Revues étrangères - Une Enigme historique - La Double existence de James de la Cloche

Revues étrangères - Une Enigme historique - La Double existence de James de la Cloche
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE FEMME HISTORIQUE :
LA DOUBLE EXISTENCE DE JAMES DE LA CLOCHE


The Valet’s Tragedy, and other Studies, par Anarew Lang, 1 vol. ; Londres, Longmans and Cie, 1903.


Le 11 avril 1668, un jeune homme se présentait au collège des Jésuites du Quirinal, demandant à y être admis en qualité de novice. Il était pauvrement vêtu, et ne possédait, pour toute garde-robe, que deux chemises, un gilet en peau de chamois, trois collets, et trois paires de chausses. Ne parlant d’autre langue que le français, il prétendait cependant être sujet anglais. « James de la Cloche, de Jersey, » c’est sous ce nom qu’il s’inscrivit dans les registres du noviciat. Mais le général de l’ordre, Oliva, ne tarda pas à découvrir la véritable identité du jeune novice. Celui-ci était un fils naturel du roi d’Angleterre Charles II. Il était né, en effet, à Jersey, pendant le séjour de Charles II dans cette île, en 1646 : sa mère était, — le renseignement nous vient de Charles lui-même, — « une jeune dame d’une des familles les plus distinguées des trois royaumes. » Trois pièces authentiques, qu’il avait sur lui en arrivant à Rome, ne laissaient aucun doute sur sa haute origine. La première était un certificat autographe du roi Charles, écrit en français, et daté de Whitehall, le 27 septembre 1665 : Charles y reconnaissait sa paternité, et attestait que « James Stuart, qui, par son ordre, avait jusqu’alors vécu en France et dans d’autres pays sous un nom supposé, » venait, à cette date, d’arriver à Londres, « où il aurait à porter le nom de James de la Cloche du Bourg de Jersey. » La seconde pièce était une lettre adressée par le roi à son fils naturel, deux ans après, le 7 février 1667, en Hollande, où le jeune homme s’occupait à poursuivre ses études : Charles, par cette lettre, offrait à son fils une pension annuelle de 500 livres sterling, à la condition qu’il vint demeurer à Londres, mais surtout « qu’il adhérât au culte de son père et au rite anglican. » La religion que James de la Cloche était ainsi mis en demeure d’abandonner était le calvinisme : il y avait été élevé depuis l’enfance, sans doute sous la garde d’un pasteur huguenot, car de la Cloche était le nom d’une vieille famille de pasteurs de Jersey. Et le jeune homme, au reçu de cette lettre, avait abjuré le calvinisme, mais ce n’avait pas été pour « adhérer au culte de son père. » Renonçant à la faveur paternelle et à tous les biens du monde, il était parti non point pour Londres, mais pour Hambourg, et, au mois de juillet de la même année 1667, s’y était converti au catholicisme. Puis, profitant du passage à Hambourg de Christine de Suède, il s’était mis en rapport avec elle, et lui avait fait part de son intention de recevoir les ordres. C’était Christine, sans doute, qui lui avait conseillé de se présenter au collège Saint-André du Quirinal : en tout cas, la troisième pièce qu’il portait sur lui était un écrit autographe de la reine de Suède, en latin, attestant que Charles II, dans des documens privés, s’était reconnu le père du jeune postulant[1].

