Revues étrangères - Un roman historique russe

Revues étrangères - Un roman historique russe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 931-942).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN HISTORIQUE RUSSE


Alexandre Ier, par Dimitri Merejkovski, Saint-Pétersbourg et Munich, 1913.


Le soir du 11 mars 1824, — vingt-troisième anniversaire de la mort tragique de Paul Ier, — l’empereur Alexandre s’était enfermé dans son vaste cabinet du Palais d’Hiver, et tâchait à se divertir de ses soucis en relisant un de ces romans « champêtres » dont s’était autrefois nourrie sa jeune âme éprise d’idéal. Liodore et Julie, ou la Constance récompensée : c’était le titre du roman ; et Alexandre, maintenant encore, ne pouvait s’empêcher de goûter une émotion pleine de douceur à la lecture de passages tels que celui-ci :


— Combien magnifique est le spectacle du charme printanier de la nature ! — s’écria Julie, tendrement appuyée sur le bras de son Liodore.

— O sainte nature, — répondit Liodore, — c’est seulement dans ton temple que l’homme vertueux réussit à trouver le véritable bonheur ! Quant à moi, volontiers je serrerais affectueusement sur mon cœur mélancolique le monde entier, de la même façon que je te tiens embrassée, ô ma Julie !...


Mais bientôt l’attrait même du cher roman de naguère ne suffit plus à chasser les sombres images évoquées, dans la pensée d’Alexandre, par le souvenir de cette nuit tragique d’il y avait vingt-trois ans, où le meurtre de son père avait fait de lui le maître souverain de toutes les Russies. L’élève du républicain Laharpe n’avait d’abord accepté qu’à regret la lourde charge du pouvoir impérial ; et longtemps il s’était regardé comme expressément investi d’une mission providentielle, consistant à délivrer son peuple du joug détesté de l’autocratie. Hélas ! les circonstances ne lui avaient point permis de réaliser ce, beau rêve de sa jeunesse. Force lui avait été de reconnaître, — le plus sincèrement du monde, lui semblait-il, — que son peuple n’était pas assez mûr pour s’accommoder d’un régime « libéral ; » et c’était ainsi que, faute pour lui de pouvoir poursuivre ses projets anciens, il avait du moins employé tout son cœur à la création de cette Sainte Alliance qui, « substituant ici-bas l’Évangile à la loi humaine, remplaçait l’autorité des hommes par celle de Dieu. » Pourquoi donc, malgré sa conviction d’avoir scrupuleusement accompli son devoir, pourquoi continuait-il à se sentir, au fond de l’âme, travaillé d’une vague inquiétude un peu mêlée de crainte ?

Ce soir-là, en particulier, son inquiétude et sa crainte habituelles tendaient à prendre une forme plus précise : il songeait à toutes ces innombrables sociétés secrètes dont son entourage ne se lassait pas de lui signaler chaque jour les progrès, depuis quatre ou cinq ans, sans qu’il pût se décider à agir contre elles. Il gardait soigneusement caché, dans un tiroir de son bureau, un rapport détaillé sur l’organisation et les visées des principales d’entre ces sociétés, avec la liste de leurs principaux membres ; et souvent il se plaisait à relire le rapport, et cent fois déjà il avait ajouté de sa main, sur la liste, de nouveaux noms de « suspects » qui étaient parvenus à sa connaissance ; mais, avec tout cela, il retardait d’un mois à l’autre une répression que ses ministres s’accordaient à lui démontrer comme de plus en plus indispensable. Pourquoi ? Lui-même aurait été hors d’état d’expliquer les motifs de son hésitation ; et c’est encore à cette conduite singulière qu’il pensait tristement, le soir du 11 mars 1824, pendant que demeurait ouvert sur ses genoux le récit des rustiques amours de Liodore et de Julie.


Soudain il se leva, marcha vers la fenêtre, et regarda au dehors. Le brouillard s’était dissipé, en même temps que l’air devenait plus froid. Alexandre entendait le grincement des pelles de fer occupées à enlever la neige du quai ; et déjà d’autres hommes répandaient du sable jaune sur les plaques de granit, afin que l’Empereur pût venir s’y promener, suivant sa coutume. Le clocher éclairé de la forteresse des Saints Pierre et Paul surgissait parmi des nuages d’un violet sombre, derrière lesquels transparaissait le fond verdâtre du ciel. A l’ouest, par-dessus la Bourse, pareille à un temple antique avec ses nombreuses colonnes, le ciel était encore plus, pâle, plus vert, plus doré ; il était infiniment clair et infiniment triste comme un certain regard... Mais le regard de qui ?

« Non, non ! Ne point penser à cela ! » voulut-il se dire. Mais déjà il était trop tard : de nouveau les souvenirs se dressaient devant lui.

C’était le dernier repas familial chez l’empereur Paul Ier, la veille de l’affreuse nuit. Eux tous, la femme de l’Empereur et ses enfans, le croyaient privé de sa raison, tandis que lui, le père, il les croyait tous désireux de le tuer. Cependant l’on mangeait et l’on buvait, l’on causait et l’on riait, comme si rien d’anormal ne devait arriver. Mais, après le repas, voici que Paul s’était approché d’Alexandre, l’avait embrassé, l’avait béni d’un signe de croix, lui avait posé ses deux mains sur les épaules, et l’avait regardé dans les yeux avec une tendresse que jamais encore le jeune prince n’avait aperçue chez lui auparavant ! Un moment, tous les deux avaient eu l’impression qu’ils allaient tout se dire, et tout se pardonner.

