Aux dépens d’un amateur, pour le profit de quelques autres (imprimé à Paris) (p. 7-19).

CHAPITRE I

DÉCLARATION D’AMOUR


On était au printemps. Le château de Messange, quelques lieues de Tours, est une des plus belles résidences de cette ravissante plaine tourangelle qui est comme le jardin de la France. Ses terrasses couvertes de verdure s’étagent en pente douce jusqu’à la Loire dont on entend le doux bruissement sur son lit de galets, et qui forme comme un ruban d’argent aux extrémités des grandes allées du parc.

On avait décidé la veille au château que l’on irait de grand matin à la pêche aux écrevisses. Mlle Claire de Messange et sa sœur Marguerite, chaperonnées par la très respectable miss Ellen Anderson, leur gouvernante, prendraient, en passant au château d’Estange, leurs grandes amies Jeanne et Cécile. Claude Larcher devait partir à l’avance pour rechercher les endroits où la pêche avait le plus de chance d’être fructueuse. Enfin la cloche de midi rassemblerait pêcheurs et pêcheuses à Messange pour le déjeuner.

Fidèle au programme, Claude s’était levé tôt et descendait doucement les pentes boisées conduisant à la Loire, les engins de pêche sous les bras, les mains dans les poches et le nez au vent. L’expression souriante de sa figure répondait sans doute aux pensées qui se déroulaient dans son esprit. Il était heureux ! heureux de ses vingt ans, heureux de l’existence charmante et exempte de soucis qu’il menait au château, heureux surtout de penser que dans un moment il allait revoir la belle jeune fille à laquelle il vouait une amitié qui, sans qu’il s’en doutât, confinait de bien près à l’amour.

Il était arrivé depuis quelques instants au ruisseau rocheux, but de l’expédition, lorsqu’une fusée de rires lui annonça l’arrivée des jeunes filles. La pêche commença aussitôt, chacune se mettant avec ardeur à ce nouveau plaisir de la saison, avec l’ambition secrète de remplir ses paniers et d’être proclamée reine de la pêche.

Claude, lui, ne semblait prendre qu’un intérêt médiocre à la poursuite des innocentes bêtes. Les pensées qui l’accompagnaient tantôt, durant la route, lui remplissaient de nouveau l’esprit, et tout en traquant mollement les écrevisses, il avait remonté le ruisseau jusqu’à un endroit où il était encaissé par le feuillage. Il s’était paresseusement étendu sur l’herbe, le regard perdu au fil de l’eau, lorsqu’une délicieuse apparition surgit tout à coup en face de lui, de l’autre côté du ruisseau, emplissant de trouble son être tout entier.

Une jeune fille était là, debout, à deux pas de lui ; songeuse, elle se penchait sur l’eau comme pour y mirer son joli visage ; et cette jeune fille était bien la plus ravissante expression des grâces de la jeunesse et des charmes de la femme.

Mlle Claire de Messange avait alors dix-huit ans. Une opulente chevelure blonde, d’un blond chaud et vivant, irradiée en ce moment par les rayons du soleil, retombait sur ses épaules, dénouée par les courses folles, et semblait un flot d’or encadrant son délicieux visage au front large, au nez droit infléchissant à peine la ligne du front, aux narines vibrantes, aux oreilles petites, et à la bouche un peu charnue, d’un rouge vermeil et d’une expression charmante. Mais c’étaient surtout les yeux qui faisaient le grand charme de cet adorable visage de jeune fille, des yeux bleus, d’une douceur et d’un velouté extraordinaires, qu’emplissaient tout entiers de larges prunelles caressantes dont le charme était surtout mystérieux.

L’ensemble de sa personne était d’ailleurs exquis. Elle était merveilleusement faite avec sa taille fine et cambrée, sa gorge tendue et forte où se devinait toute la fermeté de la jeunesse, ses hanches d’où la timidité des lignes adolescentes avait totalement disparu, jaillissant sous sa jupe collante, — des hanches où habitait déjà la tentation féminine, — et son cou de satin blanc avec un pli charmant qui l’entourait d’un collier naturel à la naissance des épaules d’un dessin virginal.

