Société Belge de librairie (p. 97-132).


ACTE TROISIÈME.



RUY BLAS.


PERSONNAGES

RUY BLAS.

LA REINE.

DON SALLUSTE.

DON MANUEL ARIAS.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

LE MARQUIS DE PRIEGO.

COVADENGA.

ANTONIO UBILLA.

MONTAZGO.

UN HUISSIER DE COUR.

UN PAGE.

CONSEILLERS PRIVÉS.


La salle dite salle de gouvernement, dans le palais du roi à Madrid.
Au fond, une grande porte élevée au-dessus de quelques marches. Dans l’angle, à gauche, un pan coupé fermé par une tapisserie de haute lice. Dans l’angle opposé, une fenêtre. À droite, une table carrée, revêtue d’un tapis de velours vert, autour de laquelle sont rangés des tabourets pour huit ou dix personnes correspondant à autant de pupitres placés sur la table. Le côté de la table qui fait face au spectateur est occupé par un grand fauteuil recouvert de drap d’or et surmonté d’un dais en drap d’or, aux armes d’Espagne, timbrées de la couronne royale. À côté de ce fauteuil une chaise.
Au moment où le rideau se lève, la junte du Despacho Universal (conseil privé du roi) est au moment de prendre séance.


Scène PREMIÈRE.

DON MANUEL ARIAS, président de Castille. DON PEDRO VELEZ DE GUEVARRA, COMTE DE CAMPOREAL, conseiller de cape et d’épée de la contaduria-mayor. DON FERNANDO DE CORDOVA Y AGUILAR, MARQUIS DE PRIEGO, même qualité. ANTONIO UBILLA, écrivain-mayor des rentes. MONTAZGO, conseiller de robe de la chambre des Indes. COVADENGA, secrétaire suprême des îles. Plusieurs autres conseillers. Les conseillers de robe vêtus de noir. Les autres en habit de cour. Camporeal a la croix de Calatrava au manteau. Priego la toison d’or au cou.
Don Manuel Arias, président de Castille, et le comte de Camporeal causent à voix basse, et entre eux, sur le devant du théâtre, les autres conseillers font des groupes çà et là dans la salle.
Don Manuel Arias.

Cette fortune-là cache quelque mystère.

Le Comte De Camporeal.

Il a la toison d’or. Le voilà secrétaire
Universel, ministre, et puis duc d’Olmedo !

Don Manuel Arias.

En six mois !

Le Comte de Camporeal.

En six mois !On le sert derrière le rideau.

Don Manuel Arias, mystérieusement.

La reine !

Le Comte de Camporeal.

La reine !Au fait, le roi, malade et fou dans l’âme,
Vit avec le tombeau de sa première femme.
Il abdique, enfermé dans son Escurial,
Et la reine fait tout !

Don Manuel Arias.

Et la reine fait tout ! Mon cher Camporeal,
Elle règne sur nous, et don César sur elle.

Le Comte de Camporeal.

Il vit d’une façon qui n’est pas naturelle.
D’abord, quant à la reine, il ne la voit jamais.
Ils paraissent se fuir. Vous me direz non, mais
Comme depuis six mois je les guette, et pour cause,
J’en suis sûr. Puis il a le caprice morose
D’habiter, assez près de l’hôtel de Tormez,
Un logis aveuglé par des volets fermés,
Avec deux laquais noirs, gardeurs de portes closes,
Qui, s’ils n’étaient muets, diraient beaucoup de choses.

Don Manuel Arias

Des muets ?

Le Comte de Camporeal.

Des muets ?Des muets. — Tous ses autres valets
Restent au logement qu’il a dans le palais.

Don Manuel Arias.

C’est singulier.

Don Antonio Ubilla, qui s’est approché d’eux depuis quelques instants.

C’est singulier.Il est de grande race, en somme.

Le Comte de Camporeal.

L’étrange, c’est qu’il veut faire son honnête homme !

À don Manuel Arias.

— Il est cousin, — aussi Santa-Cruz l’a poussé ! —
De ce marquis Salluste écroulé l’an passé. —
Jadis, ce don César, aujourd’hui notre maître,
Était le plus grand fou que la lune eût vu naître,
C’était un drôle, — on sait des gens qui l’ont connu, —
Qui prit un beau matin son fonds pour revenu,
Qui changeait tous les jours de femmes, de carrosses,
Et dont la fantaisie avait des dents féroces
Capables de manger en un an le Pérou.
Un jour il s’en alla, sans qu’on ait su par où.

Don Manuel Arias.

L’âge a du fou joyeux fait un sage fort rude.

Le Comte de Camporeal.

Toute fille de joie en séchant devient prude.

Ubilla.

Je le crois homme probe.

Le Comte de Camporeal, riant.

Je le crois homme probe.Oh ! candide Ubilla !
Qui se laisse éblouir à ces probités-là !

D’un ton significatif.

La maison de la reine, ordinaire et civile,

Appuyant sur les chiffres.

Coûte par an six cent soixante-quatre mille
Soixante-six ducats ! — c’est un pactole obscur
Où, certe, on doit jeter le filet à coup sûr.
Eau trouble, pêche claire.

