Romans, contes et nouvelles (Delécluze)/Syligaitha

SYLIGAITHA.


Tous ceux qui, au moins à deux ou trois époques de leur vie, n’ont pas éprouvé le besoin de chercher dans le cœur d’un ami, d’une maîtresse ou du public (car les extrêmes se touchent), un confident de leurs sentiments, de leurs pensées, ou même de ce que l’expérience leur a appris ; ces hommes-là, soyez-en sûrs, sont imparfaits ou au moins incomplets. Le bavardage involontaire du cœur et de l’esprit est une des facultés de l’homme qui a le plus contribué à rendre la condition humaine tolérable, et quelquefois même assez douce. Si nous étions tous rigoureusement discrets et prudents, il n’y aurait que des égoïstes sur la terre.

On peut comparer les écrits que laissent successivement les hommes, chez les nations civilisées, à ces lignes de douleur, de joie passagère ou de désespoir, que les prisonniers gravent sur les murs des cachots où ils meurent enfermés.

Ces écrits, lorsque la source en est franche et naturelle, sont des témoignages arrachés à la conviction, à la conscience et aux passions de ceux qui les ont tracés : c’est un certificat que donne de son existence celui qui craint que cette existence ne soit révoquée en doute et ne tombe dans l’oubli. C’est aussi une protestation contre toutes les injustices dont on croit avoir été l’objet pendant sa vie ; enfin c’est une confession faite dans l’intérêt de la vérité, vers laquelle tout homme se précipite malgré lui, sans s’embarrasser des avantages ou des inconvénients qui peuvent en résulter. On a impérieusement besoin de sfogarsi, comme disent les Italiens ; on veut se débourrer le cœur, disons-nous avec moins d’élégance, sans doute, mais avec autant d’énergie. Les écrits, les conversations, les aveux, les lettres, les confessions, les mémoires, tout cela n’est que la précieuse transpiration du cœur humain, au moyen de laquelle la vie intellectuelle devient expansive, légère et bienfaisante pour ceux qui la vivent comme pour ceux qui en reçoivent l’influence.

Rien n’est d’une application plus générale à l’espèce humaine que la fable du Barbier du roi Midas ; et si toutes les plantes avaient la vertu loquace des roseaux du Pactole, il n’y a pas un pouce de terre qui ne fournît des moissons d’histoires, d’aveux et de confessions étranges. Il faut que ce besoin de dire ce que l’on sait, de transmettre une vérité que l’on a reconnue, soit bien naturel et bien fort, puisque les hommes du caractère le plus froid, de l’esprit le plus grave, y ont cédé. En voici un exemple curieux :

Boccace raconte qu’un certain marquis de Montferrat, porte-enseigne de l’Église, était passé en Syrie avec l’armée des chrétiens. La vaillance de ce seigneur faisait grand bruit jusqu’à la cour de Philippe, roi de France, qui se disposait lui-même à faire le voyage de la Terre-Sainte. Comme on parlait un jour à ce prince du vaillant marquis, un chevalier, enchérissant encore sur les éloges que l’on en faisait, assura qu’il n’y avait pas sous le soleil un couple plus parfait que celui que formaient ce marquis et sa femme, ajoutant que si le mari se faisait remarquer parmi tous les chevaliers de renom, son épouse était la plus belle et la plus vertueuse de toutes les femmes.

Ces paroles firent une impression si vive sur l’imagination du roi de France, que, d’après ces mots seulement et sans avoir vu la dame, il se sentit pris d’amour pour elle. Il résolut donc, pour faire le grand voyage qu’il méditait, d’aller s’embarquer à Gènes, afin d’avoir le prétexte de saluer en passant la marquise de Montferrat, se flattant un peu qu’en l’absence du mari il pourrait ne pas mal passer son temps auprès de la femme. Il se mit donc en route, et près de mettre le pied sur les terres de la marquise, il envoya un jour d’avance un officier de confiance pour la prier de vouloir bien le recevoir le lendemain à dîner. Prudente et spirituelle, la marquise fit répondre qu’elle était bien sensible à l’honneur qui lui avait été fait, et que le roi serait le bienvenu. Toutefois elle ne tarda pas à faire des réflexions sur la démarche singulière du prince, et soupçonna ce qui était, que les bruits flatteurs répandus sur son compte lui valaient l’honneur de cette visite.

