Revues étrangères - Une Biographie hollandaise de Spinoza

Revues étrangères - Une Biographie hollandaise de Spinoza
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 696-707).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

Une biographie hollandaise de Spinoza[1]

Dans le courant de l’année 1693, un pasteur luthérien de Dusseldorff, nommé Johann Kœhler, étant venu s’établir à la Haye avec sa famille, trouva à louer, au second étage d’une maison du Veerkade, un appartement où on lui dit qu’avait demeuré avant lui, de 1669 à 1671, l’opticien et philosophe juif Benoît de Spinoza. Cette coïncidence parut flatter l’amour-propre de l’excellent pasteur. « La chambre où j’étudie, nous apprend-il avec une nuance d’orgueil, est la même où Spinoza couchait et où il travaillait. » Et il résolut aussitôt de mettre à profit une occasion aussi belle pour se renseigner sur la vie et le caractère de ce libertin fameux, dont le Traité théologico-politique et les Œuvres posthumes, récemment publiées, avaient soulevé tant de scandale parmi les pasteurs de Hollande.

La maison, malheureusement, avait changé de propriétaire depuis que Spinoza y avait demeuré. La veuve Van der Werwe, chez qui le philosophe avait pris pension, était morte : morte en laissant si peu de traces qu’on avait déjà oublié jusqu’à son nom, et que Kœhler, dans sa Vie de Spinoza, l’appelle par erreur « la veuve Van Velen ». Mais en revanche le peintre Henderyk van der Spyke vivait encore, et continuait à habiter, sur le Paviliœngracht, à deux pas du Veerkade, la maison où pendant près de six ans, de 1671 à 1677, Spinoza avait logé et mangé chez lui. Et comme, en sa qualité de luthérien, il se trouvait être précisément un des paroissiens de Kœhler, celui-ci n’eut pas de peine à en obtenir tous les renseignemens qu’il voulait.

Peut-être cependant les aurait-il gardés pour lui, et aurions-nous été privés d’un opuscule devenu désormais classique, sans le bruit que fit, en 1698, la traduction hollandaise de l’article consacré à Spinoza par Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique. S’appuyant sur la courte préface écrite en 1677, par un ami anonyme de Spinoza, pour l’édition des Œuvres posthumes, mais ne se faisant pas faute d’y joindre toute sorte d’additions et d’appréciations de son cru, Bayle, en effet, avait présenté sous un jour assez fantaisiste le philosophe juif et sa philosophie, ce qui, d’ailleurs, avait encore contribué à attirer sur eux la curiosité du public. Et c’est tout ensemble pour satisfaire à cette curiosité et pour réfuter les erreurs de Bayle que l’excellent Kœhler entreprit de recueillir, et de consigner par écrit, tous les détails que lui avait fournis Van der Spyke sur la vie de Spinoza. Il les publia en 1705, en même temps qu’un sermon prononcé par lui à Pâques, l’année précédente, sur la véritable résurrection de Jésus-Christ, défendue contre les argumens de B. de Spinoza et de ses partisans.

Le sermon ne tarda pas à être oublié : mais il n’en fut pas de même de la Vie de Spinoza, qui, traduite en français dès 1706, ne cessa plus depuis lors d’être lue et méditée. Elle sert de préface, aujourd’hui encore, à toutes les éditions des œuvres de Spinoza : et l’on peut dire que c’est d’elle seule que nous vient, depuis deux cents ans, tout ce que nous savons de l’histoire et de la personne de l’auteur de l’Ethique. Les plus savans historiens et commentateurs du spinozisme, les Allemands Auerbach et Ginsberg, le Français Emile Saisset, l’Anglais Frédéric Pollock, le Hollandais Johann van Vloten, se sont bornés à développer, sans presque prendre la peine de le contrôler, le récit de ce pasteur allemand, qui n’a jamais vu Spinoza, et n’a guère eu avec lui d’autre point de contact que d’avoir logé dans la même maison.

