Poésies complètesLibrairie Plon (p. 67-122).


RONDES ET CHANSONS


À Anatole France.


CHANSON PAIMPOLAISE


À Maurice Barrès.


Les marins ont dit aux oiseaux de mer :
« Nous allons bientôt partir pour l’Islande,
Quand le vent du Nord sera moins amer
Et quand le printemps fleurira la lande. »

Et les bons oiseaux leur ont répondu :
« Voici les muguets et les violettes.
Les vents sont plus doux ; la brume a fondu :
Partez, ô marins, sur vos goélettes.


« Vos femmes ici prieront à genoux.
Elles vous seront constamment fidèles.
Nous voudrions bien partir avec vous,
S’il ne valait mieux rester auprès d’elles.
 
« Nous leur parlerons de votre retour ;
Nous dirons les gains d’une pêche heureuse,
Et comment la nuit, et comment le jour,
Comment votre cœur bat sous la vareuse.
 
« Et nous les ferons renaître à l’espoir,
Tandis que, les yeux tournés vers le pôle.
Elles s’en viendront, au tomber du soir.
Pleurer deux à deux sur les bancs du môle. »


ROMANCE SANS PAROLES


Fraîche et rieuse et virginale,
Vous m’apparûtes à Coatmer,
Blanche dans la pourpre automnale
Du soleil couchant sur la mer.

Et la mer chantait à voix tendre
Et, des terrasses du ciel gris,
Le soir penchait ses yeux de cendre
Sur les palus endoloris.

 
Et je crois que nous n’échangeâmes
Ni baiser vain, ni vain serment.
Le soir descendait en nos âmes,
Et nous pleurâmes seulement.


NOVEMBRE


À Daniel de Venancourt.


Je suis revenu seul par Landrellec. Voici
Qu’au soir tombant l’ajonc s’est encore épaissi
Et qu’à force d’errer dans le vent et la brume,
Si tard, sous ce ciel bas fouetté d’une âpre écume,
Et d’entendre à mes pieds sur le varech amer
Toujours, toujours ce râle obsédant de la mer,
Et de voir, quand mes yeux retournaient vers la côte,
Des peurs sourdes crisper la lande épaisse et haute
Et la brume flotter partout comme un linceul,
J’ai senti que mon mal n’était pas à moi seul
Et que la lande avec ses peurs crépusculaires.
Et qu’avec ses sanglots profonds et ses colères

La mer, et que la nuit et la brume et le vent,
Tout cela s’agitait, souffrait, était vivant,
Et roulait, sous la nue immobile et sans flamme,
Une peine pareille à la vôtre, mon âme.


LE PASSANT


À Jean Psichari.


L’amour ne chante pas ; il ne sourit jamais,
Ni le matin, quand l’aube argente les sommets,
Ni quand l’ombre, le soir, s’épanche des collines,
Ni quand le rouge été flamboie à son midi
Et du brouillard qui dort dans l’éther attiédi
Perce et dissipe au loin les pâles mousselines.

L’amour ne chante pas ; l’amour ne sourit pas.
Il vient comme un voleur de nuit, à petits pas,

Retenant son haleine et se cachant des mères.
Il connaît que nul cœur n’est ferme en son dessein
Et qu’on ne dort jamais qu’une fois sur le sein
Vêtu par nos désirs de grâces éphémères.

L’amour ne chante pas, ne sourit pas. Ses yeux,
Brûlés de trop de pleurs, sont lourds de trop d’adieux
Pour croire qu’ici-bas quelque chose persiste.
Nul ne sait quand il vient, ni comment, ni pourquoi,
Et les cœurs ingénus qu’emplit son vague effroi
L’attendent qu’il est loin déjà, le Passant triste !


ÉVOCATION


Pour évoquer les jours défunts
Il m’a suffi de quelques roses :
J’ai respiré dans leurs parfums
Tes lèvres closes.

Je sais des jasmins d’occident
Aussi veloutés que ta gorge ;
Tes cheveux blonds sont cependant
Moins blonds que l’orge.