En noble dame de maison, la marquise disposa tout pour recevoir son hôte royal. Plusieurs hommes dévoués à son service ayant été chargés de différente commissions, elle ne s’en reposa que sur elle-même du soin de veiller aux apprêts du repas. Sans perdre de temps, elle fit rassembler toutes les poules que l’on put trouver dans le pays, et après avoir fait distribuer cette seule espèce de viande à ses cuisiniers, elle leur ordonna de les accommoder diversement pour le banquet royal.

Le lendemain, le roi arriva, et fut reçu par la marquise avec les honneurs qui lui étaient dus. Le prince, tout favorablement prévenu qu’il pouvait être par les éloges que le chevalier lui avait faits de la dame, la trouva plus aimable, plus séduisante encore qu’il ne se l’était imaginé. Il ne put contenir son admiration et fit hautement les louanges des charmes de la marquise ; car son goût pour elle était devenu plus vif encore, depuis que les rêves de son imagination se trouvaient réalisés. Après que l’on eut pris quelque repos dans une salle soigneusement ornée, selon l’étiquette qui doit s’observer auprès d’un si grand roi, le moment du dîner arriva. Le roi et la marquise s’assirent à la même table, et toutes les personnes de la suite prirent place, selon leurs rangs, à des couverts dressés exprès. Le roi mangea successivement de plusieurs mets, but des vins exquis, et, sans rien perdre de la satisfaction que lui causait la vue de la belle marquise, prit grand plaisir à bien dîner. Quand son appétit fut un peu calmé il commença à s’apercevoir que les mets, bien que relevés par des sauces très-variées, n’étaient cependant composés que de chair de poule. Son étonnement s’accrut encore lorsqu’il fit réflexion que la contrée où il était abondait en gibier de toute espèce, et que d’ailleurs il avait eu le soin de faire annoncer son arrivée un jour d’avance, pendant lequel on devait avoir eu le temps de faire une battue. Le roi de France, moins peut-être encore pour satisfaire sa curiosité à ce sujet, que pour mettre la marquise en train de converser, dit en riant : « Madame, est-ce que dans ce pays il ne naît que des poules et point de coqs ? » La marquise comprit parfaitement l’intention de cette demande, et pensant que le moment opportun de faire connaître ses sentiments était venu, elle répondit fièrement au roi : « Non, monseigneur ; mais les femmes, quels que soient les vêtements, les honneurs et les qualités qui les distinguent, sont faites ici comme ailleurs. » À ces mots, le monarque comprit l’énigme du Banquet des poules, et se tint pour averti d’être sage.

En voyant intervenir un roi de France et une marquise de Montferrat, en lisant les détails circonstanciés de l’anecdote qui les concerne, qui ne la croirait véritable ? Or, c’est ici que l’impatience du mensonge, si frivole qu’il puisse être, et l’amour de la vérité, toute peu importante qu’on la suppose, triomphent de l’impassibilité du savant. Ce savant n’est autre qu’Alde Manuce, éditeur célèbre du seizième siècle, qui a laissé un recueil de lettres familières écrites en italien, où il ne s’en trouve qu’une seule véritablement intéressante à cause de la citation qu’elle renferme ; et c’est celle que je veux faire connaître. La voici :

À M. Pietro Pisone Soazza, à Pise.

Salut,

« J’ai l’intention de m’arrêter à Pise, lieu agréable par lui-même et qui me le deviendra plus encore par votre conversation. Avant tout, il faut que je réponde à la lettre dans laquelle vous me demandez ce que je pense de la cinquième nouvelle de la première journée du Décameron de Boccace, où Fiametta raconte une histoire d’amour au sujet d’une marquise de Montferrat. Je vous dirai que, sous le voile d’un conte, il est souvent arrivé à ce galant homme d’altérer considérablement la vérité. J’en juge ainsi, surtout d’après l’autorité d’un homme de mérite qui est parfaitement en état d’apprécier les ressources du talent de Boccace. Cet homme est M. Paolo Emilio Santorio. Lorsque le monde pourra jouir, comme je le fais en ce moment, des annales qu’il a écrites, je ne crois pas que désormais on puisse attendre rien de meilleur et de plus parfait en ce genre de composition. Je ne puis donc résister au désir de vous envoyer le morceau qui a trait à la question que vous me faites, et où vous pourrez apprendre la vérité. Vous y verrez d’ailleurs avec quelle éloquence et quel bonheur cet homme rare traite de l’histoire de Naples. Cet extrait est tiré du troisième livre. Adieu : je cesse de vous écrire, car on m’appelle pour souper.

