Henri Defontaine (p. 7-20).

EN HAUT


Déboucher en auto sur quelque hauteur et, d’un regard qui plonge, voir pour la première fois la ville de Rouen dans le creux, c’est, pour les plus insensibles, éprouver une espèce de frisson.

De l’écriture gothique de sa Cathédrale aux modernes pattes de mouche de son pont à transbordeur, Rouen s’inscrit sur les brouillards bleutés de la Seine comme une belle calligraphie.


Une trinité de hautaines silhouettes occupe le centre : la Cathédrale, Saint-Ouen, Saint-Maclou.

Cependant la Cathédrale, de par sa suprême domination, reste comme isolée, malgré ses deux belles voisines, malgré quelque vingt tours ou clochers qui, s’égaillant alentour, font d’elle la mère Gigogne d’une couvée d’églises.


L’agglutination des toits inégaux, ardoises et tuiles, remplit les interstices.

La Seine pâle partage en deux Rouen, ville-fantôme d’autre part tellement réaliste !

Et les collines au creux desquelles une telle capitale est si fièrement campée n’amollissent leurs lignes que pour mieux affirmer la verticale correcte de la Cathédrale, dont la flèche, axe impérieux, paraît commander tout le reste.

Mais, de plus haut encore (disons de la carlingue d’un avion), on se rendrait compte que Rouen, tous les jours un peu plus étiré le long de son fleuve, et qui, peut-être, ira jusqu’à menacer Le Havre, est une sirène dont la queue, déjà plus grande que le corps, tend sans cesse à s’allonger du côté de la mer.


Pour finir, c’est la Seine qui explique Rouen, sa longue fortune, sa longue histoire, encore loin d’être terminée.

Lorsqu’on y réfléchit, c’est également la Seine et son trafic qui, nouveau plésiosaure, enfanta la Cathédrale, puisque cathédrale signifie ville capitale, donc richesse, commerce, rayonnement artistique et industriel, tout ce qui fait la destinée des cités majuscules.

Car Rouen est le port le plus important de France. Mais ses habitants eux-mêmes n’ont pas l’air de le savoir tout à fait.

Ne pas s’étonner de cette méconnaissance, peut-être plus dangereuse que la vanité. Rouen prospère sans discontinuer, et ne s’en vante pas. Ceci reste dans la tradition de mon pays. Le caractère essentiel des Normands est d’être restrictif, voire dans le triomphe.

Il semble, en vérité, que les villes, en dehors des volontés humaines, soient une graine semée à travers le monde, tout comme, par le vent, la graine végétale.

Pourquoi Ratumacas, « humble bourgade germée aux temps préhistoriques à l’extrémité d’un gué ou d’une passerelle grossière », comme dit l’architecte Chirol dans son très beau livre, comment cette bourgade est-elle devenue Rouen, centre bouillonnant qui représente, non seulement un tel bloc de passé, mais encore un tel bloc d’avenir ?

Les toits de tous les âges pressés sous nos yeux, les jeunes usines et les vieilles tours qui en émergent constituent, au besoin, un suffisant aperçu de l’histoire de Rouen.

La raconter en détail comporterait plusieurs in-folios. Disons simplement que Rouen fut, avant Jésus-Christ, modeste puis importante cité romaine ; eut ensuite ses premiers martyrs chrétiens ; assista, comme toute la Neustrie, à la lutte à mort de Frédégonde et de Brunehaut ; vit paraître son saint Romain, évêque encore populaire aujourd’hui, qui termina sa christianisation ; se remplit alors de couvents studieux… jusqu’à ce que, subitement, ses berges fussent envahies par la ruée des Normands.

Impossible, ici, de ne pas insister un peu ; car, arrivés en horde marine d’abord destructrice, les Vikings du Nord, avec une rapidité proprement stupéfiante, devaient faire de la Normandie ce qu’elle n’a cessé de devenir depuis leur débarquement initial.