Le général des Jésuites aura-t-il cru de son devoir d’écrire à Londres pour informer Charles II de l’arrivée à Rome de son fils ? Toujours est-il que, le 3 août 1668, le roi d’Angleterre adressait à Oliva une longue lettre qui, de même que les pièces précédentes, se trouve aujourd’hui conservée aux Archives du Gesù. Le roi, dans cette lettre, — écrite en français, — parlait d’abord de son ancien désir d’adhérer à la foi romaine. Mais il ne pouvait pas, à moins d’exciter des soupçons dangereux, recourir aux services des prêtres catholiques qui demeuraient alors en Angleterre : et d’autant plus il se réjouissait d’apprendre la conversion et l’entrée dans les ordres du « jeune cavalier nommé de la Cloche, de Jersey. » Il demandait à Oliva de lui renvoyer ce jeune homme à Londres le plus vite possible, afin qu’avec lui, en secret, il pût s’initier aux saintes pratiques de l’Église. Il allait en conséquence prier le pape de hâter l’ordination du novice, ou bien, si la chose était impossible à Rome, il espérait l’obtenir à Paris, par l’entremise du roi son cousin, ou de sa sœur Madame Henriette ; ou bien encore l’ordination pourrait être célébrée secrètement à Londres, « où les deux reines avaient des évêques à leur volonté. » Par le même courrier, le roi écrivait à son fils une lettre pleine de tendres avis et de séduisantes promesses. Il l’engageait à prendre soin de sa santé, qu’il savait délicate, et à éviter les excès d’ascétisme. Il lui disait que les reines, à Londres, étaient impatientes de lui faire accueil. Que s’il voulait renoncer à sa vocation religieuse, peut-être, à la mort de son père et du duc d’York, aurait-il quelque chance de leur succéder. Mais si, au contraire, il persistait dans sa vocation, Charles se faisait fort d’obtenir bientôt pour lui le chapeau de cardinal. Et, en plusieurs endroits de la lettre, le roi témoignait expressément à son fils une considération presque respectueuse, le louant de tout ce qu’il savait de la pureté et de l’élévation de ses sentimens.

Dans une seconde lettre à Oliva, du 29 août, Charles insistait pour que son fils se mît en route sans tarder. Une autre lettre demandait que le novice pût voyager seul, sans chaperon, contrairement à la règle, et qu’il prît la mer à Gênes, tout droit pour un port anglais quelconque autre que Londres. Il aurait à voyager en costume laïque, sous le nom d’Henri de Rohan, et à se faire passer pour le fils d’un pasteur calviniste se rendant en Angleterre auprès de sa mère. Le 14 octobre 1668, Oliva annonçait à Charles, de Livourne, que « le gentilhomme français » venait de s’embarquer. Et l’on possède encore une lettre de Charles à Oliva, écrite un mois plus tard, le 18 novembre. Le roi informe son correspondant que James de la Cloche, après un bref séjour auprès de lui, retourne à Rome, chargé d’une mission confidentielle, et qu’il aura ensuite à revenir directement à Londres, pour y rapporter lui-même la réponse verbale du Saint-Siège. Le roi promet en outre d’envoyer à Oliva, l’année suivante, à la demande expresse de son fils, une souscription importante pour le fonds destiné par la Compagnie de Jésus à ses constructions. Enfin, il prie Oliva de remettre à James 800 doubles pour ses dépenses, s’engageant à restituer ce prêt avant six mois.

Et, depuis cette lettre, ni dans les Archives du Gesù, ni nulle part au monde, aucune mention authentique ne se rencontre plus de James de la Cloche. Le jeune novice disparaît tout à fait de l’histoire, sans qu’on puisse savoir s’il est vraiment retenu à Londres après sa mission de Home, s’il a reçu les ordres en Angleterre, ou à Paris, et si ce sont les circonstances qui ont empêché Charles II d’obtenir pour lui, selon sa promesse, le chapeau de cardinal ; ou bien si c’est lui-même qui, par humilité chrétienne, s’est toujours refusé à un tel honneur. En vain, les savans italiens et anglais se sont efforcés de découvrir la plus faible trace des destinées du fils de Charles II après cette date du 18 novembre 1668, où son père annonçait à Oliva qu’il l’envoyait à Rome et espérait le revoir avant peu à Londres. James de la Cloche s’est-il, depuis lors, obstinément caché sous un nouveau nom d’emprunt ? Est-il mort tout jeune, avec « la santé délicate » que nous savons qu’il avait ? Questions auxquelles personne n’a pu jamais trouver aucune réponse ; et ce silence absolu de l’histoire ne laisse point d’être déjà assez étonnant.