On ne saurait nier, après cela, que Kœhler (ou Colerus, pour l’appeler de son pseudonyme latin) se soit très consciencieusement efforcé de donner à son récit toute l’exactitude et toute l’impartialité désirables. Mais il n’avait d’autre source sérieuse d’information que les souvenirs du vieux Van der Spyke, et tout moyen de vérification parait lui avoir manqué. Avec la meilleure volonté, il nous a transmis sur Spinoza un monceau d’erreurs. Ce qu’il nous dit de la jeunesse du philosophe, notamment, — ou plutôt de toute sa vie, à l’exception des six années passées chez les Van der Spyke, — est d’un bout à l’autre sujet à caution. Il se trompe, par exemple, quand il nous affirme que Spinoza avait étudié le latin dans sa jeunesse, car nous savons de source certaine qu’il ne l’a étudié qu’après sa rupture avec la synagogue. Il se trompe en nous affirmant que Spinoza, durant son séjour chez François Van den Enden, était devenu amoureux de la fille de celui-ci, car Clara-Maria Van den Enden venait à peine de sortir de l’enfance quand son prétendu amoureux quitta Amsterdam. Il se trompe sur les dates des séjours de Spinoza à Rhynsbourg et à Voorbourg. Et il n’y a pas jusqu’aux renseignemens qu’il tient de Van der Spyke qui ne soient suspects : telle l’accusation de vol qu’il porte contre le docteur Meyer, l’exécuteur testamentaire de Spinoza et l’éditeur de ses Œuvres posthumes ; tel encore le passage fameux où il raconte que Spinoza « exhortait les enfans de la maison à assister souvent au service divin, » trait de tolérance assurément très touchant, mais assez invraisemblable si l’on songe qu’au moment de la mort du philosophe l’aîné de ces enfans avait un peu plus de huit ans ! Puisse Colerus s’être trompé, de même, dans son récit non moins fameux des passe-temps de Spinoza ! « Lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit, il cherchait des araignées qu’il faisait se battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans les toiles d’araignées : et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir que souvent il éclatait de rire. » L’image en raccourci qu’il s’offrait là du monde avait, certes, de quoi l’égayer : mais nous avons tant changé de sentiment, depuis le cartésianisme, touchant le degré de notre parenté avec les animaux, que le trait, quoique nous en ayons, nous révolte un peu. Puisse Colerus l’avoir inventé !


Le malheur est que, tout en connaissant l’inexactitude des renseignemens de Colerus, nous n’en ayons guère de plus exacts à leur substituer. Il a bien paru en 1719, dans les Nouvelles littéraires d’Amsterdam, une notice biographique écrite en français, attribuée par les uns au médecin Lucas, par d’autres à M. de Saint-Glain, et dont Boulainvillers a reproduit quelques morceaux, dans sa Réfutation des erreurs de Spinoza. Plus courte et moins riche en détails que celle de Colerus, elle est en revanche infiniment plus sûre[2], et l’on ne saurait trop regretter que les éditeurs de l’Éthique n’aient point cru devoir la publier en tête de leurs éditions, de préférence au recueil d’anas du pasteur de la Haye. Mais ses renseignemens se réduisent encore, somme toute, à assez peu de chose ; et en dehors d’eux nous n’avons guère d’autre source d’information que de brèves lignes, éparses, çà et là, dans les écrits du temps[3].

Voici cependant un document plus important, et trop peu connu. C’est la relation faite par un voyageur allemand, Gottlieb Stolle, de deux entretiens qu’il eut à Amsterdam en 1703, avec d’anciens amis de Spinoza. Restée inédite pendant près de cent cinquante ans, elle a été imprimée pour la première fois en 1847, dans une revue allemande. M. Meinsma l’a reproduite tout entière, dans le gros ouvrage dont je vais parler tout à l’heure : et vraiment elle nous montre Spinoza sous une lumière si imprévue, que je ne puis m’empêcher d’en traduire au moins les quelques passages principaux.

Stolle raconte d’abord qu’il a rencontré à Amsterdam un libre penseur allemand nommé Sébastien Pezold, qui lui a dit, entre autres choses, « que jamais Spinoza n’avait fait ouvertement profession d’athéisme. » C’est ce même Pezold qui l’a ensuite conduit à l’auberge du Capitaine de Brême, où il lui a fait faire connaissance avec un vieillard qui, « dès la jeunesse, avait recherché la société des esprits paradoxaux, et qui s’était fait à soi-même sa théologie. »

