Roger Bacon, la formation intellectuelle d'un homme de génie au XIIIe siècle

Roger Bacon, la formation intellectuelle d'un homme de génie au XIIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 643-674).
ROGER BACON
LA FORMATION INTELLECTUELLE D’UN HOMME DE GÉNIE AU XIIIe SIÈCLE

Au début du XVIIe siècle, Gabriel Naudé, dans une Apologie pour les grands hommes accusés de magie, proclamait Roger Bacon le plus éminent des chimistes, des astronomes et des mathématiciens de son temps. D’Alembert, qui ne pouvait connaître que l’Opus majus édité par Jebb et incomplet, le met au nombre des « génies supérieurs qui savent s’élever au-dessus de leur siècle et puiser leurs connaissances dans leur sagacité et dans l’étude de la nature. » Aujourd’hui que l’on saisit mieux son œuvre, sans la posséder complètement encore, on voit en lui un homme de génie, l’égal des plus grands dans ce XIIIe siècle qui tient une place considérable dans l’histoire du christianisme et de l’humanité.

Toute sa vie, il a recommandé et pratiqué l’étude des sciences déjà cultivées en Occident au XIIe siècle et de celles dont le XIIIe y faisait l’apprentissage. Ce fut l’un des rénovateurs de la méthode expérimentale, l’un des hommes qui ont cherché à prolonger la vie humaine par des moyens tirés de l’observation et de l’expérience, l’un des ancêtres de Kepler en optique et de nos modernes physiciens pour la propagation de la force. Hauréau et Littré, Renan et Bridges en ont même fait un positiviste avant Auguste Comte. C’est, en outre, l’homme le plus érudit de son temps, chez qui fleurissent presque toutes les idées de la Renaissance du XVe siècle : il étudie et veut qu’on étudie les langues étrangères, le grec, l’hébreu, le chaldéen et l’arabe. C’est un des fondateurs de la science du langage, de la grammaire et de la philologie comparées. Après Sénèque, avant Condorcet, il compte sur les progrès des méthodes et des recherches pour le développement de la science, mais aussi de la métaphysique ou de la philosophie, de la morale et de la théologie. Car c’est aussi l’un de ceux qui ont procédé les modernes dans l’histoire comparée des religions, l’un des créateurs de la direction théologique qui aurait rendu la Réforme inutile et maintenu l’union étroite de la science, de la philosophie et de la religion.

Roger Bacon fait grand honneur à l’Angleterre : c’est un des représentans les plus caractéristiques de son esprit religieux et pratique, qui entend maintenir le passé en édifiant l’avenir. Et l’on comprend fort bien qu’on commémore prochainement son souvenir à Oxford par des fêtes et des publications partielles, que suivra bientôt, nous l’espérons, une édition complète de ses œuvres.

La France a été, presque autant que l’Angleterre, la patrie de Roger Bacon. C’est en France qu’il a longtemps vécu, qu’il a étudié et enseigné, qu’il a écrit ses ouvrages les plus célèbres, qu’il a rencontré le maître dont l’influence fut sur lui prépondérante, le Picard Pierre de Maricourt. La langue de ses œuvres capitales, si différente de celle de saint Thomas et de la plupart de ses contemporains, fait parfois songer par sa précision, sa sobriété, sa forme alerte et vive, à celle de Voltaire autant qu’à celle de Sénèque. Aussi la France a-t-elle grandement contribué à faire revivre son souvenir. Un des premiers, Naudé le disculpait de l’accusation de magie. C’est Victor Cousin qui a provoqué la découverte de la curieuse Morale, omise dans les deux premières éditions de l’Opus majus. Emile Charles a préparé les matériaux d’une édition qui eût été excellente, si l’on en juge par sa monographie sur Roger Bacon, la meilleure que nous ayons encore, et par les extraits des manuscrits qui l’accompagnent. Enfin les recherches faites depuis vingt ans dans notre pays n’ont pas été sans action sur la forme même que prendra la Commémoration anglaise, d’abord limitée à l’érection d’une statue, au Muséum d’histoire naturelle d’Oxford.

Montrer la formation intellectuelle d’un homme qui fut un des plus grands de la période médiévale, et que les modernes peuvent encore interroger avec fruit, c’est mieux faire comprendre l’homme et son temps, c’est aussi travailler à diriger, en des voies fécondes, l’intelligence moderne. D’autant plus que d’excellens esprits commencent à s’apercevoir que si l’école, primaire, secondaire ou supérieure, est d’un grand secours pour l’acquisition des connaissances et la conduite ultérieure de la vie, elle est incapable de former complètement l’homme et ne saurait le dispenser du travail intellectuel et personnel, nécessaire au savant pour devenir un maître véritable, à chacun de nous pour s’adapter aux conditions de l’existence et s’acquitter de ses obligations diverses.


I

On dit Roger Bacon né en 1214. En 1267, il écrit que sa famille est noble et riche, que son aîné vit avec sa mère et d’autres frères, qu’il a pris parti pour le Roi dans sa lutte contre les seigneurs et le peuple, qu’il a été exilé et dépouillé. Roger Bacon a aussi un frère qui est scolastique, d’excellens amis, dont quelques-uns même, presque aussi pauvres que le franciscain à qui toute propriété est interdite, réussissent à lui procurer l’argent indispensable pour préparer sa réponse au Pape. Mais nous ignorons ce que fut pour lui cette éducation de la famille qui a parfois tant d’influence sur le développement ultérieur de l’individu et qui, un siècle plus tôt, amenait Abélard à renoncer à la gloire des armes, à sa part d’héritage, à son droit d’aînesse pour étudier la philosophie et la dialectique, pour parcourir les provinces et disputer avec ceux auprès de qui cet art était en honneur. Nous ne pouvons dire non plus avec précision ce qu’il retira de cet enseignement diffus que la vie offre à tout venant ; mais il a toujours su se bien servir de ses yeux et de ses oreilles, comme le prouvent diverses mentions d’hommes et d’événemens contemporains qu’il signale à propos des idées dont il fait au Pape l’exposition.

Nous savons qu’il reçut l’éducation des écoles, qu’il la compléta par ses relations personnelles avec des maîtres d’Angleterre et de France, par l’étude de leurs écrits et des écrits antérieurs, latins et grecs, juifs et arabes, mais surtout par un travail ininterrompu pendant toute son existence et par l’emploi simultané de l’autorité, du raisonnement et de l’expérience.

La tradition rapporte qu’il étudia aux écoles déjà célèbres d’Oxford, au collège de Merton ou à celui du Nez de bronze (Brazen nase Hall), qu’il annonçait une intelligence supérieure et qu’il obtint des succès précoces. Il nous apprend qu’il eut des maîtres fameux et qu’il fut lui-même célèbre par son enseignement, qu’il prit part, comme élève et comme maître, aux exercices scolaires auxquels il attribue une grande valeur pour l’éducation intellectuelle.

L’homme a besoin de maîtres : « Livré dès sa naissance a l’ignorance et à l’erreur, il répugne à la raison comme une brute ; même arrivé à l’âge de discrétion, il ne rechercherait jamais la sagesse si ses parens, ses maîtres, ses supérieurs ne l’y forçaient. Et en ce cas encore, il est rebelle au point qu’il profite fort peu dans ses trente premières années. Pris ensuite par des habitudes d’ignorance et d’erreur, il méprise ce qui a le plus de valeur pour rechercher les richesses et les plaisirs de la vie charnelle. C’est la conséquence du péché originel, de nos péchés, contraires par leur nature à la sagesse ; c’est la conséquence encore des quatre causes, autorité injustifiée, sentiment du vulgaire ignorant, puissance de l’habitude, obstination de l’âme qui se console de son ignorance, en réprouvant ce qu’elle ne sait pas. » Il en a besoin encore si l’on considère la manière dont les sages ont composé leurs écrits : pour cacher leur pensée au vulgaire, pour n’être compris que des plus studieux et des plus savans, ils y ont mis une quantité innombrable de passages rendus obscurs par des caractères, des vers ou des chants, des paroles énigmatiques et figuratives, par l’emploi des consonnes non accompagnées de voyelles, à la façon des Hébreux, des Chaldéens, des Syriens et des Arabes, par le mélange de lettres de divers genres, hébraïques, grecques et latines, ou même de lettres forgées a volonté, enfin en notant et écrivant avec brièveté et rapidité, comme les notaires. Comment sans maître pourrait-on les comprendre alors qu’on ne peut, avec tout ce qui a été écrit pour l’expliquer, saisir seul le problème soulevé par Porphyre, à propos des universaux ? C’est parce qu’ils n’ont pas eu de guides capables de leur faire comprendre la philosophie dont étaient en possession les écoles du XIIIe siècle, c’est pour avoir voulu être maîtres avant d’avoir été disciples, que Thomas d’Aquin et Albert le Grand, que les jeunes gens des deux ordres mendians, abordant ainsi l’étude de la théologie, qui requiert toute la sagesse humaine, n’en ont tiré aucun fruit, et que la corruption des études a été suivie par la corruption de la vie et des mœurs. Même un jeune homme d’une grande pureté, qui n’a jamais commis un péché mortel, qui est attentif et diligent, comme l’est ce Jean dont Roger Bacon fait un si grand éloge à Clément IV, ne saurait s’instruire s’il ne reçoit l’enseignement écrit par un manuel et l’enseignement oral par un maître.

