Revues étrangères - Une nouvelle Biographie de Marie de Modène

Revues étrangères - Une nouvelle Biographie de Marie de Modène
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE MARIE DE MODÈNE


Queen Mary of Modena, her Life and Letters, par Martin Halle, 1 vol. in-8o, illustré. Londres, librairie Dent, 1906.


C’est au début de l’année 1673 qu’il fut décidé que le duc d’York, frère cadet du roi Charles II, devait chercher à se remarier. il était, depuis deux ans, veuf de sa première femme, Anne Hyde, grasse et excellente personne qu’il avait épousée jadis sans trop savoir pourquoi, contre le gré de leurs deux familles, et qu’il avait ensuite trompée presque constamment. Des huit enfans qu’elle avait eus, elle ne lui avait laissé, en mourant, que deux filles, et l’on espérait qu’un nouveau mariage donnerait au duc d’York un héritier mâle, ce qui assurerait la succession au trône : car il n’était plus guère probable que le Roi eût jamais des enfans de sa femme, Catherine de Bragance, avec qui il était marié depuis près de douze ans. Les protestans, en vérité, auraient préféré que le Roi lui-même congédiât la catholique Catherine de Bragance, et se choisit une autre femme, à la fois plus féconde et moins « idolâtre. » « Parmi les argumens que l’on peut invoquer contre la polygamie, — déclarait l’un d’eux, Burnet, le futur évêque de Salisbury, — je n’en vois pas qui soit assez fort pour balancer les grands, visibles, et imminens hasards qui menacent de nombreux milliers d’hommes, si, dans le cas présent, elle n’est point permise. » Et déjà la Chambre des Lords avait voté un bill autorisant le Roi à cet acte salutaire de « polygamie. » Mais Charles, que les scrupules de conscience, à l’ordinaire, embarrassaient peu, s’était fait pourtant un scrupule de répudier une princesse qu’il respectait d’autant plus qu’il sentait qu’elle avait plus de torts à lui pardonner. Il avait donc résolu de la garder pour femme, et de trouver, au plus vite, une fiancée pour son frère Jacques. Celui-ci, de son côté, tout en s’accommodant fort bien de son veuvage, était trop loyal sujet pour refuser de se rendre au désir de son frère : il avait seulement exigé que sa seconde femme, d’où qu’elle pût lui venir, possédât une qualité dont il avait toujours déploré l’absence chez la première. « Se piquant d’être bon mari, — écrivait, à ce propos, le ministre français Pomponne, — le duc d’York ne veut épouser qu’une belle femme. »

Aussi s’était-on occupé de dresser une liste de toutes les princesses qui, aux quatre coins de l’Europe, avaient quelque chance de remplir cette condition. On avait découvert d’abord onze de ces princesses ; mais cinq d’entre elles, pour des motifs divers, n’avaient point tardé à être éliminées, de telle sorte que la liste définitive n’en comprenait plus que six : l’archiduchesse Claudie-Félicité d’Inspruck, la princesse Éléonore-Madeleine de Neubourg, la princesse Marie-Anne de Wurtemberg, la princesse Marie-Béatrice de Modène, la duchesse de Guise, et Mlle de Retz. Il s’agissait à présent de les examiner discrètement, l’une après l’autre, de comparer leurs mérites, et d’en choisir une : mission infiniment grave et délicate, qui fut confiée, en février 1673, à l’un des plus fidèles serviteurs du duc d’York, Henri Mordaunt, deuxième comte de Peterborough.