Ce vieillard avait bien connu Spinoza. Il dit à Stolle que le célèbre juif avait été excommunié par ses coreligionnaires parce qu’il considérait les livres de Moïse comme ayant été écrits par un homme. « Renié par les siens, il s’est alors affilié aux Mennonites, qui se sont chargés de pourvoir à son entretien, ne pouvant admettre qu’il eût les pensées subversives qu’on lui attribuait. C’est dans une réunion de ces Mennonites qu’il a rencontré Van den Enden, ancien jésuite et athée déclaré, qui fut ensuite pendu en France pour avoir voulu attenter à la vie du Dauphin. Spinoza s’est aussitôt lié avec lui, séduit par la finesse de son discours ; et c’est de lui qu’il a reçu des leçons de latin, car il était jusque-là fort inexpérimenté dans cette langue. Dans les premiers temps, Spinoza vécut très modestement ; mais plus tard, ayant plus d’aise, il alla demeurer d’Amsterdam à Leyde[4], puis de là à la Haye, où il se lia avec de grands personnages, se montra dans les rues l’épée au côté, se vêtit élégamment, fit même quelques excès de nourriture et de boisson, jusqu’à ce qu’enfin il fût atteint de phtisie, dont il mourut. Jamais on ne lui a entendu dire qu’il n’y eût point de Dieu : mais d’ailleurs il était dans ses propos d’une prudence extraordinaire. Il ne s’ouvrait qu’en petit comité, devant des amis dont il était sûr : ces amis étaient, surtout, Glasemaker, Van Enden, Rieuwertz l’éditeur, Balling, Jarig Jelles, et un médecin, le docteur Ludovic Meyer. Il eut aussi pour correspondans un bourgmestre de Dordrecht, appelé Blyenberg, et un conseiller d’ici, nommé Beuningen, qui est revenu avant de mourir à d’autres idées. »

Le fils de l’éditeur Rieuwertz, que Stolle eut ensuite l’occasion d’interroger, lui apprit notamment que Spinoza avait laissé, dans ses manuscrits, un ouvrage contre les Juifs « où il les traitait avec une grande dureté. » Il lui dit encore que l’Ethique avait coûté à Spinoza tant de travail qu’il répétait volontiers que « s’il ne l’avait déjà écrite, il ne l’écrirait certainement pas. »

Ce ne sont là sans doute que de maigres détails, et d’une authencité assez peu certaine. Mais les moindres détails sont bienvenus lorsqu’il s’agit d’un aussi grand homme, et d’un homme qui s’est aussi obstinément efforcé de cacher sa vie. Il la cachait à ses contemporains, à ses amis même, et l’on dirait qu’après deux cents ans il nous la cache encore. On sait combien ses lettres sont vides de tous renseignemens sur son compte : jamais peut-être il n’y en eut de plus impersonnelles, ou plus exactement de plus immatérielles, et qui parussent davantage émanées d’un pur esprit. A Oldenbourg, à Bleyenberg, à ses compagnons Meyer et Jelles, il ne parle que de ses idées, se bornant tout au plus à mentionner çà et là un voyage, ou une maladie. Les archives de la Hollande sont muettes sur lui, aussi bien que les chroniques et les gazettes du temps. Des grands personnages de toute sorte qui l’ont approché, aucun, ni De Witt, ni Huyghens, ni Hudde, ni Leibniz ne nous ont laissé sur lui quelque témoignage un peu important. Et si épaisses sont les ténèbres, autour de lui, que toute l’érudition, toute la patience, toute la pénétration de son nouveau biographe ont absolument échoué à les lui faire traverser.