Mais voici qui l’est bien davantage encore. Le 30 mars 1669, Kent, l’agent anglais à Rome, écrit en Angleterre qu’on vient d’arrêter à Naples un jeune gentilhomme anglais inconnu, de religion catholique, qui, arrivé dans cette ville depuis quelques mois, s’est pris d’amour pour la fille d’un pauvre aubergiste, l’a épousée, et a montré à son beau-père une grosse somme d’argent. Le beau-père s’est vanté de cet argent ; sur quoi le jeune homme, se voyant soupçonné d’être un faux monnayeur, a demandé à comparaître devant le vice-roi, et a déclaré à celui-ci qu’il était le fils reconnu du roi Charles II d’Angleterre. On a trouvé sur lui environ 150 doubles, de nombreux bijoux, et des papiers où il était traité d’Altesse Royale. Une lettre suivante de Kent nous apprend que, le 6 avril, ce jeune Anglais, — qui porte le nom de James Stuart, et qui ne parle d’autre langue que le français, — a été transféré du château Saint-Elme au château de Gaëte : le vice-roi a écrit en Angleterre pour demander ce qu’il devait faire de lui. Le 11 juin, le prisonnier est remis, en liberté, le vice-roi ayant acquis la conviction qu’il n’était pas le fils du roi d’Angleterre. Enfin, le 31 août, Kent écrit que « le gaillard qui prétendait être le fils naturel de Sa Majesté » vient de mourir, laissant sa femme enceinte de sept mois. Il est mort à Naples, au retour d’un voyage en France, où il a prétendu être allé voir sa mère, « donna Maria Stuarta, de la famille royale d’Angleterre. »

Kent ajoute que le soi-disant James Stuart a fait, avant de mourir, un testament singulier, dont il a nommé exécuteur « son cousin le roi d’Espagne. » Et, en effet, les archives anglaises gardent deux copies, en anglais et en italien, de ce testament. Le mourant s’y déclare fils du roi Charles II et de donna Maria Stewart, « de la famille des barons de San Marzo. » Il demande à Charles II de donner à l’enfant qui naîtra de lui « la principauté ordinaire, soit de Galles ou de Monmouth, ou toute autre province qu’on a coutume de donner aux fils naturels de la Couronne. » Il fait en outre à sa veuve et à la famille de celle-ci toute sorte de legs, à valoir sur le Trésor anglais ; et il leur transmet aussi « ses domaines, appelés le marquisat de Juvigny, ayant une valeur de 300 000 écus. »

Ai-je besoin d’ajouter que ce testament est absurde d’un bout à l’autre ? D’abord, de quelque façon qu’on entende le nom italianisé des « barons de San Marzo, » on ne voit pas le rapport que peut avoir avec eux une « donna Maria Stewart, » sans compter qu’aucune Maria Stewart, ni Stuart, n’existait au moment de la naissance de James de la Cloche. Le « marquisat de Juvigny » n’est pas moins extravagant. La seule explication possible, ici, est d’admettre que le testateur aura confondu Juvigny avec Aubigny, duché qui, avant de revenir à la couronne de France en 1665, avait appartenu au cardinal Ludovic Stewart. Enfin, plus folle encore est l’idée que Charles II puisse donner au fils de son bâtard « la principauté de Galles ou celle de Monmouth, ou toute autre province qu’on a coutume de donner aux fils naturels de la Couronne. » Tout cela est insensé ; et, comme le pensait lord Acton, — qui s’est longuement occupé de la mystérieuse histoire de James de la Cloche, — un tel testament semble bien confirmer la déclaration du vice-roi de Naples, suivant laquelle le prétendu James Stuart de 1669 « n’était pas le fils du roi d’Angleterre. »