De toutes ces princesses, le parti le plus désirable pour le duc d’York était, à coup sûr, l’archiduchesse autrichienne : il n’y avait pas une Cour où n’eût pénétré le renom de sa fraîche, légère, et charmante beauté. Malheureusement, elle était trop belle : et l’on savait aussi que l’empereur Léopold avait résolu d’en faire une impératrice, aussitôt que la grâce du ciel l’aurait rendu veuf. C’est cependant vers elle que se dirigea d’abord Peterborough, « avec des joyaux d’une valeur de vingt mille livres sterling, pris par le duc d’York dans son propre cabinet. » Mais, en débarquant à Calais, le négociateur apprit que l’impératrice venait de mourir, et que déjà Léopold avait proclamé son intention « d’avoir pour lui-même la belle princesse. » La liste des fiancées possibles se trouvait ainsi réduite à cinq ; et Peterborough recevait d’Angleterre un nouvel ordre : « d’essayer de voir ces princesses, ou tout au moins leurs portraits, et d’envoyer à Londres la relation la plus impartiale de leurs manières et dispositions. »

A Paris, Peterborough vit d’abord la duchesse de Guise, fille cadette de Gaston d’Orléans. Le duc d’York, qui la connaissait déjà, n’en avait pas conservé un très bon souvenir ; et le fait est qu’elle se trouva être « basse de taille, mal conformée, » en un mot impossible. Une autre des jeunes filles de la liste, Mme de Retz, était à la campagne ; et Peterborough, d’après tout ce qu’il entendit d’elle, ne crut pas devoir entreprendre le petit voyage qu’il aurait eu à faire pour la mieux étudier. En revanche, la princesse Marie-Anne de Wurtemberg séjournait alors à Paris. Peterborough s’empressa d’aller lui présenter ses hommages, dans le couvent où, depuis la mort récente de son père, elle s’était retirée. Elle était « de taille moyenne, d’un joli teint, avec des cheveux bruns, un visage tourné très agréablement, des yeux gris, une expression de regard grave, mais douce, et, dans toute sa personne, les mouvemens d’une femme de qualité et d’éducation ; mais, surtout, elle avait l’apparence d’une jeune fille dans toute la maturité de son développement, douée d’une constitution vigoureuse et saine, capable de mettre au monde des enfans robustes, et tels qu’ils auraient chance de vivre et de prospérer. » Et Peterborough ajoute que, « bien qu’il y eût beaucoup de modestie dans toute sa conduite, elle n’était point, pourtant, avare de ses discours. »

Tout cela, sauf peut-être le dernier trait, aurait sans doute convenu au duc d’York ; mais le choix de la princesse de Wurtemberg déplaisait à Louis XIV, qui, dès le début, s’était fort intéressé aux projets de mariage de son cousin anglais. Quant à la princesse Marie-Béatrice de Modène, dont Peterborough avait vu un portrait chez le prince de Conti, et qui, à en juger par cette image, lui avait paru « une lumière de beauté, » le chargé d’affaires à Paris de la cour de Modène lui avait malheureusement déclaré que cette jeune princesse, avec le consentement de la régente de Modène, sa mère, avait formé le vœu de ne se jamais marier, et d’entrer au couvent. Si bien que, au sortir de son entrevue avec Marie-Anne de Wurtemberg, Peterborough eut à se mettre en route pour Dusseldorf, où demeurait, avec ses parens, la princesse Éléonore-Madeleine de Neubourg.

Le duc de Neubourg, qui n’ignorait ni sa qualité, ni l’objet de sa visite, tint pourtant à respecter son incognito. De la façon la plus comique du monde, il fit tomber la conversation sur les démarches matrimoniales du duc d’York, et sur le bon M. de Peterborough, qui en était chargé. Où se trouvait, à cette heure, ce digne gentilhomme ? Et était-ce vrai, comme on l’avait dit, que le duc d’York, faute de pouvoir épouser l’archiduchesse d’Inspruck, allait se marier avec une dame anglaise ? Mais peut-être le touriste anglais aimerait-il à faire connaissance avec la duchesse de Neubourg, et avec leur fille ? Puis, lorsque arrivèrent les deux dames, il apparut que, malheureusement, la duchesse ne pouvait parler ni l’anglais, ni le français ; mais au contraire sa fille connaissait toutes les langues, et allait se faire une joie de leur servir d’interprète.