Ce n’est pas faute, au moins, d’y avoir tâché ! Un coup d’œil jeté sur le gros livre de M. Meinsma suffit à nous montrer de quelles infatigables recherches il est le produit, et combien il a fallu de zèle au savant hollandais pour explorer tant de domaines si divers et si peu connus. Depuis les archives des synagogues, des églises, et des communautés, jusqu’aux livres de compte des libraires et des imprimeurs, M. Meinsma a tout examiné, contrôlé, médité ; et il n’y a si petit opuscule hollandais, scientifique, philosophique ou politique, de la seconde moitié du XVIIe siècle où il n’ait cherché quelque ombre de renseignement sur la vie, la personne et le caractère du mystérieux philosophe. Mais il me semble bien qu’en fin de compte il n’a rien trouvé. Il a signalé, d’une manière irréfutable et définitive, les erreurs des biographes anciens : il a fait la part de ce qui était authentique, ou simplement probable, ou tout à fait impossible, dans les récits de Colerus, de Lucas, de Gottlieb Stolle et de Monnikhoff. Mais des nombreux points d’interrogation que ces récits nous laissaient, je n’en vois pas un qu’il ait pu lever. Nous ne savons toujours pas pourquoi Spinoza a quitté Rhynsbourg, pourquoi il est allé de la Haye à Utrecht auprès de Condé, ni quel était cet ennemi dont il parle dans une de ses lettres. Mais surtout nous continuons à ignorer quelle espèce d’homme il était, quels étaient ses sentimens, ses rêves, ses projets : ou plutôt nous continuons à n’en savoir que ce qu’il lui a plu d’en révéler lui-même au brave peintre d’enseignes chez qui il prenait pension. Le livre de M. Meinsma n’est donc pas, à proprement parler, une nouvelle biographie de Spinoza. Mais je ne puis assez dire quelle importance il me parait avoir pour l’intelligence de sa pensée, ni d’une façon générale combien c’est un ouvrage intéressant et précieux. Car à défaut de renseignemens positifs sur la vie de Spinoza, M. Meinsma nous y fait connaître, en quelque sorte, tous les tenans et les aboutissans de cette existence singulière.

Il nous y montre, avec une variété, une richesse de détails, une précision admirables, les divers milieux où Spinoza a vécu, depuis la communauté juive où s’est écoulée son enfance jusqu’au cercle de savans et de libres-penseurs dont il faisait partie dans ses dernières années. Les amis du philosophe, ses premiers maîtres, ses correspondans, ses élèves, tour à tour il nous les présente, toujours notant au passage la part d’influence qu’ils ont pu exercer. Grâce à lui le rabbin Morteira, l’ex-jésuite Van den Enden, l’éditeur Rieuwertz, et Meyer, et Jelles, et Bleyenberg, cessent d’être pour nous des entités vagues : nous les voyons vivre, chacun dans le cadre spécial où Spinoza l’a connu : et à leur contact la figure même de Spinoza nous apparaît plus vivante.


Ainsi l’ouvrage de M. Meinsma est comme une série de tableaux, évoquant à nos yeux tout un petit monde : un monde de savans, de poètes, de pamphlétaires et de philosophes, personnages infiniment dissemblables de goûts, d’aptitudes et de sentimens, mais ayant entre eux un trait commun, qu’on pourrait appeler une sorte d’ivresse de la vérité rationnelle. C’est une ivresse qui rappelle, à cent ans d’intervalle, l’enivrement artistique de la Renaissance, mais combien plus naïve, plus grave, et plus vaine, et au demeurant plus touchante ! Jamais, peut-être, en aucun pays on n’a eu autant de confiance dans la toute-puissance de la raison humaine. Instruits par Bacon et Descartes à secouer le joug de l’autorité, ces braves Hollandais se sont mis, avec leur sérieux et leur bonne foi ordinaires, à attendre du libre exercice de la raison une lumière complète et définitive. Ils ont cru que rien ne s’opposerait désormais à ce que l’esprit humain entrât en possession de cette vérité absolue, que lui avaient si longtemps interceptée les mensonges intéressés des théologiens. Et aussitôt chacun est parti résolument en quête, à la façon de ce vieillard dont parle Stolle, « qui s’était fait à lui-même sa théologie. »

Spinoza a été l’un de ces chercheurs ; et comme il tenait ses découvertes soigneusement cachées, on n’en était que plus avide de pouvoir les connaître. A tout instant nous voyons dans le livre de M. Meinsma de nouveaux témoignages de cette curiosité ingénue : tantôt c’est un négociant d’Amsterdam, tantôt un magistrat de Dordrecht, qui écrivent au philosophe ou à ses amis, les suppliant de leur révéler ces « idées » qu’on leur a dit si neuves, et d’une importance si grande. Ils s’inquiètent des recherches de Spinoza sur l’infini comme j’imagine que les industriels américains doivent s’inquiéter des dernières inventions de M. Edison. Ce petit juif aurait-il enfin mis la main sur la vérité ? Saurait-on enfin à quoi s’en tenir sur Dieu, sur la distinction des substances, sur l’âme et son immortalité ?

