit :

Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle,
Qu’on vous offre le bras pour suivre le chemin ?


j’ai répondu comme Marguerite ; seulement Marguerite laisse échapper son missel en tombant dans les bras de Faust, tandis que moi, en glissant sur l’oreiller conjugal, j’ai gardé mon missel, — j’entends le livre de mes ignorances où l’on épelle ces mots et ces phrases de convention, après lesquelles sont encore épinglées un grand nombre de mes interrogations. — Tu hausses les épaules, tu t’étonnes qu’il faille encore quelque chose pour satisfaire mes curiosités ? Allons, ma chère, conviens au moins que rien dans le passé ne t’autorise à croire que les miennes soient satisfaites à si bon compte, et qu’il n’existe à présent rien pour moi à approfondir, parce que je suis canalisée dans le mariage. Au vrai, au juste, qu’est-ce donc que ce sentiment gracieux et terrible, qui tôt ou tard, m’a-t-on assuré, accomplit son évolution dans une existence, et qu’on appelle l’amour ?

L’amour ? Mon tuteur me l’a montré dans l’antiquité comme le grand tourmenteur des êtres, mettant le feu au cerveau d’une femme, aux murailles d’une ville ; les prêtres, eux, me l’ont dépeint comme un remords quand il ne s’adressait pas à Dieu ; et j’ai entendu les médecins le diagnostiquer comme une névrose ; toi seule, Renée, tu ne m’as jamais dit ce que c’était que l’amour, et pourtant tu le sais ; ne le nie pas — j’en suis sûre.

Écoute, ceci est pour toi, pour toi seule, et je te le demande tout bas : dis-moi si, quand on aime, le flanc bat plus fort, si la lèvre est plus rouge, si le regard a plus de feu, et si l’oreille est plus fine. Dis-moi si, comme pour cette sorcière aux yeux de fée dont on me racontait l’histoire dans mon enfance, et qui était censée nous toucher quand nous jouions, on devine soudain qu’il est là, parce qu’on se sent regardée en dormant… ou appelée sans voir personne. Est-ce lui qui fait sourire, comme certaines femmes dont j’ai vu briller le regard, et que j’ai seules connues souriant de cette façon-là ? Ou plutôt l’amour n’est-il pas l’absolu dans la vie, et qui ne le connaît pas connaît-il quelque chose ? J’ai entendu parler d’abandons mortels, de passions empoisonnées ; il me semble, à moi, que l’amour ne tue que ceux qui sont prédestinés à l’être ; qu’en penses-tu ? — Ma chère, quand j’étais… jeune, je songeais : — L’amour, ce doit être un océan de volupté ou de crime ; qu’on aime un scélérat comme Botwell, un musicien comme Rizzo, un conspirateur comme La Mole ou Coconnas, un fat comme le comte d’Essex, j’admettais tout en matière amoureuse, pourvu qu’on n’allât pas d’un grand seigneur comme l’Almaviva de Beaumarchais, au colonel de garde nationale de Scribe. Cela, par exemple, me paraissait obligatoire.

Imagine-toi aussi que pour rompre un peu la monotonie de notre terre-à-terre provincial, j’avais proposé à mon mari de l’appeler Don Inigo. — Don Inigo ? ça faisait bien pour s’interpeller d’un bout du jardin à l’autre, — mais non ; il n’a pas mordu à mon idée, il tient à son prénom de Félix. — C’est dommage ; ça aurait donné de la grandeur, comme un reflet épique à ce bout d’écharpe municipale qui nous chatouille encore le front. Que veux-tu ? j’ai essayé de cinquante manières de tromper ma curiosité non assouvie, en inventant des distractions qui sentaient leur princesse maure d’une lieue. — Ah ! c’était vraiment la peine !

J’oubliais de te raconter que nous avons reçu et rendu quelques visites ; la dernière, à Mme la notairesse, brave et digne personne à laquelle on commençait, lorsque nous sommes entrés, la lecture du journal.

— Écoutez, écoutez ! a déclaré le notaire, M. Mégissier, après les premières banalités d’usage ; c’est encore un scandale qu’une de vos Parisiennes a causé.