Rollon, premier Duc, encore barbare au point de sacrifier un homme sur l’autel de son vieux dieu Thor le jour même de son baptême, établit déjà l’ordre — l’Ordre, encore et toujours si cher à ceux de ma province — dans le domaine qu’il vient d’acquérir par le carnage et la démolition.

Et voici ses tout premiers successeurs :

Guillaume-Longue-Épée, son fils, est nommé « l’arbitre de l’Europe » ; Richard Ier Sans-Peur, son petit-fils, est reconnu « le prince le plus accompli du siècle » ; puis c’est Richard II le Bon, puis Richard III, puis Robert le Magnifique, et enfin Guillaume le Conquérant, ce Napoléon qui a précédé l’autre, et qui, s’il n’avait trop tôt trouvé la mort à Mantes, aurait fait de la Normandie le noyau même du royaume de France, après avoir non seulement conquis mais réinventé l’Angleterre, l’Angleterre vouée à des destins antarctiques et qui fut par lui rattachée à l’Europe, œuvre dont les conséquences se font encore sentir de nos jours.

Avec ses Ducs, la Neustrie est devenue la Normandie ; et Rouen, au cours des âges et des événements, a reçu dans ses murs, entre autres monarques : Philippe-Auguste, Saint-Louis, François Ier, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Bonaparte, sans parler d’autres souverains comme Blaise Pascal et Voltaire.

La guerre de Cent Ans, l’invasion des Anglais, la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, les guerres de religion, ont bouleversé la ville ; Jeanne d’Arc y a été brûlée, Louis XI y a brisé sur une enclume l’anneau symbolique du, ou plutôt de la Duché. C’est dire qu’à Rouen, depuis son premier temple païen jusqu’à son dernier clocher catholique, les tourmentes de la politique se sont déchaînées, doublées, du reste, par celles de la nature.

Incendies sur incendies détruisent d’abord le Rouen de bois, qu’un Rouen de pierre remplace peu à peu, lequel, de guerres en cataclysmes naturels, change à mesure de style, le roman remplacé par le gothique, le gothique transformé par la Renaissance, destructions, juxtapositions et innovations que ravagent les protestants, puis les orages du ciel, puis encore le feu, que remanient le xviie et le xviiie siècle, que la Révolution saccage, et qui subissent enfin les « embellissements » d’une époque imbécile, laquelle, de 1820 à 1880, a détruit plus de merveilles rouennaises que tous les incendies et toutes les batailles (et nous ne sommes pas sûrs que cette ère de crime soit tout à fait close). Enfin, la Grande Guerre a de nouveau vu Rouen, mais pacifiquement cette fois, envahi par les Anglais, et la ville fut peut-être l’une des plus curieuses de la France, pendant cette période où la bigarrure des Alliés transfigurait d’étrange façon la physionomie habituelle de notre pays, — période d’où la capitale normande, par ailleurs, sortit animée d’un essor nouveau.

Et maintenant l’industrie et le commerce y continuent dans le port leur œuvre sans bruit, aussi considérable pourtant, dans ses conséquences finales que tout le tapage des âges précédents.

Certes, ce déferlement d’histoire se devine rien qu’à contempler de haut le Rouen qui reste ou, plutôt, qui s’est remis chaque fois debout après tant de siècles et d’aventures.

La mousseline éternelle des brumes de ma contrée traîne ses légers phantasmes dans cette vallée où l’on n’a cessé de bâtir et de démolir depuis deux mille ans. La verdure normande, toujours reculée à mesure que la ville empiète sur les collines, laisse encore une lointaine couronne de fraîcheur à l’agglomération sévère des profils médiévaux et modernes d’en bas. Avant même de descendre dans la ville pour y regarder de près tout ce qu’elle a conservé de son passé formidable en même temps que tout ce qu’elle projette vers le futur, rien qu’en l’embrassant ainsi d’un coup d’œil, on a l’impression de se promener dans un blason — un blason où, sur la table d’attente, se multiplient les figures principales d’hier, se préparent les pièces honorables de demain.