Mais Spinoza n’était point seul à avoir des « idées ». Autour de lui, une foule de « libertins » cherchaient comme lui ; et c’est encore un des mérites du livre de M. Memsma de nous montrer l’auteur de l’Éthique entouré, comme il l’a toujours été, de ces compagnons de recherches. Nous sommes trop portés aujourd’hui à nous figurer le solitaire du Paviliœnsgracht comme un vrai solitaire, poursuivant son rêve à l’écart du monde, sans aucun point de contact avec son temps ni avec son pays. Il appartenait au contraire à un groupe nombreux de libres penseurs, marchant, par des voies diverses, à la conquête de la même chimère. Et peut-être n’était-ce pas autant à son génie ni à la hardiesse de sa doctrine qu’il devait de se distinguer de ses confrères, dans l’opinion de ses contemporains, qu’à son extrême prudence et au mystère qu’il s’efforçait de garder sur lui.

C’est pour de tout autres raisons que la postérité l’a décidément distingué de Daniel van Breen, de Pierre Balling, de Jan Beelthouwer, de Jan Knol, d’Adrien Kœrbagh, et du reste de la troupe des hérétiques hollandais. Mais il n’en est pas moins vrai que, au point de vue historique, il a été l’un d’entre eux, qu’il les a tous personnellement connus, et que pour la plupart ils avaient publié déjà des écrits d’une hardiesse extrême lorsqu’il fit paraître son Traité théologico-politique. Les dédaigner tout à fait et ne tenir compte que des influences de Maïmonide, de Descartes et de Hobbes, c’est, je crois, s’exposer à méconnaître la signification véritable de la doctrine de Spinoza. Et je n’en veux pour preuve que la lumière nouvelle que jettent, sur cette doctrine, les savantes recherches de M. Meinsma.

Elles nous font voir dans le spinozisme le dernier aboutissement d’un grand courant de libre pensée qui, depuis deux siècles, s’était formé en Hollande. Déjà en 1512, avant la révolte de Luther, un certain Hermann van Ryswyck avait été brûlé à la Haye pour avoir dit et répété que « le monde existait de toute éternité », que « l’enfer et la vie future étaient des inventions stupides », et que « le Christ avait enseigné aux hommes une morale détestable ». On avait brûlé Hermann van Ryswyck, mais ses principes lui avaient survécu, encore que tout le long du XVIe siècle les autorités religieuses et civiles se fussent évertuées à les étouffer. L’esprit de libre pensée avait même pénétré jusque dans la synagogue, avec cet Uriel da Costa dont M. Meinsma a reconstitué l’histoire véritable, trop longtemps cachée sous de poétiques légendes.

Uriel, ou plutôt Gabriel, da Costa était né dans les dernières années du XVIe, siècle, à Oporto, d’une famille juive d’origine, mais depuis longtemps convertie au catholicisme. Il avait été lui-même, d’abord, un fervent catholique ; mais peu à peu il en était venu à douter de l’authenticité du Nouveau Testament. Il avait alors quitté le Portugal avec sa mère et ses frères, avait échangé son prénom de Gabriel contre le prénom juif d’Uriel, et, sans abjurer le catholicisme, était allé se joindre aux juifs portugais d’Amsterdam. « Je m’aperçus bientôt, écrit-il lui-même dans son apologie, que les principes des juifs n’étaient nullement d’accord avec la doctrine de l’Ancien Testament. » Il fut très choqué, en particulier, de constater que ses nouveaux frères croyaient à une vie future, tandis que nulle part la Bible n’en faisait mention. Et tout de suite il se mit en devoir de les convertir. « Ce qu’ayant appris, les rabbins ameutèrent tout le monde contre moi. Les enfans me poursuivirent dans les rues, me traitant d’hérétique et de renégat. » Un médecin juif, Samuel de Silva, publia un livre en portugais pour réfuter les erreurs « d’un certain contradicteur de ce temps », qui osait soutenir, « entre autres sottises scandaleuses, que l’âme de l’homme périt avec son corps. » Da Costa répliqua, dans une brochure où il traitait Silva d’« infâme calomniateur » : sur quoi, le 1er mai 1624, il fut condamné, après dix jours de prison, à une amende de trente florins, et à la suppression de son livre. Il ne se soumit point, cependant ; et durant plus de quinze ans il n’y a point de persécution qu’il n’ait eu à souffrir. Renié de ses amis, de ses parens eux-mêmes, réduit à la misère, ne pouvant ni se marier ni s’occuper en aucune façon, il n’en continua pas moins à affirmer que l’immortalité de l’âme était un dogme contraire à l’enseignement de Moïse. Un jour enfin, en 1640, il céda. Après avoir publiquement demandé pardon de son hérésie, il fut battu de verges et foulé aux pieds, dans la synagogue. Rentré chez lui, il prit un pistolet, visa au passage un de ses persécuteurs, le manqua, et retourna l’arme contre lui-même. Il fut enterré le jour suivant, au cimetière juif d’Oudekerke.


