Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 244-250).


CHAPITRE XIX.

GLASGOW ET SA CATHÉDRALE.


Au pied de cet antique clocher qui, fatigué des outrages de l’air, semble près de s’écrouler, dorment le génie du poète, l’ardeur du guerrier, la passion qui dévorait l’amant.
Langhorne.


À la première ville d’Écosse où nous nous arrêtâmes, mon guide alla trouver son ami et son conseil le procureur, pour le consulter sur les moyens convenables et légaux de se faire une propriété légitime de la bonne jument qui ne lui appartenait, quant à présent, qu’en vertu d’un de ces tours de passe-passe qui avaient encore lieu quelquefois dans ce pays où l’impunité avait régné si long-temps. Je pris quelque plaisir à voir à son retour l’allongement de sa figure. Il paraît qu’il avait été un peu trop communicatif avec son ami et confident le procureur, car en retour de sa franchise sans méfiance, M. Touthope lui avait appris qu’en son absence il avait été nommé clerc de la justice de paix du comté, et qu’en cette qualité il était tenu de donner communication aux magistrats de tous les exploits du genre de celui de son ami M. André Fairservice. Il se voyait donc dans la nécessité, avait ajouté ce rusé membre de la police, de détenir le cheval et de le placer dans les écuries du bailli Trumbull, pour y rester, à raison de 12 schellings d’Écosse par jour, jusqu’à ce que la question de propriété eût été débattue et décidée. Il parla même comme si dans l’exécution stricte et rigoureuse de son devoir il eut dû arrêter l’honnête André lui-même ; mais mon guide effrayé ayant sollicité humblement son indulgence, il voulut bien, non seulement se désister de cette mesure, mais il alla même jusqu’à faire présent à André d’un vieux poney poussif et fourbu, afin qu’il pût continuer son voyage. À la vérité, il fit payer cet acte de générosité en exigeant du pauvre André une cession absolue de ses droits sur le bon palefroi de Thorncliff Osbaldistone, cession qui, suivant M. Touthope, n’était d’ailleurs d’aucune importance, puisque, avait-il ajouté très-facétieusement, tout ce que son malheureux ami pouvait s’attendre à conserver de la jument, c’était le licou.

Pendant que j’arrachais l’un après l’autre ces détails à André, il avait l’air triste et confondu, car son orgueil était cruellement mortifié d’être obligé de convenir que les procureurs sont des procureurs de l’un comme de l’autre côté de la Tweed, et que M. le clerc de Touthope ne valait pas un liard de plus que M. le clerc Jobson.

« Si cela lui était arrivé par les Anglais, il aurait, disait-il, été moitié moins vexé de se voir escroquer ce qu’il avait gagné, pouvait-il dire, au péril de son cou. Mais devait-on s’attendre à voir un faucon déchirer un faucon, et un brave Écossais devait-il en tromper un autre ?… » Il fallait que tout eût bien changé dans ce pays depuis cette triste et maudite Union ; car c’était toujours à cet événement qu’André attribuait tous les signes de dégénération et de corruption qu’il remarquait chez ses compatriotes, tels que l’augmentation des prix dans les auberges, la diminution de la capacité des pintes, et autres griefs de ce genre qu’il me fit observer pendant la route.

Quant à moi, d’après la manière dont les choses avaient tourné, je me tins comme déchargé de toute espèce de responsabilité au sujet de la jument, et j’écrivis à mon oncle par quelle circonstance elle avait été emmenée en Écosse, l’informant qu’elle était entre les mains de la justice et de ses dignes réprésentants le bailli Trumbull et M. le clerc Touthope, auxquels je le renvoyais pour les détails. Le cheval retourna-t-il chez le chasseur de renards de Northumberland, ou continua-t-il de porter la personne du procureur écossais, c’est ce dont il est inutile de m’occuper maintenant.