» De Bologne, le 21e jour de janvier 1587. »


« Syligaitha, fille naturelle de l’empereur Frédéric II, sœur de Conrad IV, comtesse de Caserte, s’était déclarée contre les entreprises de sa famille et pour la cause des Casertins, que les Allemands voulaient soumettre, ainsi que toute la Pouille et la Calabre, à l’empire. Mainfroi, également fils naturel de Frédéric II, mais issu d’une autre mère que celle de Syligaitha, soutenait, au contraire, les intérêts de Conrad. Mainfroi était jeune alors ; sa figure était belle, son caractère audacieux et entreprenant, et son esprit à la fois délié et plein de force. Sous prétexte d’étendre les possessions de l’empereur son frère en Italie, il donnait un libre cours à ses fureurs guerrières en mettant la Pouille à feu et à sang. Pendant ces troubles, Renaud, comte de Caserte et époux de Syligaitha, se tenait tranquille dans son palais, auprès de sa femme, observant avec une joie maligne toutes les horreurs qui se commettaient autour de ses états, dans l’idée qu’elles entraîneraient la perte des princes ses voisins et ses rivaux. Il applaudissait même aux violences exercées par son beau-frère Mainfroi, ne se doutant qu’il aurait un jour à en souffrir lui-même.

» Le caractère ardent de Mainfroi lui faisait porter tout à l’extrême. Il méprisait le danger tout autant qu’il aimait la gloire, et nourrissait au fond de son cœur une passion insurmontable pour les plaisirs de l’amour. Dans les entreprises où cette dernière disposition l’entraînait, il montrait une hardiesse extraordinaire ; les difficultés étaient toujours un attrait de plus pour lui. On s’explique alors comment il conçut la plus violente passion pour Syligaitha sa sœur. C’était peu pour lui que les relations politiques qu’il avait avec elle lui donnassent l’apparence de son ennemi, il ne tint pas plus compte de cet obstacle que du souvenir de son père Frédéric, et des droits de son beau-frère Renaud, auxquels il voulait attenter. Mettant donc toutes ces considérations de côté, il médita son projet criminel, et se prépara, au mépris des lois divines et humaines, à satisfaire la passion que lui inspirait Syligaitha.

» Cette princesse, dit la vieille chronique napolitaine, était jeune, belle et d’une taille avantageuse. Elle avait le teint éclatant, le regard vif ; ses cheveux blonds et bouclés descendaient le long de son front vraiment royal, et il y avait dans toute l’habitude de sa personne un certain je ne sais quoi qui lui soumettait tous ceux qui la voyaient. À ces dons, elle en joignait d’autres non moins précieux encore : car, instruite et savante même, elle parlait avec grâce et esprit.

» Mainfroi avait souvent éprouvé le pouvoir de ces charmes. Cette beauté, cette grâce, ce laisser-aller féminin qui s’était déployé si souvent sans crainte en présence d’un frère, excitaient encore la violence de son amour. Parfois cependant le souvenir de l’honneur de sa famille, de la sainteté des droits de son beau-frère, et par-dessus tout ce doux nom de sœur, l’arrêtaient dans l’exécution de son funeste dessein. Ce conflit de sentiments, ce combat intérieur de ses désirs et de ses devoirs, lui causèrent des tourments si continuels, qu’il ne put bientôt plus prendre ni nourriture ni sommeil. La raison devint muette, et l’amour triompha. Profitant donc d’une absence passagère de Renaud, il alla se présenter à Syligaitha, et non sans éprouver quelque honte et tant soit peu d’embarras, il lui ouvrit son cœur. Il lui fit entendre que, cédant à un amour qu’il ne pouvait plus vaincre, il la priait de lui pardonner sa démarche, mais que, certainement, il mourrait si elle ne l’écoutait pas. Au même moment où il prononçait ces mots, des larmes abondantes jaillirent de ses yeux enflammés, il perdit l’usage de sa raison, et prodigua confusément les prières et les menaces, comme un homme déterminé à commettre quelque violence. D’abord Syligaitha fut comme pétrifiée ; mais bientôt la fureur insensée d’un homme qu’elle connaissait pour ne rien respecter de ce qui s’opposait à ses désirs lui rendit le sentiment de la crainte. Pâle et tremblante, elle pensa avec effroi au crime de son frère, à l’absence de son époux, et ce ne fut pas sans frémir que ses yeux rencontrèrent le lit conjugal près duquel elle était. La présence du criminel Mainfroi lui fit horreur, et il n’y a pas de supplice qu’elle n’eut bravé pour s’y soustraire.