Oui, mais l’opinion contraire a aussi de sérieux argumens pour elle : des argumens dont quelques-uns, qui paraissent avoir été ignorés de lord Acton, viennent d’être remis au jour par M. Andrew Lang, dans une très intéressante étude sur Le Mystère de James de la Cloche. Les principaux de ces argumens sont extraits du troisième volume des Lettres publiées à Macerata, en 1674, par un chroniqueur italien, Vincenzo Armanni de Gubbio, qui, lui-même, affirme tenir ses renseignemens de l’un des deux confesseurs du soi-disant James Stuart napolitain. Et, d’abord, le fait de ces deux confesseurs vaut d’être noté : non seulement le prisonnier de Naples était de religion catholique, mais il semble avoir eu en outre une vive piété, surtout au début de son séjour à Naples, et, de nouveau, à la veille de sa mort : car les Lettres d’Armanni nous apprennent que, dans l’intervalle, la ferveur de sa foi s’est sensiblement relâchée. C’est à ses confesseurs qu’il a d’abord révélé, en confidence, le secret de sa prétendue origine royale, qu’il n’a du reste rendue publique que lorsqu’il s’y est trouvé contraint par sa comparution devant le vice-roi. Et, dans son étrange testament d’août 1669, les deux prêtres figurent au premier rang de ses légataires. Si, comme le suppose lord Acton, le mystérieux personnage était un imposteur, on ne voit pas de quel service a pu être pour lui cette affectation d’une piété qui, dans ces conditions, ne peut guère non plus avoir été réelle. Et Armanni nous dit en outre que James Stuart, de sa prison de Naples, « a écrit à Rome au général des Jésuites, le priant de s’entremettre en sa faveur auprès du vice-roi, et d’obtenir pour lui la permission de se rendre en Angleterre, par Livourne et Marseille. » Une telle démarche, s’il était un imposteur, n’était-ce pas un moyen infaillible de dévoiler sa fraude ? Et il n’y a pas enfin jusqu’à sa mise en liberté qui, s’il était un imposteur, n’ait de quoi nous surprendre davantage que dans l’hypothèse où il eût dit vrai : car on comprend que, avec le consentement et peut-être même sur la demande expresse de Charles II, le vice-roi se soit empressé de relâcher le fils authentique du souverain anglais, sauf à lui défendre désormais de se proclamer tel ; tandis qu’on devine plus malaisément les titres qu’un faux James Stuart aurait pu avoir à son indulgence.

De telle sorte que, d’après, M. Andrew Lang, les deux hypothèses opposées ont une part de vraisemblance à peu près égale. Il se peut que le prisonnier de Naples ait été un faux James de la Cloche, par exemple un ancien condisciple du jeune fils de Charles II au noviciat du Quirinal, qui, ayant appris de lui une partie de son histoire, s’en soit prévalu pour duper une jeune fille qu’il aimait, ses parens, et quelques bons prêtres napolitains : mais, en ce cas, comment expliquer l’argent et les bijoux trouvés en sa possession, et sa lettre à Oliva, et sa libération à la suite des renseignemens venus sur lui de Rome et de Londres ? Et il se peut aussi que cet énigmatique personnage ait été véritablement James de la Cloche, qui, au retour de son voyage d’Angleterre de 1668, s’étant par hasard arrêté à Naples, s’y soit épris d’une jeune fille au point de sacrifier pour elle, d’un seul coup, et sa vocation religieuse et les brillantes perspectives d’avenir que lui offrait son père : mais, en ce cas, comment expliquer l’extravagante absurdité de son testament ?

Voilà certes un mystère bien fait pour piquer la curiosité du psychologue comme de l’historien ! Le pieux et héroïque jeune homme que nous avons vu se présentant au collège romain avec deux chemises et trois paires de chausses, tandis que son père lui promettait à Londres une fortune et un rang princiers, le novice dont Charles II (qui avait eu l’occasion de le connaître de près en 1665) célébrait avec un mélange de surprise et de déférence l’édifiante perfection morale, a-t-il fini sa vie saintement, comme il l’avait commencée ? A-t-il demandé à son père, pour toute faveur et pour toute récompense, au retour de l’importante mission dont il s’était chargé, de pouvoir aller s’enterrer obscurément dans quelque monastère, où personne, jusqu’au bout, n’aura même soupçonné sa royale origine ? Ou bien le malheureux garçon, en vrai fils de son père, après d’aussi beaux débuts, a-t-il tout à coup mal tourné ? Les yeux noirs d’une paysanne napolitaine ont-ils eu sur lui assez d’empire pour l’empêcher même de remplir sa mission, une mission dont le résultat devait être de ramener à la foi de l’Église son père et, peut-être, tout un grand royaume ? Et est-ce lui qui est mort misérablement dans une auberge de Naples, renié par son père, discrédité, et si dénué de ressources que, en même temps qu’il réclamait pour son fils à naître « la principauté de Galles », il priait le père de sa femme de pourvoir aux frais de son enterrement ?

