Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Lettres de Venise et de Milan

Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome premierp. 121-164).


Venise — Milan
30 Septembre 1858 — 25 Mars 1859.


58.

Venise,[1] 30 Septembre 58.
À l’amie,
Madame Elise Wille.

Croyez-le, chère amie, je dois rassembler toutes mes forces, rien que pour tenir bon. À chaque instant, il me faut m’écrier : « courage ! courage ! » sinon tout s’effondre ! — Ce qui seul me reste encore, c’est l’isolement, la solitude la plus complète. Elle est mon unique consolation, mon unique salut ! Et toutefois cela m’est tellement anti-naturel, à moi, qui aime tant à m’épancher sans arrière-pensée, sans réserve. Mais — il est vrai de dire que tout est anti-naturel chez moi. J’ignore ce qu’est la famille, ce que sont les parents, les enfants : mon mariage ne fut qu’une épreuve de patience et de pitié. Je ne connais aucun ami auquel je pourrais me confier absolument, sans en éprouver après coup des regrets ; de jour en jour, je sens davantage combien je suis mal compris, perpétuellement finement et grossièrement, et une voix intérieure, l’expression de mon être le plus vrai, me dit qu’il serait mieux de détruire sans pitié toute illusion à cet endroit, aussi bien pour moi-même que pour mes amis.

Le monde entier ne connaît que « le pratique » ; en moi, cependant, l’idéal acquiert une telle réalité, que je n’en ai point d’autre, et ne puis supporter qu’on y touche. Ainsi, dans ma quarante-sixième année d’existence, il me faut constater que mon unique consolation ne peut être que la solitude, que je dois demeurer seul. C’est bien cela, et je ne puis me cacher que ce n’est point là la considération qui est à même de refouler ma tendresse ; mais, si je devais agir en sens contraire de cette vérité, je serais sûr de me perdre entièrement : l’amertume et l’indignation submergeraient tout. Il faut donc patienter, me taire !

Si ma fantaisie se met finalement à l’œuvre, alors tout va bien, et les travaux de l’intelligence me tiennent lieu du reste, aussi longtemps qu’ils se poursuivent tranquillement. Mais, après tout, l’intelligence n’a d’autre nourriture que le cœur : et comme tout est triste, aride autour de moi !

Tout m’est étranger, tout est froid ! Aucun calmant, nul regard, nulle voix qui charme. J’ai fait serment de ne pas même me procurer de chien : il en sera ainsi, je n’aurai point près de moi ce qui pourrait m’être cher. — Elle, mais elle a ses enfants !

Ah ! ce n’est point un reproche ! Rien qu’une plainte ; et je pense qu’elle me prend volontiers comme je suis, et entend mes plaintes. J’ai toujours mon art ! Vrai, il ne me rend pas joyeux, et rien que de l’effroi m’envahit, lorsque je détourne mes regards de mon travail vers le monde, auquel il lui faut bien appartenir, et qui ne peut se l’approprier qu’avec des mutilations affreuses !

Mais, je n’ose songer à cela, non plus qu’à beaucoup d’autres choses encore : je le sais. Aussi je suis décidé à n’y point songer, et je me dis à tout moment : « courage ! courage ! » Il le faut ! Cela doit marcher — et cela marchera ! —

Et puis elle m’assiste si gentiment ! Quelle divine lettre vous m’avez envoyée d’elle aujourd’hui ! La chère et belle créature, — puisse-t-elle se consoler ! Son ami lui est fidèle, ne vit que d’elle, ne reste debout que par elle ! —

Oui ! il faut que cela marche et — cela ira ! — Je m’imagine que Venise me viendra en aide, et je pense que le choix de cette ville est excellent. À vrai dire, je voulais écrire à Wille comment je me trouve ici ; mais vous devez, cette fois encore, accepter la présente pour vous-même : il m’a déjà fait l’inoui sacrifice d’une lettre, dans laquelle il me donnait précisément à entendre, que c’était un véritable sacrifice. C’était des plus comiques, des plus plaisants, mais je ne veux plus lui occasionner cette peine, il vaudra mieux que nous causions ensemble de Venise, sur le canapé, dans son salon rouge aux beaux antiques. Remettez-lui mille compliments de ma part !

Je n’ai pas encore réellement de vie ici, à proprement parler ; je n’en aurai, que quand mon travail sera commencé : j’attends toujours le piano ! Contentez-vous donc de la description du coin de terre, où j’ai dû me décider à vivre. Ne m’avez-vous pas écrit que vous le connaissiez ? Mon palais est situé à mi-chemin environ de la Piazzetta et du Rialto, près du coude, que fait à cet endroit le Grand Canal, et qui est le plus nettement marqué par le palais Foscari (actuellement une caserne), à peu près en face du palais Grassi, que Monsieur Sina fait restaurer en ce moment. Mon hôte est autrichien ; il m’accueillit avec enthousiasme, sans doute à cause de ma célébrité, et se montre extraordinairement obligeant en toutes circonstances. (Il est cause également de ce que mon arrivée ici a été immédiatement divulguée par les journaux.) Vous avez lu, sans doute, que ma présence à Venise était considérée comme un acte de politique, en vue de me faufiler prudemment en Allemagne par les pays autrichiens. Même l’ami Liszt l’avait cru ;[2] il me mit en garde, il me conseilla de ne point me préoccuper de succès éventuels avec mes opéras en Italie, succès que, d’après lui, j’entrevoyais en pensée. Mon véritable terrain n’était pas là, et il s’étonnait de ce que je ne voulusse point le comprendre. La réponse à sa lettre me fut vraiment des plus pénibles !

Il était déjà question que j’aille à Vienne ; vous le saviez probablement aussi ; mais vous ne pouviez cependant y croire ? —

Jusqu’à présent, je suis le seul locataire dans mon palais, et j’occupe des pièces, dont l’aspect m’effraya, au premier abord. Mais je ne trouvai pas beaucoup d’habitations plus économiques, absolument rien de plus confortable : en conséquence je m’installai dans ma grande salle, qui est exactement deux fois plus grande que celle des Wesendonk, avec, au plafond, des fresques passables, sous les pieds des mosaïques superbes, et une acoustique certainement excellente pour mon Érard. Je m’efforçai immédiatement de corriger la raideur et le froid de l’habitation ; les portes entre une vaste chambre à coucher et un petit cabinet adjacent furent tout de suite enlevées et remplacées par des portières, cependant pas d’une étoffe aussi belle que mes dernières, dans l’« Asile » ; pour le moment c’est le coton qui doit me fournir mes décorations théâtrales. La couleur devait cette fois être rouge, parce que le reste était déjà meublé ; la chambre à coucher seule est verte. Un immense corridor me procure l’espace pour faire ma promenade du matin ; d’un côté il donne sur le Grand Canal par un balcon, de l’autre sur la cour, où est un petit jardin bien pavé. C’est donc là que je passe mon temps jusque vers cinq heures du soir ; je me prépare moi-même mon thé, le matin : j’ai deux tasses, dont j’ai acheté l’une ici, et dans laquelle je donne à boire à Ritter, quand je l’amène le soir ; dans l’autre, qui est très grande et très belle, je bois moi-même. Je possède encore un service pour boire de l’eau, que je ne me suis pas procuré ici : il est blanc, avec des étoiles d’or ; je n’ai pas encore compté les étoiles, vraisemblablement il y en aura bien plus de sept ![3]

À cinq heures je fais appeler le gondolier, car quiconque veut venir me voir, doit passer par l’eau (ce qui aussi me procure une agréable solitude). Par les étroites ruelles, à droite et à gauche, mais (vous savez !) sempre dritto, je vais au restaurant, place St Marc, où je retrouve ordinairement Ritter. Delà, sempre dritto, en gondole, vers le Lido ou le Giardino publico, où, d’habitude je fais ma petite promenade ; puis je retourne en gondole à la Piazzetta, pour y flâner encore un peu, y prendre ma glace au café de la Rotonde, et me rendre ensuite au traghetto, qui me reconduit, par la mélancolie du Grand Canal nocturne, à mon palais, où m’attend ma lampe allumée à huit heures du soir.