» Pendant cette cruelle alternative, et tandis que Manfroi continuait d’exhaler ses offensantes prières, Syligaitha reprit quelque empire sur elle-même et maîtrisa sa peur. Elle fit quelques efforts pour calmer la passion désordonnée de son frère, en cherchant par ses paroles à adoucir les maux qu’il ressentait. Mais la blessure était trop profonde, et le mal avait circulé si longtemps dans les veines de Mainfroi, qu’il n’y avait plus moyen d’agir sur son esprit aigri par la souffrance. Ce n’étaient plus des conseils que demandait Mainfroi, mais un prompt remède.

» Syligaitha sentit bien que, si elle tardait à répondre, l’occasion et la violence serviraient les terribles desseins de son frère ; aussi, sans attendre le retour d’un nouvel accès de sa part et dans l’idée de sauver l’honneur de sa race, elle promit au prince criminel de se rendre bientôt à ses vœux, sous la condition seulement qu’il se retirerait à l’instant de chez elle pour se rendre deux jours après à son palais hors des murs de Caserte, où l’absence de la cour leur laisserait plus de liberté. La promesse fit accepter la condition, et Mainfroi, triomphant dans l’idée de son crime, mesura avec impatience les heures et les instants qui en retardaient l’exécution.

» Enfin le jour désigné arriva. Mainfroi se présente chez Syligaitha, qui avait tout fait préparer pour recevoir son frère avec magnificence. L’heure du rendez-vous avait été fixée au soir, en sorte que la princesse avait eu soin de commander un souper somptueux, dont tous les mets, cependant, étaient composés de chair de poule. Ce fut donc auprès d’une table couverte de vaisselle d’or et d’argent que le frère et la sœur s’assirent. Bien que la faim de Mainfroi fut tant soit peu émoussée par l’espérance d’autres plaisirs qu’il attendait impatiemment, cependant le repas fut gai, il s’y dit des choses agréables, et l’on y but, dit encore la chronique, assez copieusement, ce qui ne contribua pas peu à donner un cours plus rapide aux pensées des deux convives.

» Le repas fini et les serviteurs s’étant retirés, le frère et la sœur demeurèrent seuls dans la pièce qui était la chambre à coucher. La conversation continua, et comme Syligaitha demandait à Mainfroi pourquoi il avait fait si peu d’honneur au festin, et que celui-ci, après en avoir loué l’ordonnance, assurait qu’il y avait pris autant de part que son appétit le lui avait permis, la sœur prit la main de son frère et lui parla ainsi : — Mon frère, tous les mets dont vous avez goûté à ce souper ont été faits avec de la chair de poule, et leur saveur, quoique légèrement variée, n’était pas très-différente, puisque dans le fait tous ces ragoûts étaient composés de la même substance. Croyez-moi, mon frère, ajouta-t-elle en faisant un léger sourire, il en est de même à l’égard de la variété des plaisirs de l’amour. Le but vers lequel on tend avec une si vive ardeur, que l’imagination se représente sous des couleurs si brillantes et si variées, est au fond toujours le même. — À ce début, le front de Mainfroi se rembrunit. — Écoutez-moi, poursuivit Syligaitha, en prenant l’autre main de son frère, écoutez-moi : si mon âge vous a séduit, si mes yeux ont blessé votre cœur, si mes paroles ont produit de l’effet sur votre âme, pensez qu’en vous laissant aller à vos mauvais desseins, vous n’obtiendrez pas une satisfaction différente de celle que vous avez pu éprouver déjà, et que, par cette action, vous attirerez seulement le déshonneur sur notre noble famille. Au nom de Dieu ! s’écria Syligaitha en faisant un effort pour retenir les mains de son frère qu’il cherchait à retirer des siennes, par l’âme de notre père ! par notre ancienne maison ! chassez, je vous en supplie, cette fatale idée de souiller le lit d’un autre, le lit de votre allié ! que votre vertu mette un frein à votre passion ! Il y a plus de gloire, croyez-moi, à comprimer ses désirs qu’à renverser des villes et des armées ennemies. On fait l’un par la force de l’épée, par la puissance du nombre ou à l’aide du hasard ; l’autre ne s’obtient jamais que par le courage personnel, par la vertu. Rappelez-vous combien de rois et d’empereurs, devenus glorieux au milieu des combats ou dans les conseils, ont été rabaissés dans l’opinion des hommes par les honteux effets de leurs passions privées ! Et vous, qui vous distinguez par tant d’éminentes qualités, vous qui êtes un si digne fils de notre noble père, serait-il possible que vous abandonnassiez la voie de la véritable gloire et de la vertu ? Voyez des nations entières, des princes illustres, des armées nombreuses qui se font un honneur de vous obéir ; placé plus haut qu’eux, obéissez de vous-même aux seules puissances dont vous soyez sujet, la nature et la raison.

