Romans, contes et nouvelles (Delécluze)/Le Mécanicien Roi

LE MÉCANICIEN ROI.


Vers 1808 ou 1809, j’eus besoin de faire emplette d’une paire de rasoirs. On m’indiqua un habile coutelier qui demeurait rue Saint-Honoré, et j’allai le trouver. En entrant chez lui, je fus frappé de la ressemblance des traits de son visage avec ceux de Descartes ; c’étaient les mêmes cheveux noirs, la même figure pâle et creusée ; comme dans la physionomie du philosophe, je retrouvai dans celle de l’artisan cette même pénétration calme, repos passager d’une âme ardente. Il me fit voir plusieurs pièces de coutellerie que je lui demandais ; mais à peine eus-je fait quelques observations sur l’inutilité de l’éclat du manche de pareils outils, qu’il replaça ses rasoir dans une montre élégante.

— Vous avez raison, dit-il, mais tout cela, voyez-vous, est fait pour ceux qui passent ; on ne les attire qu’avec ce qui brille. Venez par ici, avec moi.

En disant ces mots, il mit le pied sur une petite échelle qui conduisait dans une cave, et j’y descendis après lui.

C’était son atelier privé. Du milieu d’un chaos d’outils, de meules, de morceaux de métaux et de machines dont j’ignorais l’usage, il retira une paire de rasoirs fort simples qu’il me remit entre les mains.

— Voilà, dit-il, ce qu’il vous faut ; donnez-moi dix francs.

À peine l’avais-je payé, qu’il mit devant moi une serrure de sûreté d’une invention admirable et parfaitement exécutée, quoique non finie.

— Pourquoi, lui demandai-je, n’achevez-vous pas cet ouvrage ? Ce morceau, exposé parmi les produits de l’industrie nationale, vous ferait connaître, et votre fortune serait faite.

— Ma fortune ? reprit-il en laissant échapper un sourire qui exprimait de l’indifférence et même du mépris ; ah ! pour cela peu m’importe ; tenez, continua-t-il en jetant sur son établi une batterie de fusil et une giberne d’une invention toute particulière, voilà ce qui aurait dû me faire connaître… Mais avec celui-là !… Humph !… Il suffit qu’une bonne idée ne vienne pas de lui, pour qu’il la rejette.

J’allais parler, il m’arrêta en continuant.

— Oui, monsieur, avec de l’infanterie comme la nôtre, si l’on adoptait ma batterie et ma giberne, il n’y aurait pas d’ennemis au monde qui pussent nous résister.

Il mit alors un soin et une vivacité extrême à m’expliquer le mérite de son invention, jusqu’à ce qu’après en avoir entièrement montré l’effet, il jeta le tout loin de lui avec un dépit furieux.

Tout cela, ajouta-t-il, il ne faut plus y penser. Monsieur l’Empereur n’en veut pas ; tout est dit… Et savez-vous quelle récompense je demandais ?… Que l’on mît mon nom, mon pauvre nom, Michel, sur mes batteries !… Mais cela ne faisait pas son compte… C’est un grand N qu’il y voudrait mettre, et puis me donner de l’argent. Vilain jaloux de la gloire des autres ! Il lui faut tout !

L’agitation de Michel était extrême, et je jugeai à propos de ne pas la prolonger en revenant sur ce sujet. Pour préparer un changement de conversation, je fis un tour sur moi-même, au milieu de tous les objets dont la cave était encombrée, et portant la main sur un petit appareil en bois, que je soupçonnai propre à la recherche du mouvement perpétuel, Qu’est-cela ? lui dis-je.

— Oh ! rien, répondit-il aussitôt en repoussant la petite mécanique, comme s’il eût craint que je n’en devinasse l’objet ; c’est une idée qui m’est venue et qui n’est pas mûre encore ; mais voilà ce qui m’occupe en ce moment.