Le merveilleux contraste entre la silencieuse et mélancolique gravité de mon logis et de sa situation, et l’éternellement joyeux éclat de la place et de tout ce qui fait corps avec elle, la foule qui me laisse si agréablement indifférent, les gondoliers toujours à se quereller et à vociférer, enfin la silencieuse traversée dans le crépuscule du soir et dans la nuit tombante — ne manque presque jamais de me procurer une impression de bien-être, puis d’apaisement. Et c’est à quoi je me suis encore borné jusqu’ici ; je n’ai pas encore éprouvé le besoin d’aller voir les trésors d’art, je me réserve cela pour l’hiver : actuellement je suis heureux de pouvoir savourer avec une égale satisfaction l’agréable va-et-vient de ma journée. Je ne parle à personne, si ce n’est Ritter, qui est suffisamment taciturne pour ne point m’importuner : (il est seul aussi, sa femme est restée à la maison). Chaque soir, il me quitte au traghetto, et je reçois sa visite très rarement. Il est impossible de trouver aucun endroit, qui réponde mieux à mes besoins actuels. Si je m’étais trouvé seul dans une petite ville insignifiante, ne présentant aucun intérêt, je crois que finalement un besoin presque animal de société m’aurait forcé de saisir l’une ou l’autre occasion de rompre ma solitude. Des relations créées par un tel besoin, et se consolidant peu à peu, constituent précisément ce qui devient à la longue pour moi un supplice. Par contre, je ne pourrais nulle part mener une vie plus retirée qu’ici, car le spectacle intéressant, théâtralement captivant, qui se renouvelle chaque jour et maintient le contraste intact, ne fait naître aucun désir de jouer un rôle individuel dans cette scène ; je sens que je perdrais immédiatement le charme de tout ce qui se présente maintenant à mes yeux comme un spectacle purement objectif. Ainsi jusqu’à ce jour ma vie à Venise donne vraiment une fidèle image de mes rapports avec le monde, du moins tels que ceux-ci doivent être d’après mes vues et mes besoins résignés. Quels regrets n’ai-je pas, chaque fois que je m’en départis ! —

Lorsque le soir, place St Marc, où, les dimanches, une musique militaire se fait entendre, on joue des fragments de Tannhäuser et de Lohengrin, tout en m’indignant de la façon dont on traîne la mesure, je n’éprouve, en somme, aucune émotion. D’ailleurs on me connaît déjà partout ; notamment les officiers autrichiens me le témoignent souvent par des attentions d’une obligeance surprenante : cependant on sait que je veux mener une existence des plus retirées et, après m’avoir vu décliner conséquemment quelques visites, on me laisse tranquille. Je suis dans les meilleurs termes avec la police ; à de très courts intervalles, il est vrai, mon passe-port me fut demandé par deux fois, — de sorte que je songeais déjà à un commencement de mesures policières, — mais bientôt on me le rendit fort cérémonieusement, avec l’assurance que rien ne s’opposait à mon séjour ici. Donc l’Autriche, décidément, m’accorde l’hospitalité, ce qui est toujours digne d’appréciation. —

Ce qui donne encore à ma vie intime un caractère spécial, presque de rêve, c’est qu’elle est tout à fait sans avenir. J’éprouve le même sentiment que Humboldt et son amie.[4] Quand, le soir, je vogue sur l’eau, regardant la mer calme et claire comme un miroir, qui, à l’horizon, se confond vraiment avec le ciel, quand les rougeurs du firmament ne font plus qu’un avec leur reflet dans l’eau, j’ai vraiment devant moi le tableau de ma vie actuelle : passé, présent, futur sont aussi peu distincts que, là-bas, la confusion de la mer et du ciel. Cependant des stries apparaissent ; ce sont les îles au ras de l’eau qui se profilent çà et là ; un mât de navire lointain s’érige à l’horizon ; l’étoile du soir brille, la clarté des astres rayonne, là-bas au ciel, ici dans la mer — que sont donc passé, futur ? Je ne vois que des étoiles et une pure clarté rose, entre lesquelles glisse ma gondole, sans bruit, avec le doux clapotis de la rame. — Cela peut bien être le présent. —

Saluez de ma part, mille fois, mon cher ange ; qu’elle ne dédaigne point la tendre larme qui me tombe le long de la joue ! Savourez cela aussi, par la force de votre noble amitié. Comme nous sommes pourtant heureux !

Adieu !

Votre
R. W.


59

Venise, 19 Janvier 59.

Merci pour le beau « conte de fée », amie ! Il serait aisé d’expliquer comment dans tout ce qui vient de vous à moi je trouve un sens symbolique. Hier encore, au moment précis, vos nouvelles m’arrivent comme une sorte de nécessité évoquée par la magie. J’étais au piano ; la vieille plume d’or ourdissait sa dernière trame sur le 2e acte de Tristan, et dessinait justement, avec des lenteurs insistantes, les joies fugaces du premier revoir de mes deux amants. Lorsque, comme cela arrive pour l’instrumentation, je m’abandonne avec un apaisement final à la jouissance de ma propre création, souvent je m’abîme, en même temps, dans une infinité de pensées, qui me livrent involontairement la nature tout originale, éternellement incomprise du monde, du poëte, de l’artiste. Le merveilleux, et l’opposition déterminée aux conceptions ordinaires de la vie, je les reconnais alors clairement à ceci, c’est que, tandis que les premières se guident et se constituent toujours exclusivement par le maintien de l’expérience, la conception du poëte saisit, avant toute expérience, par la puissance qui lui est propre, ce qui seul donne du sens, de la signification à l’expérience. Si vous étiez une philosophe bien exercée, je vous ferais remarquer que nous touchons ici, dans une importante mesure, au phénomène, qui seul rend toute conscience possible, et ce pour la raison suivante : l’entière charpente de l’espace, du temps, de la causalité, dans laquelle le monde se présente à nous, est constituée d’avance dans notre cerveau, comme formant ses plus caractéristiques fonctions, de sorte que ces propriétés essentielles de toutes choses, à savoir l’espace, le temps et la causalité, sont déjà contenues dans notre tête avant la conception de ces choses, puisque sans cela nous ne pourrions point les reconnaître. Ce qui maintenant est élevé au-dessus de l’espace, du temps, de la causalité et qui n’a pas besoin de ces moyens de reconnaissance, donc ce quelque chose qui est affranchi de ces conditions de limite, dont Schiller a si bien et si magnifiquement dit, qu’il est uniquement vrai, parce qu’il n’a jamais été ; ce quelque chose, qui est absolument incompréhensible pour la conception ordinaire de la vie, n’est reconnu que par le poëte, au moyen de cette même prédisposition qui est en lui, et constitue l’essence de sa qualité de poëte, de manière qu’il est capable de le représenter avec une sûreté infaillible, — ce quelque chose, qui est plus déterminé et plus certain que n’importe quel autre objet de conscience, quoiqu’il ne possède aucun attribut du monde qui nous est connu par l’expérience.