D’une façon générale, Roger Bacon estime infiniment tous les exercices du Studium ou de l’école, la conférence ou la lecture, faite ou entendue, la discussion que l’on dirige ou à laquelle on prend part. Ceux qu’il attaque, Alexandre de Halès, Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin et les membres des deux ordres mendians ignorent les sciences vulgarisées, et à plus forte raison les sciences nouvelles, parce qu’ils n’ont pas assisté comme étudians aux conférences et aux discussions sur les matières qu’elles comportent, parce qu’ils n’ont été préparés ni à faire des conférences, ni à diriger des discussions de ce genre. Roger Bacon, lui, en Angleterre et en France, a suivi des conférences et assisté à des discussions ; il a lui-même enseigné à Oxford et à Paris, il a dirigé des réunions d’étudians où l’on discutait et où l’on comparait les textes, comme en témoignent de nombreux passages, épars dans ses œuvres, et les divers commentaires qui restent encore manuscrits.

Et il semble bien qu’il utilise pleinement, après l’avoir acquise tout entière, dans sa forme et sa matière nouvelles, la méthode telle qu’elle est constituée au XIIIe siècle. Elle oblige à examiner tous les aspects d’une question ; c’est le syllogisme, avec ses combinaisons diverses et ses liaisons nécessaires d’argumens ; c’est le raisonnement parfait pour la forme, sinon pour la matière, dont la valeur doit être établie d’une autre façon.

Le progrès est plus considérable encore, si l’on considère les connaissances dont dispose le XIIIe siècle. L’Occident chrétien avait vécu à peu près jusqu’alors, — en dehors de la théologie, au sens large du mot, — sur le trivium et le quadrivium. La grammaire latine était sommairement étudiée ; la rhétorique n’était guère plus approfondie, comme le montre, au XIe siècle, le curieux Didascalion de Conrad de Hirschau ; la dialectique s’apprenait dans les sept ouvrages qu’on possédait déjà au Xe siècle, les Catégories et l’Interprétation d’Aristote, l’lsagoge de Porphyre, les Divisions et les Topiques, les Syllogismes catégoriques et hypothétiques de Boèce. Pour le quadrivium, l’arithmétique était puisée chez Boèce, et un élève de Gerbert croyait avoir fait un travail fort difficile quand il avait composé une théorie de la division ; la géométrie, l’astronomie, la musique se présentaient sous des formes aussi rudimentaires. Il faut ajouter, pour quelques-uns tout au moins, les Aphorismes d’Hippocrate, le Timée de Platon traduit et commenté par le plotinien Chalcidius, Macrobe qui donne sur l’âme et les trois hypostases les doctrines de Plotin, Aulu-Gelle et ses Nuits attiques, Marcianus Capella, et certaines doctrines conservées par saint Augustin.

Mais les Byzantins sont restés en possession de l’héritage antique qu’ils ont accru dans tous ses domaines ; les Arabes l’ont acquis, par l’intermédiaire des Syriens et des Byzantins, et ils l’ont augmenté plus encore. Leurs philosophes sont souvent des théologiens, des astronomes, des mathématiciens, des juristes et des médecins. Ils ont des observatoires et dressent des tables astronomiques ; ils avancent l’algèbre et la trigonométrie, l’optique, l’alchimie spéculative et pratique ; ils pratiquent la dissection et la vivisection. En toute chose, ils recourent à l’observation et à l’expérience. Or, dès le milieu du XIIe siècle, l’archevêque de Tolède, Raymond, fait traduire en latin une bonne partie des ouvrages qu’avaient écrits les Arabes et leurs collaborateurs les Juifs : ces traductions se répandent en France et dans les pays voisins. Puis c’est Frédéric II qui rassemble autour de lui des Sarrasins et des Juifs, avec lesquels il entreprend des traductions nouvelles. C’est, en 1204, la prise de Constantinople et la fondation d’un empire latin où les Occidentaux peuvent trouver des livres et des maîtres. Tout le savoir acquis par les générations antérieures est mis ainsi à leur portée et ils peuvent même, ce qui est infiniment plus précieux, s’assimiler les méthodes de découverte et d’invention par lesquelles il a été rassemblé.

Roger Bacon utilise tout à la fois les méthodes d’enseignement et les méthodes de recherche. Il combine l’enseignement écrit et l’enseignement oral, pour que les étudians en tirent tout le profit possible. Ainsi il a écrit, avant d’entrer chez les Franciscains, beaucoup de choses pour servir à l’instruction des jeunes gens, sans doute des Sommes ou des Manuels, auxquels il faut joindre ses Commentaires sur la Physique, la Métaphysique, le traité des Plantes, le Secret des Secrets. Ce qu’il a pu apprendre en vingt, trente ou quarante ans, il l’enseignerait en un an à un enfant docile, par la parole et avec un écrit dont la rédaction n’aurait réuni que des choses assurées. Ce qu’il sait du pouvoir des langues et des sciences, il le transmettrait de vive voix à un homme attentif et confiant, en un quart ou une moitié d’année, pourvu qu’il eût composé auparavant un écrit sous forme de résumé. Aucune difficulté ne demeurerait dans les écrits qu’il envoie au Pape, s’il pouvait les interpréter de vive voix. C’est que, dans les grandes choses, l’écriture ne suffit pas, il y faut une parole vivante. Sur la puissance de la parole, Roger Bacon expose une curieuse théorie. Toute action, en nous ou en dehors de nous, s’explique par ce que Roger Bacon appelle la multiplication des espèces et que l’on rapproche, non sans raison, de la moderne propagation de la force. Les vertus ou espèces que l’agent émet hors de lui changent les choses. Or l’homme, supérieur à tous les agens corporels, produit plus de vertus et d’espèces : il agit par ses œuvres, mais plus encore par ses paroles qui, formées intérieurement, possèdent une puissance plus grande. La parole modifie l’air et, par suite, ce qu’il contient, d’autant plus fortement que l’âme a une pensée, un désir, une intention plus énergiques, qu’elle est plus pure et que la grâce divine lui est accordée avec plus d’abondance, que le corps est plus puissant par son obéissance à l’âme, que la constellation céleste est plus favorable. C’est d’ailleurs une action naturelle, non magique. Ainsi Dieu fit le monde par sa parole, par son Fils ou son Verbe ; ainsi les prophètes et les sages anciens agirent sur la matière pour les pluies, les sécheresses et les autres modifications de l’air ; ainsi furent produits tous les miracles et les choses admirables qu’on rapporte aux saints ; ainsi s’expliquent toutes les espèces de fascinations, les chants, les incantations, les caractères, les déprécations instituées dans l’antiquité par des hommes de vérité ou plutôt ordonnées par Dieu et les anges et qui conservent leur vertu première, par exemple dans les épreuves du feu et de l’eau, les exorcismes, dans les paroles des sacremens ; ainsi encore les philosophes crurent qu’on peut attirer, transformer ou mettre en fuite les hommes et les brutes, les serpens et les dragons des cavernes ;, ainsi enfin les tyrans et les méchans furent convaincus ou confondus, les saints, les philosophes, les gens de la plèbe, comme l’attestent les histoires, ont forcé les hommes à obéir à la vérité.

De là résulte la valeur de l’enseignement oral qui oblige d’ailleurs l’élève à interroger, le maître à exposer et à répondre clairement. La première conséquence, c’est que toute la puissance de la sagesse brille ou doit briller dans le Studium, l’Université ou l’Ecole ; c’est que sa beauté, sa grandeur, son utilité apparaissent dans les exercices de la discipline scolastique, avant de se montrer dans la direction de l’Eglise et de la république des fidèles, dans la conversion des infidèles et dans la répression de ceux qui ne peuvent être convertis. La seconde, c’est que, si les écoles des réguliers et des séculiers négligent ce qui est le plus précieux de la sagesse, le Pape doit intervenir pour y remettre l’ordre en instaurant l’enseignement qui convient.

Ainsi Roger Bacon a pris, dans les écoles, l’habitude des exercices auxquels on s’y livre. Mais, au lieu de ne leur laisser qu’une valeur verbale et purement scolaire, comme on fit souvent par la suite, il les a complétés et perfectionnés ; il a voulu qu’ils devinssent le meilleur des moyens par lesquels on peut sinon augmenter, du moins transmettre la sagesse.