En disant ces mots, il montrait du doigt un fourneau, des creusets et une boîte, tout en fixant son regard avec force et gravité sur le mien.

— Cette boîte, ajouta-t-il sans changer d’attitude, renferme une composition métallique dont la propriété sera tout à fait singulière, quand elle aura atteint sa perfection. Alors ce métal sera susceptible de recevoir un poli si parfait, il deviendra si pénétrable, qu’en lui faisant réfléchir un objet il en retiendra l’image pour toujours dès qu’il aura été trempé.

Un léger sourire d’incrédulité sillonna mes lèvres.

— Écoutez, monsieur, dit Michel en s’approchant de mon oreille, je ne demande que trois mois encore pour achever ce miroir, et vous en verrez l’effet.

Ce délai me mit plus à l’aise, et voyant à quel homme j’avais affaire, je ne le heurtai pas dans ses idées. Je crus agir prudemment en lui donnant de nouveau le conseil de profiter de son rare talent pour accroître et assurer sa fortune ; mais à ce dernier mot il fit un signe de tête négatif qui m’étonna.

— Vous avez une femme, des enfants, sans doute, lui dis-je, il faut penser à eux.

Michel laissa tomber sa tête, porta la main à ses yeux et se mit à pleurer. Interdit, j’attendais sa réponse.

— Il y a aujourd’hui trois mois, dit-il enfin en sanglotant, que mon pauvre petit Charles est mort ; et sa mère, ma pauvre Thérèse, qui est là-haut malade, ne tardera pas à le suivre.

— Mais pourquoi rejeter ainsi toute espérance ?

— Ah ! monsieur, reprit Michel, qui, par un grand effort sur lui-même, était parvenu à arrêter tout à coup ses pleurs, si Thérèse a huit jours à vivre, c’est beaucoup ; hier le médecin a été obligé de me dire la vérité. Elle est malade de la poitrine.

Michel essuya ses yeux, dérangea une partie des outils amoncelés, pour me faire un chemin, et me prit par le bras en disant :

— Il faut que vous voyez ma pauvre Thérèse.

Nous nous dirigeâmes vers un angle de la cave où était pratiqué un escalier tournant qui menait à l’arrière-boutique. À peine y fus-je monté, que je vis en effet madame Michel, la pauvre Thérèse, étendue sur une chaise longue. Malgré la pâleur de son visage et sa maigreur extrême, la beauté de son regard et la douceur angélique de sa physionomie me firent une profonde impression. Michel s’en aperçut, et comme il m’approchait un siège, à côté de sa femme, je surpris dans ses yeux une espèce de satisfaction passagère que lui causait mon émotion. Il se tint debout près de moi.

— N’est-ce pas, me dit alors Thérèse, d’une voix éteinte mais assez libre, n’est-ce pas que Michel est un habile ouvrier ?

Comme je lui témoignai le cas particulier que je faisais des talents de son mari, mes éloges firent naître sur sa belle figure un de ces sourires de satisfaction mêlée de tendresse, qu’il n’appartient qu’à l’orgueil conjugal de produire.

— Je vois bien, ajouta-t-elle en me faisant un signe d’intelligence, que vous êtes un véritable connaisseur, car Michel n’en fait pas descendre d’autres dans son atelier. Eh ! vraiment tout le monde dit bien que Michel n’a pas son égal à Paris. S’il était aussi raisonnable qu’il est habile, je ne le gronderais pas si souvent ; n’est-ce pas, Michel ?

— C’est vrai, Thérèse, dit le mari en baissant la tête.

— Grondez-le donc aussi, vous, monsieur, me dit-elle avec grâce, grondez-le de ce qu’il s’occupe de mille extravagances qui le détournent de son état. Sans ces distractions, notre fortune serait faite et nous pourrions nous retirer. Je te préviens, Michel, que dès que je serai guérie je veux aller à la campagne ; ainsi travaille pour avoir une petite, maison… avec un verger et un parterre de fleurs ; n’est-ce pas, Michel ?