Le plus grand miracle serait maintenant que ce quelque chose, aperçu d’avance et ayant pris forme, entrât finalement dans le domaine de l’expérience du poëte. Son idée aurait alors une grande part dans cette réalisation ; plus pure et plus élevée serait cette idée, plus détachée du monde vulgaire et plus incomparable serait cette création. Elle purifierait sa volonté ; son intérêt esthétique deviendrait moral ; et à la plus haute idée poétique se joindrait la plus haute conscience morale. La tâche du poëte sera alors d’avérer ce quelque chose dans le monde moral ; il sera conduit par la même prescience qui, devenue conscience de l’idée esthétique, l’a déterminé à la représentation de cette idée dans l’œuvre d’art et l’a rendu apte à l’expérience.

Le monde ordinaire, qui est exclusivement sous l’influence de l’expérience imposée du dehors, et ne parvient à saisir que ce qui lui est apporté en quelque sorte palpablement et sensiblement, ne pourra jamais comprendre cette situation du poëte en face de son monde expérimental à lui. Il ne pourra jamais s’expliquer la remarquable sûreté de ses créations autrement, qu’en croyant que celles-ci doivent être tombées sous son expérience, aussi directement que tout ce dont lui-même a conservé l’expérience dans sa mémoire.

De la manière la plus étonnante cette manifestation arrive à la perception chez moi-même. Mes conceptions poétiques devancent toujours les expériences conscientes qui s’en suivent, à tel point que je ne puis pour ainsi dire attribuer la nature de mon développement moral, ainsi que la direction qu’il a suivie, qu’à ces mêmes conceptions. Le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, les Nibelungen, Wodan m’étaient tous présents à l’esprit avant d’entrer dans le domaine de ma conscience déterminée. En quels merveilleux rapports je suis maintenant avec Tristan, vous le sentez facilement. Je le dis en toute franchise, — parce que c’est une manifestation qui, si elle n’appartient pas au monde, appartient toutefois à l’esprit consacré, — jamais idée n’est parvenue à une conscience plus déterminée. En quelle mesure les deux se sont prédéterminées l’une l’autre est si subtil, si merveilleux, qu’une ordinaire façon de voir ne pourra se l’imaginer que très pauvrement, très inexactement. Maintenant que Savitri-Parzival occupent mon cerveau, et s’efforcent d’arriver à l’état d’idée poétique —, maintenant, tandis que je me penche avec le calme réfléchi du créateur sur mon Tristan, mon œuvre d’art en voie d’achèvement, — maintenant qui peut deviner de quelle atmosphère miraculeuse je me sens envahi, arraché de ce monde à tel point que je puis déjà me le figurer tout à fait vaincu ? Vous le sentez, vous le savez ! oui, et personne autre que vous, peut-être !

Car si un autre encore le sentait, le savait, personne ne nous en voudrait plus, et toute expérience douloureuse pénétrant du dehors dans son cœur, il l’offrirait en sacrifice, l’âme haute, l’âme ennoblie, aux intentions supérieures du Génie de l’Univers, qui de lui-même crée les expériences, afin de souffrir par elles, et de s’élever ainsi des souffrances à lui-même, — également pour l’amour de sa participation à ces intentions. Mais — qui comprend cela ? Est-ce qu’il y aurait de si inexprimables souffrances dans le monde, si notre conscience était égale à notre volonté d’être heureux, laquelle est la même chez tous ? Uniquement en ceci réside la misère des hommes : si nous reconnaissions tous également et analoguement l’idée du monde et de la vie, les misères humaines seraient impossibles. D’où vient donc la confusion des religions, des dogmes, des opinions qui se combattent éternellement ? De ce que tous veulent la même chose, sans le reconnaître. Donc, que le voyant se sauve à l’écart, et surtout qu’il ne combatte plus ! Qu’il souffre en silence de la folie, qui le regarde partout en ricanant, de la folie, qui s’insinue vers lui sous toutes les formes, de toutes façons, impérieuse là, où il est aveugle, convoitante là, où il dédaigne. Ici il n’y a qu’une ressource : — Se taire et être patient ! —

Cela vous apparaîtra sans doute comme une espèce de « conte de fée », aussi, mais tout autre : peut-être qu’il contient la clef du vôtre.[5] Le moineau gris loue son créateur et, aussi bien il le comprend, aussi bien il chante ! —

Vous voyez que je suis bien heureux de pouvoir travailler. C’est vraiment un bonheur, en regard duquel une maladie déterminée, sérieuse, ne constitue pas un tellement grand malheur, parce qu’elle aussi libère l’esprit et met en action les forces morales. L’état le plus fâcheux est bien celui où, ne souffrant pas à vrai dire de maladie, nous nous sentons dépendants, inquiets, où nous éprouvons une profonde gêne dans nos rapports avec le monde extérieur, où veulent prédominer les exigences et les désirs, où le besoin instinctif de l’activité ne trouve aucun ferme point d’appui, où tout est interdit, arrêté, où rien n’est autorisé, où rien ne s’harmonise, où donc naissent le vide, le désespoir, le désir, la nostalgie — la volonté. Il n’est accordé à aucun mortel de vivre toujours suivant son véritable être supérieur ; toute son existence repose en réalité sur une lutte continuelle avec les conditions inférieures de la possibilité de cette existence même, oui, sa nature supérieure ne peut se faire jour que par la victoire finale dans cette lutte, elle n’est autre que cette victoire même ; donc la force qui conduit à cette victoire n’est, au fond, rien qu’une négation perpétuelle, à savoir une négation de la puissance de ces conditions inférieures. Et ceci apparaît déjà très ostensiblement dans la seule conformation physique de notre corps, où, éternellement, toutes les parties, même les éléments primordiaux, du tout aspirent à la dissolution, à la séparation, ce qui réussit, finalement, dans la mort physique, aux différentes parties du corps, quand la vie, usée par la continuité de la lutte, a enfin perdu sa force. Nous avons donc toujours à lutter pour être seulement ce que nous sommes ; et, plus inférieurs sont les éléments de notre existence à qui nous avons à imposer la soumission, moins dignes nous nous présentons probablement de notre être le plus élevé, au moment même où nous sommes en lutte avec ces éléments seuls. Ainsi j’ai à lutter quotidiennement, et presque toujours contre les conditions fondamentales purement physiques de mon existence. Je ne suis point maladif, mais extraordinairement sensitif, de sorte que j’éprouve douloureusement tout ce qui n’entrerait même pas dans le domaine de ma conscience, si j’avais moins de sensibilité. Evidemment je dois bien me dire, que cette cause de mon état de malaise disparaîtrait, pour la plus grande part, si ma sensibilité, à ce point excessive, était distraite et agréablement absorbée dans l’entourage où je vis par un élément, qui me revient en toute justice peut-être, et qui me fait défaut absolument. Il me manque un milieu aimant et sympathique, pour attirer ma sensibilité, la captiver, comme une sentimentalité à conquérir doucement. Amie ! — ceci soit dit avec le plus grand calme, en souriant — quelle misérable existence je mène ! Certes, il ne me faut pas lire la biographie de Humboldt, si je veux me réconcilier avec ma destinée !