De même si les maîtres, au sens large du mot, ne lui ont pas manqué, c’est qu’il a su les chercher. Il a fait tout ce qu’il fallait pour entrer en relations avec les contemporains comme pour se procurer les œuvres de ses prédécesseurs. Et cela, dès sa jeunesse, ce qui lui a permis de se renseigner admirablement. Il a appris, d’hommes d’une grande simplicité et qui n’ont aucun nom dans les écoles, plus de choses utiles, que de ses maîtres fameux. Il sait que beaucoup de Latins travaillent sur les métaux et les couleurs, mais que très peu fabriquent vraiment et utilement les couleurs, que presque aucun ne fait les métaux, que fort peu connaissent les travaux propres à la prolongation de la vie, que peu même savent bien distiller, sublimer, calciner, résoudre et faire les opérations par lesquelles on arrive à la connaissance assurée des choses inanimées et à la certitude en alchimie spéculative, en philosophie naturelle, en médecine ; il n’y en a pas trois qui aient travaillé pour savoir ce qu’est l’alchimie spéculative, c’est-à-dire ce qu’enseignent, en dehors de l’expérience, les auteurs et les livres ; un seul, le maître des expériences, est puissant et très habile dans la science double qu’est l’alchimie. S’agit-il des mathématiques ? Deux hommes seuls les possèdent parfaitement, Jean de Londres et Pierre de Maharncuria, le Picard ; deux les connaissent bien, maître Cam-panus de Novare et Nicolas, le maître d’Amaury de Montfort* L’optique n’a encore été enseignée ni à Paris, ni chez les Latins, excepté deux fois à Oxford, — peut-être par Roger Bacon lui-même. — Il n’y a pas trois hommes qui en connaissent le pouvoir et Albert, qu’on loue de si merveilleuse façon, l’ignore entièrement, puisqu’il n’en dit rien dans ses livres. Aucun auteur, aucun maître ancien ou moderne n’a écrit sur la multiplication des espèces. Aucun Latin, en dehors du plus sage de tous, ne peut donner une explication satisfaisante de l’arc-en-ciel et des cercles colorés, non plus que des marées. Roger Bacon connaît les astronomes qui peuvent corriger le calendrier. C’est avec l’un d’eux qu’il a dressé la table latine : deux savans seulement, dont l’un est un théologien très sage et un excellent homme, sont à même de comprendre les deux tables d’astronomie que Jean est chargé d’expliquer au Pape. Comme le vulgaire avec ses docteurs en vogue ne vaque guère aux opérations de la sagesse, on n’ose parler en public des ouvrages astronomiques, par peur d’être appelé magicien. La science expérimentale est tout à fait ignorée de la plupart des étudians : un seul Latin peut être loué pour les œuvres et en comprendre les principes. Enfin, en ce qui concerne la division des lieux du monde, Roger Bacon consulte les auteurs et les hommes qui ont voyagé de son temps par terre et sur mer ; en particulier, il confère avec frère Guillaume, envoyé en 1253 chez les Tartares, et aussi avec beaucoup d’autres qui ont exploré l’Orient et le Midi,

Son information n’est pas moins riche pour les langues. Il a trouvé des Latins qui parlent grec, arabe, hébreu, très peu qui sachent la grammaire et soient capables de l’enseigner. Des Grecs et des Hébreux d’ailleurs, il n’en est guère qui puissent exposer les règles de leur langue. Dans toutes les écoles de Paris, dans tout le royaume de France, il est honteux qu’on n’ait trouvé personne qui sût lire la lettre envoyée par le soudan de Babylone et y proposer une réponse.

Les premiers professeurs dont l’action s’est certainement fait sentir sur Roger Bacon constituent ce qu’on peut appeler le groupe d’Oxford. On y place d’ordinaire Robert Bacon, Richard Fitzsacre, Edmond Rich, et maître Hugues, peut-être Hugues de Saint-Cher. Robert et Richard, très liés pendant toute leur vie, étudièrent à Oxford, à Paris et s’occupèrent surtout de théologie. Au témoignage de Mathieu Paris, Robert attaqua violemment, dans un sermon prêché pour l’ouverture du Parlement en 1233, le ministre favori du Roi, Pierre des Roches, qui appelait aux places et aux honneurs ses compatriotes du Poitou. De Richard, on a des commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard. Quant à Edmond Rich, il acheva ses études à Paris, peut-être avec Alexandre de Halès. Selon Roger Bacon, il expliqua le premier, à Oxford, la Réfutation des Sophistes, d’Aristote ; il fut archevêque de Cantorbéry et canonisé après sa mort. Maître Hugues, dit Roger Bacon, fît le premier à Oxford des conférences sur les Analytiques postérieurs, où se trouve la célèbre théorie aristotélicienne de la démonstration. Ainsi Roger Bacon connut à Oxford tout l’Organon d’Aristote, la logique ancienne, comme dit le Concile de 1215, et la logique nouvelle qu’ignorait Abélard ; il eut, par Robert Bacon et par Edmond Rich, des exemples d’indépendance et de sainteté dont il semble bien avoir conservé le souvenir.

Par Roger Bacon encore, nous savons qu’il y a des naturalistes anglais, opposés aux naturalistes parisiens sur une question d’importance capitale, la génération des humeurs par les élémens et celle des êtres inanimés, des végétaux, des animaux et des hommes par les humeurs. Que ce groupement des naturalistes d’Oxford, d’un côté, et des naturalistes de Paris, de l’autre, ait été imaginé par Roger Bacon ou qu’il se soit formé autour des deux Universités, il vaut la peine de le relever, puisqu’il s’agit, pour Roger Bacon, du fondement de la philosophie naturelle, de la médecine et de l’alchimie, surtout si on le rapproche de cette confrérie d’alchimistes dont les travaux, communiqués à tous ses membres, ont été mis en pleine lumière par Marcelin Berthelot ; car on comprend mieux ainsi que Roger Bacon ait avancé, sur la puissance du travail collectif, des idées qui furent en partie réalisées deux ou trois siècles plus tard par la création des Académies.

D’autres personnages, souvent cités par Roger Bacon, sont associés par lui aux maîtres anciens et aux sages antiques dont les modernes ont perdu les voies : ce sont Robert de Marisco, Thomas évêque de Saint-David et Guillaume Lupus, dont nous ne connaissons que les noms ; Guillaume de Shyrwode et Jean de Londres, Adam de Marisco et Robert Grosse-Tête, évêque de Lincoln. Guillaume de Shyrwode, trésorier de l’église de Lincoln, beaucoup plus savant qu’Albert dans la philosophie commune, n’a pas d’égal dans la grammaire des Latins, dans la logique ordinaire, dans la physique et la métaphysique qu’enseignent les écoles, sans se livrer toutefois aux recherches originales sur les sciences dont l’étude est, selon Roger Bacon, indispensable aux philosophes et aux théologiens. Les traités de logique qu’il a laissés sont d’ailleurs un commentaire tout à fait remarquable des parties de l’Organon relatives au langage et au raisonnement. Jean de Londres est l’un des deux seuls mathématiciens parfaits, qui sont capables tout à la fois de s’assimiler les connaissances acquises et de les augmenter. Si l’on admet, avec Emile Charles, qu’il se confond avec le Jean Basingestokes qui aurait rapporté d’Athènes le Testament des Douze Patriarches, il aurait poursuivi déjà l’idéal tracé par Roger Bacon et joint l’étude des langues à celle des sciences.

Adam de Marisco est presque toujours associé à son maître Robert de Lincoln dans la pensée de Roger Bacon comme ils le furent dans leur vie même. Ce sont les deux plus grands clercs du monde, travailleurs infatigables, parfaits en toute sagesse. Par l’étude des mathématiques, ils se sont rendus maîtres de toute science et capables d’expliquer, avec leurs causes, les choses divines et humaines. Par celle des langues étrangères, ils méritent d’être rapprochés de Salomon, d’Aristote, d’Avicenne. Pour l’enseignement de la théologie, ils emploient la Bible ; et non les Sentences de Pierre le Lombard. Par l’intellect agent, ils entendent surtout Dieu : Adam de Marisco explique à Roger Bacon comment le bienheureux Ambroise put voir les obsèques de saint Martin grâce à l’illumination divine. Les anges lui montrèrent un corps dans lequel était l’âme du bienheureux Martin. Les démons portent donc toujours l’enfer avec eux, puisque les esprits n’ont pas de distance locale et, comme les anges, ils savent ce qui se fait en divers lieux.

Robert de Lincoln est, en outre, placé parmi les hommes saints et bons dont peu de prélats imitent la vie. S’il n’a pas assez connu le grec et l’hébreu pour faire lui-même des traductions, il a eu beaucoup d’aides. De la Grèce, de l’Italie méridionale, il a fait venir des livres de grammaire, des œuvres religieuses, des hommes qui savaient le grec et qui ont passé le reste de leur vie en Angleterre. Par la longueur de sa vie, par les voies admirables qu’il a suivies, il a su les sciences beaucoup mieux que les autres hommes, de telle façon que, parmi les traducteurs, seul il a connu les sciences, comme seul Boèce a connu les langues : les Latins lui doivent ainsi les livres du bienheureux Denys l’Aréopagite, de Jean Damascène et d’autres auteurs consacrés. D’ailleurs, il a fait mieux que des traductions, il a négligé les livres d’Aristote et leurs voies : par son expérience propre, par d’autres auteurs, par d’autres sciences, surtout par les mathématiques et par l’optique, il a traité des matières touchées par Aristote plus sûrement que ne font les mauvaises traductions de ses œuvres, comme le prouvent ses écrits sur l’arc-en-ciel, les comètes et d’autres problèmes. En fait, nous ne savons guère sur l’œuvre scientifique de Robert Grosse-Tête que ce qu’en dit Roger Bacon. Toutefois, Bridges a signalé, dans un des opuscules de Robert, des pages qui ressemblent fort à ce qu’on trouve chez Roger Bacon sur la propagation de la force, sur les lois de la réflexion et de la réfraction. Et il y a, dans ses écrits, d’autres indications à relever, Augustinien et plotinien, par ses commentaires sur la Théologie mystique du Pseudo-Denys, par la glose sur la Consolation de la philosophie de Boèce, il l’est encore et fait songer au Livre des Causes et à l’Élévation théologique de Proclus dans ses Commentaires sur les seconds Analytiques d’Aristote : « Il y a une science synthétique, acquise sans le secours des sens… Si la partie supérieure de l’âme humaine que l’on appelle l’intelligence, n’était pas offusquée, embarrassée par la pesante masse du corps, elle recevrait la science complète du rayonnement de la lumière supérieure, sans rien devoir aux sens. Un jour, dépouillée du corps, elle jouira de ce privilège que déjà, dit-on, possèdent quelques élus, affranchis en ce monde de tout contact avec les fantômes des choses corporelles. Mais la pureté du regard de l’âme étant troublée, gênée par ce corps corrompu… la raison ne connaît l’essence de l’universel en acte qu’en la dégageant, par le moyen de l’abstraction, de la multitude des individus et elle se trouve alors en présence de l’un et du même, recueilli suivant son jugement, d’un grand nombre de singuliers. Ainsi, par le moyen des sens, on recherche et on dépiste l’universel dégagé de ses particuliers. » Il y a des affirmations analogues dans le Traité sur Dieu, les anges, l’âme humaine. « Dieu est la forme de toutes les choses, étant essentiellement en elles. L’âme n’est ni dans le cerveau, ni dans le cœur ; n’étant pas corporelle, elle ne siège dans aucun organe. Comme Dieu est partout et tout entier en même temps dans l’univers, l’âme est tout entière et en même temps dans le corps animé. » Ainsi Aristote est venu au XIIIe siècle avec les commentateurs et les intermédiaires grecs et latins, arabes et juifs qui se nourrirent de la pensée de Plotin ; ainsi le maître des représentans d’Oxford est un savant, soucieux de l’expérience, mais aussi un métaphysicien et un théologien à tendances mystiques.