— Oui, Thérèse.

— Tu m’achèteras aussi une petite chèvre ?

— Oui, Thérèse.

— Et tu auras un atelier pour t’occuper auprès de moi ?

— Oui, Thérèse.

— Et nous serons bien heureux ; n’est-ce pas, Michel ?

— Oui, Thérèse.

Michel étouffait de douleur. Pour abréger son supplice, je me levai en prenant un air d’autorité, afin d’engager la malade à ne plus se fatiguer en parlant, et j’entraînai son mari dans la boutique.

— Ah ! ma pauvre Thérèse !

Ce fut tout ce qu’il put dire en sanglotant, et il me quitta brusquement pour redescendre dans la cave où il m’avait conduit d’abord.

Un voyage m’éloigna de Paris pour quelque temps. À mon retour j’allai pour voir Michel et sa femme, mais la boutique était fermée, et j’appris des voisins la mort de Thérèse et la disparition de Michel, qui, disait-on, peu réservé dans ses propos, avait été obligé d’éviter par une fuite prompte les poursuites de la police. Depuis ce moment, c’est-à-dire pendant près de seize ans, je n’entendis plus parler de cet homme.

Il y a quelques années qu’en revenant du fond de l’Angleterre, je m’arrêtai à Matlock-les-Bains, dans l’intention de visiter les petites merveilles du Derbyshire et des bords du Derwent. À table d’hôte j’appris d’un jeune Anglais qu’un Français, âgé de cinquante ans environ, avait été ramené des États-Unis par une famille anglaise, dans un état complet de folie. Ce malade et les personnes qui l’accompagnaient se reposaient en effet à Matlock en attendant qu’ils reprissent la route de Londres, où quelques parents du fou devaient se charger de lui et de la gestion de la fortune que ce malheureux avait acquise en Amérique.

— L’histoire de cet homme est singulière, me dit le jeune Anglais ; on assure que c’est un mécanicien des plus habiles, soit qu’il invente, soit qu’il exécute. Il s’était échappé de France autrefois, on ne sait pas trop pour quelle raison. Arrivé à New-York, ses talents lui avaient déjà fait obtenir d’assez brillants moyens d’existence, quand une compagnie qui se forma pour établir des bateaux à vapeur sur le lac Ontario, le chargea de tous les détails de construction relatifs à cette grande entreprise. Sa fortune fut rapide. On prétend que l’état d’aisance où il arriva si brusquement l’a entraîné à quelques excès de libertinage qui augmentèrent la disposition naturelle qu’il pouvait avoir à la folie. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’occupé à la surveillance des machines, et en butte, dit-on, à la jalousie de quelques-uns de ses subordonnés, le malheur a voulu que la chaudière d’un bâtiment qu’il montait il y a six mois fît explosion. Une bonne partie de l’équipage périt. Lui fut sauvé sans avoir même reçu de blessures apparentes. On s’aperçut, deux jours après, que sa raison était troublée, et qu’il avait complètement oublié la langue anglaise, dont il faisait toujours usage depuis quelques années.

J’interrompis mon narrateur pour lui demander s’il me serait possible de voir cet homme.

— Sans doute, répondit l’Anglais ; vous obligerez même les personnes qui l’entourent, car elles savent à peine quelques mots de français. Quant au malade, je pense que votre présence et votre conversation ne peuvent que lui être agréables et salutaires. On a au moins l’espérance qu’il sera plus tranquille lorsqu’il cessera d’entendre parler l’anglais, qui excite toujours sa colère. C’est pour cela qu’on s’empresse de le faire rentrer en France.