Claire s’était séparée un moment de ses amies pour se reposer et se rafraîchir auprès du ruisseau. Son teint était légèrement coloré et ses jolies lèvres roses étaient tout humides. Elle avait les yeux brillants et la gorge un peu haletante. Se croyant seule en cet endroit écarté, elle avait largement ouvert le haut de son corsage pour recevoir la caresse de la brise, et Claude, qui n’avait jamais vu d’elle que sa figure et ses mains, put admirer la ravissante poitrine de la jeune fille. Ses seins — d’une blancheur de lait et d’une transparence de peau telle qu’on pouvait distinguer les petites veines bleues courant sous la surface, — se découvraient en partie. L’un d’eux même, à la suite des courses folles de Claire, avait jailli presque en entier du corset de satin bleu ciel, et droit et ferme dressait fièrement au-dessus de la dentelle de la chemise sa jolie pointe vermeille. Ses pieds nus étaient posés dans le ruisseau, peu profond à cet endroit ; ses mains maintenaient sa robe et ses jupons relevés, très haut, laissant voir les jambes nues avec les mollets déjà potelés et le bas de son petit pantalon blanc s’arrêtant aux genoux qu’il couvrait d’une dentelle fine et à petits plis.

Claude, caché dans la bruyère à deux pas à peine de la jeune fille, était dans un état de trouble inexprimable. La respiration haletante, rempli de la crainte d’être découvert, il dévorait des yeux tous ces charmes de son amie qu’il n’avait jamais évoqués ; il était comme en extase devant cette virginale apparition.

Soudain la voix criarde de miss Ellen se fit entendre : « Claire ! Claire ! où êtes-vous donc ? Il est temps de rentrer au château. »

Alors la jeune fille sortit du ruisseau et, s’asseyant sur le gazon qui en tapissait le bord, se mit en devoir de remettre ses chaussures.

Elle sortit d’abord un mouchoir avec lequel elle essuya minutieusement ses petits pieds aux ongles roses et ses jambes où les gouttelettes d’eau éclairées par le soleil semblaient autant de perles fines, et passa ses bas noirs retenus au-dessus du genou par des jarretières noires qu’elle boucla, puis elle chaussa ses bottines.

Cette dernière opération était la plus difficile. N’ayant point de crochet pour les boutonner, elle avait peine à y arriver avec les doigts. Elle ramena son pied sous elle et, le buste penché, la tête touchant presque le genou, essaya d’y parvenir avec une épingle à cheveux ; comme elle avait les jupes relevées au-dessus des genoux et les jambes écartées, ce mouvement mit en pleine lumière ses dessous les plus intimes.

Claude, rouge d’émotion, retenant avec peine sa respiration, dévora ce spectacle des yeux. Le corps de la fillette était protégé par son pantalon, mais ce dernier voile de la pudeur, d’un tissu très fin, laissait transparaître la couleur rosée de la peau, et très étroit, presque collant, et tendu d’ailleurs par la position de Claire, moulait exactement le corps qu’il avait pour mission de voiler.

Claude regardait avidement ces genoux délicats, ces cuisses d’un modelé admirable, très charnues à l’endroit de leur réunion avec les reins puissants, lorsque soudain son sang lui reflua au cœur. Claire ayant modifié sa position, la fente du pantalon, qui jusqu’alors était restée fermée, s’ouvrit largement, laissant apercevoir nettement ses parties sexuelles, et le jeune homme put contempler ce charme suprême de la jeune fille, ces mignonnes lèvres toutes roses, d’un dessin exquis, ombragées dans le haut d’un léger duvet de poils blonds tout frisottants qui couvraient le bas du ventre et se perdaient entre les jambes. Par suite de la position de Claire, ces jolies lèvres étaient légèrement entr’ouvertes et laissaient apercevoir à leur partie supérieure un renflement de chair rose de forme délicate, — l’amoureux petit organe du plaisir — qui semblait comme serti dans un écrin.