Les violiers ont pris tes yeux ;
Ton rire a passé dans la brise,
Ton joli rire insoucieux
Qu’un sanglot brise ;

Et les immortelles de mer,
Qui s’ouvrent dans les dunes blanches,
Ont la senteur de miel amer
Qu’avaient tes hanches…

Et c’est toi toute, gorge et front.
Vieillis, pâlis, languis, qu’importe ?
L’aube a des lys qui me rendront
Ta beauté morte.


RONDES


À Frédéric Plessis.


I


 
Tes pieds sont las de leurs courses.
Voici le temps des regrets.
L’automne a troublé les sources
Et dévêtu les forêts.
 
Toutes les fleurs que tu cueilles
Meurent dans tes doigts perclus.
Comme elles tombent, les feuilles,
Au bois où tu n’iras plus !


L’automne, hélas ! c’est l’automne.
Songe aux longs soirs attristants.
Là-bas, en terre bretonne,
Les glas tintent tout le temps.

Ils tintent pour l’agonie
Des fleurs que tu préférais.
Ah ! ta moisson est finie !
Voici le temps des regrets…


II


Couche-toi devant ta porte.
Voici le temps des adieux.
Écoute au ras de l’eau morte
Siffler les tristes courlieux.
 
Ils traînent leurs ailes brunes
Et leur long corps efflanqué
Sur la torpeur des lagunes
Entre Perros et Saint-Ké.


Mais demain, ce soir peut-être,
Tous ces longs corps amaigris,
Tu les verras disparaître
Un par un dans le ciel gris.

O l’amère parabole !
Éteignez-vous, pauvres yeux !
Les courlis gagnent le pôle :
Voici le temps des adieux…


PAPILLONS DE MER


À Pierre Laurent.


 
On les voit s’en venir en bandes,
À la prime aube, tout le long,
Le long des palus et des landes,
 
Glissant de-ci, de-là, selon
Leur humeur folâtre et changeante.
Et tout bleus dans le matin blond.


Ô les dunes que l’aube argente !
Les genêts fleuris qu’un par un
Frôle leur aile diligente !
 
Et, là-bas, couchés dans l’embrun,
Sous leur fourrure d’algues lisses,
Les lourds rochers de granit brun !
 
C’est l’heure pleine de délices,
L’heure où s’épanche en larmes d’or
La rosée au fond des calices ;

Et c’est l’heure, plus douce encor,
Où le premier flot monte et lèche
Vos pieds blancs, grèves de l’Armor.
 
La brise du large est si fraîche !
Il fait si doux, si bon, là-bas
Où les courlis sont à la pêche !
 
Et voilà, sans autres débats,
Nos lutins partis en maraude
Du côté d’Erech ou de Batz.

 
Longtemps sur la mer d’émeraude,
Ainsi que des bleuets ailés,
Leur vol incertain tremble et rôde.

Mais ceux qu’une lame a frôlés
Sentent bientôt l’éclaboussure
Alourdir leurs corps fuselés.

Même au temps où juillet azure
Ses remous et ses tourbillons,
La mer est changeante et peu sûre.

Déserteurs des calmes sillons,
Vous êtes pareils à mes rêves.
Papillons bleus, ô papillons !

Luise quelque aube aux clartés brèves
Penchant ses yeux meurtris et doux
Sur le glauque miroir des grèves,

C’est assez pour eux et pour vous :
Leur cavalcade trébuchante
Coupe l’infini de bonds fous.


Ils vont ! Ils vont ! La vague chante
Sous leur essor aventureux…
Papillons de la mer méchante,

j’ai peur pour vous, j’ai peur pour eux !


LA COMPLAINTE DE L’ÂME BRETONNE[1]


À Henry Mauger.


 
Sur la lande et dans les taillis,
Cueillez l’ajonc et la bruyère,
Doux compagnons à l’âme fière,
Ô jeunes gens de mon pays !

*
* *

Quand du sein de la mer profonde,
Comme un alcyon dans son nid,

L’Âme Bretonne vint au monde
Dans son dur berceau de granit,
C’était un soir, un soir d’automne,
Sous un ciel bas, cerclé de fer,
Et sur la pauvre Âme Bretonne
Pleurait le soir, chantait la mer.
 