Ainsi la conversation s’engage, et Peterborough, pendant que la jeune princesse s’ingénie à lui découvrir tous ses talens, — avec une insistance dont il ne laisse pas d’être un peu choqué, — a le loisir de procéder à son examen. « La princesse est âgée de dix-huit ans ; elle est de taille moyenne, d’un teint agréable, d’un visage plutôt rond qu’ovale ; et la partie de sa gorge que j’ai pu voir est blanche comme neige ; mais, au total, étant donné son âge, on devine qu’elle est portée à devenir grasse. » L’impression de l’examinateur, décidément, n’est pas bonne. Il attend avec impatience la fin de l’entrevue, et se hâte de quitter Dusseldorf, sans avoir dévoilé son incognito : ne prévoyant pas que, seize ans plus tard, cette même princesse, devenue la troisième femme de l’empereur Léopold, va se venger sur Jacques II du dédain de son mandataire, et contraindre son mari à rejeter les touchans appels de secours que lui adressera le roi détrôné.

De retour à Paris, Peterborough est chargé d’étudier un nouveau parti. La duchesse de Portsmouth, maîtresse de Charles II, a imaginé de marier le duc d’York avec une nièce de Turenne, Mme d’Elbeuf : mais cette demoiselle vient à peine d’avoir treize ans, et Peterborough ne peut prendre sur lui d’encourager son mariage avec un prince de quarante ans passés. Tout compte fait, c’est encore la princesse de Wurtemberg qui lui semble, comme aussi au duc d’York lui-même, le parti le plus sortable. Il retourne donc la voir, dans son couvent ; et, cette fois, lui fait connaître « les ordres qu’il a toute raison de penser qu’il va recevoir, et après lesquels il n’aura plus qu’à l’appeler sa Maîtresse, en lui offrant les respects dus à la qualité qui accompagne ce titre. » Sur quoi Peterborough raconte que « la modération que montrait d’ordinaire la jeune princesse, dans son caractère, n’a pas été assez grande pour lui faire dissimuler sa joie en cette occasion. » Hélas ! au moment même où il rentre chez lui, de cette visite, une dépêche lui est remise qui lui défend de s’occuper désormais de la princesse de Wurtemberg, et lui enjoint de se remettre en route, immédiatement, pour Modène. Et Peterborough obéit, mais non pas sans avoir cherché, de tout son cœur, un moyen d’adoucir à la princesse Marie-Anne la cruelle déception qui lui est réservée. « Car ce n’était point chose commode, écrit-il ingénument, d’apaiser une âme désappointée à un tel degré ! »

A Modène, il y a deux princesses disponibles, la tante et la nièce, l’une âgée de trente ans, l’autre de quinze. Charles II et Louis XIV sont d’avis que Peterborough doit s’efforcer d’obtenir le consentement de l’une ou de l’autre, « mutatis mutandis ; » mais le duc d’York, bien résolu à n’épouser qu’une « belle femme, » ne veut pas entendre parler de la tante, et exige que son mandataire concentre tous ses soins et tout son talent à obtenir l’adhésion de la jeune princesse Marie Béatrice.

Celle-ci, à la voir en personne, dépasse encore toutes les promesses du portrait interrogé par Peterborough chez le prince de Conti. « elle est grande, et formée admirablement ; son teint est d’une beauté merveilleuse, ses cheveux d’un noir de jais, de même que ses sourcils et ses yeux : mais ces derniers si pleins de lumière et de douceur qu’on en est, à la fois, ébloui et charmé. Et dans tous les contours de son visage, de l’ovale le plus gracieux qui puisse être rêvé, il y a vraiment tout ce qui peut être grand et beau chez une créature humaine. » Mais en vain Peterborough, émerveillé de la figure et des manières de la jeune princesse, lui dit tout cela à elle-même, pour la convaincre de l’impossibilité de dérober au monde tant de perfection ; en vain, dans une longue entrevue, il s’efforce de combattre ses scrupules, et de la décider à rompre son vœu ; en vain il renouvelle ses tentatives auprès de la mère, à qui le mariage de sa fille ne déplairait point, mais qui est trop pieuse pour ne point se croire tenue de respecter les désirs pieux de la jeune princesse ; en vain Charles II et Louis XIV mettent en œuvre toutes les ressources de la diplomatie : Marie-Béatrice a résolu d’entrer au couvent, et rien ne peut la faire revenir sur cette décision.