Mais je crains que l’intérêt psychologique de cette seconde hypothèse n’ait conduit M. Lang à s’en exagérer la vraisemblance historique. Pour curieux et remarquables que soient les renseignemens qui nous viennent, sur le prétendu James Stuart, d’Armanni et de Kent, le seul document direct que nous ayons de lui n’en reste pas moins le testament conservé aux archives de Londres : et ce testament, — M. Lang le reconnaît lui-même, — est absolument inexplicable de la part du vrai fils de Charles II, tandis qu’il s’explique fort bien de la part d’un ancien ami de James de la Cloche qui aurait retenu quelques bribes de ses confidences. Dans sa lettre du 3 août 1668, Charles parlait à James de la Cloche de son plus jeune fils, le duc de Monmouth : comment supposer que James l’ait oublié, qu’il ait tout ignoré d’une cour où, deux fois précédemment, il avait séjourné ? Dira-t-on, comme M. Lang le laisse entendre, que le testament n’a pas été rédigé par le mourant lui-même, mais, après sa mort, par quelqu’un de son entourage ? Mais, à ce compte, plus suspectes encore nous seraient les révélations de son confesseur, telles que nous les a transmises Armanni : sans compter qu’il y a, dans ce testament, des termes comme le nom français de « Juvigny » dont on se demande comment ils auraient pu se présenter à la pensée d’un aubergiste napolitain. Dira-t-on, — c’est encore une supposition de M. Andrew Lang, — que James de la Cloche était devenu fou au moment où il avait rédigé ses dernières volontés ? Mais son testament n’est nullement d’un fou : les extravagances dont il fourmille ne sont toutes que des erreurs, le fait d’un homme qui parle de sujets qu’il ne connaît pas. Et d’ailleurs Armanni nous affirme expressément que, jusqu’à sa dernière heure, le prétendu James Stuart est resté sain d’esprit. Tout au plus a-t-il pu finir par croire lui-même à son mensonge, après l’avoir obstinément soutenu pendant de longs mois : ce qui expliquerait, en effet, le ton d’assurance extraordinaire qui se maintient à travers les absurdités de son testament.