Mathieu Paris et la tradition légendaire font de Robert un champion des libertés civiles, un réformateur des abus ecclésiastiques qu’il dénonce chez les Hospitaliers et les Templiers, comme il se plaint du pouvoir de l’or à la cour de Rome et se refuse à satisfaire, en raison même de son vœu d’obéissance, aux demandes d’argent incessantes d’Innocent IV. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs les prélats de son entourage de le présenter comme un catholique plus saint, plus religieux, plus excellent qu’eux-mêmes, comme un grand philosophe versé dans la littérature latine et grecque, zélé pour la justice, ennemi de la simonie.

Roger Bacon a-t-il attribué au groupe d’Oxford plus d’originalité qu’il n’en eut réellement ? Nous l’ignorons. En tout cas, il lui doit en partie le respect de la sainteté, l’amour de la moralité, l’indépendance du jugement, l’habitude de l’observation, interne et externe, le goût des sciences, des langues dans lesquelles fut conservée la sagesse divine et humaine, le désir de recourir aux textes originaux, comme à l’expérience intégrale pour constituer chaque science particulière, pour construire la morale, la métaphysique, la théologie, en un mot, la philosophie et la sagesse parfaite.


II

Sur le continent, Roger Bacon a rencontré des maîtres renommés : il a entendu Jean de Garlande ; il a vu et entendu Guillaume d’Auvergne ; il a vu de ses propres yeux Alexandre de Halès et Albert de Bollstädt ; il s’est trouvé à Paris en même temps que Jean de la Rochelle, Henri de Gand, saint Bonaventure, Vincent de Beauvais et saint Thomas d’Aquin. Il a vécu, semble-t-il, dans une certaine intimité avec Pierre de Maricourt, avec d’autres hommes moins connus dans les écoles.

Jean de Garlande, disciple de Jean de Londres et d’Alain de Lille, maître trois ans à Toulouse, vécut ensuite à Paris de 1232 à 1252. Ses écrits, fort employés en Angleterre, donnèrent peut-être à Roger Bacon le goût des recherches grammaticales. Son Dictionnaire scolastique suppose des préoccupations analogues à celles qu’on rencontre, sous une forme plus scientifique, chez Pierre de Maricourt : « Nous avons, dit-il en débutant, à noter les instrumens nécessaires à l’entretien du corps, tant à la ville qu’à la campagne, mais auparavant je nommerai les choses que j’ai observées en marchant dans la ville de Paris. » Ce fut Jean de Garlande qui fit l’éloge de son collègue, Alexandre de Halès : « En lui s’alliaient, dit-il, une profonde humilité et une majestueuse grandeur ; par les mœurs, il fut un joyau de pureté ; par la science, il est comparable à une fleur magnifique qui, transplantée du sol d’Angleterre où elle avait pris naissance, embauma de son parfum la ville de Paris et fut la gloire de l’Université. »

De Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon parle avec respect et admiration. Il s’appuie sur son témoignage pour soutenir que l’intellect agent est Dieu, et non une partie de l’âme : « J’ai entendu deux fois, dit-il, le vénérable évêque de Paris, le seigneur Guillaume d’Auvergne, l’Université étant réunie autour de lui, réprouver ceux qui affirmaient le contraire, disputer avec eux et établir, par les raisons que je pose, que tous se sont trompés. » Guillaume, maître en théologie, puis évêque de Paris, mourut en 1249 : « Au temps de ma jeunesse, dit-il, je me persuadais qu’il est facile d’acquérir l’esprit prophétique et de recevoir en abondance les rayons de la splendeur divine. Il me semblait que je pouvais facilement purger mon âme de ses souillures, la dégager peu à peu par les privations, des soucis et des jouissances qui la captivent et qu’alors libre et forte, elle s’élancerait d’elle-même dans les hautes régions de la lumière. Hélas ! j’ai reconnu depuis longtemps, par expérience, que la vertu et la grâce peuvent seules purifier nos âmes de la souillure du péché. » C’est, en germe tout au moins, la théorie que l’on trouve chez Roger Bacon, celle que présentent les philosophes arabes à propos de l’intellect, celle que Plotin donne sous sa forme complète : l’âme, purifiée par l’exercice des vertus, fortifiée par la pratique de la dialectique, peut atteindre, — pour un temps fort court et très rarement en cette vie, — l’union avec l’Intelligence, avec l’Un ou le Bien, par laquelle elle obtient, de toutes choses vues en leur principe, une connaissance supérieure à la science purement humaine. En disciple chrétien de saint Augustin, Guillaume y joint la grâce ; avec les moines chrétiens et les çoufis persans, avec Algazelet certains plotiniens, il recommande les privations et les austérités. Il fait d’ailleurs une grande place aux plotiniens grecs et latins, à Hermès, au Pseudo-Denys, à Thémistius, à saint Augustin, à Macrobe, à Boèce et à Hugues de Saint-Victor ; aux Arabes, aux Juifs, à Ibn Gebirol qu’il prend, d’après son nom et son style, pour un Arabe, et qui lui apparaît comme un chrétien dont il admire l’élévation des pensées et la doctrine du Verbe engendré. Une théorie plotinienne de l’optimisme est chez lui complétée par un traité de l’immortalité de l’âme où il utilise un travail analogue de Gundissalinus, le célèbre traducteur : l’un et l’autre ne craignent pas d’affirmer qu’ils n’ont rien pris qu’à Aristote et à ses partisans, qu’ils ont omis les principes et les preuves de Platon, applicables à toute âme et non à l’âme humaine, alors que ces partisans d’Aristote sont des plotiniens grecs, arabes et juifs ! D’ailleurs Guillaume parle assez sévèrement de l’autorité et d’Aristote dont il possède la plupart des œuvres, authentiques ou apocryphes. Aristote, dit-il, s’est trompé en beaucoup de points, il a déliré de la façon la plus insensée sur les intelligences séparées. Aussi Guillaume refuse-t-il de se servir de ses paroles pour prouver ce qu’il veut dire ; l’argument dialectique tiré de l’autorité ne saurait engendrer que la foi, non la certitude démonstrative qui exclut toute espèce de doute. Et c’est pour les intelligences bornées que l’autorité joue un grand rôle, car elles se laissent entraîner dans l’erreur par le prestige d’un nom célèbre : l’autorité accordée à certains philosophes ne fait pas seulement admettre leurs témoignages, elle les met au rang des Dieux et les rend infaillibles.

Ce qui a peut-être le plus frappé Roger Bacon chez Guillaume d’Auvergne, c’est ce dédain pour l’autorité non justifiée, c’est la sévérité avec laquelle Aristote est jugé, mais aussi interprété par les plotiniens, chrétiens ou non chrétiens, c’est la place donnée aux œuvres arabes et juives.

La façon dont Roger Bacon s’exprime sur les autres maîtres prouve surtout qu’il entend diriger autrement l’enseignement des écoles, pour la matière et pour la manière. N’affirme-t-il pas qu’Alexandre de Halès et Albert le Grand, les hommes les plus fameux de son temps, sont cause de la mauvaise direction des études, d’où résulte toute la corruption des mœurs !

Aux maîtres célèbres dans le monde des écoles, Roger Bacon préfère d’autres hommes moins en renom, mais qui savent plus de choses. Celui auquel il se reconnaît le plus redevable, c’est Pierre de Maricourt, le Picard, qu’on a beaucoup de raisons d’identifier avec Pierre Pérégrin de Maricourt, l’auteur d’une lettre sur la pierre magnétique. C’est vers 1247, semble-t-il, que Roger Bacon commence à étudier avec lui les sciences nécessaires pour la théologie et la philosophie. En 1267, Pierre de Maricourt travaille, depuis trois ans déjà, à la construction d’un miroir comburant qui a été, dit-il ensuite, terminé, après de grandes peines et de grandes dépenses, Pierre ayant pour cela laissé de côté l’étude, toutes les occupations nécessaires et dépensé cent livres parisiennes. Le Franciscain est donc encore en relation avec maitre Pierre, qui pourrait bien alors séjourner à Paris.

Or maître Pierre connaît les mathématiques sous toutes les formes où elles se présentent dans l’Opus majus, l’optique et la science de la propagation de la force, l’alchimie et la science expérimentale. C’est un des deux mathématiciens parfaits. C’est le maitre des expériences, c’est à l’observation et à l’expérimentation, comme aux mathématiques, qu’il s’adresse pour pénétrer la nature et compléter les sciences qui en poursuivent l’étude. D’abord il observe pour savoir si les affirmations des livres sont conformes à la réalité. Puis il institue des expériences pour lesquelles il se fait le disciple des hommes, des animaux, de la nature. Ainsi la mathématique lui fournit le plan d’un astrolabe sphérique qui représente du ciel tout ce que l’homme doit en connaître. L’expérimentateur examine alors beaucoup de choses qui suivent, en tout ou en partie, les mouvemens des cieux, des comètes, des flots de la mer, des herbes et des élémens ; puis il procède par analogie pour produire, avec la pierre magnétique, les mouvemens naturels par lesquels l’astrolabe deviendra une exacte imitation du ciel et rendra inutiles les horloges et les instrumens d’astronomie.

