Ronsard - Œuvres, Buon, 1587/Toreau qui deſſus. Auant-venue du Printemps

AVANT-VENVE DV
Printemps.


ODE XIX.



TOreau qui deſſus ta crope
Enleuas la belle Europe
Parmy les voyes de l’eau,
Heurte du grand Ciel la borne,
Et deſcrouille de ta corne
Les portes de l’an nouueau.
Toy vieillard, dont la main ſerre
Sous ta clef ce que la terre
De ſiecle en ſiecle produit,
Ouure l’huys à la Nature,
Pour orner de ſa peinture
Les champs de fleurs & de fruict.
Vous Nymphes des eaux, qui eſtes
Au frein des glaces ſuiettes,
Leuez voſtre chef dehors,
Et molliſſant voſtre courſe
D’vne trepignante ſource
Frappez librement vos bors :
A fin que la ſaiſon verte
Se monſtre aux amans couuerte
D’vn tapis marqué de fleurs :
Et que la campagne face
Plus ieune & gaye ſa face
Peinte de mille couleurs :

Et deuienne glorieuſe
De ſe voir victorieuſe
Sur l'hyuer iniurieux,
Qui fier l'auoit offencée
De mainte greſle eſlancée
Et d'orage pluuieux.
Ores en vain il s'efforce:
Car il voit deſia ſa force
Par le chaud ſe conſumer
Sous le beau iour qui s'allonge,
Et qui ia tardif ſe plonge
Dans le giron de la mer.
Iupiter d'amour s'enflame,
Et dans le ſein de ſa femme
Tout germeux ſe va lançant,
Et meſlant ſa force en elle,
De ſa roſée eternelle
Va ſon ventre enſemençant:
Si qu'elle eſtant en geſine
Reſpand ſa charge diuine
Sur la terre, à celle fin
Que la terre meſme enfante,
De peur que ce Tout ne ſente
En ſes membres quelque fin.
Amour qui Nature eſueille,
Amenant pres de l'oreille
Son arc preſt à deſcocher,
L'enfonce de telle ſorte,
Que la poitrine eſt bien forte,
Qui reſiſte à tel archer.
Du grand air la bande ailée,
De l'eau la troupe eſcaillée

Contrainte d’vn chault deſir,
Ny ſoubs l’eau ny par les nues
N’eſteint les flames venues
Aux cœurs inclins au plaiſir.
La charrette vagabonde
Qui court ſur le doz de l’onde,
Oiſiue au port parauant,
Laſchant aux voiles les brides
Va par les plaines humides
De l’Occident au Leuant.
Du Printemps la ſaiſon belle,
Quand la terre eſtoit nouuelle,
L’an paiſible conduiſoit :
Du Soleil qui nous eſclaire
La lampe eternelle & claire
Tiede par tout reluiſoit.
Mais la main des Dieux ialouſe
N’endura que telle chouſe
Suiuiſt ſon train couſtumier,
Ains changeant le premier viure,
Fiſt vne ſaiſon de cuiure
En lieu du bel or premier.
Lors la Vere donna place
Au chaud, au vent, à la glace,
Qui renaiſſent à leur tour,
Et le ſapin des valées
Vit deſur les eaux ſalées
Renaiſtre & mourir le iour.
On ouyt ſonner les armes ;
On ouyt par les alarmes
Rompre harnois & couteaux,
Et les lames acerées

Sur les enclumes ferrées
Se roidir ſous les marteaux.
On inuenta les vſages
D’empoiſonner les bruuages,
Et l’art d’eſpandre le ſang :
Les maux du coffre ſortirent,
Et les hauts rochers ſentirent
La foudre deſſus leur flans.