Et, sans attendre un mot de réponse, il lut le récit d’une aventure fort ordinaire, où il s’agissait d’une femme surprise en flagrant délit ; l’anecdote se terminait avec ces mots explicites : « A côté de la place occupée dans l’alcôve par Mme de L. se montrait un creux révélateur. »

— Finis donc, Joseph, s’empressa de dire sa femme, tu devrais réfléchir que Madame est trop nouvellement mariée pour savoir en quoi consistent ces choses… à double entente.

Le notaire me jeta une œillade qui traduisait clairement : « — Est-elle assez bête, ma femme, de s’imaginer que vous n’entendez rien à ce que je viens de lire ? »

Aussi, sans trouble aucun, je répliquai à la notairesse :

— Mais, pardonnez-moi, Madame, je comprends parfaitement ce que signifie le « creux révélateur » dont M. votre mari vient de parler.

— Ah ! ah ! l’entends-tu maintenant ? s’écria triomphalement le notaire.

— Vraiment, fit Mme Mégissier, embarrassée, Vous avez compris ?

— Sans doute, et je conçois parfaitement que M. de L. n’ait pas eu besoin d’un plus vif éclaircissement pour acquérir la preuve que sa femme avait un amant. Je vous avoue qu’en devinant cela je ne crois pas offrir la preuve d’une intelligence au-dessus de la moyenne.

Il y eut un moment de silence, le notaire souriait dans sa barbe, mon mari taquinait sa botte du bout de sa canne. Mme Mégissier me regardait d’un drôle d’air et ne put s’empêcher de me répondre :

— On nous avait bien dit que vous étiez originale !

Je crus devoir relever le trait qu’elle me décochait par ce mot originale, et je lui repartis tranquillement :

— Mon Dieu, Madame, je n’ai pas été de ces jeunes filles qui écoutent aux portes pour savoir ce que l’on veut qu’elles ignorent ; ce que j’ai appris, c’est parce que je l’ai deviné ; mon caractère a toujours répugné à ces petites manœuvres des petites bourgeoises qui s’exercent à baisser les yeux et à paraître ignorer ce qu’elles savent. Je ne vois donc pas pourquoi, ayant franchi un cercle à la suite du mariage, je feindrais une ignorance qui n’est pas dans mes cordes.

— Et vous avez raison, m’a répondu M. Mégissier, en imposant d’un geste silence à sa femme ; vous êtes assez belle pour vous passer de mentir.

On s’empressa alors de parler des élections, et deux minutes après nous remontions en voiture.

— Je vous en prie, ma chère, m’a répété nerveusement mon mari, devant les personnes que nous fréquenterons, ne vous donnez pas l’apparence de tout connaître.

— Alors, faut-il que je joue avec ma chaîne de montre, que je regarde mes pieds, et que j’aie l’air d’une petite niaise ?

— Ayez l’air de ce que vous voudrez, pourvu que vous ne paraissiez pas instruite de trop de choses. Si vous saviez quelle prudence il faut observer ici ! Encore une conversation pareille, vous voilà perdue de réputation.

— Mais, Monsieur, que m’importe ma réputation devant des bourgeois étroniformes !

— Hein ! s’écria-t-il abasourdi… Vous dites étro…

— Niformes, ai-je achevé intrépidement.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un néologisme, Monsieur, qui n’est pas encore dans Littré, mais qui le mérite, je vous assure.

J’aurais pu parler longtemps. M. Raimbaut paraissait écrasé. Il est sorti de son silence en ordonnant au cocher de reprendre le chemin de la maison. Je n’en étais pas autrement fâchée. C’est à notre rentrée tardive que je dois de pouvoir t’écrire aujourd’hui.

Hier, dans la journée, vers deux heures, mon mari fit irruption chez moi, très ému.

— Dites-moi, Sabine, n’auriez-vous pas ouvert votre fenêtre aujourd’hui par inadvertance ?

— Ce n’est pas par inadvertance, mon ami ; je l’ai ouverte et je suis restée au moins une heure à regarder dehors.

— Mais vous oubliez que de votre fenêtre on distingue ceux qui passent au milieu de la grande place.

— Sans cela, ce ne serait pas la peine de m’y mettre et d’y rester.