Le déjeuner fini, le jeune Anglais me conduisit à la maison habitée par le fou. Mon conducteur dit deux mots à ses compatriotes, et je fus introduit dans la chambre du malade. C’était bien lui. Malgré son front devenu chauve et le reste de ses cheveux blanchis, je reconnus aussitôt Michel. Il était assis, paraissait préoccupé et tenait sur ses genoux cette même boîte au miroir métallique qu’il m’avait montrée anciennement. Je m’approchai de lui sans témoigner ni crainte ni hésitation, précaution importante auprès des cerveaux malades.

— Monsieur Michel, lui dis-je alors, me reconnaissez-vous ?

Il porta attentivement son regard sur moi comme pour s’assurer de la réponse qu’il allait faire ; puis, après avoir souri légèrement :

— Nous aurons bientôt fait connaissance, dit-il, puisque vous parlez un langage intelligible, et il versa quelques pleurs de joie.

Ce début me donna bonne espérance, et je m’empressai de saisir la main qu’il me tendit.

Je suis bien malheureux, continua-t-il en laissant tomber son regard vers la terre, personne ne veut plus parler avec moi, et ils ont tous fait un complot pour me refuser ce que je demande.

— Mais je viens au contraire, monsieur Michel, pour savoir ce que vous désirez.

Il releva la tête, son œil s’anima.

— Serait-il vrai ? Ne me trahirez-vous pas aussi ?

— Non, ayez confiance en moi, et soyez certain que je vous ferai obtenir tout ce qui dépendra de moi.

— Eh bien ! je vais voir à l’instant, continua-t-il avec gravité, si je puis compter sur vous. Voyez-vous ce lac ? (En parlant ainsi, il montrait à travers les vitres la petite rivière du Derwent qui coule à quelque distance de la maison.) Je meurs d’envie de faire une promenade sur le lac… Allons sur le lac ! Mes geôliers s’y opposent, mais vous, vous me conduirez sur le lac !… Eh bien !… vous me refusez ?…

— Non, répondis-je enfin, après avoir réfléchi aux suites de ma promesse, et je vais tout préparer pour vous satisfaire.

Il me tendit la main, secoua la mienne avec force en disant : « Je vous attends. »

Je donnai les détails de cette entrevue aux personnes qui prenaient soin du malade. Puis le jeune Anglais et moi nous sortîmes pour aller nous assurer de deux barques. L’erreur qui faisait prendre à Michel le Derwent pour un lac me donnait bien quelque inquiétude ; aussi convînmes-nous que, pendant que je serais avec lui dans un bateau, il y en aurait un autre derrière à peu de distance, afin que l’on pût me prêter secours en cas de besoin.

Ces préparatifs achevés, j’allai chercher Michel, qui, debout, le chapeau sur la tête, et son miroir suspendu à son côté, attendait mon retour avec impatience. Il prit mon bras, se mit en marche d’une manière alerte, et monta même assez lestement dans le bateau avec moi. Le rameur, qui était Anglais, avait reçu l’ordre de ne pas proférer une seule parole, afin de ne pas irriter le malade, auquel j’avais eu soin de dire que notre pilote était muet, ce qui l’avait singulièrement réjoui. Notre promenade commença.

Or, il est à propos de savoir que le Derwent est une petite rivière qui n’a pas toujours six toises de large aux environs de Matlock, et que ses bords encaissés dans des roches assez élevées sont couverts d’arbres qui s’avancent tellement quelquefois sur l’eau que leurs branches touchent aux bateaux des promeneurs. Cette espèce de navigation au milieu d’une forêt était loin de donner l’idée d’un lac, et je tremblais dans la crainte que mon pauvre Michel ne m’accusât de l’avoir trompé. Il en fut autrement. Il était décidément sur un très-grand lac, et à l’épanouissement de sa physionomie, ainsi qu’à la manière dont il promenait horizontalement son regard, il était facile de deviner qu’il se croyait au milieu d’une vaste étendue d’eau. Une digue qui intercepte la navigation du côté de la route de Derby, en limitant la promenade nous forçait de retourner d’où nous venions. Cette manœuvre m’inquiéta encore ; mais Michel me rassura aussitôt en disant :

— Ah ! c’est bon, on change de direction. On a raison, il y a un courant en cet endroit.