Mais Claire s’était bientôt relevée, et après avoir réuni en torsade son opulente chevelure blonde répandue sur ses épaules, tout en se mirant dans le clair ruisseau auquel elle semblait sourire, charmée sans doute de la gracieuse image reflétée par l’eau, elle disparut en courant dans la direction d’où était venue la voix de miss Ellen qu’elle rejoignit. La joyeuse bande reprit aussitôt le chemin du château. Elle était déjà loin et l’on n’entendait plus les notes claires du rire des jeunes filles. Claude était toujours à la même place, songeur, enfiévré, regardant l’endroit où s’était assise la jeune fille, cherchant à prolonger par l’imagination la vision troublante qui était tantôt une réalité.

Une véritable révélation venait de se faire en lui : celle de son amour pour Claire de Messange. Il avait vécu depuis dix ans de la vie de la jeune fille, partageant ses jeux et ses études, assis à table à son côté, reposant la nuit dans une chambre contiguë à la sienne, se considérant presque l’un et l’autre comme frère et sœur, et jamais il ne lui était venu à l’idée que dans cette compagne de sa jeunesse il y avait une femme ; jamais il n’avait effleuré le corps de la chaste jeune fille d’une caresse inconvenante, et son esprit même n’avait pas évoqué à son sujet d’image dont il eût à rougir. Claude Larcher n’était pas un naïf, certes ! les jeunes filles du village auraient pu en témoigner ; mais c’était surtout un insouciant que l’amour n’avait jamais empêché de dormir et qui ne se préoccupait guère de chercher ce qu’il trouvait si facilement dans les vignobles et les granges du village où les belles filles au sang chaud de la plaine tourangelle sont loin de faire fi des avances d’un jeune gars bien découplé de corps et d’avenante figure.

Pourtant, par cette loi fatale et souveraine des affinités entre les êtres, Claude, à son insu, subissait depuis longtemps le charme profond qui se dégageait de la jeune fille. Il l’aimait sans le savoir, et parfois, comme ce matin même, en se rendant à la pêche, il se sentait tout heureux, éprouvait un besoin d’expansion et d’amour dont il eût vainement cherché la cause, et qui n’était que la réponse instinctive de tout son être à une question que son esprit n’avait point encore formulée.

Claire aussi aimait le jeune homme, mais plus fine, comme le sont les femmes qui ont une science si profonde du cœur, elle s’était depuis longtemps rendu compte de la vivacité du sentiment qui l’attirait vers son ami d’enfance. Elle s’était dit aussi que la différence sociale, autant que celle de la fortune, existant entre eux leur interdisait toute idée de mariage. Mais elle n’était nullement effrayée de ce penchant si doux auquel elle s’abandonnait avec une véritable volupté dans l’innocence de son cœur.

La troublante vision du matin, qui devait exercer une influence capitale dans la vie des deux jeunes gens, n’avait donc pas allumé un incendie nouveau dans le cœur de Claude ; elle avait seulement fait éclater un feu d’autant plus violent qu’il couvait depuis longtemps.

Claude n’essaya même pas de résister. Il ne se dit pas qu’il était mal à lui de chercher à séduire la fille de l’homme qui l’avait élevé comme son propre enfant. Tel un vent soufflant en tempête qui balaye tout sur son passage, la folie de la passion, l’ivresse de la chair avaient passé sur lui et il se sentait vaincu. Il lui fallait Claire à tout prix. Il n’aurait pas de repos qu’il n’eût assouvi cette frénésie du désir qui le poussait comme le vertige pousse à l’abîme. Toutefois, la lucidité de son esprit surexcité lui fit comprendre qu’il échouerait piteusement et sans retour s’il voulait brusquer la conquête de son amie. Il sentit qu’il ne pouvait agir que lentement, progressivement ; et dans l’audace de son désir, il ne douta pas que de familiarités légères en intimités plus grandes, de concessions vénielles en abandons plus intimes, il n’arrivât à la possession tant désirée.