Fut-ce mégarde chez les fées
Ou qu’au baptême on ne pria,
Blanches et de rayons coiffées,
Urgande ni Titania ?
Il n’en vint, dit-on, qu’une seule,
Aux airs bourrus de sauvageon,
Qui froissait dans ses mains d’aïeule
Des fleurs de bruyère et d’ajonc.

Misère (ainsi s’appelait-elle)
Allait nu-tête et pieds déchaux ;
Mais ce n’est pas sous la dentelle
Que battent les cœurs les plus chauds
Et, se penchant sur la pauvrette.
Qui grelottait, blême et sans voix,
Vivement à sa collerette
Elle piqua la fleur des bois.


La fleur embaumait comme l’ambre,
— L’ambre, le musc ou le benjoin, —
Si bien qu’au mitan de novembre
On aurait dit le mois de juin.
Mais tout là-bas, sur la mer grande,
Le vent guettait comme un voleur,
Et Misère, de sa guirlande,
Détacha la seconde fleur.

Et depuis lors nulle menace
N’a prévalu contre l’enfant :
L’ajonc, c’est la Force tenace
Qui se bande et tient tête au vent ;
Et la bruyère, dont s’embaume
Le pur cristal des nuits d’été,
C’est le mystique et tiède arôme
De la divine Charité…

*
* *

Doux compagnons à l’âme fière.
Debout au seuil des temps nouveaux,
Dans vos pensers, dans vos travaux,
Mêlez l’ajonc à la bruyère.


NOËL DE MENDIANTS[2]


À Léon Durocher.


Salut et joie à ceux d’ici !
Congédiez votre souci,
Maîtres, serviteurs et servantes.
Femmes, c’est assez de travaux ;
Pendez au mur les écheveaux
De laine et de chanvre nouveaux ;
Arrêtez-vous, ô mains savantes.

Jésus est né ! Jésus est né !
Ô jour à jamais fortuné !
Chrétiens, en ce jour délectable,
Est-il quelqu’un, prince ou manant,
Qui ne tressaille en apprenant
Que l’Homme-Dieu, minuit sonnant,
Est descendu dans une étable ?

Nous sommes pauvres comme lui ;
Mais sur nous son étoile a lui,
Si douce qu’il n’en faut plus d’autres.
Nos houseaux sont tout décousus.
Ah ! que de maux nous avons eus !
Mais c’est parmi nous que Jésus
Élira demain ses apôtres.

Chrétiens de l’Arvor, bonnes gens,
Il faut aider les indigents.
Nous ne demandons pas grand’chose :
Un peu de viande, un peu de pain,
Trois noyaux avec un pépin
Et, pour fleurir notre aubépin.
Un bout de ruban vert ou rose.

Jésus en échange, chrétiens.
Vous accordera pour soutiens

Trois garçons à mine prospère ;
L’un sera pape et l’autre roi,
Et quant au troisième, je croi
Qu’à défaut de galons d’orfroi
Il aura les yeux de son père.


SUR UN LIVRE BRETON


À Henry Eon.


 
Tel que ces fines cassolettes
Des bazars de Smyrne et d’Oran,
Où court en minces bandelettes
Une sourate du Coran :

Du sachet vidé sur la flamme
Montent des parfums floconneux,
Subtils et pervers comme l’âme
Du vieux pays qui dort en eux.


Tel, en sa grisante fragrance,
Votre livre, ami, m’a rendu
Groix, Trégastel, la molle Rance
Et les joncs roses du Pouldu.
 
La mer s’éveille au long des cales.
Voici Saint-Pol, Vannes, Tréguier,
Les pâles villes monacales ;
Roscoff assis sous son figuier ;

Et Morlaix, la vive artisane ;
Guingamp, qui, fidèle à son duc,
Montre maint coup de pertuisane
Aux trous de son manteau caduc ;

Penmarc’h, désolé par Brumaire ;
Auray la sainte ; Erg au flot blanc,
Et Lannion, qui fut ma mère
Et que mon cœur nomme en tremblant…
 
Ô genêts d’or de Lannostizes !
Les sources sanglotent. Là-bas,
J’entends frémir sur les cytises
Les abeilles du Bourg-de-Batz.

 
Et c’est ton âme triste et douce,
Toute ton âme, ô mon pays,
Qui pleure ainsi parmi la mousse
Et chante ainsi dans les taillis.