Nous poursuivîmes notre route vers le nord-ouest avec beaucoup moins de rapidité que nous en avions mis dans notre retraite nocturne d’Angleterre. Des chaînes de montagnes stériles et sans intérêt se succédèrent sans interruption jusqu’à ce que nous fussions entrés dans la fertile vallée de la Clyde, et alors nous fîmes autant de hâte que nous pûmes pour arriver à la ville, ou, comme l’appelait très-pertinemment mon guide, à la cité de Glasgow. J’ai entendu dire que depuis quelques années elle mérite complètement le titre, qu’éclairé par une espèce de seconde vue politique, mon guide lui donnait alors. Un commerce étendu et toujours croissant avec les Indes occidentales et les colonies américaines a été, si l’on m’a bien informé, le fondement de sa richesse et de sa prospérité ; et si l’on assure la solidité de cette base, et qu’on bâtisse dessus avec soin, elle pourra soutenir un jour un immense édifice de prospérité commerciale ; mais à l’époque dont je parle, l’aurore de sa splendeur n’avait pas encore lui. L’Union, à la vérité, avait ouvert à l’Écosse le commerce des colonies anglaises, mais, par le manque de capitaux et la jalousie nationale des Anglais, les négociants écossais se trouvaient encore exclus en grande partie de la jouissance des privilèges que leur accordait le mémorable traité d’Union. La position de Glasgow au milieu des terres ne lui permettait pas de participer au commerce du continent ou de l’est, qui alimentait seul le peu d’affaires qu’on faisait encore en Écosse à cette époque. Cependant, quoiqu’elle fût loin de faire présager l’importance commerciale à laquelle chacun dit maintenant qu’elle doit arriver un jour, Glasgow, comme la première ville centrale de la partie occidentale de l’Écosse, avait un rang et une importance considérables. La Clyde, dont les eaux abondantes coulent si près de ses murs, lui ouvrait une navigation intérieure qui n’était pas sans quelque utilité. Et non seulement les plaines fertiles situées dans son voisinage immédiat, mais encore les comtés d’Ayr et de Dumfries, regardaient Glasgow comme leur capitale, lui transmettaient leurs produits, et en recevaient en retour les objets d’utilité et de luxe nécessaires à leur consommation.

Des sombres montagnes de l’Écosse occidentale on voyait souvent descendre des tribus sauvages, qui venaient fréquenter les marchés de la ville favorite de saint Mungo[1]. Il n’était pas rare de voir des troupeaux de bestiaux et de poneys (petits chevaux nains, velus et sauvages), conduits par des montagnards aussi velus, aussi sauvages, et quelquefois même aussi nains qu’eux, traverser les rues de Glasgow. Les étrangers contemplaient avec surprise leur costume antique et bizarre, et n’en éprouvaient pas moins à entendre les sons inconnus et barbares de leur langue, tandis qu’eux-mêmes, armés de fusils, de pistolets, d’épées, de poignards même, se livrant à cette paisible occupation, s’arrêtaient avec étonnement devant des objets de luxe dont ils ne concevaient pas l’usage, regardant avec une avidité presque alarmante ceux dont ils connaissaient l’utilité ou la valeur. C’est toujours avec répugnance que le montagnard quitte ses déserts ; et à cette époque reculée surtout, chercher à le naturaliser dans la plaine, c’eût été déraciner un pin du roc où il a crû pour le transporter ailleurs. Cependant, même à cette époque, il y avait excès de population dans les vallées des hautes terres, quoique diminuée de temps en temps par la famine ou par le fer : forcés par la nécessité, quelques uns de leurs habitants s’avançaient jusqu’à Glasgow, y formaient des établissements, y cherchaient et y obtenaient de l’emploi, quoique bien différent de celui auquel ils se livraient dans leurs montagnes. Ce renfort de population utile et laborieuse ne fut pas sans importance pour la prospérité de la ville. Elle lui dut les moyens de soutenir le petit nombre de manufactures dont elle se vantait déjà, et par conséquent les fondements de sa splendeur future.

L’aspect de la ville répondait à ces circonstances favorables. La rue principale était large et imposante, ornée d’édifices publics, dont l’architecture frappait les yeux sans être d’un goût bien pur, et bordée de hautes maisons en pierres de taille, dont la façade était quelquefois revêtue de riches ornements en maçonnerie, ce qui donnait à cette rue un air de majesté et de grandeur dont la plupart des villes d’Angleterre sont en quelque sorte privées par l’aspect fragile et mesquin des briques dont elles sont construites.