Non pas, au moins, qu’elle soit une petite sotte, ignorant tout du monde, et aveuglément férue de sa dévotion ! Avec sa beauté pure et délicate, qui va survivre aux années comme à la souffrance, et durer jusqu’à nous dans d’admirables portraits, elle est gaie, vive, spirituelle, passionnément amoureuse de musique et de poésie ; instruite aussi, écrivant à merveille lu latin et le français, curieuse du progrès des sciences, que la cour de Modène a toujours protégées, et ayant une telle souplesse d’intelligence que quelques mois vont lui suffire pour apprendre l’anglais, pour devenir infiniment plus anglaise qu’aucune autre des princesses étrangères que le mariage a jamais transportées à la cour de Londres : mais elle a, dès lors, un simple et profond sentiment d’honneur qui l’empêche d’admettre, une seule minute, qu’une promesse qu’elle a faite ne soit point tenue. Et déjà Peterborough se prépare tristement à quitter Modène, pour aller étudier à nouveau la princesse de Neubourg, lorsqu’un événement se produit qui change, tout à coup, la face des choses. Le pape Clément X, peut-être pour répondre aux prières des cours d’Angleterre et de France » ou peut-être, plutôt, par sollicitude paternelle pour l’avenir des catholiques anglais, écrit, de sa propre main, à la petite princesse Marie-Béatrice, une longue et belle lettre latine où il lui ordonne d’oublier son vœu, et de consentir au mariage qui lui est proposé. « Chère fille en Jésus-Christ, lui dit-il, vous pourrez aisément comprendre de quelle anxiété Nous avons eu l’âme remplie lorsque Nous avons été informé de votre répugnance pour le mariage. Car, bien que Nous comprissions que cette répugnance résultait d’un désir, très louable en soi, d’embrasser la discipline religieuse. Nous en avons été pourtant sincèrement affligé, en songeant que, dans l’occasion présente, elle risquait de former un obstacle aux progrès de la religion. »

Cette lettre, cet ordre, eut sur Marie-Béatrice un effet immédiat : la jeune fille fit savoir à Peterborough qu’elle consentait au mariage, ce dont l’excellent homme fut à la fois si étonné et si ravi qu’il résolut de procéder immédiatement à la cérémonie, sans même attendre l’achèvement de négociations qui venaient d’être entamées avec la Cour de Rome, touchant certaines clauses secrètes du contrat. Le 30 septembre 1673, dans la chapelle du palais ducal de Modène, le chapelain de la Cour, Dom Andréa Roncagli, célébra le mariage du duc d’York, représenté par le comte de Peterborough, avec la princesse Marie-Béatrice. Au sortir de la chapelle, la nouvelle duchesse d’York eut à prendre le pas sur sa mère et sur la vieille régente de Modène, veuve de son grand-père. Toute la ville se remplit de joyeuses mascarades, qui durèrent trois jours, avec un éclat et une élégance artistique incomparables. Le lendemain, après une messe solennelle à la cathédrale, et avant une course de chevaux, il y eut un fastueux banquet, autour d’une grande table que décoraient une série de triomphes, ingénieux monumens allégoriques construits en sucre, en pâte, et en massepain. Et tout le duché fut en fête, sous un doux soleil d’automne, jusqu’au 5 octobre, où la jeune duchesse, accompagnée de sa mère et de l’heureux Peterborough, quitta Modène pour aller faire connaissance avec son mari.