Puis après quelques instants de silence :

— Nous avons bien fait quinze milles déjà, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, car on ne voit plus le rivage.

Je me gardai bien de faire aucune observation sur ses paroles. Mon homme resta silencieux pendant quelque temps encore, après quoi il reprit d’un air grave, mais calme :

— Vous voyez bien ce grand lac ? Eh bien ! tout cet espace a été habité, il y a eu là des hommes, et, je ne dis cela qu’à vous seul au moins, j’en ai été roi. Tout a été détruit, tout a été abîmé, excepté moi. Je suis le reste d’un monde… Oh ! j’ai commis une grande faute, mais j’en ai été bien puni… Savez-vous que, quand je vins ici pour la première fois, ils furent si surpris qu’ils me prirent pour un sorcier ? Mais cela n’est pas étonnant, dit Michel en me parlant bas à l’oreille, j’avais le secret du mouvement perpétuel et je l’ai combiné avec la puissance de la vapeur et des eaux : comprenez-vous maintenant ?

Je fis un signe affirmatif.

— Alors je trouvai au bas d’une montagne et près du rivage une caverne spacieuse. C’est là où j’établis ma machine-mère. Elle n’en eut pas plus tôt produit une semblable à elle-même, que celle-ci en enfanta une autre, puis une autre, lesquelles en vomirent encore de nouvelles, qui se multiplièrent sans repos et sans fin. Chose admirable à voir ! tout cela flottait sur l’eau sans se toucher, sans se heurter jamais ; et cependant tous les mouvements se transmettaient avec une rapidité surprenante ; mais tout, exactement tout était prévu. Aussi, meubles, administrations, batterie de cuisine, bibliothèques, artillerie, tourne-broches, horloges et jusqu’à la monnaie, tout, tout était confectionné, employé, régularisé, nettoyé, compté et empilé au moyen de menues machines, que de plus grandes mettaient en mouvement d’après l’impulsion donnée par la machine-mère. La place de chaque objet, de chaque personne, l’espace qu’ils devaient occuper et parcourir, étaient mesurés et calculés de telle sorte que qui que ce fût ne pouvait se soustraire à la vigilance des autres, et que le plus petit objet ne courait pas le risque de s’égarer. Pas de menteurs, pas de voleurs, pas de traîtres, pas d’assassins ; tout le monde était forcé d’être vertueux !… Michel, après avoir laissé échapper un grand éclat de rire qui lui fut arraché par l’idée du succès de ses inventions, redevint tout à coup triste et morne.

— Tous vertueux ! répéta-t-il plusieurs fois, tous vertueux !… Excepté moi !

— Il prononça ces derniers mots en poussant de profonds soupirs. Je mis tout en usage, prières et caresses, pour le calmer, et je réussis assez bien. Il tenait ma main dans les siennes, et après m’avoir regardé pendant quelques instants avec une bienveillance mêlée de tristesse :

— Que vous êtes heureux ! me dit-il, vous n’avez jamais été maître ; vous n’avez jamais été roi ; vous n’avez jamais eu l’envie et le pouvoir de faire le mal ? Eh bien ! moi, je l’ai fait. Je l’ai médité, je l’ai calculé, je l’ai machinisé !… Quand on est roi, il faut de l’argent ? Eh bien ! j’ai dit qu’on ne m’en donnait pas suffisamment. On a répondu que si ; j’ai soutenu que non ; eux et moi nous nous sommes brouillés, et je me suis retiré dans ma caverne… Hélas, mon Dieu ! je n’eus besoin que de toucher un petit point de la machine, à l’instant j’augmentai de deux dents tous les râteaux destinés à transmettre la monnaie, et bon gré mal gré, j’eus tout ce que je voulais.

Un petit retour de vanité anima encore la figure de Michel, qui retomba presque aussitôt dans ses idées graves de repentir.