Ainsi, l’hypothèse de l’identité du prisonnier de Naples avec James de la Cloche a contre elle une objection décisive : tandis que, des diverses objections qui s’élèvent contre l’hypothèse opposée, pas une ne me parait vraiment irréfutable. Qu’un novice fraîchement échappé de son collège conserve d’abord quelque chose des sentimens religieux où il a été élevé, tout en exploitant dès lors à son profit un secret dérobé à un camarade ; et que, plus tard, au moment de mourir, il éprouve de nouveau le besoin de se confesser tout en persistant dans son imposture : c’est là un phénomène moral assez peu édifiant, sans doute, mais qui n’a rien de trop contraire à la vraisemblance. Que l’imposteur ait eu en sa possession une certaine somme d’argent, — 150 doubles, au lieu des 800 doubles vancés par Oliva à James de la Cloche ; — qu’il ait eu en sa possession des bijoux, voire des papiers où il était traité d’Altesse Royale : cela aussi peut en somme s’expliquer. Les papiers qu’il avait sur lui ne devaient pas être, en tout cas, les lettres de Charles II à James de la Cloche, ni l’attestation de la reine Christine, puisque ces pièces se trouvent conservées, aujourd’hui encore, aux archives du Gesù. M. Lang suppose bien, à la vérité, qu’elles ont pu être renvoyées à Rome par le vice-roi de Naples : mais comment admettre que celui-ci, dont nous savons qu’il a écrit à Londres, ne les ait pas plutôt renvoyées à Charles II ? Et que le prisonnier ait été relâché, au reçu des renseignemens demandés sur lui, pourquoi ne pas imaginer, par exemple, que Charles II ait obtenu pour lui cette grâce, sur la prière même de son fils, ou bien pour tel motif d’ordre politique ? Rien de tout cela n’est proprement convaincant, comme l’est, d’autre part, la monstrueuse absurdité du testament que j’ai dit. Enfin une considération des plus importantes, sur laquelle M. Andrew Lang passe bien légèrement, achève de nous rendre improbable l’hypothèse suivant laquelle James de la Cloche aurait « mal tourné. » On a vu que Charles II, dans sa lettre à Oliva du 18 novembre 1668, promettait non seulement de restituer à la Compagnie de Jésus les 800 doubles avancés à son fils, mais aussi d’envoyer, l’année suivante, une grosse somme d’argent pour le fonds de construction de la Compagnie. Or un Jésuite italien, le Père Boero, qui le premier a découvert dans les archives du Gesù toutes les pièces relatives à James de la Cloche, nous affirme en outre, d’une façon formelle, que cette promesse du roi d’Angleterre a été tenue. Quel droit aurions-nous à douter de sa parole sur ce point ? Et, s’il dit vrai, comment supposer que Charles II eût accordé une telle marque de reconnaissance à des religieux dont l’éducation aurait eu sur son fils d’aussi fâcheux effets ?

De telle sorte que nous pouvons hardiment garder entière notre admiration respectueuse pour l’exemplaire chrétien qu’a été ce jeune prince, durant le peu de sa vie que nous connaissons. Et c’est encore dans l’étude de M. Lang que nous trouverons de quoi alimenter, s’il nous plaît, nos conjectures sur la destinée ultérieure de James de la Cloche. Nous y lisons, en effet, que, le 27 décembre 1668, Charles II, parlant à sa sœur, Henriette d’Orléans, de son intention de se convertir au catholicisme, ajoute : « Je vous assure que nul ici ne sait ni ne saura rien de cela, jusqu’au jour où la chose pourra être divulguée, nul excepté moi-même et cette autre personne. » Deux ans après, en 1670, Charles projette d’envoyer au pape Clément IX « un certain Jésuite du collège de Saint-Omer. » Et nous apprenons encore qu’entre 1678 et 1681, un prêtre catholique de France est venu secrètement à Londres, pour s’entretenir avec Charles II. « Cette autre personne, » qui seule savait le secret des pieuses intentions du roi, ce Jésuite de Saint-Omer que Charles II voulait envoyer au pape, ce prêtre venu de France à Londres en 1678, rien évidemment ne nous prouve que ce soit l’ancien novice du collège du Quirinal ; mais, du moins, rien ne nous empêche de l’imaginer, tandis qu’il y a pour nous une impossibilité absolue à admettre que James de la Cloche se soit cru le fils de « Donna Maria Stewart, de la famille des barons de San Murzo, » ou que, après deux séjours à Londres auprès de son père, il se soit figuré que la constitution anglaise réservait « la principauté de Galles aux bâtards de la Couronne. »