Ce fut un samedi soir, et trop tard pour s’occuper d’aucune affaire, que mon guide et moi nous arrivâmes dans la métropole occidentale de l’Écosse. Nous descendîmes à la porte d’une auberge dont l’hôtesse gaillarde et de bonne mine (suivant l’expression d’André, et qui me rappela l’hôtelière du vieux Chaucer) nous reçut civilement.

Le lendemain matin toutes les cloches de la ville qui étaient en branle nous annoncèrent la sainteté du jour. Cependant, malgré tout ce que j’avais entendu dire de l’austérité avec laquelle le dimanche est observé en Écosse, mon premier mouvement fut, assez naturellement, de chercher Owen sur-le-champ ; mais j’appris bientôt que toute tentative serait vaine jusqu’à ce que le service divin fût terminé. Mon hôtesse et mon guide se réunirent pour m’assurer que je ne trouverais pas âme vivante au bureau, ni dans l’habitation de M. Mac-Vittie, Mac-Fin et compagnie, auxquels la lettre de votre père, Tresham, me disait de m’adresser, et qu’à plus forte raison je n’y rencontrerais aucun des associés. C’étaient des hommes religieux et qui seraient alors où tout bon chrétien devait être, c’est-à-dire dans l’église de la Baronnie.

André Fairservice, dont le dégoût pour les lois de son pays ne s’était heureusement pas étendu aux autres professions savantes de sa terre natale, se mit alors à chanter les louanges du prédicateur qui devait célébrer l’office, et mon hôtesse répondit à chaque éloge par un amen. Le résultat fut que je me décidai à aller dans cette église si fréquentée, autant dans le dessein d’apprendre si Owen était arrivé à Glasgow que dans l’espoir d’en retirer une grande édification. Mais on avait animé mes espérances en m’assurant que si M. Éphraïm Mac-Vittie (le digne homme) était sur la terre des vivants, il ne manquerait pas d’honorer de sa présence l’église de la baronnie un tel jour, et que s’il y avait un étranger dans sa maison, il l’y conduirait avec lui sans aucun doute. Cette probabilité me détermina donc, et sous l’escorte du fidèle André, je partis pour l’église de la Baronnie.

Dans cette occasion toutefois j’avais peu besoin d’un guide, car la foule qui se pressait le long d’une rue rapide et mal pavée pour aller entendre le prédicateur le plus en vogue de toute l’Écosse occidentale, m’y aurait entraîné avec elle. En arrivant en haut de la montée, nous tournâmes à gauche, et une grande porte dont les deux battants étaient ouverts nous admit avec les autres dans le vaste cimetière qui entoure l’église cathédrale de Glasgow. L’édifice est d’un style d’architecture massif, sombre plutôt qu’élégant ; mais le caractère en est si purement conservé et si bien adapté à ses alentours, que la première vue en est vraiment imposante et fait naître une profonde impression d’admiration et de respect. J’en fus moi-même tellement frappé que je résistai pendant quelques minutes aux efforts que faisait André pour m’attirer dans l’intérieur de l’édifice, tant j’étais occupé à en contempler les dehors.