» À cet endroit du discours, Mainfroi parut touché, et ne pouvant trouver de paroles pour exprimer ce qu’il sentait, il laissa tomber sa tête sur les mains de sa sœur, qui retenait les siennes, et les couvrit de baisers. — Je vous le dis, reprit Syligaitha émue, la passion que vous nourrissez déshonore un prince ; et il est impossible que vous, qui valez tant par vous-même, et qui êtes issu d’une race si illustre, vous vous décidiez à déshonorer, dans son palais, sur son lit nuptial, une sœur mariée noblement. Au surplus, c’est à vous maintenant de réfléchir sur ce qu’il vous reste à faire : je ne suis qu’une femme, jeune et sans force ; mais je vous préviens que je suis disposée à user de tous les moyens qui sont en mon pouvoir, pour conserver mon nom pur et sans tache. Pour vous, sur qui repose la destinée de plusieurs royaumes, vont devez considérer le présent et prévoir l’avenir ; car aucune action, bonne ou mauvaise, ne demeure inconnue ; et, malgré le silence commandé par le respect, la violence ou la crainte, les bouches s’ouvrent, et la renommée parle : plus on emploie de moyens pour la contraindre à se taire, plus elle crie fort. Vous savez, continua en souriant Syligaitha, qui commençait à regarder sa cause comme gagnée auprès de Mainfroi, vous savez que ce que je viens de dire est surtout vrai quand il s’agit des liaisons d’amour ; car vous vous abuseriez étrangement, mon frère, si vous imaginiez que cette passion se satisfait du consentement réciproque, mais exclusif, des deux amants qui la partagent. Il n’y a pas de plaisir sans victoire, point de victoire sans trophée : c’est une loi générale de la nature, notre bonheur s’augmente quand on en parle à un ami ; et la douleur elle-même, renfermée dans un cœur solitaire, s’éteindrait promptement, si les confidences et les consolations ne la faisaient vivre en l’adoucissant.

» Syligaitha se tut. Mainfroi, distrait pendant la première partie de ce discours, n’avait pas cessé de tenir ses yeux attachés sur sa sœur. La pâleur ou l’agitation de son beau visage, les larmes qu’elle laissait couler, ou la crainte qu’elle exprimait, allaient se peindre, comme dans un miroir, sur la physionomie mobile de Mainfroi, qui, par ses gestes et par son regard seulement, avait tour à tour donné des consolations tendres et hasardé quelques prières ; mais il avait surtout prodigué des caresses respectueuses. Il portait les mains de sa sœur contre ses yeux rouges de larmes brûlantes ; il les pressait contre les siennes, et les couvrait de longs baisers ; enfin il s’était glissé, dans cette âme ardente et terrible, comme une espèce de repentir qui lui faisait abjurer ses fureurs, mais non son amour. Flattée de cette victoire incertaine, l’aimable Syligaitha crut alors pouvoir montrer quelque confiance à son frère, qu’elle avait toujours tendrement aimé. Au moment où elle lui avait rappelé les dangers de l’indiscrétion des amants heureux, son front s’était calmé, le sourire était revenu sur ses lèvres, et les mains de Mainfroi n’étaient plus captives dans les siennes. De son côté, le jeune prince, dont les transports violents avaient été rendus inutiles par la tendresse confiante qu’on lui témoignait, avait laissé percer aussi le sourire sur sa noble et mâle figure. La nuit était venue, et les flambeaux ne jetaient plus qu’une lumière douteuse ; après un festin où les vins de Calabre n’avaient point été épargnés, après tant d’émotions qui s’étaient succédé si rapidement, et enfin, en voyant les effets d’un amour si vif et si indomptable, peut-être que la princesse sentit son cœur s’attendrir et sa vertu s’éteindre. Mainfroi la pressa de nouveau ; alors elle ne trouva plus en elle ni la force ni la volonté de se défendre : tout en ce moment, jusqu’aux ténèbres, conspira en faveur de l’amour ; et, dans ce désordre, l’honneur de la race impériale, les droits d’un époux, et les lois les plus sacrées, tout fut oublié par Syligaitha, qui ne pensa plus qu’à Mainfroi. »