A Paris, où elle arriva le 2 novembre, la Cour et la Ville lui firent l’accueil le plus chaleureux : mais elle eut le chagrin (ou peut-être le plaisir) d’apprendre que, sans doute, elle devrait retourner à Modène, et se consacrer désormais tout entière à Dieu. Car le Parlement, à Londres, se refusait formellement à admettre le mariage du duc d’York avec une princesse catholique ; et la fureur des protestans était telle que Charles II avait à peu près décidé d’annuler la cérémonie de Modène, sauf, pour son frère, à se distraire de son veuvage avec ses maîtresses, s’il ne pouvait se résigner à épouser une protestante. Mais Jacques, maintenant qu’il était marié, n’entendait plus redevenir veuf. Il écrivit de Londres, à sa jeune femme, une lettre où il la priait « de ne pas trop s’inquiéter de ce qui se passait en Angleterre, » et ce fut lui, sans doute, qui obtint de son frère que celui-ci, après avoir paru vouloir céder aux sommations des protestans, se rendît à la Chambre des Lords, un beau matin, en robe royale et la couronne en tête, pour proroger le Parlement jusqu’à l’année suivante. Aussitôt, le duc d’York fît savoir à la duchesse qu’il l’attendait avec impatience ; et, le soir du premier décembre, le yacht Catherine, escorté de quatre vaisseaux de guerre, amena la jeune femme dans le port de Douvres. « Là, sur le sable, — nous dit Peterborough, — le duc son mari était venu à sa rencontre ; et à peine fut-elle débarquée quelle prit possession de son cœur aussi bien que de ses bras ; et de là fut conduite à son logement. »

Elle était si belle, si charmante, si parfaitement aimable de corps et d’âme, que, toujours, sa présence devait désarmer jusqu’à ses ennemis les plus acharnés. A Londres, quand elle y arriva, on peut bien dire que tout le monde se trouva contraint de l’aimer : le Parlement lui-même, en 1674 et plusieurs fois ensuite, fut tenté de lui pardonner son « idolâtrie. » Les poètes, Dryden, Walter, écrivirent à sa louange des vers qui comptent parmi ce qu’ils nous ont laissé de plus sincère et de plus touchant. Mais elle, avec son cœur de petite fille, longtemps elle ne put se résoudre à accepter pleinement le rôle que lui avait imposé une volonté supérieure. Voici la première lettre qu’elle écrivait de Londres, le 8 janvier 1674, à l’abbesse de ce couvent de la Visitation de Modène où elle avait, autrefois, espéré passer toute sa vie :


Très révérende More,

Je suis en très bonne santé, grâce à Dieu, ma chère Mère, mais je ne puis pas encore m’accoutumer à cette condition où je nie trouve, et à laquelle, comme vous savez, j’ai toujours été opposée ; et, en conséquence, je pleure beaucoup et suis très affligée, ne parvenant pas à me défaire de ma mélancolie.

Puissiez-vous du moins, ma chère Mère, trouver une consolation dans ce que je vais vous dire : que le duc mon mari est un très bon homme, et me veut un grand bien, et ferait tout au monde pour me le prouver. Il est si ferme et si résolu dans notre sainte religion (qu’il professe ouvertement, comme un bon catholique), qu’il n’y a rien qui puisse jamais le décider à l’abandonner ; et, dans ma tristesse, accrue encore par le départ de ma chère maman, c’est cela qui fait ma consolation.

Je reste, à jamais, votre fidèle et affectueuse fille

MARIE D’ESTE, duchesse d’York.