S’agit-il de l’optique et de la propagation des forces ? La géométrie prépare et figure un corps de miroir pour l’expérimentateur qui veut brûler tout combustible à quelque distance que ce soit. Et maître Pierre construit ce miroir comburant qui vaut plus que le trésor d’un roi et qui rappelle les merveilleuses inventions d’Archimède, dont Buffon, au XVIIIe siècle, constatera, par ses expériences, les prodigieux effets.

Le médecin cherche d’abord, dans les livres, les moyens de conserver la vie et la santé. S’il se propose de prolonger la vie humaine, il observe certains animaux, aigles, cerfs, corbeaux, persuadé que tout est donné aux brutes pour l’instruction des hommes, et leur demande les secrets naturels qui expliquent la longue durée de leur existence. Comme maître Pierre a étudié l’alchimie spéculative, l’alchimie opérative et pratique, il réclame à l’une et à l’autre la production de cet élixir qui ferait vivre les hommes actuels aussi longtemps que certains animaux et les anciens hommes.

Maître Pierre s’adresse aussi aux hommes pour remonter des pratiques techniques aux doctrines scientifiques qui en furent autrefois le point de départ ou l’occasion. Avant les modernes, qui s’efforcent de démêler, dans l’alchimie, l’astrologie et surtout dans la magie des périodes antérieures, ce qui est rêverie et superstition d’avec ce qui constitue des données positives et des pratiques dérivées des lois naturelles, maître Pierre considère les tentatives d’expérience et les sortilèges des vieilles femmes, leurs charmes et ceux de tous les magiciens, les impostures et les artifices des jongleurs pour savoir tout ce qui peut être su, pour séparer ce qui est magique ou démoniaque, selon les idées du temps, de ce qui est l’œuvre de la nature et des puissances naturelles.

Aussi maître Pierre ne convoite ni les honneurs, ni les richesses qu’il lui serait facile d’acquérir ; il dédaigne les discours et les combats de mots. Passionné pour la science qu’il poursuit partout où il peut la recueillir, il ne l’est pas moins pour la réalisation des œuvres qui augmenteront la puissance de l’homme et rendront sa vie plus facile, meilleure et plus longue.

À côté de cet incomparable savant, Roger Bacon met sou-t vent un exégète et un théologien non moins remarquables. Pendant trente ans, il a étudié les langues pour corriger le texte sacré et convertir les Infidèles. S’il avait une Bible grecque et une Bible hébraïque, avec les livres des étymologies qu’on rencontre parfois en Angleterre et en France, mais qui abondent chez les Hébreux et chez les Grecs, il donnerait, avec le texte véritable, une exposition assurée du sens littéral. Versé dans l’astronomie, il a aidé Roger Bacon à préparer la table latine. Aussi réunit-il toutes les conditions requises pour corriger convenablement la Bible : il sait le grec, l’hébreu de façon suffisante, la grammaire latine selon les livres de Priscien. D’après les textes on peut supposer qu’il a, des sciences, la connaissance exigée par Bacon de tout interprète, qu’il est un contemporain de Robert de Lincoln et d’Adam de Marisco. Il y a certes aussi quelques raisons d’identifier ce théologien et cet exégète avec Pierre de Maricourt, d’estimer que celui-ci connut les langues comme les sciences, qu’il travailla à constituer et à expliquer les Livres saints, comme à découvrir les secrets de la nature et à construire des œuvres merveilleuses. Mais il faudrait des argumens positifs pour établir solidement que maître Pierre fut théologien et exégète. Il nous suffit de savoir que Roger Bacon a eu deux maîtres qui lui furent d’un grand secours, l’un pour la recherche scientifique, l’autre pour l’étude des langues, pour la critique et l’exégèse sacrées. Les a-t-il grandis l’un et l’autre, a-t-il voulu tracer deux figures idéales, et en imposer l’imitation à lui-même et à tous ? Cela n’est pas impossible, mais il est incontestable qu’il a cherché à réaliser, autant qu’il l’a pu, l’idéal ainsi esquissé et présenté.


III

Roger Bacon n’a épargné ni l’argent, ni les peines pour se procurer les œuvres des maîtres qui l’ont précédé et pour les avoir correctes. Il sait l’hébreu et il propose, aux versions de l’Ancien Testament, des corrections qui laissent supposer la possession du texte. Mais il ne semble pas qu’il ait eu une connaissance spéciale de la littérature rabbinique, du Talmud qui provoqua, en présence de Blanche de Castille, les discussions célèbres et si funestes pour la communauté juive. On ne saurait dire, d’après les textes actuellement connus, s’il lut Ibn Gebirol et Maimonide, familiers à Guillaume d’Auvergne et à saint Thomas, dans les originaux ou dans les traductions.

Par ses œuvres, surtout par la grammaire grecque, nous savons qu’il connut le grec comme il connut l’hébreu. Vers la fin de sa vie, il eut peut-être le texte grec du Nouveau Testament, comme tendent à le prouver l’insistance qu’il met à demander la correction de l’exemplaire latin, l’éloge enthousiaste de l’exégète capable de mener à bonne fin cette œuvre urgente et difficile, les recommandations relatives aux Grecs schismatiques qui ont pu altérer le texte ou qui n’ont pas su le garder pur. En relevant les mentions que Roger Bacon en fait dans ses divers ouvrages, on verrait qu’il eut, en versions latines tout au moins, des docteurs et des Pères, Origène, Eusèbe, le Pseudo-Denys l’Aréopagite, Jean Damascène, des savans et des écrivains comme Archimède, Hipparque, Ptolémée, Euclide, Théodosius, Hippocrate, Galien, Dioscoride, Flavius Josèphe. Mais on ne saurait ni dresser un catalogue exact des traités dont il disposait, ni séparer ce qu’il leur doit de ce qu’il doit aux Arabes, ni indiquer quels textes grecs il put se procurer. Toutefois, la façon dont il juge les traducteurs qui ignorent les langues et les sciences, Gérard de Crémone, Hermann l’Allemand, Michel Scot, Alfred l’Anglais, Guillaume de Moerbeke, l’auxiliaire de saint Thomas, la sévérité de plus en plus grande avec laquelle il apprécie leur œuvre, nous inclinent à croire qu’il a pu, par une comparaison au moins partielle avec le texte original, voir de mieux en mieux ce qui manquait à leur œuvre.

Nous pouvons dire avec un peu plus de précision quelle est la position de Roger Bacon par rapport à Aristote et aux doctrines plotiniennes. Il connaît tout l’Organon et le complète par une logique plus extensive, applicable aux matières que ne régit pas celle où la démonstration domine, et qui est, en plus d’un point, analogue à ce que M. Ribot appelle la Logique des sentimens. De l’Aristote authentique, dont il lit et commente, à Paris ou à Oxford, la Physique et la Métaphysique, il a l’œuvre à peu près complète, sauf la Politique. L’Aristote apocryphe, tout plotinien et même chrétien, il en possède les traités les plus caractéristiques, le Livre des Causes, dont la doctrine vient de l’Élévation théologique de Proclus, les Impressions célestes, qu’au témoignage d’Averroès, Roger Bacon dit le plus important des ouvrages des anciens, le Secret des Secrets, qu’il étudie et commente avec les étudians de Paris ou d’Oxford et qui est plus propre qu’aucun autre à nous expliquer comment Aristote fut considéré comme un auxiliaire chez les chrétiens d’Occident, et comment, avec l’autorisation expresse ou tacite des Papes, Albert et Thomas d’Aquin travaillèrent à le rendre complètement orthodoxe. Les commentaires inédits que Roger Bacon a laissés d’Aristote, les jugemens qu’il a portés sur ses traducteurs dénotent une vive admiration pour le maître dont le XIIIe siècle devait faire si grand cas. De nombreux passages en donnent l’expression exacte. « La sagesse, dit-il souvent, a été donnée quatre fois aux hommes, deux fois sous une forme complète, la vérité religieuse marchant de pair avec la vérité philosophique, aux Patriarches et à Salomon, deux fois sous une forme incomplète, parce que la vérité religieuse y fait défaut, à Aristote et à Avicenne. » On peut donc compléter Aristote, il n’y a chez lui, non plus que chez tous ceux qui ont reçu la révélation divine, ni choses fausses, ni choses contredites par l’expérience. Si on en rencontre de telles dans son œuvre, c’est qu’on l’a mal traduit, mal commenté, ou que l’on n’a pas usé avec lui d’une interprétation pieuse. Roger Bacon, qui utilise de plus en plus l’expérience, relève de plus en plus de choses fausses dans les traductions et en vient à dire, avec Robert de Lincoln, qu’il vaudrait mieux brûler l’Aristote dont font usage les chrétiens d’Occident et se tourner vers d’autres auteurs ou recourir à d’autres voies pour trouver la vérité. Et ce qui le porte peut-être encore à parler ainsi, c’est qu’Albert et Thomas d’Aquin reproduisent, sans les contrôler par l’expérience, toutes les assertions des traducteurs.