— Si je m’en étais tenu là ! reprit-il en soupirant, oh ! ayez pitié de moi, puisque je vous dit tout !… Il y avait là des femmes qui m’ont tenté, des maris qui me gênaient… Maudites soient les inventions qui me sont venues !… Voyez-vous des machines qui poussent ceux-ci d’un côté, tandis qu’elles entraînent celles-là de l’autre ?… Et puis des cris, des injures, des malédictions sur moi… Oh ! quel enfer !… Et quand j’étais rentré dans ma caverne, je n’étais occupé que du soin de visiter et d’affermir ma machine, pas un moment de repos, toujours combinaison sur combinaison pour prévoir des obstacles. Aussi j’ai toujours été le plus fort, aussi ils m’ont pris en horreur… Oh ! c’était bien triste dans ma caverne, mais leurs cris m’y repoussaient toujours… Que d’efforts j’ai faits pour les empêcher de crier ! mais mon art m’a toujours trahi, je n’ai pu y parvenir.

Après un instant, de silence, Michel parut rassembler comme sur un point imperceptible toute la force de son attention, et il continua ainsi :

— Dans ma solitude, et pour me distraire, je copiai dans les dimensions les plus petites tout ce qui existait réellement en grand sur le lac, et par un mécanisme intermédiaire, je parvins à reproduire dans un petit monde que j’avais entre mes mains et sous mes yeux, la contre-épreuve de tout ce qui s’agitait sur une étendue immense. J’étais présent à tout ce qui se faisait ; j’entendais tout ce que l’on disait, tout ce que l’on disait de moi ! Oh ! si vous saviez ce qu’ils disaient de moi !… Bientôt je n’eus plus le courage de regarder mon petit monde. J’y voyais trop bien que le découragement et l’ennui s’étaient emparés de tous ceux qui habitaient le grand. Chaque jour je les voyais devenir plus maigres, plus jaunes, et pour ceux qui conservaient encore quelque vigueur, il n’en faisaient usage que pour me maudire, et chercher à briser les inévitables coulisses sur lesquelles je les faisais glisser. Ce fut alors que mon ouvrage m’effraya ; j’aurais voulu le changer… impossible !… Vous sentez la conséquence ? si j’avais détendu mes ressorts d’un seul cran, je n’étais plus maître de rien… Aussi je les resserrai au contraire, et je les resserrerai encore !

Michel vivement ému fut obligé de faire une pause ; mais il paraissait être impatient de se débarrasser de tout ce qui était amoncelé dans sa tête. Il posa bientôt le doigt sur la boîte au miroir et continua ainsi en prenant un ton solennel :

— De là, et il montrait la boîte, est sorti un rayon d’espérance, et la punition.

Il exécuta ensuite avec les mains plusieurs mouvements, comme s’il eût arraché vivement quelque chose d’une place pour en substituer une autre.

— Comprenez-vous ? me demanda-t-il.

— Pas précisément.

— Vous avez étudié la physique ?

— Oui, autrefois.

— Alors vous n’ignorez pas que, bien que l’on ait trouvé le mouvement perpétuel, on a toujours les frottements et la destruction des matières contre soi ? C’est aussi ce qui m’est arrivé ; malheur ! quand on ne peut plus mettre une roue neuve à la place de celle usée ! Souvenez-vous bien de cela… À neuf heures du soir… Mais nous… y reviendrons !

Michel tenait toujours la boîte au miroir, qu’il se mit à baiser en pleurant. Après m’avoir fait approcher encore de lui, il me dit avec une effusion de cœur qui me toucha :

— Puisque je vous ai fait connaître toutes mes fautes, tous mes chagrins, il est juste que je vous montre ce qui me reste d’un grand trésor. Ah ! s’écria-t-il avec tendresse, si vous aviez connu Thérèse ! C’était mon bon ange tant qu’elle a vécu ; mais elle est morte, et il ne m’en reste plus que cela.