Le « mystère » de James de la Cloche n’occupe d’ailleurs qu’un chapitre du nouvel ouvrage de M. Andrew Lang : mais l’ouvrage tout entier est consacré à diverses questions du même genre, à quelques-uns de ces problèmes que les historiens se transmettent d’âge en âge, sans qu’on puisse prévoir si un jour la découverte d’un document nouveau viendra enfin les résoudre, et, du même coup, leur enlever à nos yeux leur principal attrait. M. Lang, lui, s’accommode fort bien de les voir rester indéfiniment à l’état de problèmes, se bornant à nous en exposer tous les élémens avec une érudition, une clarté, et un charme de style qu’on ne saurait trop louer. Parfois même nous serions tentés de croire que sa vivante imagination se grossit les difficultés du problème à résoudre, comme dans le cas de James de la Cloche, ou encore dans celui de la fausse Jeanne d’Arc, Jehanne des Armoises, où peu s’en faut qu’il n’admette la possibilité d’une survivance de Jeanne d’Arc au bûcher de Rouen, simplement parce qu’un des frères de la Pucelle, pour un motif d’intérêt ou de politique, a laissé dire que sa sœur était restée en vie. D’autres fois, au contraire, l’éminent historien anglais propose des hypothèses qui, je le crains, risquent de se heurter à de sérieux obstacles : ainsi, lorsqu’il affirme que l’homme au masque de fer, le mystérieux prisonnier de Pignerol, de l’île Sainte-Marguerite, et de la Bastille, n’était pas le comte Mattioli, mais un domestique de l’aventurier protestant Roux de Marcilly, un pauvre homme qui s’appelait en réalité Martin et à qui l’on avait imposé le faux nom d’Eustache Dauger. Peut-être M. Lang ferait-il bien de laisser désormais à ses confrères français l’étude de ces petits « mystères » de l’histoire de France, puisque aussi bien l’histoire de son pays n’est pas moins riche que la nôtre en attachantes énigmes, et que personne certainement, dans son pays, n’excelle autant que lui à s’en occuper. Combien j’aimerais, par exemple, à pouvoir analyser le remarquable chapitre où il essaie de reconstituer exactement les circonstances de la mort d’Amy Robsart, ou bien encore celui où, avec une abondance merveilleuse d’argumens et de faits, il disculpe les catholiques du meurtre d’un magistrat de Londres, Sir Edmund Berry Godfrey, et, à ce propos, fait revivre devant nous quelques scènes extraordinaires de la tragi-comédie qu’a été le fameux « Complot papiste » de 1678 ! Deux autres chapitres, qui mériteraient également d’être signalés, se rattachent en droite ligne aux travaux de cette-Société des Recherches psychiques dont je parlais ici le mois précédent. Dans l’un d’eux, M. Andrew Lang énonce les considérations de toute nature qui tendent à prouver l’absolue vérité historique de la légende du « fantôme de lord Lyttelton : » à supposer même que le fantôme en question n’ait existé que dans l’esprit malade du lord, celui-ci a incontestablement prédit, trois jours d’avance, l’heure et la minute précises de sa mort. Et, dans l’autre chapitre, M. Lang nous prouve, d’une façon non moins ingénieuse et non moins décisive, que, en l’année 1826, c’est bien à un phénomène de télépathie qu’a été due la découverte du cadavre d’un homme assassiné.

Mais plus intéressantes encore et d’une portée plus haute sont les pages où M. Andrew Lang, après tous ces « mystères » authentiques, nous fait voir la monstrueuse et révoltante ineptie d’un faux mystère qui, depuis cinquante ans bientôt, ne cesse point d’affoler, en Angleterre, en Amérique, et jusqu’en Allemagne, un nombre incroyable de magistrats retraités, propriétaires ruraux, privat-docents, et vieilles demoiselles : et c’est, on l’entend bien, la question de savoir par qui ont été écrites les pièces de Shakspeare. L’attribution de ces pièces à Bacon a contre elle, comme le dit M. Lang, « tous les écrivains qui ont une autorité spéciale au sujet de Shakspeare, et tous ceux qui ont une autorité spéciale au sujet de Bacon, et, en général, à peu près l’unanimité des historiens et des critiques de la littérature anglaise : » ce qui n’empêche pas que, chaque jour, quelque nouveau livre apparaisse, — accueilli avec enthousiasme par les innombrables ligues ou sociétés baconiennes, — pour apporter quelque nouvelle preuve de l’incapacité littéraire de Shakspeare, ou du génie poétique de Bacon, ou de la concordance entre l’œuvre du philosophe et celle du poète. Et quelles preuves ! il faut en lire l’exposé, dans la très impartiale étude de M. Lang, pour mesurer toute la fragilité de cette raison humaine qui prétend à s’émanciper désormais de toute contrainte, et à diriger seule les destinées du monde.