C’est ainsi qu’a commencé la carrière publique de cette reine dont Dangeau allait pouvoir dire, un demi-siècle après, « qu’elle était morte comme une sainte, et comme elle avait vécu, » et Saint-Simon que « sa vie et sa mort étaient comparables à celles des plus grands saints. » On a beaucoup écrit sur Marie de Modène, depuis son temps jusqu’au nôtre ; et les longues années de son exil à Saint-Germain, notamment, ont fait l’objet de nombreuses publications, anglaises et françaises, dont la plupart n’ont que le défaut d’être rendues un peu ennuyeuses par une préoccupation trop constante, et malheureusement trop commune chez tous les hagiographes, d’insister à l’excès sur les preuves du martyre de la sainte princesse. Mais tout cela s’efface, désormais, devant l’énorme et magnifique ouvrage que vient de consacrer à la seconde femme de Jacques II un érudit anglais, M. Martin Halle. Non que celui-ci ait mis dans son travail plus d’agrément littéraire que ses devanciers : je dirais plutôt qu’il a entièrement supprimé de son travail toute littérature, pour n’en faire qu’un recueil, Completel définitif, de documens originaux, quelques-uns peu connus et un très grand nombre absolument inédits. Les archives publiques de Londres, de Paris, de Modène, de Vienne, du Vatican, de Florence, les archives privées des grandes familles jacobites du Royaume-Uni, M. Halle a tout exploré, avec une conscience et un bonheur admirables, dans son désir de nous présenter une image exacte, « documentaire, » de la vie et de la personne d’une princesse qu’il s’abstient toujours soigneusement de juger, et dont nous sentons toutefois qu’il l’aime et la vénère à l’égal des plus enthousiastes de ses prédécesseurs. Et quelle étonnante récolte d’histoire, grande et petite, il a rapportée de ces explorations ! A côté de la série des lettres intimes de Marie de Modène à sa famille, aux religieuses de la Visitation, à ses amis, italienne et anglais, son livre abonde eu extraits des rapports confidentiels d’ambassadeurs et de chargés d’affaires, transmettant à leurs princes tous les menus faits des cours de Londres et de Saint-Germain, comme aussi en extraits des rapports et des lettres d’une foule d’agens secrets employés par Jacques II, par sa veuve et son fils, après la catastrophe de 1688. Pour l’étude de la période qui a immédiatement précédé cette catastrophe, en particulier, tous les historiens anglais devront savoir gré à M. Halle de la masse de renseignemens nouveaux qu’il a réunis ; et je crois bien que, en France même, une traduction de ce précieux recueil ne manquerait pas d’être bien accueillie. Mais surtout l’on sera frappé, à la lecture du recueil, de tout ce que chacune des innombrables pièces citées ou analysées par M. Halle ajoute de relief, de simple et touchante vérité humaine, aux deux figures du roi Jacques et de la reine Marie : figures extrêmement dissemblables, et qui pourtant, lorsqu’on les voit ainsi se dessiner peu à peu d’elles-mêmes, au long des années, se complètent, en quelque façon, et s’éclairent l’une l’autre.


Elles ne se ressemblent que par un seul point : l’attachement profond des deux époux à leur foi catholique. Mais, là encore, la ressemblance est loin d’être parfaite. On serait tenté de dire que Jacques II et sa femme se sont partagé le rôle idéal d’un bon catholique : Jacques II ayant été un martyr, et sa femme une sainte. Car vraiment tous les actes publics du dernier roi Stuart, depuis sa conversion jusqu’à ses vaines tentatives de restauration, présentent un caractère de folie héroïque et intempestive qui fait songer aux histoires de saint Sébastien et de saint Maurice, des plus romanesques martyrs de la Légende Dorée. A chaque instant, sans autre motif possible qu’un besoin fiévreux d’affirmer sa foi et de souffrir pour elle, Jacques II se livre à des provocations imprudentes, inutiles, et dont chacune a invariablement pour effet de l’exposer à de nouveaux ennuis. A chaque instant, lorsque sa situation personnelle et celle de tous les catholiques anglais semblent en voie de s’améliorer, le malheureux s’empresse de tout gâter, une fois de plus, par une proclamation, plus ou moins directe, de sa ferveur « papiste. » Jamais, peut-être, prince n’a plus obstinément attiré sur lui les coups qu’il a reçus. Évidemment il avait, d’instinct ou par zèle chrétien, la soif du martyre : et c’est ce que tous ses détracteurs mêmes, à l’exception du seul Macaulay, ont été contraints de reconnaître et d’admirer en lui. Mais, avec cela, et au contraire des martyrs de la Légende Dorée, on ne voit pas que les nombreuses occasions qu’il a eues de désaltérer cette soif généreuse lui aient procuré le moindre plaisir : pour s’être attiré lui-même les coups qu’il a reçus, il paraît bien, d’ordinaire, avoir fait triste mine en les recevant ; et il n’y a pas jusqu’à sa manière de provoquer les ennemis de sa foi qui n’ait en quelque chose de passif et de résigné, comme s’il obéissait à une fatalité de sa nature plus qu’à un élan spontané de son cœur. Sans compter que, au martyre près, ce prince infortuné n’avait rien d’un saint : c’était simplement un brave homme, très loyal et très sûr dans ses affections, scrupuleusement soucieux de sa dignité, toujours prompt à se fâcher comme à pardonner, et n’aimant, en vérité, ni le vin ni le jeu, mais ayant beaucoup aimé les femmes, depuis sa jeunesse, et ne s’étant repenti de les avoir trop aimées qu’à un âge où ce repentir n’avait plus guère rien qui pût nous édifier[1].