Le Marquis de Priego, survenant.

Eau trouble, pêche claire.Ah çà, ne vous déplaise,
Je vous trouve imprudents et parlant fort à l’aise.
Feu mon grand-père, auprès du comte-duc nourri,
Disait : Mordez le roi, baisez le favori. —
Messieurs, occupons-nous des affaires publiques.

Tous s’asseyent autour de la table ; les uns prennent des plumes, les autres feuillettent des papiers. Du reste, oisiveté générale. Moment de silence.
Montazgo, bas à Ubilla.

Je vous ai demandé sur la caisse aux reliques
De quoi payer l’emploi d’alcade à mon neveu.

Ubilla, bas.

Vous, vous m’aviez promis de nommer avant peu
Mon cousin Melchior d’Elva bailli de l’Èbre.

Montazgo, se récriant.

Nous venons de doter votre fille. On célèbre
Encor sa noce. — On est sans relâche assailli…

Ubilla, bas.

Vous aurez votre alcade.

Montazgo, bas.

Vous aurez votre alcade.Et vous votre bailli.

Ils se serrent la main.
Covadenga, se levant.

Messieurs les conseillers de Castille, il importe,
Afin qu’aucun de nous de sa sphère ne sorte,
De bien régler nos droits et de faire nos parts.
Le revenu d’Espagne en cent mains est épars,
C’est un malheur public, il y faut mettre un terme.
Les uns n’ont pas assez, les autres trop. La ferme
Du tabac est à vous, Ubilla. L’indigo
Et le musc sont à vous, marquis de Priego.

Camporeal perçoit l’impôt des huit mille hommes,
L’almojarifazgo, le sel, mille autres sommes,
Le quint du cent de l’or, de l’ambre et du jayet.

À Montazgo.

Vous qui me regardez de cet œil inquiet,
Vous avez à vous seul, grâce à votre manège,
L’impôt sur l’arsenic et le droit sur la neige ;
Vous avez les ports secs, les cartes, le laiton,
L’amende des bourgeois qu’on punit du bâton,
La dîme de la mer, le plomb, le bois de rose !… —
Moi, je n’ai rien, messieurs. Rendez-moi quelque chose !

Le Comte de Camporeal, éclatant de rire.

Oh ! le vieux diable ! il prend les profits les plus clairs.
Excepté l’Inde, il a les îles des deux mers.
Quelle envergure ! Il tient Mayorque d’une griffe
Et de l’autre il s’accroche au pic de Ténériffe !

Covadenga, s’échauffant.

Moi, je n’ai rien !

Le Marquis de Priego, riant.

Moi, je n’ai rien !Il a les nègres !

Tous se lèvent et parlent à la fois, se querellant.
Montazgo.

Moi, je n’ai rien !Il a les nègres !Je devrais
Me plaindre bien plutôt. Il me faut les forêts !

Covadenga, au marquis de Priego.

Donnez-moi l’arsenic, je vous cède les nègres !

Depuis quelques instants, Ruy Blas est entré par la porte du fond et assiste à la scène sans être vu des interlocuteurs. Il est vêtu de velours noir, avec un manteau de velours écarlate ; il a la plume blanche au chapeau et la toison d’or au cou. Il les écoute d’abord en silence, puis, tout à coup, il s’avance à pas lents et paraît au milieu d’eux au plus fort de la querelle.



Scène DEUXIÈME.

Les mêmes, RUY BLAS.
Ruy Blas, survenant.

Bon appétit ! messieurs ! —

Tous se retournent. Silence de surprise et d’inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face.

Bon appétit ! messieurs ! —Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que d’emplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
— Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
L’Espagne et sa vertu, l’Espagne et sa grandeur,
Tout s’en va. — Nous avons, depuis Philippe-Quatre,
Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ;
En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ;
Et toute la Comté jusqu’au dernier faubourg ;
Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues
De côte, et Fernambouc, et les Montagnes-Bleues !

Mais voyez. — Du ponant jusques à l’orient,
L’Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
Comme si votre roi n’était plus qu’un fantôme,
La Hollande et l’Anglais partagent ce royaume ;
Rome vous trompe ; il faut ne risquer qu’à demi
Une armée en Piémont, quoique pays ami ;
La Savoie et son duc sont pleins de précipices ;
La France, pour vous prendre, attend des jours propices ;
L’Autriche aussi vous guette. — Et l’infant bavarois
Se meurt, vous le savez. — Quant à vos vice-rois,
Médina, fou d’amour, emplit Naples d’esclandres,
Vaudémont vend Milan, Leganez perd les Flandres.
Quel remède à cela ? — L’État est indigent ;
L’État est épuisé de troupes et d’argent ;
Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères,
Perdu trois cents vaisseaux, sans compter les galères !
Et vous osez !… — Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, — j’en ai fait le compte, et c’est ainsi ! —
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d’or !
Et ce n’est pas assez ! et vous voulez, mes maîtres !… —
Ah ! j’ai honte pour vous ! — Au dedans, routiers, reîtres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L’escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c’était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d’affamés sur un vaisseau perdu !

Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L’herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d’œuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L’Espagne est un égout où vient l’impureté
De toute nation. — Tout seigneur à ses gages
A cent coupe-jarrets qui parlent cent langages.
Génois, Sardes, Flamands. Babel est dans Madrid.
L’alguazil, dur au pauvre, au riche s’attendrit.
La nuit, on assassine et chacun crie : à l’aide !
— Hier on m’a volé, moi, près du pont de Tolède ! —
La moitié de Madrid pille l’autre moitié.
Tous les juges vendus ; pas un soldat payé.
Anciens vainqueurs du monde, Espagnols que nous sommes
Quelle armée avons-nous ? À peine six mille hommes
Qui vont pieds nus. Des gueux, des juifs, des montagnards,
S’habillant d’une loque et s’armant de poignards.
Aussi d’un régiment toute bande se double.
Sitôt que la nuit tombe, il est une heure trouble
Où le soldat douteux se transforme en larron.
Matalobos a plus de troupes qu’un baron.
Un voleur fait chez lui la guerre au roi d’Espagne.
Hélas ! les paysans qui sont dans la campagne
Insultent en passant la voiture du roi ;
Et lui, votre seigneur, plein de deuil et d’effroi,
Seul, dans l’Escurial, avec les morts qu’il foule,
Courbe son front pensif sur l’empire qui croule !
— Voilà ! — L’Europe, hélas ! écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon !
L’État s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !

Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,
Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !
— Charles-Quint ! dans ces temps d’opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! lève-toi ! viens voir ! — Les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires,
Penche… Il nous faut ton bras ! au secours, Charles-Quint !
Car l’Espagne se meurt ! car l’Espagne s’éteint !
Ton globe, qui brillait dans ta droite profonde,
Soleil éblouissant qui faisait croire au monde
Que le jour désormais se levait à Madrid,
Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit,
Lune aux trois quarts rongée et qui décroît encore,
Et que d’un autre peuple effacera l’aurore !
Hélas ! ton héritage est en proie aux vendeurs.
Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,
On les souille ! — Ô géant ! se peut-il que tu dormes ? —
On vend ton sceptre au poids ! un tas de nains difformes
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l’aigle impérial qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme !

Les conseillers se taisent consternés. Seuls, le marquis de Priego et le comte de Camporeal redressent la tête et regardent Ruy Blas avec colère. Puis Camporeal, après avoir parlé à Priego, va à la table, écrit quelques mots sur un papier, les signe et les fait signer au marquis.
Le Comte de Camporeal, désignant le marquis de Priego et remettant le papier à Ruy Blas
.

Monsieur le duc, — au nom de tous les deux, — voici
Notre démission de notre emploi.

Ruy Blas, prenant le papier, froidement.

Notre démission de notre emploi.Merci.
Vous vous retirerez, avec votre famille,

À Priego.

Vous, en Andalousie, —

À Camporeal.

Vous, en Andalousie, —Et vous, comte, en Castille.
Chacun dans vos États. Soyez partis demain.

Les deux seigneurs s’inclinent et sortent fièrement, le chapeau sur la tête. Ruy Blas se tourne vers les autres conseillers.

Quiconque ne veut pas marcher dans mon chemin
Peut suivre ces messieurs.

Silence dans les assistants. Ruy Blas s’assied à la table sur une chaise à dossier placée à droite du fauteuil royal, et s’occupe à décacheter une correspondance. Pendant qu’il parcourt les lettres l’une après l’autre, Covadenga, Arias et Ubilla échangent quelques paroles à voix basse.
Ubilla, à Covadenga, montrant Ruy Blas.

Peut suivre ces messieurs.Fils, nous avons un maître.
Cet homme sera grand.

Don Manuel Arias.

Cet homme sera grand.Oui, s’il a le temps d’être.

Covadenga.

Et s’il ne se perd pas à tout voir de trop près.

Ubilla.

Il sera Richelieu !

Don Manuel Arias.

Il sera Richelieu !S’il n’est Olivarez !

Ruy Blas, après avoir parcouru vivement une lettre qu’il vient d’ouvrir.

Un complot ! Qu’est ceci ? messieurs, que vous disais-je ?

Lisant.

— … « Duc d’Olmedo, veillez. Il se prépare un piège
« Pour enlever quelqu’un de très-grand de Madrid. »

Examinant la lettre.

— On ne nomme pas qui. Je veillerai. — L’écrit
Est anonyme. —

Entre un huissier de cour qui s’approche de Ruy Blas avec une profonde révérence.

Est anonyme. —Allons ! qu’est-ce !

L’Huissier.

Est anonyme. — Allons ! qu’est-ce !À Votre Excellence
J’annonce monseigneur l’ambassadeur de France.

Ruy Blas.

Ah ! d’Harcourt ! Je ne puis à présent.

L’Huissier, s’inclinant.

Ah ! d’Harcourt ! Je ne puis à présent.Monseigneur,
Le nonce impérial dans la chambre d’honneur
Attend Votre Excellence.

Ruy Blas.

Attend votre excellence.À cette heure ? impossible.

L’huissier s’incline et sort. Depuis quelques instants, un page est entré, vêtu d’une livrée couleur de feu à galons d’argent, et s’est approché de Ruy Blas.
Ruy Blas, l’apercevant.