— En ce cas, ma chère enfant, vous avez commis, sans le vouloir, une faute énorme.

Je crus que M. Raimbaut plaisantait, et de bon cœur, je m’apprêtais à partager sa gaieté ; mais son air sérieux m’interdit.

— Une faute énorme ! répétai-je, j’avoue que je suis encore trop bornée pour saisir le sens de vos paroles.

— Je suis très convaincu qu’en effet vous n’entendez pas malice à vos actions ; mais, je vous en prie, que ce soit la dernière fois que cela vous arrive.

— Ah ! c’est trop fort ! m’écriai-je ; vous vous expliquerez, n’est-ce pas ?

— À l’instant. Sachez, ma chère, qu’aux yeux de la ville entière, une femme qui ouvre sa fenêtre ne le fait pas sans avoir l’intention de regarder dehors.

— Évidemment, répliquai-je, prise d’un fou rire.

— Or, quel intérêt une femme comme vous, récemment mariée, d’un abord peu… farouche… — Ici, M. Raimbaut me regarda fixement. — Quel intérêt peut-elle avoir, sinon de jeter un regard de convoitise du côté des hommes qui passent en se livrant devant elle aux réflexions obligeantes que sa jeunesse et sa beauté leur suggèrent, surtout quand on sait que ces réflexions ne sont pas de nature à déplaire à une Parisienne ? Voilà, ma chère amie, le thème au sujet duquel toutes les langues se sont exercées à votre sujet, deux heures durant, aujourd’hui.

— Monsieur, interrompis-je avec hauteur, épargnez-vous ces reportages d’un goût douteux.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Une fenêtre ne peut être ouverte ici sans que celui ou celle qui l’ouvre soit soupçonné d’intentions coupables sur les objets extérieurs.

— Et si on ne l’ouvre pas, c’est qu’on renferme ces intentions coupables en soi, n’est-ce pas ?

— Je ne prétends pas prouver que ces commérages soient discutables, reprit M. Raimbaut, au bout d’un instant ; mais ce qui l’est moins encore, c’est de prétendre rompre en visière à ce monde-là. Je ne suis pas un bourgeois, moi, croyez-le ; et cependant il y a vingt ans que je trouve le secret de vivre dans le contact de ces bourgeois sans les blesser. L’échec que j’ai rapporté, au sujet de ma nomination, a déjà aiguisé pas mal de calomnies ; on vous en rend — cela sans que ce soit le moins du monde justifié un peu responsable ; tâchez donc que le mauvais vouloir à votre égard se borne à quelques cancans qui tomberont, je l’espère,… grâce à votre modestie.

— À mon humilité, voulez-vous dire ? Non, Monsieur, je n’ai rien à me faire pardonner. Si vos voisins ne sont point satisfaits de ma présence ici, ne vous attendez nullement à la moindre platitude de ma part pour conquérir une bienveillance dont je ne me soucie guère, et qui n’est accordée, je m’en rends compte maintenant, qu’aux hypocrites et aux niais. Je ne sais point, quand je suis instruite d’une anecdote, feindre de l’ignorer ; quand mes yeux ont envie de voir, il m’est impossible de les fermer ; si le paysan ou le bourgeois qui passent de loin ou de près me paraissent de nature à suggérer mes observations, je les regarderai, n’en doutez pas ; et à cette assurance que je vous donne ici, j’ajouterai que le respect de soi-même, et le sentiment de sa dignité, commencent au mépris des gens dont vous me parlez.

— Sabine, vous mettez une passion dans vos paroles…

— Quant à l’échec dont on me prétend responsable, je ne vois pas trop en quoi mes excentricités ont pu amener ce résultat, puisque nous étions à peine mariés lorsque vous l’avez subi ; vous pouvez donc assurer, d’avance, à vos mairesses et à vos notairesses, qu’à la prochaine occasion, je leur demanderai les fleurs de leurs chapeaux pour composer une décoction de tisane, et la leur offrirai en guise de thé ou de palliatif à l’émotion qu’elles ont éprouvée à cause de moi.

J’ai quitté le salon sans la moindre colère ou la moindre émotion, et je suis venue rouvrir ma lettre pour te raconter ce nouvel incident.

Sabine.