Michel fit un mouvement de tête à droite et à gauche comme pour s’assurer qu’aucun indiscret ne pourrait nous surprendre, et me serrant dans ses bras :

— Je veux, me dit-il, que vous la connaissiez… vous êtes digne de la connaître.

Alors il tira soigneusement le couvercle de la boîte, et par l’effet d’une curiosité bien naturelle, je portai précipitamment les yeux sur le miroir. J’aurais dû m’y attendre ; c’était un morceau de métal assez brut, sur lequel je ne distinguai absolument rien. Mais dès que je vis, sur la figure de Michel, l’expression de tendresse et de béatitude ineffable qui y était répandue, mon premier mouvement fut de consulter de nouveau le miroir en accusant mes yeux. Ce redoublement d’attention anima Michel, qui, soulevant sa boîte et la considérant avec un léger balancement de tête semblable à celui d’un artiste devant son ouvrage :

— Voyez, me disait-il, ses beaux cheveux châtains, ses yeux si doux et sa bouche qui sourit avec tant de bonté….. Elle est bien pâle, mais elle est bien belle, n’est-ce pas ?

Et comme il indiquait de l’autre main les différentes parties d’un visage, j’observai avec quelle incroyable précision il déterminait le rapport des traits entre eux. Je l’avouerai, à deux ou trois reprises, je me frottai les yeux dans l’espérance de les rendre aussi clairvoyants que ceux du malade, mais il ne m’en laissa pas le temps. Michel avait assez brusquement refermé la boîte, son front s’était rembruni.

— Croiriez-vous, reprit-il, que, pendant tout le temps de ma puissance, j’ai presque oublié cet ange, ma pauvre Thérèse ? Quand j’y ai repensé, je n’étais plus moi, j’étais gâté et j’ai gâté le souvenir de Thérèse. C’est dans ma caverne, quand je fus seul, bien triste, en exécration à tous, c’est lorsque je fus dégoûté de ce que je voyais et de ce que j’entendais dire dans mon petit monde, que j’ouvris alors cette boîte… mais devinez-vous l’idée qui me vint ? Ah ! Dieu ne me la pardonnera jamais !… Après avoir combiné et réuni mille et mille ressorts, je fis à son image… non pas une statue de bois ou de pierre au moins… mais presque une vraie Thérèse. Son port, sa taille, ses traits, toute sa personne se reproduisit sous ma main, et bientôt il n’y eut plus un seul mouvement que je ne pusse lui faire prendre. Mais ce n’était pas assez pour moi, et je voulais trouver pour mettre en elle un je ne sais quoi qui contrefît la vie. Nuit et jour je travaillais sans relâche. Enfin j’en étais venu à ce point de donner de l’élasticité à l’un de ses bras. Déjà sa main s’ouvrait pour prendre et retenir, et je lui présentai la mienne comme pour agacer la vie ; elle la saisit et la serra. Pénétré de joie d’abord, je parlai à Thérèse, croyant qu’elle allait me répondre ; mais toute sa personne demeura fixe, excepté sa main, qui serrait la mienne avec tant de force, que je fis de vains efforts pour me dégager. Tout à coup j’entendis neuf heures sonner. C’était l’instant où chaque soir j’étais obligé de renouveler la roue principale de la machine-mère. Arrêté par le bras, je regardai avec une anxiété croissante cette fatale roue qui, à mesure que ses dents s’usaient, laissait prendre à tous les autres rouages qu’elle devait régler une vitesse épouvantable ; je prévis alors l’horrible désordre qui allait éclater au milieu de toutes les machines flottantes ; je les voyais déjà, rapides comme l’éclair, sillonner l’eau sans direction précise et se ruant avec fracas l’une contre l’autre. Épouvanté, Thérèse ! M’écriai-je, Thérèse ! quitte ma main ! au nom du ciel ! quitte ma main ou tout est perdu ! Et je me débattis encore de manière à m’arracher les membres ; mais prières, efforts, tout fut vain ; Thérèse demeura immobile comme une tenaille. Alors je sentis qu’il ne restait plus d’espoir, et comme je jetais un dernier regard sur l’infernale roue devenue si mince, si mince que je ne pouvais plus la distinguer, il se fit un bruit de tonnerre épouvantable, puis au milieu d’une nuit profonde tout ce qui était dans la caverne fut lancé dans le lac… Je ne sais plus… je ne me souviens plus… Ah ! Soutenez-moi !