Mon page ! je ne suis pour personne visible.

Le Page, bas.

Le comte Guritan, qui revient de Neubourg…

Ruy Blas, avec un geste de surprise.

Ah ! — page, enseigne-lui ma maison du faubourg.
Qu’il m’y vienne trouver demain, si bon lui semble.
Va.

Le page sort. Aux conseillers.

Va.Nous aurons tantôt à travailler ensemble.

Dans deux heures. Messieurs, revenez.

Tous sortent en saluant profondément Ruy Blas.
Ruy Blas, resté seul, fait quelques pas en proie à une rêverie profonde. Tout à coup, à l’angle du salon, la tapisserie s’écarte et la reine apparaît. Elle est vêtue de blanc avec la couronne en tête ; elle paraît rayonnante de joie et fixe sur Ruy Blas un regard d’admiration et de respect. Elle soutient d’un bras la tapisserie derrière laquelle on entrevoit une sorte de cabinet obscur où l’on distingue une petite porte. Ruy Blas, en se retournant, aperçoit la reine, et reste comme pétrifié devant cette apparition.



Scène TROISIÈME.

RUY BLAS, LA REINE.
La Reine, du fond du théâtre.

Dans deux heures. Messieurs, revenez.Oh ! merci !

Ruy Blas.

Ciel !

La Reine.

Ciel !Vous avez bien fait de leur parler ainsi.
Je n’y puis résister, duc, il faut que je serre
Cette loyale main si ferme et si sincère !

Elle marche vivement à lui et lui prend la main, qu’elle presse avant qu’il ait pu s’en défendre.
Ruy Blas.
À part.

La fuir depuis six mois et la voir tout à coup !

Haut.

Vous étiez là, madame ?…

La Reine.

Vous étiez là, madame ?…Oui, duc, j’entendais tout.
J’étais là. J’écoutais avec toute mon âme !

Ruy Blas, montrant la cachette.

Je ne soupçonnais pas… — Ce cabinet, madame…

La Reine.

Personne ne le sait. C’est un réduit obscur
Que don Philippe trois fit creuser dans ce mur,
D’où le maître invisible entend tout comme une ombre.
Là j’ai vu bien souvent Charles deux, morne et sombre,
Assister aux conseils où l’on pillait son bien,
Où l’on vendait l’État.

Ruy Blas.

Où l’on vendait l’État.Et que disait-il ?

La Reine.

Où l’on vendait l’État. Et que disait-il ?Rien.

Ruy Blas.

Rien ? — Et que faisait-il ?

La Reine.

Rien ? — Et que faisait-il ?Il allait à la chasse.
Mais vous ! j’entends encor votre accent qui menace.
Comme vous les traitiez d’une haute façon,
Et comme vous aviez superbement raison !
Je soulevais le bord de la tapisserie,
Je vous voyais. Votre œil, irrité sans furie,
Les foudroyait d’éclairs, et vous leur disiez tout.
Vous me sembliez seul être resté debout !
Mais où donc avez-vous appris toutes ces choses ?
D’où vient que vous savez les effets et les causes ?
Vous n’ignorez donc rien ? D’où vient que votre voix
Parlait comme devrait parler celle des rois ?

Pourquoi donc étiez-vous, comme eût été Dieu même,
Si terrible et si grand ?

Ruy Blas.

Si terrible et si grand ?Parce que je vous aime !
Parce que je sens bien, moi qu’ils haïssent tous,
Que ce qu’ils font crouler s’écroulera sur vous !
Parce que rien n’effraie une ardeur si profonde,
Et que pour vous sauver, je sauverais le monde !
Je suis un malheureux qui vous aime d’amour.
Hélas ! je pense à vous comme l’aveugle au jour.
Madame, écoutez-moi. J’ai des rêves sans nombre.
Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ;
Je n’oserais toucher le bout de votre doigt,
Et vous m’éblouissez comme un ange qu’on voit !
— Vraiment, j’ai bien souffert. Si vous saviez, madame !
Je vous parle à présent. Six mois, cachant ma flamme,
J’ai fui. Je vous fuyais et je souffrais beaucoup.
Je ne m’occupe pas de ces hommes du tout,
Je vous aime. — Ô mon dieu ! j’ose le dire en face
À votre majesté. Que faut-il que je fasse ?
Si vous me disiez : Meurs ! je mourrais. J’ai l’effroi
Dans le cœur. Pardonnez !

La Reine.

Dans le cœur. Pardonnez !Oh ! Parle ! ravis-moi !
Jamais on ne m’a dit ces choses-là. J’écoute !
Ton âme, en me parlant, me bouleverse toute.
J’ai besoin de tes yeux, j’ai besoin de ta voix.
Oh ! c’est moi qui souffrais ! Si tu savais ! cent fois,

Cent fois, depuis six mois que ton regard m’évite…
— Mais non, je ne dois pas dire cela si vite.
Je suis bien malheureuse. Oh ! je me tais, j’ai peur !

Ruy Blas, qui l’écoute avec ravissement.

Ô madame ! achevez ! vous m’emplissez le cœur !

La Reine.