Un des principaux argumens des « Baconiens, » par exemple, est que l’auteur des drames shakspeariens a dû savoir le grec. Pope a dit quelque part que « Shakspeare suivait les auteurs grecs, et, en particulier Darès Phrygius. » Comment croire que l’acteur du Globe ait pu « suivre » cet écrivain de Phrygie ? Mais le fait est que Darès Phrygius était l’auteur supposé d’un roman du moyen âge sur la Guerre de Troie, dont certains épisodes avaient été longtemps populaires dans toute la chrétienté : et Pope voulait dire seulement que Shakspeare, dans les sujets homériques, avait suivi la légende du moyen-âge au lieu du récit même des auteurs anciens. Ou bien encore les « Baconiens, » découvrant dans l’œuvre de Shakspeare des analogies (d’ailleurs assez vagues) avec des pièces d’Euripide ou de Plaute, en concluent que cette œuvre ne saurait avoir été écrite que par un érudit : ils oublient que Plaute, Euripide, Hérodote, non seulement avaient été traduits en anglais dans les dernières années du XIVe siècle, mais encore que leurs traductions étaient à ce moment la lecture courante du public tout entier. D’une façon générale, les « Baconiens » sont toujours portés à concevoir les mœurs du temps d’Elisabeth sur le modèle des mœurs d’à présent : toujours, au fond de leurs objections, on devine qu’ils se représentent Bacon comme un jeune avocat désœuvré, sorti de Cambridge ou d’Harward, et Shakspeare comme un de ces acteurs de tournées qu’on voit, dans les wagons anglais, jouer bruyamment aux cartes, ou se faire tout haut la lecture des journaux comiques.

Je ne puis songer, malheureusement, à suivre M. Lang dans son exposé de ce qu’il appelle « l’Imbroglio Shakspeare-Bacon. » Chacun des argumens de la thèse baconienne, tel que souvent il se borne à l’étaler fidèlement sous nos yeux, atteste un mélange si extraordinaire d’ignorante ingénuité, de conviction imperturbable, et même d’une sorte de frénésie apostolique, qu’on ne peut se défendre, en leur présence, de cette impression de trouble inquiet et de doute de soi-même que parfois l’on éprouve en entendant raisonner un fou. Il n’y a pas jusqu’à l’hypothèse fondamentale du baconisme qui n’ait pour notre bon sens quelque chose d’effarant. Ce riche avocat choisissant exprès, pour lui faire signer ses pièces, le plus illettré des acteurs du temps, et lui faisant signer non seulement son œuvre dramatique, mais ses poèmes, Vénus et Adonis, l’Enlèvement de Lucrèce, laissant circuler sous le nom de ce grossier personnage des sonnets écrits par lui, Bacon, pour déclarer son amour à la reine Elisabeth ; cet ambitieux de gloire détruisant à dessein tous les manuscrits de ses pièces, pour cacher son secret à la postérité, comme il le cachait à ses contemporains ; cet homme illustre n’hésitant pas à publier sous son nom des poèmes d’une médiocrité lamentable, tandis qu’il dissimulait ses chefs-d’œuvre sous le nom d’un autre : tout cela n’est-il pas étrange, en vérité, et ne doit-on pas s’étonner qu’une pareille hypothèse ait fait l’objet déjà de centaines de livres, recueilli dans l’Europe entière des milliers et des milliers d’adhésions passionnées ? Et l’expansion sans cesse croissante du « baconisme » à travers le monde ne nous prouve-t-elle pas une fois de plus, suivant une heureuse expression de M. Andrew Lang, « la méfiance naturelle de la sottise humaine à l’égard du génie ? »


T. De WYZEWA.

  1. Charles II avait demandé à son fils de ne point faire usage public des attestations qu’il lui délivrait, aussi longtemps que lui-même, Charles, serait en vie : par-là s’explique que Christine ait donné à James’ de la Cloche une attestation nouvelle, pouvant lui tenir lieu des écrits de Charles II, que, dans sa loyauté, le jeune homme se faisait scrupule de produire.