DÉDICACE


À l’auteur du Livre de la Payse,
André Theuriet, en lui adressant
la Payse.


Maître très cher, s’il vous plaît,
Écoutez ma patenôtre.
Voici ma « Payse » : elle est
Bien peu digne de la vôtre.

Celle que chantaient vos vers
Eut les forêts pour marraines
Et gardait dans ses yeux verts
La fraîcheur des eaux lorraines.


Ce qu’en elle nous aimons,
C’est la sœur et c’est l’amie :
Au milieu des goémons
La mienne s´est endormie.
 
Je me suis longtemps penché
Sur son tragique visage :
L’aile noire du péché
L’avait frôlée au passage.

Et mes yeux, mes tristes yeux,
Retrouvaient dans sa prunelle
La muette horreur des lieux
Que baigne une ombre éternelle.

C’est une âme d’occident,
Farouche, intraitable et prompte.
Considérez cependant
Qu’elle est morte de sa honte.
 
Elle est morte au temps d’avril…
Vous oublierez tout le reste,
Maître aimé chantre viril
De la forte vie agreste,


Et vos doigts levés feront,
Quand tout espoir l’abandonne,
Indulgemment, sur son front,
Le doux signe qui pardonne.


À LA VALLÉE-AUX-LOUPS[3]


Pour Louis Tiercelin.


Vallée-aux-Loups, frais ermitage
Qu’élut un jour Chateaubriand,
Son grand cœur est resté l’otage
De ton décor simple et riant.

Sous les tulles des soirs d’octobre,
Par les clairs matins orangés,
Il aimait pour leur charme sobre
Ces ciels imprécis et légers,


Ces pelouses, ces bois, la sente
Qui verdit sous leur frondaison,
Et Paris, cuve éblouissante,
Fumant au loin sur l’horizon.
 
C’était de toutes ses demeures,
Celle qu’il préférait, le nid
Qui se ferma pour quelques heures
Sur son vol ivre d’infini.
 
L’aigle avait replié son aile :
Un chaste amour avait soudain,
Dans l’âpre et rigide prunelle,
Fondu la glace du dédain.
 
À Combourg, sur les landes rases,
Plane encor son génie amer,
Et le lamento de ses phrases
Roule parmi le vent de mer.
 
Il ne fut ici que tendresse :
Le granit s’était animé.
Et, sur son antique détresse.
Tout un printemps avait germé.

*
* *

 
Vallée-aux-Loups, frais ermitage
Qu’élut un jour Chateaubriand,
Son grand cœur est resté l’otage
De ton décor simple et riant.
 
Et c’est pourquoi nos mains pieuses,
Tressant des fleurs pour ton fronton,
Mêlent ces tendres scabieuses
Au symbolique gui breton.


LE BANDEAU NOIR


À Camille Vergniol.


C’est un pays battu des vents, mordu des lames,
Où des vols d’échassiers tournent dans le ciel gris,
Cependant que, la gaffe au poing, guettant le bris,
Droites sur l’horizon, veillent d’étranges femmes.

Le soir tombe : on entend un bruit lointain de rames.
Des christs hâves dans l’ombre ouvrent leurs yeux meurtris ;
Et voici qu’autour d’eux, sur les joncs défleuris,
S’abat en gémissant le morne essaim des Âmes.


C’est Penmarc’h. Aux fils d’or de leur bonnet collant
Les fermières d’Argoll ont pris plus d’un galant ;
Tréguier vante à bon droit sa coiffe épiscopale ;
 
Le lin vierge sied seul aux filles du Moustoir :
Là-bas, où le Goayen élargit son flot pâle,
Les guetteuses de bris ceignent un bandeau noir.


RECLUSE


Hélas ! Pourquoi nos cœurs se sont-ils détrompés ?
Vos cheveux blonds, voilà qu’on vous les a coupés ;
Votre bouche est pareille aux roses défleuries,
Et vos yeux, vos yeux froids comme des pierreries,
Vous ne les levez plus de votre chapelet.
Dans le cloître lointain où Dieu vous appelait,
Sous la lampe du chœur, pâle et mystique étoile,
Vous avez prononcé les vœux et pris le voile ;
Christ vous est apparu dans sa gloire d’Époux,
Et le terrestre rêve est achevé pour vous.