Baruch de Spinoza avait huit ans lorsque da Costa fut ainsi châtié. Peut-être assista-t-il à la terrible séance de la synagogue ; mais à coup sûr il en entendit souvent parler, tant dans sa famille qu’à l’école juive l’Arbre de la vie, où dès 1639 son père l’avait envoyé, et où il avait précisément pour maîtres trois des bourreaux de da Costa, les rabbins Isaac Aboab de Fonseca, Menasseh ben Israël, et Saul Lévi Morteira. Je croirais volontiers que l’exemple du malheureux da Costa ne fut point sans aider à développer en lui cette prudence, cette réserve, cette obstination à cacher ses idées, qui furent toujours parmi les traits dominans de son caractère. Et qui sait si ce n’est pas cet exemple aussi qui, le premier, éveilla chez l’enfant des doutes sur la valeur des doctrines qu’on lui enseignait ? Une autre influence, à dire vrai, peut également y avoir contribué. « Souvent, dit M. Meinsma, durant les années 1644 et 1645, Spinoza dut voir à la synagogue un goym[5], un homme du peuple, en vérité, mais d’un sérieux et d’une intelligence bien au-dessus de sa condition. Souvent il dut l’entendre engager avec les rabbins de longues discussions, tantôt les interrogeant, tantôt les réfutant, à grand renfort de citations des Pères de l’Église. Et l’on se tromperait à croire qu’il s’agit ici d’un zélateur protestant : cet homme était le mennonite Jean, dit Beelthouwer, un artisan qui, né en 1603, a employé sa vie tout entière à chercher la vérité. Plus d’une fois nous le retrouverons dans l’entourage de Spinoza. »

Beelthouwer faisait en effet partie de ces « collegians » d’Amsterdam auprès desquels le jeune Spinoza trouva un accueil si affectueux lorsque, en 1654, le rabbin Morteira l’eût définitivement chassé de la synagogue. Ces braves gens avaient eu à endurer toutes sortes de persécutions de la part des autorités religieuses, pendant la première moitié du XVIIe siècle, et en 1648 leurs réunions avaient été officiellement interdites. Mais deux ans après ils avaient recommencé à se réunir. Le dimanche, vers cinq ou six heures, on les voyait entrer, tantôt dans la maison de Corneis Moorman sur le canal aux Tilleuls, tantôt sur la Digue de Harlem, chez un Anglais qui partageait leurs idées. Suivant l’usage des anabaptistes, ils passaient gravement la soirée à lire et à méditer un passage des Saintes Écritures, mais en se réservant une liberté absolue d’appréciation et de discussion. Fervens chrétiens, c’étaient déjà, à leur insu, des libres penseurs accomplis : et si aucun d’eux, à l’exception de van den Enden, n’a exercé sur Spinoza une action directe, leur fréquentation n’en a pas moins achevé d’émanciper l’esprit du jeune philosophe.

Il y avait là des hommes de tout âge et de toute condition, depuis d’anciens pasteurs jusqu’à des, étudians qui venaient en curieux. Au premier rang figuraient Daniel Van Breen, ex-remontrant converti à l’anabaptisme et zélé partisan de la doctrine du millenium ; le savant Adam Boreel, qui avait dépensé sa jeunesse à des expériences d’alchimie, et qui prêchait maintenant un retour de l’Église aux doctrines des premiers apôtres ; Galenus de Haan, un médecin fameux, dont les idées se rapprochaient beaucoup du socinianisme. Mais à côté de ces gloires du collège, vingt autres excentriques assistaient aux réunions, dont chacun interprétait à sa manière les textes sacrés.