Sa femme, Marie de Modène, a certainement souffert autant et plus que lui, et avec cette aggravation qu’elle a eu, presque toujours, à souffrir par lui, par ses infidélités des premières années de leur mariage, ou par l’effet d’actes politiques inopportuns et dangereux qu’il s’est mis en tête de commettre, et dont elle a vainement essayé de le détourner. Depuis les larmes que nous lui avons vu verser au lendemain de son arrivée en Angleterre, combien de larmes ont dû couler de ces beaux grands yeux noirs, qui illuminent tous les portraits que nous avons d’elle ! La perte de sa couronne et le dur exil, la mort successive de tous ses enfans, à l’exception du malheureux Jacques III, l’odieuse trahison de ses deux belles-filles, l’abandon de ses amis et de ses parens même, l’échec de toutes les entreprises de son mari, de toutes celles de son fils, la proscription de celui-ci, chassé tour à tour de France, de Lorraine, d’Avignon, et les maladies, et la misère, — l’engagement ou la vente de ses derniers bijoux, l’obligation, parfois, de ne se nourrir que de légumes pendant des semaines, l’impossibilité de fournir du pain à la colonie pitoyable des émigrés irlandais : ce n’est là qu’une partie des épreuves qu’elle a eu à subir. Et pourtant ses yeux noirs nous sourient, dans tous ses portraits ; et peut-être leur sourire nous apparaît-il encore plus franc, plus tranquille, dans les portraits qui datent de ses dernières années, lorsque déjà tout le poids de ces terribles épreuves s’est abattu sur elle. Rien de plus caractéristique, à ce point de vue, que le contraste des deux figures du roi et de la reine, juxtaposées, et accompagnées de celles de leurs deux enfans, dans une gravure de propagande jacobite qui doit avoir été dessinée à Paris vers 1696 : Jacques, malgré tout l’effort pieux de son portraitiste, garde toujours la mine à la fois hautaine et maussade d’un prince qui n’a que trop de motifs de se plaindre du sort ; mais au contraire sa femme, dans le médaillon voisin, amaigrie et pâlie, avec un long visage de fantôme sous les boucles épaisses de sa chevelure, continue à nous sourire doucement, de ses lèvres minces et de ses grands yeux, doucement et presque gaîment, comme si elle avait au cœur une belle flamme de vie que pas une des souffrances de ce monde passager ne saurait éteindre. Et c’est ce sourire que nous retrouvons aussi, par-dessous ses larmes, dans toutes ses lettres : depuis celles qu’elle écrivait, de Londres, aux religieuses de Modène, pour leur vanter les vertus de son mari, ou pour leur faire part des témoignages d’affection qu’elle recevait, — croyait recevoir, — de ses belles-filles, jusqu’à celles que, quarante ans après, de Saint-Germain, déjà veuve, séparée de son fils, réduite à l’indigence, elle écrivait aux religieuses de Chaillot pour leur annoncer qu’elle viendrait partager avec elles un panier de fruits qu’avait bien voulu lui envoyer Mme de Maintenon. De la même façon que son mari avait la soif du martyre, cette victime tragique de la destinée a conservé, jusqu’au bout, la gaité intrépide, invincible, des saints.