Adieu ! Ce triste cloître aux verrières disjointes,
Avec ses buis fanés pendant au bout des pointes,
Ses dalles, ses murs blancs et son austérité,
Il vaut le monde, il vaut le monde en vérité !
Mais moi, mes pieds meurtris n’ont pu trouver leur route.
Hélas ! à tant errer leur force s’en va toute.
Ô silence du cloître ! Ô repos ! Ô douceur !
Tendez-moi votre main, secourez-moi, ma sœur !
À matines, quand l’aube argente les verrières,
Que mon nom quelquefois passe dans vos prières :
Si nul être vivant n’y doit être nommé,
Dites-le comme on dit le nom d’un mort aimé ;
Si la règle veut plus encor, docile au blâme,
Priez Dieu seulement pour le salut d’une âme
Et, sans la désigner autrement à Celui
Qui voit tout, en cette âme où nul rayon n’a lui,
Ravivez, sous l’ardeur de vos saintes pensées,
Le lys éblouissant des croyances passées !


LES VIOLIERS


Ne retire pas ta douce main frêle ;
Laisse sur mes doigts tes doigts familiers :
On entend là-bas une tourterelle
Gémir sourdement dans les violiers.
 
Si près de la mer que l’embrun les couvre
Et fane à demi leurs yeux violets,
Les fragiles fleurs consolaient à Douvre
Un royal enfant captif des Anglais.


Et, plus tard encor, je sais un jeune homme,
Venu fier et triste au val d’Arguenon,
Dont le cœur se prit à leur tiède arôme
Et qui soupirait en disant leur nom.

Ainsi qu’à Guérin et qu’au prince Charle,
Dame qui te plais sous ce ciel brumeux,
Leur calice amer te sourit, te parle
Et de son odeur t’enivre comme eux.
  
C’est qu’un soir d’été, sur ces mêmes grèves,
Des touffes d’argent du mol arbrisseau
Se leva pour toi le plus doux des rêves
Et que notre amour les eut pour berceau.

Et peut-être bien que les tourterelles
Ont su le secret des fragiles fleurs :
Un peu de ton âme est resté sur elles
Et dans leur calice un peu de tes pleurs.


PRINTEMPS DE BRETAGNE[4]


À Armand Dayot.


Une aube de douceur s’éveille sur la lande :
Le printemps de Bretagne a fleuri les talus.
Les cloches de Ker-Is l’ont dit jusqu’en Islande
Aux pâles « En-Allés » qui ne reviendront plus.
 
Nous aussi qui vivons et qui mourrons loin d’elle,
Loin de la douce fée aux cheveux de genêt,
Que notre cœur au moins lui demeure fidèle :
Renaissons avec elle à l’heure où tout renaît.


Ô printemps de Bretagne, enchantement du monde !
Sourire virginal de la terre et des eaux !
C’est comme un miel épars dans la lumière blonde :
Viviane éveillée a repris ses fuseaux.

File, file l’argent des aubes aprilines !
File pour les landiers ta quenouille d’or fin !
De tes rubis, Charmeuse, habille les collines ;
Ne fais qu’une émeraude avec la mer sans fin.

C’est assez qu’un reflet pris à tes doigts de flamme,
Une lueur ravie à ton ciel enchanté,
Descende jusqu’à nous pour rattacher notre âme
À l’âme du pays qu’a fleuri ta beauté !


TRIPTYQUE


À Rémy Saint-Maurice.


I
SUR LA ROUTE DE L’ÎLE-GRANDE


Octobre est venu :
Une route droite,
Qui file et miroite
Sur un plateau nu ;

De grises nuées,
Vers Crec’h-Daniel,
Traînant dans le ciel,
Comme exténuées ;

 
À l’angle d’un champ
Un mouton qui broute ;
Au bord de la route
Un chaume penchant.

Jusqu’à l’Île-Grande,
Pas d’autre maison :
Pour tout horizon
La lande, la lande…


II
L’ARRHÉE PARLE


Ces croupes que fouaille
Un vent forcené,
Ce sont les Méné
De la Cornouaille.