Situé dans une ville considérable et peuplée, cet antique et massif édifice paraît être dans la solitude la plus retirée. D’un côté, des murs très-élevés le séparent de la ville ; de l’autre, il est borné par un ravin au fond duquel murmure un ruisseau vagabond, invisible à l’œil, et dont le doux bruissement ajoute à l’effet de majesté imposante du lieu. Le bord opposé du ravin, qui s’élève d’une manière rapide, est couvert d’une plantation de sapins touffus dont l’ombrage épais s’étend sur une partie du cimetière et y répand une teinte sombre parfaitement en harmonie avec le reste du tableau. Le cimetière lui-même a son caractère particulier ; car, quoique d’une grande étendue, il est cependant trop petit pour le nombre d’habitants distingués qui y sont enterrés, et dont presque toutes les tombes sont couvertes de pierres sépulcrales. Il n’y a donc pas de place pour les hautes herbes qui d’ordinaire couvrent ces retraites où le méchant cesse de nuire et où l’homme fatigué trouve enfin le repos. Les larges pierres des tombeaux sont placées si près les unes des autres, que le cimetière en semble dallé, et, quoique n’ayant d’autre voûte que celle du ciel, rappelle nos vieilles églises d’Angleterre qui sont pavées de pierres funèbres couvertes d’inscriptions. Le contenu de ces tristes archives de la mort, les vains regrets qu’elles entretiennent, la triste leçon qu’elles renferment sur le néant de l’humanité, l’étendue de terrain qu’elles couvrent, et l’uniformité mélancolique de leur style, me rappelèrent le livre du prophète couvert d’écriture en dehors et en dedans, et où on ne lisait que lamentations, douleur et désespoir.

La majesté imposante de la cathédrale répond à ces accessoires. On convient bien que son aspect est un peu lourd, mais on sent en même temps que son effet serait détruit s’il y avait dans l’ensemble plus de légèreté et d’ornements. C’est la seule église métropolitaine en Écosse, excepté, m’a-t-on dit, la cathédrale de Kirkwall dans les îles Orcades, qui n’ait pas souffert pendant la réformation ; et André Fairservice, dont l’orgueil fut très-flatté de l’effet qu’elle produisait sur moi, m’expliqua ainsi les causes qui l’avaient fait épargner… « Ah ! c’est une belle église… On n’y trouve aucun de ces agréments, de ces brimborions d’ornements… C’est un bon bâtiment, bien solide et bien construit, qui durera autant que le monde, si la main des hommes et la poudre à canon ne s’en mêlent pas. Il l’a déjà échappé belle une fois, il y a bien long-temps, lors de la réformation, lorsqu’on a détruit les églises de Saint-André et de Perth pour les purifier du papisme, de l’idolâtrie, du culte des images et des reliques et autres iniquités de la grande prostituée qui siège sur sept montagnes, comme si une seule ne suffisait pas pour reposer sa vieille carcasse… Ainsi donc les communes de Renfrew, de la Baronnie et de Gorbal, et bien d’autres, se réunirent un beau matin pour venir à Glasgow essayer si l’on ne pourrait pas purger la grande église de toutes ces friperies du papisme. Mais les bourgeois de la ville eurent peur que leur vieil édifice ne succombât entre les mains d’aussi rudes médecins ; ils sonnèrent donc la cloche et assemblèrent leurs milices au son du tambour… Par bonheur le digne Jacques Rabat était alors doyen de la ville (et comme il était lui-même un bon architecte, il n’en fut que plus ardent à défendre la vieille église). Eh bien, les métiers s’assemblèrent donc, et offrirent de livrer bataille aux communes plutôt que de souffrir qu’elles démolissent leur cathédrale comme on avait fait ailleurs. Ce n’était certes point par amour pour le papisme, non, non ! personne ne dira jamais cela des bourgeois de Glasgow… Ainsi ils convinrent bientôt, par un arrangement, de tirer de leur niche toutes les statues idolâtres des saints (malheur à eux !), de sorte que les idoles de pierre furent brisées en morceaux comme le prescrit l’Écriture, et jetées dans le Molendinar[2], et la vieille église resta aussi fière qu’un chat débarrassé de ses puces, et tout le monde fut également content. J’ai entendu dire à des gens sages que si on en avait fait de même dans toutes les églises d’Écosse, la réforme eût été aussi pure qu’elle l’est à présent, et nous aurions des églises plus dignes de chrétiens ; car je suis resté assez long-temps en Angleterre pour être convaincu que le chenil d’Osbaldistone vaut mieux que la plupart des maisons de Dieu qu’on voit en Écosse. »

Là dessus André entra dans l’église, et je l’y suivis.



  1. Celui que les chroniques regardent comme l’auteur des premiers germes de civilisation dans ces contrées. a. m.
  2. Ruisseau près de Glasgow. a. m.