Vous le savez bien ! Je ne le dis pas non plus pour exciter la compassion, mais — je vous le répète, précisément parce que vous le savez ! —

Je ne puis plus arriver à la vraie joie, qu’en atteignant le dernier sommet de mon ascension. Mais, justement, il est difficile d’y atteindre, d’autant plus difficile, que le but est plus élevé. Figurez-vous exactement la courte durée de mon bien-être en comparaison de la longue durée de mes peines ! Mais tout cela, vous vous l’êtes déjà figuré et le savez. Pourquoi le dis-je ? Rien que parce que vous le savez ! J’ai besoin de beaucoup de bons souhaits — et je vous dis cela, parce que je sais que vos souhaits toujours m’accompagnent. —

Je veux continuer maintenant à me plaindre. — Mon logis est vaste, beau, mais terriblement froid. Je sais à présent que c’est seulement en Italie que j’ai connu le froid, non pas dans la villa Wesendonk, moins encore dans « l’Asile ». Jamais de la vie je n’ai eu autant de rapports personnels avec le poêle, qu’ici dans la belle Venise. Le plus souvent le temps est clair, le ciel sans nuages ; j’en suis heureux !

Mais il fait froid ici, quoique la température soit peut-être plus basse chez vous et en Allemagne. La gondole ne me sert plus que comme moyen de transport ordinaire, et non plus pour l’agrément, car on y gèle, à cause du vent du nord, cause principale de ce temps clair. Le plus pénible pour moi, c’est de ne pas pouvoir faire mes promenades par monts et par vaux : il ne me reste plus que la flânerie parmi le beau monde à la Piazzetta, le long du quai, dans la direction du Jardin public, trajet d’une demi-heure, à travers une foule toujours terriblement compacte. Venise est une merveille ; mais seulement une merveille. —

Souvent la nostalgie ramène ma pensée vers ma chère Sihlthal, vers les hauteurs de Kirchberg, où je vous voyais parader en voiture. Dès qu’il fera un peu plus chaud, et que je pourrai ménager une courte pause dans mon travail (car il constitue mon unique ressource !), je me propose d’aller en excursion à Vérone et ses environs. Là, c’est déjà la proximité des Alpes. J’éprouve une impression extraordinairement mélancolique en apercevant, par les temps clairs, du Jardin Public, la chaîne des Alpes tyroliennes au loin. Alors m’envahit souvent un désir ardent de ma jeunesse, qui m’attire vers les cimes, sur lesquelles les contes de fées édifient le resplendissant bourg royal, où habite la belle princesse. C’est le roc, sur lequel Siegfried découvre Brünnhilde endormie. Le grand espace plane, qui m’entoure ici, ne m’évoque que la seule résignation.

Mes rapports avec le monde moral ne sont pas brillants. Tout est tannant, dur et pauvre, comme il doit l’être. Comment se présente ma situation personnelle, Dieu le sait ! De Dresde[6] on m’impose l’étrange exigence d’aller là-bas, avec un sauf-conduit, afin de me présenter devant le tribunal pour que l’on instruise mon procès. Je puis être sûr de la grâce royale, même en cas de condamnation. Ceci serait fort beau pour quiconque trouverait son bonheur dans cette soumission aux révoltantes chicanes des audiences etc. etc ; mais moi, qu’y gagnerais-je, bonté divine ! À côté du problématique réconfort de quelques éventuelles représentations de mes œuvres, les exaspérations, les tracas, le surmenage, très certains, et d’autant plus inévitables que, par suite de mon existence retirée pendant dix ans, je suis devenu très sensible au moindre contact avec cette odieuse singerie de l’art, dont cependant j’aurais à me servir comme moyen unique. Je n’ai donc donné aucune suite à cette sommation de Dresde. Assurément je demeure ainsi tout à fait en suspens avec mes travaux. Il me serait impossible de rien laisser représenter de mes œuvres nouvelles, sans intervenir personnellement. Le prince qui m’est le plus énergiquement dévoué semble être le grand-duc de Bade. Il m’a fait dire que je puis être certain d’une représentation de Tristan à Carlsruhe sous ma direction. On voudrait que ce fût pour le 6 Septembre, jour anniversaire du grand-duc.

Je n’aurais rien à objecter. Et la sympathie constante de l’aimable jeune prince me prédispose cordialement en sa faveur. Voyons donc s’il persistera dans ces dispositions, et si — je serai prêt. J’ai encore un grand et sérieux travail devant moi. Mais j’espère pouvoir arriver au bout sans trouble. Cependant je ne pourrai, en tout cas, terminer avant Juin — après quoi, si toutes choses demeurent en état, je pense quitter Venise, et aller retrouver mes montagnes de la Suisse. Je viendrai alors demander, chère amie, si vous me connaissez encore, et si je suis le bienvenu chez vous en venant vous saluer.

Le jour de l’an, Karl Ritter est revenu et maintenant il a repris ses visites de tous les soirs, à huit heures. Il dit qu’il a trouvé ma femme ayant un peu meilleure mine. D’après les apparences, elle se porte au total assez bien et je veille pour que rien ne manque à son confort. Les terribles palpitations de cœur semblent s’être apaisées, mais elle souffre encore toujours d’insomnies et, depuis que le calme relatif lui est venu, elle se plaint d’oppressions croissantes à la poitrine, avec des accès prolongés de toux, ce qui ne me donne malheureusement pas grand espoir en sa guérison. Le médecin, un ami éprouvé,[7] désire ajourner son jugement final sur le développement de la maladie jusqu’après le résultat d’une cure prolongée à la campagne, l’été prochain. Après des secousses aussi violentes et surtout à la suite des continuelles insomnies, avec, comme conséquence, le manque de nutrition, il faut attendre maintenant ce que la nature a décidé pour cette pauvre créature angoissée, qui se trouve si étrangère maintenant dans le monde. Vous ne doutez pas un seul instant, mon amie, que mon attitude vis-à-vis de la pauvre ne soit tout ménagements, considération et bonté ? —

De la sorte les soucis s’accumulent pour moi — où que je porte mes regards : le monde me rend la vie difficile, chère enfant ! Il est donc bien explicable que je vous occasionne des soucis également ! Vous ne vous souciez pourtant qu’à propos de mes propres soucis. Ah ! vous m’aidez toujours avec tant de bonté ; et où vous ne me secourez point, je cherche mon salut en vous.