Eh bien, écoute donc !

Levant les yeux au ciel.

Eh bien, écoute donc ! — Oui, je vais tout lui dire.
Est-ce un crime ? Tant pis. Quand le cœur se déchire,
Il faut bien laisser voir tout ce qu’on y cachait. —
Tu fuis la reine ? Eh bien, la reine te cherchait !
Tous les jours je viens là, — là, dans cette retraite, —
T’écoutant, recueillant ce que tu dis, muette,
Contemplant ton esprit qui veut, juge et résout,
Et prise par ta voix qui m’intéresse à tout.
Va, tu me sembles bien le vrai roi, le vrai maître.
C’est moi, depuis six mois, tu t’en doutes peut-être,
Qui t’ai fait, par degrés, monter jusqu’au sommet.
Où Dieu t’aurait dû mettre une femme te met.
Oui, tout ce qui me touche a tes soins. Je t’admire.
Autrefois une fleur, à présent un empire !
D’abord je t’ai vu bon, et puis je te vois grand.
Mon Dieu ! c’est à cela qu’une femme se prend !
Mon Dieu ! si je fais mal, pourquoi, dans cette tombe,
M’enfermer, comme on met en cage une colombe,
Sans espoir, sans amour, sans un rayon doré ?
— Un jour que nous aurons le temps, je te dirai

Tout ce que j’ai souffert. — Toujours seule, oubliée.
Et puis, à chaque instant, je suis humiliée.
Tiens, juge : hier encor… — Ma chambre me déplaît.
— Tu dois savoir cela, toi qui sais tout, il est
Des chambres où l’on est plus triste que dans d’autres ; —
J’en ai voulu changer. Vois quels fers sont les nôtres !
On ne l’a pas voulu. Je suis esclave ainsi ! —
Duc, il faut, — dans ce but le ciel t’envoie ici, —
Sauver l’État qui tremble, et retirer du gouffre
Le peuple qui travaille, et m’aimer, moi qui souffre.
Je te dis tout cela sans suite, à ma façon,
Mais tu dois cependant voir que j’ai bien raison.

Ruy Blas, tombant à genoux.

Madame…

La Reine, gravement.

Madame…Don César, je vous donne mon âme.
Reine pour tous, pour vous je ne suis qu’une femme.
Par l’amour, par le cœur, duc, je vous appartien.
J’ai foi dans votre honneur pour respecter le mien.
Quand vous m’appellerez, je viendrai. Je suis prête.
— Ô César ! un esprit sublime est dans ta tête.
Sois fier, car le génie est ta couronne à toi !

Elle baise Ruy Blas au front

Adieu.

Elle soulève la tapisserie et disparaît.



Scène QUATRIÈME.

RUY BLAS, seul.
Il est comme absorbé dans une contemplation angélique.

Adieu.Devant mes yeux c’est le ciel que je voi !
De ma vie, ô mon Dieu ! cette heure est la première.
Devant moi tout un monde, un monde de lumière,
Comme ces paradis qu’en songe nous voyons,
S’entr’ouvre en m’inondant de vie et de rayons !
Partout, en moi, hors moi, joie, extase et mystère,
Et l’ivresse, et l’orgueil, et ce qui sur la terre
Se rapproche le plus de la Divinité,
L’amour dans la puissance et dans la majesté !
La reine m’aime ! ô Dieu ! c’est bien vrai, c’est moi-même.
Je suis plus que le roi puisque la reine m’aime !
Oh ! cela m’éblouit. Heureux, aimé, vainqueur !
Duc d’Olmedo, — l’Espagne à mes pieds, — j’ai son cœur !
Cet ange qu’à genoux je contemple et je nomme,
D’un mot me transfigure et me fait plus qu’un homme.
Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé !
Oh ! oui, j’en suis bien sûr, elle m’a bien parlé.
C’est bien elle. Elle avait un petit diadème
En dentelle d’argent. Et je regardais même,
Pendant qu’elle parlait, — je crois la voir encor, —
Un aigle ciselé sur son bracelet d’or.
Elle se fie à moi, m’a-t-elle dit. — Pauvre ange !
Oh ! s’il est vrai que Dieu, par un prodige étrange,

En nous donnant l’amour, voulut mêler en nous
Ce qui fait l’homme grand à ce qui le fait doux,
Moi, qui ne crains plus rien maintenant qu’elle m’aime,
Moi, qui suis tout puissant, grâce à son choix suprême,
Moi, dont le cœur gonflé ferait envie aux rois,
Devant Dieu qui m’entend, sans peur, à haute voix,
Je le dis, vous pouvez vous confier, madame,
À mon bras comme reine, à mon cœur comme femme !
Le dévouement se cache au fond de mon amour
Pur et loyal ! — Allez, ne craignez rien ! —

Depuis quelques instants, un homme est entré par la porte du fond, enveloppé d’un grand manteau, coiffé d’un chapeau galonné d’argent. Il s’est avancé lentement vers Ruy Blas sans être vu, et, au moment où Ruy Blas, ivre d’extase et de bonheur, lève les yeux au ciel, cet homme lui pose brusquement la main sur l’épaule. Ruy Blas se retourne comme réveillé en sursaut ; l’homme laisse tomber son manteau, et Ruy Blas reconnaît don Salluste. Don Salluste est vêtu d’une livrée couleur de feu à galons d’argent, pareille à celle du page de Ruy Blas.