C’est parmi eux que Spinoza fit connaissance avec son futur éditeur, Jan Rieuwertz, avec Jarig Jelles, qui devint ensuite l’un de ses plus intimes confidens, et avec ce Simon Joosten de Vries qui, ainsi que l’on sait, lui légua en mourant une rente viagère. Jarig Jelles, en particulier, aurait mérité de nous arrêter un moment. Ancien épicier, « il s’était aperçu un beau jour que l’argent ni les biens matériels n’avaient pour effet de rendre l’âme plus heureuse », sur quoi il s’était mis à chercher la vérité, « n’épargnant, pour la trouver, ni les peines ni la dépense. » C’est un ami qui nous donne sur lui ces détails touchans, dans la préface d’une Profession de foi imprimée en 1684, après la mort de Jarig Jelles.


Mais de tous ces hommes avec qui se ha notre philosophe durant son séjour parmi les collégians, aucun ne joua dans sa vie un rôle aussi important que le docteur François van den Enden. Celui-là fut vraiment le maître de Spinoza. Il lui enseigna la langue latine, il lui fit connaître la méthode et les écrits de Descartes ; et peut-être est-ce lui encore qui suggéra à l’auteur de l’Éthique la première idée de son panthéisme. « Comprenez bien que l’être de Dieu est contenu tout entier dans l’ensemble des choses ! » lui fait dire un poème composé en son honneur par un bel esprit d’Amsterdam ; et un autre poème n’est pas moins explicite : « Cherchez Dieu dans l’ensemble des choses — y lisons-nous, — car hors de là vous ne le trouverez pas ! »

Franciscus van den Enden est, en tout cas, une étrange et saisissante figure. Parmi ces braves Hollandais altérés de la seule « vérité », il apparaît comme un dilettante, un amant de la beauté sous ses formes les plus diverses. Catholique pratiquant et athée déclaré, tour à tour jésuite, libraire, diplomate, maître d’école, et conspirateur, on comprend qu’il ait fait, toute sa vie, l’étonnement de ses contemporains. A deux siècles de distance, il nous étonne encore ; et nous ne saurions trop regretter que les renseignemens nous soient parvenus en si petit nombre sur lui. Voici du moins ceux que M. Meinsmaa pu recueillir ; ils suffisent à donner une idée du singulier personnage que fut cet inspirateur des « libertins » hollandais.

Franciscus Affinius van den Enden est né en 1600, à Anvers, d’une vieille famille flamande. Après de fortes études faites à l’Université de Louvain, il entra dans l’ordre des Jésuites ; mais sans doute il n’y alla point au-delà du noviciat, car en 1642 on le retrouve à Anvers, se mariant le plus saintement du monde avec Clara Maria Vermeren. Trois ans après il s’installe à Amsterdam ; nous le voyons à plusieurs reprises, de 1645 à 1651, signalé sur les registres de l’église catholique en qualité de parrain. C’est durant cette période qu’on suppose qu’il fut envoyé à Madrid, en mission diplomatique, par les magistrats d’Amsterdam. Mais il n’en rapporta point, semble-t-il, de bien grands profits, car en 1650 il dut ouvrir, sur le Nes, une boutique de libraire, qu’il fut d’ailleurs obligé de fermer dès l’année suivante, sur les instances de ses créanciers.

C’est alors que l’idée lui vint d’utiliser sa science, qu’il n’avait jamais cessé d’entretenir et d’accroître depuis sa jeunesse. Des humanités classiques jusqu’au droit et à la médecine, il n’y avait pas une branche du savoir où il n’excellât. Ses contemporains sont d’accord pour reconnaître que personne en Hollande ne connaissait et ne comprenait aussi bien les doctrines nouvelles, celles de Bacon, de Hobbes et de Descartes en particulier ; mais les doctrines anciennes ne lui étaient pas moins familières, à en juger par ses traductions de Platon et des Alexandrins. Il était poète aussi, poète latin, et nous a laissé une comédie imitée de Térence, Philhédonius ou l’Ami du Plaisir. Mais tous ces talens ne l’empêchaient point de mourir de faim, avec sa femme et ses cinq enfans, lorsqu’il entreprit, en 1652, d’ouvrir à Amsterdam une école de latin, où les enfans de la bourgeoisie hollandaise seraient instruits des langues d’Athènes et de Rome. L’entreprise devint bientôt excellente. Les meilleures familles de la ville n’hésitèrent pas à confier leurs enfans à ce catholique ; il lui vint même des élèves d’Allemagne, d’Angleterre, et de France.