Savez-vous comment ? Je soupire profondément, jusqu’à l’instant où un sourire me vienne : puis, un noble livre ou — à mon travail. Alors tout cède, car vous êtes auprès de moi, et je suis auprès de vous. — Et, si vous voulez bien m’envoyer de temps en temps un livre que vous avez lu, je l’accepte de grand cœur. Il est vrai que je lis fort peu ; mais alors je lis avec fruit, et vous en donnerai la preuve ensuite. Je vous recommande également une lecture : lisez donc « La Vie et les œuvres de Schiller » par Palleske. Un seul volume a paru jusqu’ici. Pareille lecture, l’histoire intime du développement et de la vie d’un grand poëte, c’est ce qui doit éveiller le plus la sympathie au monde. Cela m’a été d’un grand attrait. Il faut parfois oublier Palleske, et s’en tenir exclusivement aux informations directes des amis ou amies de Schiller. C’est extraordinairement captivant ; oui, en certains endroits, vous serez tout à fait… étonnée. Schiller, dans sa jeunesse, quand il était attaché au théâtre de Mannheim, se trouva sur un écueil, d’où il fut sauvé par un être magnifique, lequel, pour son bonheur, lui apparut très tôt dans sa vie. Il vous faudra m’écrire longuement à ce sujet ! Et, — le puis-je maintenant — je vous écrirai aussi, de nouveau, plus souvent. Vous apprendrez alors tout ce que vous désirez savoir de moi — l’étrange exilé que je suis. Absolument tout ; je ne vous cacherai rien ! Vous pouvez dès à présent le constater.

Certes j’écrirai encore une fois à Myrrha : quels grands yeux elle va faire ! Préparez-la seulement à mon écriture. Et si Wesendonk veut savoir quelque chose de moi, je lui écrirai aussi : je le lui ai déjà dit. Aujourd’hui saluez-le bien de ma part !

Je me sépare de vous les palmes de la paix à la main ! Là, où repose ma couronne d’épines, embaument immortellement mes roses. Les lauriers ne me tentent pas — c’est pourquoi, si je veux m’orner aux yeux du monde, je choisis les palmes !

La paix ! La paix soit avec nous ! —

Mille, mille salutations !

Votre R. W.


60.

Venise, 22 Février 59.[8]

Conformément à la loi de Bouddha, la Suprême-Perfection, celui qui est chargé de fautes doit faire sa confession à haute voix devant toute la communauté, et par cela seul il est libéré. Vous savez de quelle façon je suis devenu involontairement bouddhiste. Aussi j’ai toujours, sans m’en rendre compte, des affinités avec la maxime bouddhiste de la mendicité. Et c’est une maxime très fière. Le religieux s’en va par les villes et les rues des hommes, se montre nu et ne possédant rien, et procure ainsi, par son apparition, aux croyants l’occasion précieuse d’accomplir la plus noble, la plus méritoire des œuvres, en lui donnant, en lui faisant l’aumône : son acceptation constitue la grâce la plus visible qu’il nous montre, oui, dans cette grâce se trouve la bénédiction, l’élévation, qu’il procure à ceux qui ont fait l’aumône. Il n’avait nul besoin des dons, car de son propre vouloir il a renoncé à tout, rien que pour restaurer les âmes en acceptant des aumônes.

Je veux devenir le co-initié de ma destinée jusque dans le moindre détail ; non point pour la conduire contre le courant du monde, mais pour me mettre face à face avec lui, sans illusion. Pour mon avenir je n’ai pas de besoins : vous savez qu’il me faut renoncer au plus noble besoin de ma vie ; comment pourrais-je alors vouloir m’illusionner sur une disposition quelconque de ma destinée ? Rien que pour d’autres j’ai des désirs : si ces désirs sont impossibles à réaliser, il me faut alors y renoncer également. Car, après tout, le bonheur de chacun doit prendre sa source en soi-même : les remèdes sont des illusions.

Cela ne sonne-t-il pas avec bien de la gravité et bien mélancoliquement ? — Et cependant je vous le donne à titre de consolation. Je sais que vous aviez besoin de cette consolation, parce qu’il vous faut être tranquillisée à mon sujet. Et maintenant, nous voulons nous mesurer dans cette douce pratique : la consolation pour la consolation ! —

Je renonce à l’Allemagne, d’un cœur calme et froid ; je sais aussi qu’il le faut bien. Pour mon avenir je n’ai encore rien décidé, sauf l’achèvement de Tristan !

L’archiduc Max, sur ma demande, a tout de suite fait abroger les mesures d’exil prises contre moi.[9] Je veux tâcher de terminer l’esquisse du 3e acte. J’en ferai alors, plus tard, l’instrumentation en Suisse, probablement non loin de chez vous, à Lucerne, où je me suis assez bien plu l’hiver dernier. Je passerai l’hiver prochain à Paris, vraisemblablement — les apparences sont telles, du moins, sinon mes désirs ; je dois, bien au contraire, faire un effort considérable sur moi-même. —

Je remercie Wesendonk pour sa proposition. Ne faites pas trop attention, vous et lui, à ma correspondance avec Moscou. Il est dans ma destinée de devoir prendre ces arrangements, puis l’assistance insuffisante me fait moins souffrir que la voie pour y arriver, laquelle cependant personne ne peut m’épargner. Il est vrai que, un jour, la postérité sera étonnée de voir, que moi précisément, j’ai été forcé de traiter mes œuvres comme une marchandise : dès que le monde joue le rôle de postérité, il revient toujours quelque peu à l’intelligence, et il oublie, alors, par une puérile illusion, qu’il est toujours le monde contemporain, en laquelle qualité il reste toujours insensible et stupide. Mais c’est bien ainsi : impossible d’y rien changer. D’ailleurs vous me dites la même chose en parlant des hommes. Et à moi-même il y a peu à changer aussi : je garde mes petites faiblesses, aime à m’installer confortablement, ai du goût pour les tapis et un beau mobilier, m’habille volontiers de soie et de velours chez moi et pour le travail, et — dois pour cela aussi tenir mes correspondances ! —

Mais qu’importe, pourvu que Tristan soit mené à bonne fin : et il le sera, comme aucune œuvre encore ! Est-ce que le petit kobold est sage et l’amie consolée ?

N’oubliez pas Vienne ! Peut-être que la ville vous procurera quelque peu d’agrément ; je voudrais y aller moi-même une fois : maintenant vous devez le faire pour moi. J’apprends toujours des nouvelles réconfortantes au sujet de la représentation de Lohengrin là-bas, et je suis porté à croire, que de toutes les représentations de mes opéras celle-là sera la meilleure. J’attends de Vienne une information certaine, m’indiquant la durée de la « saison » et si vous pourrez encore voir Lohengrin. Dès que je l’aurai, je vous écrirai.

Et maintenant mes meilleurs salutations ; aussi ma vive gratitude à Wesendonk. — Le petit kobold a été fort sage, et l’amie, je la salue du plus profond de mon cœur ! Adieu !

R. W.



61.