Scène CINQUIÈME.

RUY BLAS, DON SALLUSTE.
Don Salluste, posant sa main sur l’épaule de Ruy Blas.

Pur et loyal ! — Allez, ne craignez rien ! —Bonjour.

Ruy Blas, effaré.
À part.

Grand Dieu ! je suis perdu ! le marquis !

Don Salluste, souriant.

Grand Dieu ! je suis perdu ! le marquis !Je parie
Que vous ne pensiez pas à moi.

Ruy Blas.

Que vous ne pensiez pas à moi.Sa seigneurie,
En effet, me surprend.

À part.

En effet, me surprend.Oh ! mon malheur renaît.
J’étais tourné vers l’ange et le démon venait.

Il court à la tapisserie qui cache le cabinet secret et en ferme la petite porte au verrou ; puis il revient tout tremblant vers don Salluste.
Don Salluste.

Eh bien ! comment cela va-t-il ?

Ruy Blac, l’œil fixé sur don Salluste impassible, et comme pouvant à peine rassembler ses idées.

Eh bien ! Comment cela va-t-il ?Cette livrée ?…

Don Salluste, souriant toujours.

Il fallait du palais me procurer l’entrée.
Avec cet habit-là l’on arrive partout.
J’ai pris votre livrée et la trouve à mon goût.

(Il se couvre. Ruy Blas reste tête nue.)
Ruy Blas.

Mais j’ai peur pour vous…

Don Salluste.

Mais j’ai peur pour vous…Peur ! Quel est ce mot risible ?

Ruy Blas.

Vous êtes exilé ?

Don Salluste.

Vous êtes exilé ?Croyez-vous ? c’est possible.

Ruy Blas.

Si l’on vous reconnaît, au palais, en plein jour ?

Don Salluste.

Ah bah ! des gens heureux, qui sont des gens de cour,
Iraient perdre leur temps, ce temps qui sitôt passe,
À se ressouvenir d’un visage en disgrâce !

D’ailleurs, regarde-t-on le profil d’un valet ?

Il s’assied dans un fauteuil, et Ruy Blas reste debout.

À propos, que dit-on à Madrid, s’il vous plaît ?
Est-il vrai que, brûlant d’un zèle hyperbolique,
Ici, pour les beaux yeux de la caisse publique,
Vous exilez ce cher Priego, l’un des grands ?
Vous avez oublié que vous êtes parents.
Sa mère est Sandoval, la vôtre aussi. Que diable !
Sandoval porte d’or à la bande de sable.
Regardez vos blasons, don César. C’est fort clair.
Cela ne se fait pas entre parents, mon cher.
Les loups pour nuire aux loups font-ils les bons apôtres ?
Ouvrez les yeux pour vous, fermez-les pour les autres.
Chacun pour soi.

Ruy Blas, se rassurant un peu.

Chacun pour soi.Pourtant, monsieur, permettez-moi,
Monsieur De Priego, comme noble du roi,
A grand tort d’aggraver les charges de l’Espagne.
Or, il va falloir mettre une armée en campagne ;
Nous n’avons pas d’argent, et pourtant il le faut.
L’héritier bavarois penche à mourir bientôt.
Hier, le comte d’Harrach, que vous devez connaître,
Me le disait au nom de l’empereur son maître.
Si monsieur l’archiduc veut soutenir son droit,
La guerre éclatera…

Don Salluste.

La guerre éclatera…L’air me semble un peu froid.
Faites-moi le plaisir de fermer la croisée.

Ruy Blas, pâle de honte et de désespoir, hésite un moment ; puis il fait un effort et se dirige lentement vers la fenêtre, la ferme, et revient vers don Salluste, qui, assis dans le fauteuil, le suit des yeux d’un air indifférent.
Ruy Blas, reprenant et essayant de convaincre don Salluste.

Daignez voir à quel point la guerre est malaisée.
Que faire sans argent ? Excellence, écoutez.
Le salut de l’Espagne est dans nos probités.
Pour moi, j’ai, comme si notre armée était prête,
Fait dire à l’empereur que je lui tiendrais tête…

Don Salluste, interrompant Ruy Blas et lui montrant son mouchoir qu’il a laissé tomber en entrant.

Pardon ! ramassez-moi mon mouchoir.

Ruy Blas comme à la torture, hésite encore, puis se baisse, ramasse le mouchoir, et le présente à don Salluste.
Don Salluste, mettant le mouchoir dans sa poche.

Pardon ! ramassez-moi mon mouchoir.— Vous disiez ?…

Ruy Blas, avec effort.

Le salut de l’Espagne ! — Oui, l’Espagne à nos pieds,
Et l’intérêt public demandent qu’on s’oublie.
Ah ! toute nation bénit qui la délie.
Sauvons ce peuple ! Osons être grands, et frappons !
Ôtons l’ombre à l’intrigue et le masque aux fripons !

Don Salluste, nonchalamment.