Les œuvres imprimées de Roger Bacon ne mentionnent pas le nom de Plotin, que Thomas d’Aquin cite comme le grand interprète d’Aristote. Les doctrines de l’école d’Alexandrie lui viennent par le Pseudo-Aristote et le Pseudo-Denys l’Aréopagite, par Macrobe, saint Augustin et Chalcidius, par Boèce et Cassiodore, par tous les Arabes, par les Juifs, peut-être encore par certains commentateurs que n’ont pas ignorés ses contemporains.

Il y aurait un substantiel article à écrire sur l’influence des Arabes, que Roger Bacon a presque tous utilisés depuis Avicenne, le prince et le chef des philosophes, jusqu’à Averroès dont il adopte les Commentaires et dont il combat, comme Albert le Grand et Thomas d’Aquin, la théorie sur l’intellect agent, telle au moins que la comprennent certains de ses interprêtes latins. Les Arabes lui apprennent la culture des mathématiques, la pratique de l’observation et de l’expérience ; ils lui font constater aussi l’exactitude de la théorie sur le progrès intellectuel. Mais si Roger Bacon s’approprie la science et la philosophie des Arabes comme celles des Grecs, s’il recommande toujours de recourir aux sources, nous ne savons pas ce qu’il apprit dans les traductions et ce qui lui fut connu par les originaux ; nous ignorons en quelle mesure il réussit dans ses recherches constantes et passionnées de toutes les œuvres du passé.

Les auteurs latins, Roger Bacon n’a garde de les dédaigner. Surtout il vante Sénèque, le Sénèque que nous tenons pour authentique et le Sénèque dont on raconta si longtemps la conversion en admirant sa correspondance avec saint Paul. Il a cherché ses ouvrages dès sa jeunesse. Il n’en a qu’une faible partie quand il écrit l’Opus majus, il les possède presque tous quand il compose l’Opus tertium. Encore une fois, comment le Franciscain qui a fait vœu de pauvreté, qui n’a pas d’argent, qui est presque traité en suspect et en prisonnier, peut-il continuer à chercher des livres, à se les procurer, comme à se procurer l’argent nécessaire pour la préparation de ses envois a Clément IV et la fabrication des miroirs ardens ? C’est ce que nous ignorons et ce que nous apprendront peut-être les écrits encore inédits.

A Sénèque, Roger Bacon doit manifestement une justification de l’amour qu’il éprouve, comme les Arabes, comme Pierre de Maricourt, pour l’observation et pour l’expérience, la théorie du progrès dans l’ordre de la connaissance et bon nombre de règles morales pour la vie pratique, peut-être enfin la forme de son style aux phrases courtes et peu inversées.

Ainsi les maîtres du passé continuent l’œuvre des maîtres d’Oxford et des maîtres du continent. Ceux qui agissent sur lui le plus fortement, ce sont l’Aristote authentique et l’Aristote apocryphe, les savans et les philosophes arabes, surtout Avicenne, Averroès et Alhazen, Sénèque dont on ne peut, semble-t-il, exagérer l’importance et enfin Plotin, dont les doctrines, transmises par des intermédiaires si nombreux et si divers, expliquent ses tendances mystiques et sa direction métaphysique. ;


IV

On a pu dire que Roger Bacon juge avec sévérité la plupart des maîtres dont il a reçu l’enseignement. Nous ne trouvons pas, dit-il, dès notre jeunesse les maîtres utiles et ainsi nous languissons toute notre vie et savons peu de choses. Au lieu d’instruire d’abord les enfans dans la loi de Dieu, on les instruit dans les fables et les insanités d’Ovide et des autres poètes où sont proposées toutes les erreurs dans la foi et dans les mœurs. Car ils y apprennent qu’il y a une multitude de Dieux, hommes, étoiles et autres créatures, ils y rencontrent des erreurs infinies sur la vie future des bons et des méchans, toutes les superstitions au lieu de la religion, et toutes les corruptions qui leur font concevoir dès la jeunesse de mauvaises mœurs, qu’ils accroissent par la suite. Les maîtres de l’adolescence ne sont pas mieux traités que ceux de l’enfance : la difficulté ne vient pas, dit-il, des langues et des sciences, mais des maîtres qui ne savent pas enseigner ou des disciples qui ne sont pas diligens et qui désespèrent. Les maîtres de mathématiques ont la méthode la plus détestable et ils transmettent une infinité de choses superflues, ce qui fait que leurs disciples se dispensent d’étudier celles qui seraient nécessaires. Les docteurs modernes négligent les connaissances les plus indispensables, les six grandes sciences naturelles, les quatre parties de la morale qui sont les plus dignes d’être étudiées, les langues dans lesquelles nous a été transmise la sagesse divine et humaine.

On croirait entendre un de nos contemporains « se plaignant avec amertume du régime auquel il a été soumis pendant ses années de collège. » En réalité, Roger Bacon est comme les meilleurs de ceux qui ont continue à travailler après avoir dépassé l’âge où l’on est simple étudiant. Chaque jour ils apprennent des choses nouvelles qui leur paraissent valoir infiniment plus que celles qui leur ont été enseignées dans les écoles, ils voient se poser des questions dont ils n’avaient pas soupçonné l’importance et ils s’aperçoivent que ce qu’ils ignorent est bien plus considérable que ce qu’ils savent. Et ils regrettent amèrement que leurs maîtres, du temps où ils étaient jeunes, ne les aient pas mis en possession de connaissances plus étendues, plus amples, plus réellement utiles. Non pas qu’ils eussent voulu se dispenser de travailler pendant leur âge mûr au développement de leur intelligence, mais parce qu’ils auraient eu des chances de savoir plus et mieux, d’aller plus avant dans la découverte de la vérité. Ainsi Roger Bacon déclarera à la fin de sa vie que toute la sagesse brille dans le Studium ou l’École, en même temps qu’il trouvera mauvais ou insuffisans tous les maîtres. C’est qu’en réalité il voudrait l’y mettre, épargner à ses successeurs la peine qu’il s’est donnée, et rendre leur travail plus facile et plus profitable.

Mais ce qu’il est devenu, il le doit surtout à lui-même et aux recherches qu’il a su mener à bonne fin. Il a travaillé toute sa vie. Depuis quarante ans, écrit-il en 12G7, que j’ai appris l’alphabet, j’ai toujours été plein de zèle pour l’étude, et j’ai toujours été dans un Studium, sauf pendant deux années où je me suis reposé afin de mieux travailler. En fait, il semble bien n’avoir jamais abandonné le travail personnel. Et pour lui la tâche de celui qui veut ainsi s’instruire est considérable. D’abord il doit se mettre en relations avec tous ceux qui peuvent contribuer à sa formation : Roger Bacon n’y a pas manqué. Puis il faut la lecture et l’intelligence des textes où est exposée la sagesse.

Donc il faut posséder tous ces textes qui supposent une révélation divine, faite à des époques déterminées, sous une forme complète ou incomplète. Il est nécessaire par conséquent de les chercher jusqu’à ce qu’on les ait rencontrés, en tous les pays et chez tous les hommes où l’on a quelque chance de les trouver. Pour réussir complètement dans cette recherche, il faudrait beaucoup d’argent, il faudrait en outre l’aide des seigneurs, des rois et surtout du Souverain Pontife, qu’il demande et qu’il ne semble pas avoir obtenue. L’argent lui a souvent fait défaut et il constate, avec un retour sur lui-même, qui n’est pas sans amertume, que maître Albert, à qui l’argent n’a pas manqué, a pu réunir beaucoup de textes utiles dans la mer infinie des auteurs.

En second lieu, il faut connaître les langues dans lesquelles ces ouvrages ont été composés, ce qui suppose la connaissance de l’alphabet, celle du vocabulaire, celle de la grammaire ; il faut savoir les traduire, les parler, les écrire, comme sa langue maternelle, si l’on veut en tirer toute l’utilité qu’en comporte l’étude. Il faut donc entrer en relations avec ceux qui les parlent et qui n’en ignorent pas les règles ; il faut enfin des livres, des grammaires et des vocabulaires.

Pour avoir l’intelligence des textes, qui fut donnée par Dieu à leurs auteurs, il faut recevoir et donner l’enseignement. Or le maître idéal doit savoir les sciences dont il veut transmettre la connaissance, les langues dans lesquelles elles sont exposées, et celle dans laquelle il les expose. Il doit ainsi se rapprocher du maître suprême, de Dieu qui a enseigné, à ceux qui l’ont possédée d’abord, la sagesse divine et humaine. Jugés de ce point de vue, la plupart des maîtres ne pouvaient donner à Roger Bacon une satisfaction complète : seul Pierre de Maricourt, qui continue d’ailleurs ses recherches et semble en instituer incessamment de nouvelles, n’est l’objet d’aucune de ces restrictions auxquelles n’échappe pas même Robert de Lincoln. D’autant plus que Roger Bacon se montre fort difficile sur la méthode à suivre dans l’enseignement public et dans l’enseignement privé. C’est surtout par la façon dont on explique, dont on expose, dont on répond aux questions, par la clarté et la netteté du manuel ou du résumé, par la puissance de la parole, qu’un maître habile arrive rapidement à enseigner ce qu’il sait à un élève diligent et attentif. Et il y a des règles pour le travail personnel de l’élève comme pour celui du maître : il faut qu’il écarte, par lui-même, toutes les causes d’erreur, qu’il évite le péché et poursuive la pureté morale, qu’il obtienne ainsi la grâce divine, qu’il soit studieux, qu’il apporte la plus grande attention et la plus grande docilité aux leçons qu’il reçoit, qu’il interroge le maître quand il ne l’a pas compris, avant qu’il essaie lui-même, en enseignant aux autres, de savoir comment il s’est rendu compte des choses ; il faut enfin qu’il s’exerce à développer les principes qu’il a puisés dans les leçons orales et écrites par des applications multiples et diverses.