Venise, 2 Mars 59.[10]

Grand merci à la charmante dame des contes de fée ! Elle raconte si bien, et ne porte cependant pas les rides de l’expérience comme en portait Grimm ! Mon humeur est bonne, à cause du 2e acte parfaitement réussi. L’autre soir Ritter et Winterberger[11] m’ont induit à en jouer peu à peu les passages principaux. J’ai bien vu que j’avais fait une belle chose ! Toutes mes œuvres antérieures, les pauvres, sont jetées de côté par ce seul acte ! Ainsi je sévis contre moi-même, et occis tous mes enfants, à l’exception d’un seul.

Bonté divine ! Tu sais ce que je veux ! C’est limpide, clair, transparent comme la pureté de ton cristal le plus beau ! De mon véritable for intérieur ne monte plus le moindre nuage, qui pourrait voiler pour n’importe quel être la vue de ma clarté ! Ce sont les hommes qui les évoquent d’eux-mêmes et les épandent sur moi, ces nuages ; pendant combien de temps devrai-je encore les chasser, pour vous montrer que, après tout, je suis un homme bon et pur ? Et ce n’est point pour moi que je les chasse, ces nuages, car je resterais aussi bien ce que je suis ; mais les hommes se cachent à ma vue derrière eux et je ne puis les réjouir ! —

Mon amie, que j’ai de difficultés, de difficultés à n’en pas finir ! Mais mon bon ange cependant me fait signe aussi ; toujours il me console et me procure le repos, quand j’en ai le plus besoin. En conséquence je veux le remercier et me dire : « cela devait être ainsi — pour pouvoir être ainsi ! » Celui-là seul connaît la palme, qui portait la couronne d’épines : et elle repose si douce, si légère dans la main, elle se recourbe autour de la tête comme l’aile d’ange la plus subtile, pour nous envoyer fraîcheur et réconfort ! —

Nos lettres se sont croisées : la vôtre arriva lorsque je venais d’avoir remis la mienne à la poste, précisément !

Depuis assez longtemps je suis tout à fait seul. Karl Ritter m’a quitté pour aller congratuler, à l’occasion de son anniversaire, sa mère malade. Lorsqu’il me quitta, je relevais justement d’une maladie, qui avait interrompu mon travail à peine commencé : je lui promis de terminer un autre fragment important de Tristan pour la date de son retour. Mais, de nouveau, je dus me résigner à garder la chambre, et, cette fois, à la suite d’une blessure externe à la jambe, j’étais condamné à ne point bouger de ma chaise, d’où l’on devait me porter dans mon lit. Cela a duré jusque maintenant à peu près ; depuis quelques jours seulement je sors de nouveau en gondole. Je vous écris tout cela, afin de joindre à ce récit douloureux la remarque suivante : c’est que, pas un instant, la patience ne m’a manqué, mon esprit est resté libre et gai, malgré qu’il me fallût de nouveau abandonner le travail. Pendant tout ce temps je ne vis personne, excepté mon médecin, Louisa, ma « donna di servente », qui me soignait et me pansait fort bien, et Pietro, qui devait beaucoup s’occuper du chauffage, allait chercher mes repas et, matin comme le soir, me portait de mon lit à ma chaise et de ma chaise à mon lit, avec l’assistance d’un gondolier. J’appelais cela le « traghetto », et pour cette opération je faisais usage du cri « poppe ! » bien connu à Venise. Louisa et Pietro étaient toujours étonnés et heureux de me trouver de bonne humeur ; ce qui les amusait surtout, c’est quand je leur faisais comprendre pourquoi je conversais si difficilement avec eux, à savoir, qu’ils parlaient le dialecte vénitien, tandis que moi je ne parlais et ne comprenais que le pur toscan.

Un de ces jours derniers je reçus la visite d’un brave homme, très intelligent et très cultivé, un certain prince Dolgoroucki.[12] Ma foi, le voir entrer me fit certes plaisir, mais son départ me réjouit davantage encore : tellement je suis satisfait quand personne ne vient m’entretenir ou me distraire. Je n’ai pas lu beaucoup non plus ; en pareilles circonstances, je lis toujours peu. Cependant je commandai la Correspondance de W. de Humboldt ; elle ne m’a que médiocrement plu, oui, il m’en coûta même d’en lire de longs passages. J’en connaissais déjà les meilleurs fragments par des morceaux choisis : certaines quatre lignes m’étaient plus chères que tout le reste, tiré en longueur et manquant de clarté. Ces quatre lignes, vous les devinez ?

Je m’intéresse plus à Schiller : j’ai maintenant un plaisir extrême à m’occuper de lui. Gœthe avait de la peine à se maintenir à côté de cette nature éminemment sympathique. Comme tout ici respire le désir de la vérité ! On croirait que cet être n’a jamais existé, qu’il n’a porté son regard au dehors, que vers la lumière et la chaleur de l’esprit. Sa santé souffrante ne le gênait apparemment pas en cela : à l’époque de la maturité il semble avoir été exempt aussi de toute souffrance morale. Tout paraît avoir été supportable autour de lui. Et puis il y avait encore tellement de choses à apprendre pour lui, tant de choses qui, à l’époque, où Kant avait laissé bien des sujets importants dans l’incertitude, étaient difficiles à acquérir, notamment pour le poëte, qui veut la clarté également dans l’abstraction. À tous les hommes de ce temps il ne manque qu’une seule chose : la musique. Mais ils en ressentaient justement le besoin, ils en prévoyaient la naissance. Cela se révèle souvent avec évidence, notamment là où, très heureusement, on substitue le contraste de la poésie épique et lyrique à celui de la poésie plastique et musicale. Mais la musique a fait acquérir une toute-puissance en comparaison de laquelle les poètes de cette période de développement, si remarquablement éprise de recherche et de zèle, ne sont que des dessinateurs d’esquisses, malgré tous leurs travaux. C’est justement à cause de cela qu’ils me sont si chers : ils constituent mon vrai héritage. Mais ils étaient heureux — plus heureux sans la musique. L’idée abstraite n’apporte pas la souffrance ; tandis que dans la musique toute abstraction devient sentiment. Cela vous consume, cela vous brûle, jusqu’à ce que la flamme claire jaillisse, jusqu’à ce que la nouvelle lumière merveilleuse puisse apparaître !

Puis j’ai fait aussi beaucoup de philosophie et j’ai abouti à des résultats importants, qui complètent et corrigent mon ami Schopenhauer.[13] Mais je préfère ruminer cela dans mon cerveau plutôt que de l’écrire. En outre, des projets poétiques se présentent en foule. — Parzival m’a énormément occupé : notamment m’apparaît, toujours plus vivement et sympathiquement, une créature étrange, une femme merveilleuse, un des démons de l’univers (la messagère du Graal). Si jamais j’exécute ce poème, j’aurai fait quelque chose de très original. Seulement je ne me figure pas combien de temps je devrai vivre, s’il me faut encore réaliser tous ces projets. Si j’étais réellement attaché à la vie, je pourrais me croire destiné à une très longue existence en raison de leur nombre. Mais cela ne s’accomplira pas nécessairement. Humboldt raconte que Kant avait encore une masse d’idées à développer, quand la mort, à un âge fort avancé, vint naturellement l’en empêcher.