Et d’abord ce n’est pas de bonne compagnie. —
Cela sent son pédant et son petit génie

Que de faire sur tout un bruit démesuré.
Un méchant million, plus ou moins dévoré,
Voilà-t-il pas de quoi pousser des cris sinistres !
Mon cher, les grands seigneurs ne sont pas de vos cuistres.
Ils vivent largement. Je parle sans phébus.
Le bel air que celui d’un redresseur d’abus
Toujours bouffi d’orgueil et rouge de colère !
Mais bah ! vous voulez être un gaillard populaire,
Adoré des bourgeois et des marchands d’esteufs.
C’est fort drôle. Ayez donc des caprices plus neufs.
Les intérêts publics ? Songez d’abord aux vôtres.
Le salut de l’Espagne est un mot creux que d’autres
Feront sonner, mon cher, tout aussi bien que vous.
La popularité ? c’est la gloire en gros sous.
Rôder, dogue aboyant, tout autour des gabelles ?
Charmant métier ! je sais des postures plus belles.
Vertu ? foi ? probité ? C’est du clinquant déteint.
C’était usé déjà du temps de Charles-Quint.
Vous n’êtes pas un sot ; faut-il qu’on vous guérisse
Du pathos ? Vous tétiez encor votre nourrice,
Que nous autres déjà nous avions sans pitié,
Gaîment, à coups d’épingle ou bien à coups de pié,
Crevant votre ballon au milieu des risées,
Fait sortir tout le vent de ces billevesées !

Ruy Blas
.

Mais pourtant, monseigneur…

Don Salluste, avec un sourire glacé.

Mais pourtant, monseigneur…Vous êtes étonnant.
Occupons-nous d’objets sérieux, maintenant.

D’un ton bref et impérieux.

— Vous m’attendrez demain toute la matinée,
Chez vous, dans la maison que je vous ai donnée.
La chose que je fais touche à l’événement.
Gardez pour nous servir les muets seulement.
Ayez dans le jardin, caché sous le feuillage,
Un carrosse attelé, tout prêt pour un voyage.
J’aurai soin des relais. Faites tout à mon gré.
— Il vous faut de l’argent. Je vous en enverrai. —

Ruy Blas.

Monsieur, j’obéirai. Je consens à tout faire.
Mais jurez-moi d’abord qu’en toute cette affaire
La reine n’est pour rien.

Don Salluste, qui jouait avec un couteau d’ivoire sur la table, se retourne à demi.

La reine n’est pour rien.De quoi vous mêlez-vous ?

Ruy Blas, chancelant et le regardant avec épouvante.

Oh ! vous êtes un homme effrayant. Mes genoux
Tremblent… Vous m’entraînez vers un gouffre invisible.
Oh ! je sens que je suis dans une main terrible !
Vous avez des projets monstrueux. J’entrevoi
Quelque chose d’horrible… — Ayez pitié de moi.
Il faut que je vous dise, hélas ! jugez vous-même ! —
Vous ne le saviez pas ! cette femme, je l’aime !

Don Salluste, froidement.

Mais si. Je le savais.

Ruy Blas

Mais si. Je le savais.Vous le saviez !

Don Salluste.

Mais si. Je le savais. Vous le saviez !Pardieu !
Qu’est-ce que cela fait ?

Ruy Blas, s’appuyant au mur pour ne pas tomber, et comme se parlant à lui-même.

Qu’est-ce que cela fait ?Donc il s’est fait un jeu,
Le lâche, d’essayer sur moi cette torture !
Mais c’est que ce serait une affreuse aventure !

Il lève les yeux au ciel.

Seigneur Dieu tout-puissant, mon Dieu qui m’éprouvez,
Épargnez-moi, Seigneur !

Don Salluste.

Épargnez-moi, Seigneur !Ah çà, mais — vous rêvez !
Vraiment ! vous vous prenez au sérieux, mon maître.
C’est bouffon. Vers un but que seul je dois connaître,
But plus heureux pour vous que vous ne le pensez,
J’avance. Tenez-vous tranquille. Obéissez.
Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète,
Je veux votre bonheur. Marchez, la chose est faite.
Puis, grand’chose après tout que des chagrins d’amour !
Nous passons tous par là. C’est l’affaire d’un jour.
Savez-vous qu’il s’agit du destin d’un empire ?

Qu’est le vôtre à côté ? Je veux bien tout vous dire,
Mais ayez le bon sens de comprendre aussi, vous.
Soyez de votre état. Je suis très-bon, très-doux,
Mais, que diable ! un laquais, d’argile humble ou choisie,
N’est qu’un vase où je veux verser ma fantaisie.
De vous autres, mon cher, on fait tout ce qu’on veut.
Votre maître, selon le dessein qui l’émeut,
À son gré vous déguise, à son gré vous démasque.
Je vous ai fait seigneur. C’est un rôle fantasque,
— Pour l’instant. — Vous avez l’habillement complet.
Mais, ne l’oubliez pas, vous êtes mon valet.
Vous courtisez la reine ici par aventure,
Comme vous monteriez derrière ma voiture.
Soyez donc raisonnable.