Sans cet amour de la vérité, sans ce cri de la conscience du savant Alde Manuce, de cet homme qui ne voulait pas que l’on mentît même dans un conte, nous ne connaîtrions pas l’histoire de Syligaitha ; car c’est en vain que j’ai multiplié les recherches pour mettre la main sur les annales de Paul Émile Santorio. Il y a tout lieu de croire qu’à l’exception de cette anecdote, le reste de cet ouvrage, écrit en latin, n’a point été imprimé.

Depuis quinze ou seize ans, il est arrivé un grand malheur en Europe, mais particulièrement en France. On ne croit plus au public. La preuve en est qu’on le méprise, qu’on le mystifie, qu’on ne se donne pas la peine d’interroger ses goûts, ni même de lui présenter avec une clarté suffisante les poèmes, la prose, les idées, enfin tout ce que l’on jette avec dédain à son avidité. Byron, lui qui est devenu pendant un temps l’idole du public, est celui de tous les auteurs de notre temps qui, le premier, l’ait traité le plus cavalièrement. Il agit tellement sans façon avec son lecteur, que, lorsque la recherche d’une rime l’embarrasse tant soit peu, il finit son vers par un quolibet ou une plaisanterie si commune, que la vanité seule de celui qui lit peut le décider à en rire ; car, bien que l’aristocratie ait perdu beaucoup de privilèges, l’impertinence est peut-être celui de tous que la vanité bourgeoise lui garantira le plus longtemps. Plus l’auteur est fat, plus le lecteur est complaisant. Aussi le public ressemble-t-il aujourd’hui à certaines femmes qui n’ont de goûts vifs que pour les hommes qui les méprisent et les maltraitent. Il faut en convenir : en morale comme en littérature, cette disposition n’est pas heureuse.

Oh ! qu’il en était autrement lorsque l’écrivain commençait la première page de son livre par ces mots : Ami lecteur ! Quel amour, quel respect, quelles attentions il avait pour son ami, pour ses amis les lecteurs, pour ce public enfin qui, comme le dieu Pan, se trouve partout, quoiqu’on ne le voie nulle part ! Le public ? Oh ! je le connais bien. Il a ordinairement de quinze à trente ans, mais souvent plus de cinquante. Il s’occupe de lettres, de sciences, mais il est surtout agité par les passions, dominé par une foule de sensations tumultueuses, poussé par une curiosité insatiable. Le vrai public court les champs, les villes, les bibliothèques et les bals masqués ; il est armé du scalpel dans l’amphithéâtre, du pinceau à l’atelier, où il rêve la gloire en regardant de beaux yeux. Le public ? Je le vois encore à minuit dans le fond d’une alcôve, sous la forme d’une jeune femme gracieuse, préparant avec soin sa lumière, pour faire la lecture pendant la nuit. Je le vois, ce joli public dont le cœur palpite d’avance à la vue du livre qu’il va dévorer. Il met double oreiller pour être plus à l’aise ; il arrange sa couverture avec soin pour éviter les distractions, et bientôt il lit immobile, jusqu’au moment où l’émotion et le plaisir font battre son cœur et rouler des larmes dans ses yeux. Souvent encore il revêt une forme plus grave, car il approche de la vieillesse. Alors plus calme en apparence, mais cependant curieux jusqu’à la passion de retrouver les souvenirs d’un âge déjà bien éloigné du sien, il bénit en secret le livre qui lui retrace toutes les phases de la vie, qui ranime en lui des sentiments que la réalité ne lui procure plus, qui donne un intérêt rétroactif à l’existence parcourue, aux souvenirs qui s’effacent, aux sentiments qui s’affaiblissent. Et puis, si futile que soit un livre, dès l’instant qu’il est écrit en conscience, il porte son fruit. On le lit ou on le rejette ; on l’aime ou on le hait, et de tous les services que l’écrivain puisse rendre à l’ami lecteur, le plus utile est de ne pas le laisser indifférent.