Lorsque Spinoza le rencontra dans une réunion des mennonites, son école se trouvait en pleine prospérité. Frappé de l’intelligence du juif, van den Enden lui offrit aussitôt de compléter son éducation : et jusqu’à son départ pour Rhynsbourg, en 1661, Spinoza resta près de lui, occupé sans doute dans l’école en qualité de sous-maître. Ce qu’il venait d’apprendre lui-même, il l’enseignait aux enfans, avec sa douceur et sa patience habituelles ; ou du moins il leur en transmettait la surface, gardant soigneusement le fond pour soi seul. Et quand les dénonciations de son ancien maître Morteira, en 1661, lui firent interdire le séjour d’Amsterdam, non seulement le hollandais et le latin lui étaient devenus familiers, mais il avait déjà écrit son traité de l’Amélioration de l’Esprit, et projeté son Exposé géométrique de la philosophie cartésienne.

Son maître van den Enden, cependant, restait à Amsterdam. Il avait trouvé une collaboratrice incomparable dans la personne de sa fille aînée, Clara-Maria, dont la laideur était encore dépassée par l’étendue et la variété de ses connaissances. Latiniste accomplie, elle était devenue à seize ans le meilleur professeur de toute l’école. Spinoza eut-il vraiment, comme l’affirme Colerus, l’intention de demander sa main ? La chose, en tout cas, n’aurait pu avoir lieu qu’après son départ d’Amsterdam ; mais M. Meinsma ne la croit pas impossible. Plus d’une fois en effet, durant ses voyages à Amsterdam, le philosophe a eu l’occasion de voir la jeune savante et de s’entretenir longuement avec elle. Et rien n’empêche d’admettre que vers 1670, lorsque le testament de son ami de Vries lui eut constitué une rente, il ait songé à prendre pour compagne de sa vie la seule femme, à coup sûr, capable de s’intéresser à ses spéculations. Par malheur, au moment où l’idée a pu lui en venir, Clara-Maria van den Enden était déjà fiancée. Le 27 février 1671, dans la chapelle française des Carmélites d’Amsterdam, elle épousa un jeune médecin, Théodore Kerckering.

Une bonne fortune imprévue échut, la même année, au vieux van den Enden : il fut nommé médecin du roi Louis XIV. Mais, hélas ! mieux eût vain pour lui rester maître d’école en Hollande ! A Paris, où il se hâta de venir s’installer, aucune de ses belles espérances ne se trouva réalisée. Le roi ne parut pas même se souvenir de son existence, et le vieillard se vit forcé d’ouvrir à Picpus une école de latin pour gagner de quoi vivre. Il l’intitula pompeusement le Temple des Muses, mit tout en œuvre pour la faire connaître. Mais les élèves ne venaient toujours pas. C’est alors qu’avec quelques gentilshommes français il forma le projet d’une grande conspiration ; il s’agissait d’organiser une émeute en Normandie, et d’ouvrir à la flotte hollandaise le port de Quillebœuf[6].

Le 17 septembre 1674, van den Enden, rentrant chez lui de Bruxelles, où il était allé régler, avec des émissaires hollandais, les derniers détails du complot, apprit par sa fille que ses complices étaient arrêtés. Le lendemain matin de bonne heure, le vieillard alla entendre la messe chez les Pères de Saint-Lazare ; puis, ayant dit adieu à sa femme, il reprit le chemin de Bruxelles. Mais un de ses élèves, nommé Ducaux, l’avait dénoncé. Arrêté au Bourget, il fut conduit à la Bastille, condamné à mort et pendu. Ainsi périt, le 27 novembre 1674, à soixante-quatorze ans, le seul véritable maître de Benoît de Spinoza.


T. DE WYZEWA.

  1. Spinoza en zijn Kring, par M. K. O. Meinsma, 1 vol. in-8o ; la Haye, 1896.
  2. Elle semble d’ailleurs avoir été écrite peu de temps après la mort de Spinoza, car l’auteur y parle de la campagne de 1672 comme des « dernières guerres », ce qu’il n’aurait pu dire après 1688.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 août 1892, l’étude de M. Nourrisson, sur la Bibliothèque de Spinoza.
  4. A Rhynsbourg, près de Leyde.
  5. Un païen.
  6. Sur les détails de cette conspiration, voyez l’ouvrage de P. Clément : Trois Drames historiques.