Ruy Blas, qui l’a écouté avec égarement et comme ne pouvant en croire ses oreilles.

Soyez donc raisonnable.Ô mon Dieu ! — Dieu clément !
Dieu juste ! de quel crime est-ce le châtiment ?
Qu’est-ce donc que j’ai fait ? Vous êtes notre père,
Et vous ne voulez pas qu’un homme désespère !
Voilà donc où j’en suis ! — Et, volontairement,
Et sans tort de ma part, — pour voir, — uniquement
Pour voir agoniser une pauvre victime,
Monseigneur, vous m’avez plongé dans cet abîme.
Tordre un malheureux cœur plein d’amour et de foi,
Afin d’en exprimer la vengeance pour soi !

Se parlant à lui-même.

Car c’est une vengeance ! oui, la chose est certaine

Et je devine bien que c’est contre la reine !
Qu’est-ce que je vais faire ? Aller lui dire tout ?
Ciel ! devenir pour elle un objet de dégoût
Et d’horreur ! un Crispin ! un fourbe à double face !
Un effronté coquin qu’on bâtonne et qu’on chasse !
Jamais ! — Je deviens fou, ma raison se confond !

Une pause. Il rêve.

Ô mon Dieu ! voilà donc les choses qui se font !
Bâtir une machine effroyable dans l’ombre,
L’armer hideusement de rouages sans nombre,
Puis, sous la meule, afin de voir comment elle est,
Jeter une livrée, une chose, un valet,
Puis la faire mouvoir, et soudain sous la roue
Voir sortir des lambeaux teints de sang et de boue,
Une tête brisée, un cœur tiède et fumant,
Et ne pas frissonner alors qu’en ce moment
On reconnaît, malgré le mot dont on le nomme,
Que ce laquais était l’enveloppe d’un homme !

Se tournant vers don Salluste.

Mais il est temps encore ! oh ! monseigneur, vraiment !
L’horrible roue encor n’est pas en mouvement !

Il se jette à ses pieds.

Ayez pitié de moi ! grâce ! ayez pitié d’elle !
Vous savez que je suis un serviteur fidèle !
Vous l’avez dit souvent ! voyez ! je me soumets !
Grâce !

Don Salluste.

Grâce !Cet homme-là ne comprendra jamais.

C’est impatientant.

Ruy Blas, se traînant à ses pieds.

C’est impatientant.Grâce !

Don Salluste.

C’est impatientant. Grâce !Abrégeons, mon maître.

Il se tourne vers la fenêtre.

Gageons que vous avez mal fermé la fenêtre.
Il vient un froid par là !

Il va à la croisée et la ferme.
Ruy Blas, se relevant.

Il vient un froid par là !Oh ! c’est trop ! à présent
Je suis duc d’Olmédo, ministre tout-puissant !
Je relève le front sous le pied qui m’écrase.

Don Salluste.

Comment dit-il cela ? Répétez-donc la phrase.
Ruy Blas, duc d’Olmedo ? Vos yeux ont un bandeau.
Ce n’est que sur Bazan qu’on a mis Olmedo.

Ruy Blas.

Je vous fais arrêter.

Don Salluste.

Je vous fais arrêter.Je dirai qui vous êtes.

Ruy Blas, exaspéré.

Mais…

Don Salluste.

Mais…Vous m’accuserez ? J’ai risqué nos deux têtes.
C’est prévu. Vous prenez trop tôt l’air triomphant.

Ruy Blas.

Je nierai tout !

Don Salluste.

Je nierai tout !Allons ! vous êtes un enfant.

Ruy Blas.

Vous n’avez pas de preuve !

Don Salluste.

Vous n’avez pas de preuve !Et vous pas de mémoire.
Je fais ce que je dis, et vous pouvez m’en croire.
Vous n’êtes que le gant, et moi je suis la main.

Bas et se rapprochant de Ruy Blas.

Si tu n’obéis pas, si tu n’es pas demain
Chez toi pour préparer ce qu’il faut que je fasse,
Si tu dis un seul mot de tout ce qui se passe,
Si tes yeux, si ton geste en laissent rien percer,
Celle pour qui tu crains, d’abord, pour commencer,
Par ta folle aventure, en cent lieux répandue,
Sera publiquement diffamée et perdue,
Puis, elle recevra, ceci n’a rien d’obscur,

Sous cachet, un papier, que je garde en lieu sûr,
Écrit, te souvient-il avec quelle écriture ?
Signé, tu dois savoir de quelle signature ?
Voici ce que ses yeux y liront : « — Moi Ruy Blas,
« Laquais de monseigneur le marquis de Finlas,
« En toute occasion, ou secrète, ou publique,
« M’engage à le servir comme un bon domestique. »

Ruy Blas, brisé et d’une voix éteinte.

Il suffit. — Je ferai, monsieur, ce qu’il vous plaît.

La porte du fond s’ouvre. On voit rentrer les conseillers du conseil privé.
Don Salluste s’enveloppe vivement de son manteau.
Don Salluste, bas.

On vient.

Il salue profondément Ruy Blas. Haut.

On vient.Monsieur le duc, je suis votre valet.

Il sort.


fin du troisième acte.