Déjà contre l’achèvement de Tristan je remarque cette fois-ci une résistance absolument fataliste du Destin ; cela ne m’excitera pas cependant à poursuivre mon travail avec plus de hâte. Au contraire, j’œuvre, comme si de toute ma vie je ne voulais plus m’occuper d’autre chose. Mais Tristan en devient d’autant plus beau que tout ce que j’ai fait jusqu’ici ; la plus petite phrase a pour moi l’importance de tout un acte, tellement j’y apporte mes soins. Et, puisque je parle de Tristan, il me faut vous dire que je suis heureux d’avoir reçu à temps un premier exemplaire du poëme tout nouvellement imprimé, pour vous l’envoyer à titre de présent.

Comme je me trouvais toujours très mal à l’aise, sans être à proprement parler malade, je sentis le besoin de faire une excursion dans le pays. Je voulais aller à Vicence ; le train partant filait cependant vers une autre direction, et comme cela je descendis à Trévise. Après une nuit pitoyable, je me disposais, vu le beau soleil, à une bonne promenade à pied, d’environ trois lieues allemandes. Je passai la porte de la ville et allai droit aux Alpes, qui, fières et belles, allongeaient leur chaîne devant moi. Je réfléchis beaucoup. Je rentrai, le soir, dans la cité des lagunes, fatigué, et me remémorai la principale impression de cette excursion. J’étais assez mélancolique, de garder uniquement le souvenir de la poussière et des chevaux misérables, que j’avais rencontrés de nouveau. Tristement je regardais mon Grand Canal muet. « De la poussière et de pauvres, misérables chevaux martyrisés, eh bien ! ici tu ne les vois pas ; mais il s’en trouve partout dans le monde ! » — J’éteignis ma lampe, invoquai la bénédiction de mon bon ange — et alors s’éteignit aussi pour moi la lumière, — la poussière et la tristesse s’évanouirent !

Le lendemain je me remis au travail. Et puis il me fallut écrire des lettres. Mais j’ai raconté cela déjà. Demain je veux de nouveau travailler. Cependant cette lettre-ci devait d’abord être écrite. Par elle je glisse dans la nuit, où s’éteint la lumière, où s’évanouissent poussière et tristesse. —

Merci, mon enfant, pour m’avoir ainsi accompagné. Est-ce qu’il se trouverait quelqu’un pour ne point m’en féliciter ?

Et mille salutations ! Mille bonnes et belles salutations !

R. W.

62.

Venise, 10 Mars 59.
Ma chère Myrrha,[14]

C’était une bien belle lettre, réellement écrite à la main, celle que tu m’as envoyée ! Quiconque se refuse à le croire, vienne donc voir ! Mon enfant, je ne puis pas écrire aussi bien, étant déjà trop âgé ! Si donc il y a dans ma réponse quelque chose que tu ne comprennes pas, demande l’explication à maman ; elle t’a appris à si bien écrire, elle pourra donc aussi t’aider pour la lecture. Je sais pourtant qu’il y a beaucoup de choses que tu pourrais lire sans l’intervention de maman ; je n’en doute pas un instant. Mais lire une lettre de moi sera d’autant plus difficile, que je n’ai jamais enseigné l’écriture à une Myrrha. Ainsi je me suis habitué à écrire à ma manière, laquelle te paraîtra quelque peu difficile à déchiffrer. Mais maman t’aidera.

Maintenant je te remercie beaucoup, ma chère Myrrha et c’était bien de ta part, de ne pas avoir douté que j’aie pleuré avec toi à cause de la mort du cher Guido. Quand tu iras lui porter de nouvelles fleurs salue-le pour moi aussi ! J’ai été heureux d’apprendre que Karl grandit tellement. Qu’il n’ait pas la même figure que le cher Guido ne doit point t’empêcher de le tenir entièrement pour celui-ci. Crois-moi, c’est tout à fait Guido ; seulement — il a un autre visage. Puisqu’il a donc un autre visage, il regardera un jour les choses dans le monde autrement que Guido les eût regardées. C’est là l’unique différence et, au fond, cela n’importe pas tellement que l’on croit d’ordinaire, quoique cela donne lieu, parfois, à un peu de confusion. Elle provient le plus souvent de ce que les hommes se voient tous avec d’autres visages, ils croient alors que tous sont quelque chose d’autre, et chacun à part soi se prend pour le seul vrai. D’ailleurs cela passe, et quand il s’agit de la chose principale, de rire ou de pleurer, alors on rit ou on pleure avec sa figure, tout aussi bien que l’autre, et, quand nous serons morts, un jour, ce qui peut pourtant arriver finalement, nous serons tous fort heureux d’avoir, chacun de nous, un visage comme papa m’a écrit que le cher Guido en avait un. Donc tiens Karl fermement et fidèlement toujours pour Guido ; celui-ci voulut seulement donner à sa petite figure le beau repos que la plupart des hommes ne peuvent obtenir qu’après avoir beaucoup ri et pleuré, après avoir fait d’autres grimaces encore. Mais, un jour, chacun doit obtenir le repos, s’il est vraiment bon et aimable. Karl veut d’abord pleurer et rire beaucoup ; il veut le faire en lieu et place de Guido, et pour cela sa figure est différente encore. Je voudrais de tout mon cœur qu’il puisse rire beaucoup, car les larmes arrivent d’elles-mêmes, et bien rire peut aider à surmonter pas mal de choses, crois-moi !

Maintenant, réfléchis là-dessus, ma chère Myrrha, et, comme tu m’invites si aimablement à venir te rendre visite, j’arriverai sous peu pour causer avec toi de tout cela. Dis bien bonjour à papa et à maman. À maman, qui est toujours si bonne de m’écrire ce qui se passe chez vous, donne la lettre ci-jointe et prie-la d’être calme et gaie, en retour de quoi tu pourras lui promettre de t’appliquer à la lecture, afin d’arriver bientôt à déchiffrer mes vilaines lettres sans assistance. Alors nous aurons ensemble une vraie correspondance !

Et maintenant adieu, chère Myrrha ! Merci encore une fois et dis encore bonjour à Karl de la part de ton ami et oncle

Richard Wagner



62 a.

Venise, 10 Mars 59.[15]
À Maman,

Enfin j’ai terminé, hier, mon 2e acte, ce grand problème musical dont la solution semblait si douteuse pour tous ; et je sais que je l’ai résolu, comme aucun problème n’a jamais encore été résolu. C’est l’apogée de mon art jusqu’ici. J’ai encore à travailler pendant une semaine au manuscrit, puis il me faut abattre une terrible correspondance. Après quoi, je me propose de visiter Vérone et Milan pour quelques jours, et de passer ensuite mon bon vieux Gothard par Côme et Lugano. Mais d’abord envoyez-moi de vos nouvelles.

Je vous remercie pour l’expédition minutieuse de mes « affaires ». Dieu sait ce qui adviendra de toutes ces bêtises : quand j’ai conscience de ce que je veux, j’ai passablement de flegme en face de ce que le monde me veut. Attendons ! Pour le reste j’ai des vertiges, à la pensée de devoir encore faire des efforts pour exister ! En ce qui concerne mon art, j’ai de moins en moins besoin du monde ; aussi longtemps que me le permettra ma santé, je continuerai à travailler, même si je ne voyais jamais rien de mon œuvre sur une scène.