Clameurs, bonds d’effroi.
Tout en eux m’agrée :
Car je suis l’Arrhée,
Leur pâtre et leur roi.


Sur leur maigre échine,
D’Evran au Relecq,
Le vent ronfle avec
Un bruit de machine.
 
J’emplis mes poumons
De sa rauque haleine
Et pais dans la plaine
Mon troupeau de monts.


III
LE CALVAIRE


Las d’errer sans guide,
Depuis le Roudou,
Dans ce matin d’août
Brumeux et languide,
 
Nous nous allongeons
Au pied d’un Christ hâve,
Pointant, morne épave.
D’une mer d’ajoncs.


Mais cette marée
De genêt roussi
Soudain nous transit
D’une horreur sacrée.
 
Et, brusque ferveur,
La croix de détresse
À nos yeux se dresse
Comme un mât sauveur !


COUCHANT MYSTIQUE


À Jean Ajalbert.


 
On entendait chanter d’invisibles psallettes.
La mer montait. Des feux luisaient sur les coteaux.
À l’horizon, baigné de vapeurs violettes,
Le soir d’automne ouvrait ses yeux sacerdotaux.

Et raidis par l’extase à l’avant des bateaux,
Lougres au vol oblique et fines goélettes,
Les hommes d’Enez-Veur regardaient sur Men-Thos
Flamboyer dans le ciel d’étranges bandelettes.


Leurs bordages craquaient ; leurs filets étaient vides ;
Et, ployés tout le jour au bord des eaux livides,
Ils n’en avaient levé que de vains goémons.
 
Mais le soir frémissait sur leurs têtes heureuses.
Ils regardaient le ciel, la lumière et les monts
Et, sans parler, joignaient les mains sur leurs vareuses.


LITS-CLOS


À une Parisienne.


Vous m’avez montré dans votre antichambre,
Luxueux fouillis d’objets d’entrepôt,
Un grand lit de Scaër aux tons de vieil ambre,
Mué par votre art en porte-chapeau.
 
Mais les lits sculptés de Basse-Bretagne,
Même les lits-clos du temps d’Henri deux,
Dans ces nids de soie où l’ennui les gagne
Sentent comme un deuil flotter autour d’eux.


Ils n’étaient pas faits pour ces belles choses :
Un fruste artisan, dans leur bois grossier,
Tourna des fuseaux, évida des roses
Et grava son nom sur le banc-dossier.

C’était quelque pâtre, un marin peut-être,
Bloqué par l’hiver sous son toit de glui ;
L’outil, dans son poing, mordait en plein hêtre,
Et sa mère-grand filait près de lui.
 
Et, tandis qu’aux doigts de la bonne femme
S’étirait la laine ou le fil écru,
Un rêve, il est vrai, chantait dans son âme,
Mais non pas celui que vous avez cru.
 
Ni rêve d’argent, ni rêve de gloire.
D’autres, l’œil en feu, s’en allaient cueillir,
Guidés par Coulomb aux rives de Loire,
Le vert plant qui garde un nom de vieillir ;
 
Ou bien se louant pour un vil salaire
Chez quelque huchier du pays gallot,
Pliaient au canon d’un strict formulaire
Leur art ingénu, mystique ou falot.


Lui rêvait d’offrir à sa fiancée,
Pour le jour prochain qui les unirait,
Ce meuble fleuri comme sa pensée,
Comme elle accueillant, profond et discret.
 
Il l’imaginait dressé près de l’âtre,
Sous ses beaux draps blancs, rugueux et cossus,
Avec son buis vert et ses saints de plâtre,
Madame la Vierge et Monsieur Jésus.

Et de frais rideaux de souple percale
Coulaient de sa frise en plis onduleux :
C’était l’abri sûr et la bonne escale,
Le nid tiède où chante un chœur d’oiseaux bleus.
 
Ils y goûteraient une paix profonde
Dans le cadre ouvré des panneaux à jour.
Tous deux seraient là comme au bout du monde,
Isolés, perdus dans leur grand amour.
 