Gaîté qui lui venait surtout, comme à tous les saints, de deux sources : de l’impossibilité où elle était, par nature, de penser jamais à soi, et de l’habitude qu’elle avait prise de se » créer toujours des devoirs, qui, en occupant son cœur, l’empêchaient de s’abandonner à des regrets inutiles. Si cruelle que lui fût la vie, elle lui laissait encore des maux à prévenir ou à soulager, des espérances nouvelles à entretenir, de nouvelles occasions de dépenser joyeusement la tendresse d’un cœur tout rempli de l’amour des autres et de Dieu. Exilée d’Angleterre une première fois, en 1679, elle écrivait à son frère, de Bruxelles, qu’elle espérait bien pouvoir lui rendre un service qu’il lui avait demandé ; qu’elle était fort inquiète de la santé de sa belle-fille, la princesse d’Orange, — » qui a un aussi grand désir de me voir que moi de la voir ; » — et qu’elle craignait d’avoir à rester exilée « « pour un bon petit bout de temps ; » mais qu’au reste tout le monde, à Bruxelles, « la traitait avec plus de civilité qu’elle n’aurait pu dire. » L’année suivante, exilée de nouveau, elle écrivait : « Nous n’apprenons rien de bon de l’Angleterre. Le Parlement a commencé ses séances à la gaillarde, et le duc mon mari est accusé de tous les maux qui se sont produits dans le royaume depuis ces deux ans. Puisse Dieu nous accorder la patience !... Mais ici, en attendant, tout le monde nous traite de la manière la plus touchante ; et nous nous arrangerions assez d’y rester, puisqu’ils ne veulent pas de nous en Angleterre : mais j’ai bien peur qu’ils ne se disent que nous sommes encore trop à notre aise, et ne nous envoient quelque part plus loin. » La mort de Charles II, en février 1685, la désole au point de la rendre malade ; et les premiers mots qu’elle peut écrire, ensuite, après huit jours de fièvre, sont pour s’inquiéter de son jeune frère, pour le détourner d’une liaison quelle juge fâcheuse, et puis, une fois de plus, pour se louer et s’étonner des marques de bonté dont on la comblée.

Mais c’est pendant les trente années de son dernier exil qu’il faut la voir, telle que nous la montrent sa conversation et ses lettres, souriant à la fatalité qui s’acharne contre elle. Un jour, en 1709, elle apprend que ses chères religieuses de Chaillot, la sachant privée de sa petite rente, tiennent de louer, à une dame plus riche, les chambres qui, depuis des années, lui étaient réservées dans leur couvent. elle sourit encore, sous cette humiliation : et bientôt nous la retrouvons plus affectueuse que jamais pour ses bonnes amies de Chaillot, plaisantant avec elles des rubans nouveaux qu’elle vient de coudre à de vieux souliers, les aidant à soigner leurs malades, leur racontant toutes les minutes un peu ensoleillées de sa pauvre vie, ou bien leur disant combien elle est reconnaissante à Dieu de lui avoir toujours caché l’avenir. « Quand je suis arrivée en France, j’aurais été au désespoir si l’on m’avait annoncé que je devrais y rester deux ans : et voilà vingt-trois ans que nous y demeurons ! »

« Je ne connais personne d’aussi saint ! » disait d’elle Bourdaloue. qui la rencontrait là. Mais jamais sa sainteté ne l’a empêchée d’être aimable, ni, somme toute, heureuse. Et peut-être n’est-ce pas l’un des moindres mérites du précieux recueil de M. Martin Halle, de nous rappeler que, même dans les conditions les plus pathétiques, les saints peuvent fort bien, dès cette vie, avoir leur récompense.


T. DE WYZEWA.

  1. Un écrivain anglais anonyme a publié récemment à Londres, sous le titre de The Adventures of King James II (librairie Longmans), une excellente biographie anecdotique de Jacques II, et dont les conclusions, touchant les caractères du Roi et de la Reine, sont entièrement confirmées par les pièces que vient de recueillir M. Martin Halle.