En dernier lieu, il convient de faire appel à l’expérience et à l’observation pour vérifier la valeur des assertions émises par les maîtres du passé et par ceux du présent, comme pour augmenter les connaissances déjà acquises, — à l’expérience externe par les sens et les instrumens, comme à l’expérience par illumination intérieure.

Or Roger Bacon a toujours, même étant chez les Franciscains, recherché les livres. Les langues, il les a étudiées pendant toute sa vie ; il a laissé un fragment de grammaire hébraïque que Hirsch, en le publiant, a considéré comme une ébauche des observations grammaticales incorporées a la troisième partie de l’Opus majus, peut-être une grammaire hébraïque à laquelle il aurait donné une forme complète. Roger Bacon recommande plus encore le grec, comme il convient à un chrétien, que l’hébreu. Sa Grammaire grecque, publiée par Nolan en 1902, se présente sous deux formes ; le manuscrit d’Oxford, en plus de 200 pages, devait être une grammaire élémentaire, celui de Cambridge est peut-être l’ébauche d’une grammaire plus complète. En outre, Roger Bacon a exprimé l’intention de composer un dictionnaire grec pour les étudians et Nolan n’est pas éloigné de penser que celui du manuscrit d’Arundel au Collège of Arms de Londres a été écrit par lui.

Toujours Bacon place l’arabe parmi les langues que les Latins ne doivent pas ignorer. S’il met au premier plan, en s’adressant au Pape, les langues dans lesquelles sont écrits les livres saints des chrétiens, il n’oublie pas que la philosophie fut donnée par Dieu à Avicenne comme a Aristote, qu’Averroès a corrigé Avicenne comme celui-ci a corrigé ses devanciers ; que c’est aux Arabes qu’on doit le plus, après les Grecs, dans les sciences qu’il estime essentielles, les mathématiques, l’optique, l’astronomie, l’alchimie, la science expérimentale ; qu’il faut connaître la langue des Musulmans comme celle de tous les Infidèles pour les convertir ou agir sur eux avec quelque efficacité ; qu’il y a des Arabes soumis a l’Église, obligée de les régir et de leur transmettre des ordres.

Enfin Roger Bacon recommande expressément l’étude du chaldéen, comme celle de l’hébreu et de l’arabe.

Les langues dont il préconise ainsi la culture, Roger Bacon montre les moyens par lesquels on peut les apprendre. Partout il y a des Hébreux dont la langue est, en substance, la même que l’arabe et le chaldéen, qui, par conséquent, peuvent nous faire atteindre le premier degré de connaissance, nous apprendre l’alphabet, puis la lecture et le sens des mots dont les Latins usent en exposant leur langue, leur philosophie et leur théologie. Il y a à Paris, en France et dans d’autres régions, des hommes capables de nous conduire au même résultat. S’il y a peu de Latins qui connaissent la grammaire, comme il y en a fort peu parmi les Hébreux et les Grecs eux-mêmes, beaucoup de Latins savent parler le grec, l’arabe et l’hébreu. En outre, des philosophes infidèles, arabes, hébreux et grecs, habitent parmi les chrétiens, en Espagne, en Egypte, en Orient et dans bien d’autres régions. Pour le grec, on peut l’étudier dans n’importe quelle partie de l’empire byzantin, devenu latin depuis 1204, mais surtout en Italie, dans la Grande-Grèce d’autrefois : le clergé et le peuple sont purement grecs, en Calabre, en Apulie, en Sicile et ailleurs. Il est d’autant plus facile d’atteindre le degré inférieur de connaissance que Roger Bacon se fait fort d’enseigner en trois jours ce qui est nécessaire, en hébreu et en grec, pour lire et comprendre ce que disent les saints et les sages antiques dans l’exposition du texte sacré. De ce degré, on peut aisément, si l’on est diligent et soigneux, arriver au moins au second, être assez versé dans la connaissance de la langue pour traduire en latin les œuvres que nous avons en chacune d’elles. Quant au plus élevé, qui consiste à être capable d’enseigner, de prêcher, de traiter n’importe quel sujet, en un mot, de savoir une langue étrangère comme sa langue maternelle, c’est en lui qu’est toute la difficulté. Mais elle n’est pas insurmontable quand on a appris la grammaire et qu’on se met en relations avec ceux qui savent parler la langue.

Roger Bacon a des aptitudes, primitives ou acquises, pour les langues : « Je suis certain, écrit-il en 1267, que, dans une langue quelconque, dont l’étude me serait proposée à moi et à Jean, — le jeune homme dont il fait pourtant un grand éloge, — j’apprendrais plus en un jour que lui en une semaine. » Il croit même qu’il y a des aptitudes analogues chez beaucoup d’autres hommes qui arriveraient, s’ils étaient attentifs et diligens dans leur jeunesse, à saisir et à traduire en latin les ouvrages hébreux, grecs, arabes et chaldéens, voire à corriger et à exposer les textes sacrés. Qu’il soit arrivé à comprendre et à être capable de rendre en latin les textes de cette nature, il le dit expressément dans le Compendium de 1272 : « Pour avoir la sagesse pure, il faut la puiser à sa source hébraïque, grecque, arabe. Ceux qui ne la regardent pas dans les langues où elle a été primitivement constituée, n’ont jamais pu en contempler la dignité dans sa forme, dans sa figure et dans sa beauté. O combien est agréable le goût de la sagesse à ceux qui l’ont bue pleinement à sa source première i Ceux qui n’en ont pas fait l’expérience n’en sentent pas plus le charme qu’un homme paralysé du coût ne sent la saveur des alimens ou que le sourd de naissance ne sent le plaisir de l’harmonie. Bien plus, ils ne déplorent même pas le dommage qu’ils en éprouvent, alors qu’il est infini. »

A-t-il atteint le degré le plus élevé de connaissance ? eût-il été capable d’écrire, d’enseigner, de prêcher, de discourir dans ces langues comme dans sa langue maternelle ? Comme il s’est trouvé en contact avec des Latins qui parlaient grec, hébreu, arabe, avec des Hébreux et des Grecs, peut-être même avec des Arabes, il est vraisemblable qu’il a continué sans cesse l’étude commencée de bonne heure. Par les questions relatives à la prononciation ou à la prosodie qu’il soulève pour l’hébreu et pour le grec, par la manière dont il s’exprime sur le compte d’Hébreux lettrés et de Grecs ou même de Latins instruits et avec lesquels il semble s’être entretenu, on peut affirmer qu’il a obtenu des résultats dont la valeur s’est sans cesse accrue ; on ne saurait dire, d’une façon précise, jusqu’où il a pu aller dans cette direction.

Mais il est certain qu’il a procédé, en matière d’exégèse, comme font les plus sages des modernes. Il veut qu’on cherche les textes grecs et hébraïques, qu’on se défie des exemplaires tronqués ou falsifiés, sciemment ou non, qui pourraient être fournis par les Grecs et par les Hébreux. Il veut qu’on s’attache à les rendre aussi corrects qu’on le pourra, qu’on y joigne les exemplaires anciens des versions latines, où l’on rencontre moins de lacunes ou d’erreurs. Et les nombreuses corrections qu’il a proposées pour l’Ancien Testament et qui sont pour la plupart acceptées aujourd’hui par les exégètes les plus prudens et les plus accrédités, prouvent quo l’œuvre dirigée par lui eût rendu inutiles bien des travaux dont on fait honneur à la Renaissance ou aux temps modernes.

L’étude des langues ainsi comprise eût aussi conduit à une histoire comparée des religions que Roger Bacon esquisse pour donner, d’ailleurs, au christianisme la supériorité qu’il mérite, selon lui, autant par sa morale et sa philosophie que par ses dogmes.

De même elle conduisait à la philologie comparée. Roger Bacon rapproche l’hébreu, l’arabe et le chaldéen, comme il rapproche les idiomes de la langue française, variés chez les habitans de la Picardie, de la Normandie, de la Bourgogne, de l’Ile-de-France et de bien d’autres régions, comme il rapproche les grammaires et les vocabulaires du latin, du grec, de l’hébreu et de l’arabe. Les comparaisons ne sont pas toujours heureuses mais le principe est posé, et la voie se trouve ouverte pour les recherches ultérieures.

Enfin Roger Bacon a l’idée d’une grammaire générale ou universelle, la grammaire étant pour lui la même en substance dans toutes les langues et les différences étant accidentelles. Elle chercherait l’origine du langage, elle étudierait les signes par rapport à la pensée, signes naturels, joints aux choses ou les rappelant par ressemblance, et signes d’invention humaine, involontaires ou conventionnels. Par l’examen de l’équivoque et de l’analogie, elle montrerait que le mot ne peut être attribué à des sujets divers, quand on lui donne toujours le même sens, qu’il n’est pas légitime de conclure de l’identité de l’un à celle de l’autre, qu’il faut définir les mots avec grand soin, puisqu’ils changent d’acception et prêtent à l’ambiguïté.