Hier Winterberger, qui va à Rome, me dit adieu ; il pleura abondamment, il sanglota. Karl aussi était inexprimablement affecté en me quittant au mois de Novembre. Ils m’aiment beaucoup, eux tous, et — je le crois finalement — je dois avoir en moi quelque chose qui leur inspire le respect. Je laisse Karl encore ici. Il n’est rien moins que dans une bonne situation. Il appréhende fort mon départ.

J’ai déjà saisi votre « conte de fée », bien que, souvent, je manque de compréhension (vous avez dû vous en apercevoir plus d’une fois). Les fils, avec lesquels vous tissez vos contes, vous êtes allée les chercher si profondément, si judicieusement dans la nature, qu’on ne doit avoir eu les coudes appuyés qu’une seule fois, très attentivement, sur votre terrasse, pour savoir de quoi vous formez ce monde chimérique, où toute la vie se retrouve de si belle façon. Adieu ! Mes meilleures salutations à Wesendonk et merci pour sa pratique prévoyance !

— Adieu ! —
Votre
R. W.


63.

Milan, 25 Mars 59.

Donc, en votre nom, mon amie, j’ai dit adieu à ma rêveuse Venise. Comme un monde nouveau m’entourent les bruits de la rue, la poussière et la sécheresse, et déjà Venise me semble appartenir à un royaume chimérique.

Vous entendrez un jour un rêve que, là-bas, j’ai retenu en musique ! Peu de nuits avant mon départ, cependant, j’eus encore un rêve merveilleusement beau, si beau, qu’il me faut vous le communiquer, quoiqu’il soit vraiment trop merveilleux pour être raconté. Tout ce qui supporte la description est à peu près ceci : une scène que je voyais se passer dans votre jardin (il présentait un aspect légèrement différent). Deux pigeons venaient d’au-delà des montagnes ; je les avais envoyés pour vous annoncer mon arrivée. Deux pigeons. Pourquoi deux ? Je l’ignore. Ils volaient, comme un couple, tout proche l’un de l’autre. Sitôt que vous les vîtes, vous vous élevâtes dans les airs, à leur rencontre, en agitant une grande couronne de lauriers au feuillage touffu ; avec celle-ci vous vous emparâtes des pigeons et les attirâtes vers vous, en balançant, d’un air provocateur, couronne et prisonniers. Tout à coup, comme le soleil apparaissant après l’orage, une lumière éclatante tomba sur vous ; elle me réveilla. — Vous pouvez en dire ce que vous voudrez : tel fut mon rêve, mais encore bien plus beau que je ne puis l’exprimer. Ma pauvre tête n’aurait pas pu inventer cela intentionnellement.

Pour le reste, je suis fatigué et, — probablement à cause du printemps subit, — très agité, avec de violentes palpitations de cœur et de forts afflux de sang. Comme je prenais votre violette, pour exprimer un souhait, la pauvre fleur tremblait entre mes doigts brûlants. Vite, j’exprimai le souhait : « sang tranquille, cœur en paix ! » Et maintenant je me fie à la violette ; elle a entendu mon souhait. — Aujourd’hui, je suis allé à la Brera et j’ai salué St Antoine à votre intention. C’est une statue magnifique. Non loin de là, je vis le St Etienne de Crespi : le beau martyr entre les deux hommes qui le lapident — réalisme et idéalisme si immédiatement proches l’un de l’autre, quelle allégorie profonde ! Je ne comprends pas comment ces sujets, si merveilleusement traités, n’ont pas toujours été considérés par tous comme le plus sublime apogée de l’art, tandis que de très-nombreuses personnes, même Gœthe, les considèrent comme contraires à l’essence de la peinture. C’est sans doute la plus grande gloire de l’art nouveau, d’avoir pu donner avec une vérité si positive, si saisissante et en même temps si belle, ce que la philosophie ne peut concevoir que négativement, sous forme de renoncement au monde. Je trouve toutes les figures heureuses de vivre, toutes les Vénus, pauvres et pitoyables, en comparaison de cette divine extase des martyrs expirants, telle que Van Dyck, Crespi, Raphaël et d’autres la représentent. Je ne vois rien de plus élevé, rien qui satisfasse plus profondément et qui soit plus sublime.

J’ai parcouru le Dôme de marbre ; je suis monté dessus. C’est grandiose jusqu’à l’ennui !

Et maintenant, je ne recevrai plus de lettres à Venise ! Le temps m’est favorable, et la neige du Gothard me ravivera. Bientôt je ne serai plus loin de vous. Je me promets beaucoup de Lucerne, et compte me récréer par des excursions hebdomadaires au Righi, au Pilate, au Seelisberg, etc. Je vais m’installer magnifiquement, et il faudra venir me rendre visite avec toute la famille. L’ami « schwan »[16] est déjà en route.

Quand vous aurez, sous peu, en souvenir de notre « hausconzert »,[17] une nombreuse société chez vous, pensez alors, je vous prie, un peu à moi aussi.

Que St Antoine, St Etienne et tous les Saints vous bénissent ! Bien des compliments à Wesendonk et à ma petite correspondante ! Je ne puis vraiment pas dire « adieu », puisque je suis si proche de vous. Je trouve qu’il convient mieux de dire « salut » !

Demain les Alpes ! Adieu, mon amie !

Votre
R. W.


« Lucerne, poste restante. »

  1. L’original manque.
  2. Correspondance Wagner-Liszt, II, 207/8.
  3. Allusion aux Pléiades (voir plus haut : Journal, 29 Sept).
  4. Allusion aux « Lettres de Humboldt à une amie ». 1847. Voir plus haut : Journal. — 8 Décembre.
  5. Intitulé « L’oiseau étranger » ; — réimprimé, en 1900, un nombre limité d’exemplaires.
  6. Voir la revue Musik I — 1902/4 et observation à la lettre 60.
  7. Le docteur Antoine Pusinelli, mort à Dresde le 31 Mars 1878. Des lettres de R. Wagner à son ami ont paru dans les Bayreuther Blätter (1902, pag. 93—124).
  8. L’original manque.
  9. Voir Glasenapp, II, 2, 208.
    Voir aussi la revue Musik I, 1902/04 (texte de la demande d’amnistie de Wagner).
  10. L’original manque.
  11. Pianiste et organiste, élève de Liszt.
  12. Glasenapp, II, 2, 195 ; voir aussi plus haut.
  13. Voir Glasenapp, II, 2, 197 ; voir aussi plus haut : Journal, 1 Décembre.
  14. Fille de Madame Wesendonk, née à Zurich, le 7 Août 1851 ; épousa plus tard le baron de Bissing ; décéda le 20 Juillet 1888, à Munich.
  15. L’original manque.
  16. Le piano Érard, que Wagner avait ainsi dénommé (« le cygne ») ; voir plus haut.
  17. Du 31 Mars 1858 ; consulter Glasenapp, II, 2, 177.