Dès lors, son plan était fait, et il voulut le mettre à exécution immédiatement. Il prit vivement le chemin du château, regagnant à travers bois la poterne par laquelle devait passer la caravane et attendit, impatient, dissimulé dans la verdure.

Bientôt le retour des pêcheuses s’annonça par un murmure de voix.

Alors, il retint son haleine et une sérénité douce entra dans son esprit, quand il vit que Claire arrivait la dernière, nonchalante, avec une sorte d’indécision dans la démarche, retournant parfois la tête comme si elle cherchait quelqu’un ; et un ravissement emplit l’âme de Claude, car il sentit que c’était lui qu’elle cherchait sans en avoir peut-être conscience. Quand elle passa près de lui, un soupir suffit à la faire se retourner. Alors, elle se pencha pour cueillir une fleur et laissa s’éloigner le groupe qu’elle suivait déjà de loin. Claude la rejoignit.

— Ma petite Claire, dit-il, vous paraissez toute songeuse, auriez-vous quelque chagrin ?

La jeune fille releva la tête et rougit comme s’il eût pu découvrir que sa pensée se portait précisément sur lui, et, sans répondre à sa question, elle lui dit avec un peu de dépit dans la voix :

— Pourquoi, méchant, êtes-vous resté à l’écart tout ce matin ?

Et très lentement il lui répondit, prenant doucement ses mains dans les siennes :

— Parce que je ne me sens vraiment avec vous que quand vous êtes seule avec moi. Quand d’autres vous entourent, il me semble qu’ils me volent un peu de vous-même ; que le son de votre voix, l’odeur de vos cheveux, tout ce charme vivant qui vous entoure se disperse et est comme profané, si bien que je préfère vous admirer de loin en silence, plutôt que de me mêler à tous ces heureux qui ne savent pas comme moi leur bonheur. Car, voyez-vous, Claire, je vous aime !

Elle rougit un peu plus, embarrassée, la poitrine haletante de plaisir. Claude l’aimait donc aussi, elle qui l’aimait depuis si longtemps. Elle ne répondit pas, mais le radieux regard de bonheur qu’elle adressa à son ami était bien la plus éloquente de toutes les réponses. Et comme elle l’écoutait sans se fâcher d’aucune de ses paroles, Claude porta à sa bouche la main de la jeune fille qui trembla légèrement sous sa lèvre, mais qu’elle ne retira pas.

Et il disait d’autres choses très douces qu’elle écoutait avec ravissement. Elle était charmante ainsi, la bouche entr’ouverte comme pour une réponse qu’elle n’osait prononcer, sa jolie figure rouge de bonheur, les yeux baissés pour cacher leur éclat qui l’eût trahie, toute tiède de cette promenade matinale.

— Je vous aime, Claire, fit-il encore.

Et, insensiblement, il l’avait prise dans ses bras, l’étreignant sur sa poitrine, et ses lèvres touchaient les siennes quand elle se dégagea. Pas assez tôt pourtant pour que le baiser n’ait été pris et même rendu.

— La cloche, fit-elle, on nous attend au château. Adieu !

— Je veux vous revoir seule encore aujourd’hui.

— Ce sera impossible.

— Mais ce soir ?

— Vous êtes fou !

— Peut-être, Claire, mais ce soir, cependant, je vous en supplie. C’est si beau la nuit quand on aime ! Ici, si vous voulez, par ces trous de verdure nous regarderons les étoiles, et vous serez plus belle encore sous leur douce clarté.

— Adieu, répéta-t-elle, puis elle disparut en courant. Et il sentit en lui une joie dont il n’était pas maître, car elle n’avait pas dit non.

Un instant après lui-même entrait dans la salle à manger du château où le déjeuner était servi.