Quand les ajoncs d’or font craquer leurs cosses,
La graine autour d’eux s’éparpille au vent ;
Ainsi jailliraient de ses flancs précoces
Les blonds héritiers dont ils vont rêvant :

 
Rudes fillots, certe, et tous de même aune,
À qui sourirait, fleur de la Duché,
Dans son justin bleu soutaché de jaune,
Quelque jeune sœur en béguin ruché.
 
Chaque an sonnerait un nouveau baptême.
Ô muids ! Ô boudins ! Ô guadiguennous ![5]
Mais c’est toi, bon lit, qu’après Dieu lui-même
Béniraient d’abord les heureux époux.

N’est-ce pas chez toi qu’ils ont par avance
Savouré le miel des premiers baisers,
Et n’as-tu pas vu leur double jouvence
Du même rayon dorer tes vieux ais ?

Lit de leurs vingt ans, couche parfumée,
Tu verrais aussi leur déclin pareil,
Et c’est dans ta crypte à tout bruit fermée
Qu’ils s’endormiraient du dernier sommeil.
 
Mais d’autres viendraient après eux, puis d’autres,
Surgeons vigoureux du vieux tronc penchant.
Pâtres sur leurs glés, marins sur leurs cotres.
Aucun d’eux tailleur, commis ou marchand.

 
La foi leur serait un sûr viatique,
Et l’on entendrait ainsi qu’un essaim,
Dans les longues nuits de l’hiver celtique,
Leur peuple futur frémir en ton sein.
 
Toi près du foyer, comme un patriarche,
Tu verrais passer ces fils d’un moment :
De tes flancs brunis, profonds comme l’arche,
Ils ruisselleraient éternellement.
 
Telle était, du moins, ta ferme espérance,
Et féal aux tiens, les jugeant féaux,
Tu ne pensais pas qu’aux bourgeois de France
Ils te céderaient pour quelques réaux[6].
 
C’est fait. Nos lits-clos de Scaër et de Vanne
S’en sont allés tous du pays breton :
Bétail douloureux, morne caravane,
Vers quel abattoir les conduisait-on ?

 
Hélas ! Plût à Dieu qu’une main grossière,
Jonchant de leurs blocs le pavé voisin,
Les eût d’un seul coup réduits en poussière !
L’abattoir vaut mieux que le magasin.

Il leur a fallu prendre une autre forme.
De lourds brocanteurs sans style et sans goût
Les ont rapiécés de mélèze ou d’orme
Et d’un brou menteur ont enduit le tout.

Mais, ô vieux débris, j’entends comme un râle
Dans le craquement de vos ais disjoints :
Pieux confidents de l’âme ancestrale,
Nous perdons en vous ses derniers témoins.


AR ROC’H-ALLAZ


À Jean Le Fustec.


    Près des Vieux-Étangs il y a une roche bleue, — Une roche bleue et ronde appelée la Pierre de l’Hélas.
    Et, sur cette roche-là, qui se repose un moment — En reste pour toute sa vie déjoyeux et languissant.
    Maintes fois j’ai vu voler vers l’étang, — J’ai vu maintes fois s’en venir une jeune tourterelle :



    Toute frisquette, dans sa robe d’argent clair, quand elle arrivait ; — Pleine de mélancolie, hélas ! quand elle s’en retournait.
    Sur la pierre de la Destinée elle s’était posée un moment, — Et depuis le deuil assombrissait ses prunelles.
    Cette pierre-là, pour mon malheur, avant de connaître son influence, — J’ai dans ma jeunesse reposé sur sa face…
    Et voilà, mon cher Jean, voilà comment — La joie a déserté mon âme jour et nuit.


  1. Vers écrits pour la Fête de charité des élèves du lycée de Brest.
  2. D’après divers noëls populaires bretons recueillis par La Villemarqué, N. Quellien, etc., et en usage principalement chez les petits quêteurs ambulants de la « part à Dieu ». V. l’Âme bretonne.
  3. Vers dits à la Vallée-aux-Loups, pour le cinquantenaire de Chateaubriand.
  4. Pièce dite au premier dîner des Bretons de Paris.
  5. Entremets breton fait de sang de porc aux pruneaux.
  6. Les Bretons, on le sait, dans l’usage courant, comptent encore par réaux, appellation qu’ils ont empruntée à leur long commerce avec l’Espagne.