L’émotion de Michel pendant ce récit l’avait tellement épuisé, qu’en prononçant ces dernières paroles il se laissa tomber presque sans connaissance entre mes bras. Je fis signe au rameur de nous conduire à terre, où l’autre bateau ne tarda pas à nous rejoindre. Michel fut transporté chez lui, ou, à peine arrivé, il demanda à se mettre au lit. On le coucha ; un sommeil assez calme s’empara de lui, chose qui, disait-on, ne lui était pas arrivée depuis longtemps. Quand nous le vîmes tranquille, nous allâmes raconter ce qui venait d’avoir lieu, ainsi que l’occasion première de la maladie de Michel, à un médecin des eaux de Matlock, qui nous conseilla de faire partir cet homme au plus tôt pour Londres, afin qu’il se trouvât le plus promptement possible avec ses parents et au milieu de ses compatriotes, où il n’entendrait plus parler anglais.

— S’il y a chance de guérison pour lui, ajouta-t-il, c’est par l’effet de sa langue maternelle.

Je m’entendis aussitôt avec la respectable famille anglaise, qui, en ramenant Michel d’Amérique, s’était encore chargée de remettre tout ce qu’il possédait à ses parents. On fit à l’instant même les préparatifs du départ, et il fut convenu que je voyagerais dans la même voiture que le malade. Tout étant disposé, j’allai le lendemain à cinq heures du matin prendre Michel. Il régnait un calme sur sa physionomie et dans ses mouvements qui fut jugé d’un favorable augure ; en effet, lorsque je lui parlai du départ, il obéit avec une entière docilité à tout ce que je lui conseillai de faire. Il parla peu, me regarda plusieurs fois en laissant échapper un sourire où perçait la tristesse et comme une espèce de honte ; mais dès que tout fut prêt, il se mit en route sans faire la moindre observation. Pendant le voyage, j’eus soin de lui donner l’explication des choses les plus simples qui s’offrirent à nos regards, afin de ramener son esprit peu à peu à la réalité. Pour lui, il resta toujours attentif, calme et silencieux ; souvent il serrait mes mains dans les siennes, mais sans rien dire.

À dix heures du soir, nous étions à Londres, où Michel se trouva bientôt au milieu des personnes de sa famille. En peu de jours les progrès de sa raison furent assez sensibles pour que l’on conçût l’espérance d’une guérison, sinon parfaite, du moins tranquillisante pour le bien-être du malade et le repos de sa famille. Les affaires d’intérêt réglées, Michel et les siens repassèrent en France.

De retour moi-même dans mon pays, je reçus des nouvelles de Michel. On l’avait emmené à Gerardmer, dans les Vosges, son pays natal. Là son esprit s’était tout à fait calmé, au milieu des soins tendres de sa famille. Il paraissait toujours un peu triste et était habituellement fort silencieux. Quoiqu’il parût prendre plaisir à voir tous ceux qui lui prodiguaient des soins, jamais cependant, il n’a laissé juger qu’il les reconnût précisément pour ses amis d’enfance ou ses parents. Il aimait à être seul, son plaisir était de se promener sur les bords du lac de Gerardmer ; son occupation consistait à faire avec du bois et du fer des ouvrages d’une perfection rare, dont plusieurs font l’ornement du musée d’Épinal.