Avec la même ardeur, Roger Bacon s’assimile les connaissances qu’ont laissées ses prédécesseurs et qu’ont acquises ses contemporains. D’abord, semble-t-il, la logique exposée dans l’Organon, et aussi la logique du vraisemblable qu’il cherche chez les Latins, chez Aristote et ses continuateurs arabes. Puis la morale, qu’il puise à toutes les sources, surtout chez Sénèque et Aristote, la métaphysique qu’il reprend chez tous les penseurs dont dispose le XIIIe siècle, la psychologie qui est augustinienne et plotinienne, la théologie qu’il va chercher chez les Pères et avant tout dans les livres saints, le droit canon qu’il rattache à la théologie et qu’il ne veut à aucun prix remplacer par le droit civil. Enfin il procède de même pour les sciences auxquelles il attache une importance toute spéciale, pour les mathématiques, arithmétique, géométrie, algèbre, astronomie, qu’il veut mettre à la base des sciences physiques, pour la physiologie des plantes et des animaux, pour l’alchimie, pour l’optique et pour la propagation de la force. On n’a pu encore séparer exactement ce qui lui vient de ses prédécesseurs, de ses contemporains et ce qui lui appartient en propre. Cependant on a relevé déjà la place qu’il donne à la morale des philosophes, dont l’objet est le même que celui de la théologie, et qu’il propose comme un modèle aux chrétiens du XIIIe siècle. Elle a ses racines dans la métaphysique, qui ressemble beaucoup à la théologie, mais relève essentiellement de la raison. En astronomie, on a noté la critique du système de Ptolémée, l’explication de la voie lactée, formée par un nombre infini de très petites étoiles, celle des étoiles filantes, la connaissance de la scintillation et des réfractions astronomiques, les applications que Roger Bacon en fait à la chronologie qui, par elle seule, peut être ramenée à l’unité, au calendrier dont il propose la réforme avec des argumens repris plus tard par Paul de Middle-bourg et Copernic, qui en décideront la réalisation en 1582 sous Grégoire XIII, enfin à la géographie qui devrait mesurer la terre, déterminer la position des villes et des contrées, en prenant un point commun pour l’origine des longitudes, consulter non seulement les auteurs anciens, mais encore les voyageurs, comme Guillaume de Rubruquis et Jean de Piano Carpini. Aussi Hackluit a inséré le traité de la nature des lieux dans la Bibliothèque des voyages. Humboldt a pensé que l’Image du Monde, de Pierre d’Ailly, a exercé sur la découverte de l’Amérique une influence plus grande que la lettre de Toscanelli, et Bridges a montré que Pierre d’Ailly, parlant de la terre habitable, a, sans le citer, reproduit littéralement Roger Bacon.

Dans la physique appuyée sur les mathématiques, il établit que l’air a une densité différente de celle des sphères célestes, parce qu’il y a une réfraction des rayons des astres ; il veut expliquer par la géométrie et mesurer d’avance le soulèvement des flots, dû à l’influence des rayons lunaires ; il donne de l’arc-en-ciel une explication qu’il tire des mathématiques et de l’expérience. En botanique, il a des vues justes sur les sexes ; • en physiologie, il regarde le cerveau comme l’origine des nerfs ; il voudrait qu’on vît dans les monstres des effets des lois naturelles. En alchimie, on lui attribue de nombreuses découvertes dont il n’est pas prouvé qu’il soit l’auteur. Par l’alchimie spéculative, il entend qu’on cherche les combinaisons des élémens et des corps inanimés, des corps simples, des liquides simples et composés, des pierres communes, des pierres précieuses, des marbres, de l’or, des autres métaux, des soufres, des sels, des teintures, du bleu, du minium, des couleurs, des huiles combustibles, la composition des corps animés, végétaux et animaux, qui résultent des mêmes combinaisons d’élémens et d’humeurs.

En optique, Roger Bacon, a-t-on dit, fait autorité jusqu’au temps de Kepler. Il est supérieur à Witelo que Kepler a commenté et qui copie Alhazen sans le nommer : il expose la théorie psycho-physiologique de la vision, celle de la vision en ligne droite, celle de la réfraction et de la réflexion et il fut sur le point de découvrir les propriétés des lentilles.

Il construit, après Pierre de Maricourt et avec des dépenses qui vont sans cesse en diminuant, des miroirs comburans qui rappellent les inventions merveilleuses d’Archimède, que Buffon reproduira au XVIIIe siècle. En traitant de la multiplication des espèces, il a entrevu, selon Bridges, bon nombre des affirmations relatives à la doctrine moderne de la propagation de la force.

Mais ce qui importe bien plus que les découvertes particulières, c’est que Roger Bacon a donné à l’expérience une importance et une portée qu’elle n’avait jamais eues chez ses prédécesseurs. S’il admet trois sources de connaissance, l’autorité ou le témoignage, le raisonnement et l’expérience, les deux premières ne valent pour lui qu’en fonction de l’expérience. Celle-ci est double : l’expérience humaine et philosophique par les sens, par les instrumens, par les témoignages, l’expérience par illumination intérieure. La première a trois prérogatives : elle examine les conclusions auxquelles arrivent les sciences et leur fournit une certitude ; elle donne des résultats entièrement nouveaux qui prennent place dans les autres sciences et n’auraient pas été acquis sans elle ; enfin elle crée de nouvelles divisions dans la science, s’applique, par la connaissance du présent, à celle du passé et de l’avenir, produisant ces œuvres merveilleuses que célèbre Roger Bacon et dont le monde moderne a vu la réalisation.

Par l’expérience, ainsi entendue et rendue plus puissante encore par la préparation d’auxiliaires qui puissent partout et en tout temps observer les phénomènes naturels, on arrive à un triple résultat. On pourra déterminer la valeur exacte des données que fournissent les témoignages d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, la valeur des assertions que nous trouvons dans les auteurs grecs, latins ou arabes relativement aux choses qui en dernière analyse relèvent de l’expérience., C’est ce que fait parfois Roger Bacon, mais c’est à coup sûr ce qui demandera un travail considérable et les efforts de nombreuses générations d’observateurs. De même on vérifiera, par l’expérience, les majeures, les mineures, les conclusions de tous les raisonnemens auxquels elles peuvent s’appliquer. Enfui on arrivera ainsi à augmenter, dans tous les domaines, les connaissances transmises par nos prédécesseurs.

Mais l’expérience, humaine et philosophique, est insuffisante et incomplète, parce qu’elle ne donne pas la certitude absolue pour les corps, parce qu’elle n’atteint aucune des choses spirituelles. Il faut y joindre l’expérience par illumination intérieure, qui n’est autre que l’inspiration ou la révélation divine. De même que le soleil nous fait voir les objets sensibles en les éclairant de sa lumière, Dieu éclaire les principes, les vérités éternelles et les êtres spirituels de manière que nous puissions en avoir la connaissance. C’est ainsi qu’il a révélé la sagesse, sous sa forme complète, aux patriarches et aux prophètes ; c’est ainsi qu’il l’a révélée, sous sa forme philosophique, à Aristote et à Avicenne, qu’il la révèle encore, en tout ou en partie, mais en raison même de leur mérite, a ceux qui ont déjà travaillé à développer en eux l’intelligence et la volonté, à posséder ainsi plus de vérité et de moralité. Le maître idéal, qui sait tout, devient, en définitive, le maître intérieur qu’il faut se rendre capable d’écouter, après qu’on a interrogé la nature. Et Bacon dira volontiers que l’expérience seule peut nous faire saisir la vérité, entendant par là les lois et les faits que nous apprenons à connaître en écoutant et en interrogeant le monde sensible, mais aussi les causes, les principes et les êtres dont le maître intérieur nous révèle l’existence et la nature.


L’œuvre accomplie par les contemporains de Roger Bacon, ceux-là mêmes qu’il a durement traités, Alexandre de Halès, Albert de Bollstädt, Thomas d’Aquin a été considérable. D’un point de vue chrétien, ils ont fort habilement utilisé une bonne partie de ce que leur avaient laissé les Latins, les Grecs et les Byzantins, les Arabes et les Juifs. Par eux, le XIIIe siècle a été grand dans l’histoire du catholicisme. C’est de la synthèse thomiste qu’il s’est réclamé aux époques de lutte doctrinale, au temps de Luther et de Calvin pour la théologie, au temps de Léon XIII pour la philosophie. Par Roger Bacon, le XIIIe siècle est grand dans l’histoire du christianisme et dans l’histoire générale de la civilisation. Il ne fut pleinement satisfait ni par les maîtres du passé, ni par ceux qu’il put voir et écouter. Les connaissances qu’ils lui donnaient, il voulut les puiser à leur source dans la langue même où ils les avaient exposées, les contrôler et les augmenter par l’expérience internent externe. Si la Renaissance et la Réforme s’appliquèrent à étudier les langues sacrées et profanes, si le XVIe et surtout le XVIIe siècle entreprirent de vérifier par l’observation toutes les assertions de leurs prédécesseurs, si les modernes doivent surtout à l’expérimentation et au calcul la connaissance exacte et précise de la nature, si Spinoza, Richard Simon et leurs successeurs ont voulu faire de l’exégèse biblique une véritable science, si des philosophes demandent aujourd’hui à l’intuition ou à l’expérience intérieure une métaphysique qui maintienne l’accord entre la science, la religion et la philosophie, nous savons bien que Roger Bacon n’a pas réussi à réaliser tout ce que nous devons aux uns et aux autres, mais nous sommes persuadés aussi qu’il a vu combien il serait avantageux de le faire et comment on pouvait y travailler utilement. Nul ne saurait mieux, du XIIIe siècle à nos jours, donner l’idée de cette humanité si souvent comparée à un homme qui vieillit toujours en apprenant sans cesse ; nul ne montre mieux ce que le travail personnel réussit à faire d’un esprit supérieurement doué qui ne néglige aucune des sources d’information propres à alimenter sa recherche et sa réflexion.


FRANÇOIS PIGAVET.