A présent, ce ciel d’un vert pâle plonge ses regards, lui aussi, jusqu’au fond de l’âme d’Alexandre ; des regards aussi infiniment clairs, aussi infiniment tristes que ce dernier coup d’œil de son père. Mais désormais le fils et le père ne peuvent plus se rien dire, se rien pardonner !

Et soudain il semble à Alexandre que les deux regards se sont fondus en un seul, comme si, dans l’intervalle, le temps n’avait pas marché. Les vingt et une années passées de sa vie, Napoléon, l’incendie de Moscou, l’entrée à Paris, le triomphe, la gloire, la puissance, tout cela disparaît comme un rêve. Tout cela n’a jamais existé : mais ce regard éternel, lui, existe et demeurera à jamais.

Et maintenant Alexandre comprend enfin pourquoi il n’a jamais pu consentir à châtier les membres des sociétés secrètes, conjurées contre lui.


L’Empereur est tiré de sa rêverie par la venue de l’archimandrite Photius, qui lui a demandé une audience afin de lui communiquer de très graves nouvelles.


Pendant qu’il montait l’escalier, Photius n’avait point cessé d’exorciser de signes de croix tous les murs, et les portes et recoins du palais, car il avait la conviction que tout cela » était peuplé de nombreuses légions de diables. » Quand il entra dans le cabinet de l’Empereur, celui-ci se leva pour le saluer et pour recevoir sa bénédiction. Mais Photius ne parut point, d’abord, s’apercevoir de sa présence. Il fouillait des yeux le fond de la chambre, promenant son regard depuis la Minerve de marbre sur la cheminée jusqu’aux déesses ailées peintes au plafond. Enfin il découvrit, dans un coin, une petite image sainte, devant laquelle il s’inclina lentement, avec un signe de croix ; et c’est seulement ensuite qu’il se tourna vers l’Empereur. Alexandre comprit parfaitement cette manière d’agir, « Tu dois d’abord t’incliner devant le Roi céleste, et puis rendre hommage à ton maître terrestre ! » Cela lui plut.

— Daignez me donner votre bénédiction, père Photius !

— Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ! Que le Seigneur te bénisse !

Il avait procédé à sa bénédiction tout à fait avec les mêmes gestes qu’un pope de village ayant affaire à de simples paysans. Et cela, également, plut à Alexandre.

L’Empereur baisa la main du moine. Ce dernier ne retira point sa main, mais bien plutôt l’appuya avec insistance sur les lèvres d’Alexandre. « Non, cet homme-là n’a pas besoin qu’on lui dise que l’Empereur n’aime pas voir ses sujets agenouillés devant lui ! Il serait d’humeur, plutôt, à exiger que l’Empereur s’agenouillât devant sa propre personne. » Cependant Photius considérait l’Empereur avec des yeux élargis d’épouvante : mais l’épouvante qu’il ressentait n’était pas celle de l’ordinaire des visiteurs d’Alexandre. L’archimandrite songeait qu’ici, autour de l’Empereur et peut-être aussi sur la personne même de l’Empereur, devaient loger des légions de diables bien plus nombreuses encore que celles de l’escalier.

— Asseyez-vous, je vous en prie, monseigneur !...

Alexandre bredouillait, la mine confuse : car il était peu familier avec la terminologie ecclésiastique, et ne savait pas au juste de quelle façon il convenait d’appeler un archimandrite. Sans compter que la langue russe, aussi, l’embarrassait, surtout lorsqu’il avait à traiter de sujets religieux : car toujours, d’habitude, il s’entretenait de ces sujets en français ou en anglais.

Photius s’assit, mais non pas sur la chaise que l’Empereur lui avait désignée tout près de soi. Il alla s’installer devant la fenêtre, à une certaine distance, et se mit à regarder gauchement les pieds de sa chaise.

— Je suis vraiment heureux de vous voir ! — reprit Alexandre, ne sachant trop comment engager la conversation. — Le prince Galitzine m’a beaucoup parlé de vous... Et puis aussi le comte Araktcheief ! — s’empressa-t-il d’ajouter, en se rappelant la haine féroce de Photius pour Galitzine. — Depuis longtemps déjà je voulais causer avec vous de la situation religieuse. Mais avant tout, je vous demanderai une chose : dites-moi seulement la pure vérité ! Si vous saviez, mon père, combien rarement j’ai l’occasion d’entendre la vérité, et combien j’aurais besoin de l’apprendre !... — poursuivit-il avec une émotion sincère.

— Bienveillant Empereur, Majesté Impériale !... commença Photius d’une voix solennelle, tâchant à réciter un discours qu’il avait préparé.

Mais soudain il s’arrêta, comme s’il avait tout oublié. Il essuya, d’un mouchoir grossier, la sueur qui lui coulait sur le front, fit un geste embarrassé de la main ; après quoi, relevant un peu le rebord de sa soutane, il tira du haut de l’une de ses lourdes bottes de paysan une liasse de feuillets couverts d’une écriture serrée.

— Tout est écrit là, absolument tout ! — balbutia-t-il précipitamment, avec un regard confus autour de soi. — Si tu veux tout savoir, Empereur, en ce cas, écoute-moi ! Tout se trouve écrit là-dessus bien exactement, d’après les livres saints !

Et il lut tout haut le titre : Un plan nouveau pour anéantir la Russie, et le moyen d’empêcher secrètement l’exécution de ce plan.

L’Empereur était un peu dur d’oreilles, et n’entendait qu’à moitié les paroles du moine. Sa pensée était, d’ailleurs, occupée d’autres sujets ; il se rappelait notamment ce que lui avait dit Galitzine du passé et du caractère de Photius.


Fils d’un pauvre sacristain de village, l’archimandrite avait eu une enfance misérable ; mais de très bonne heure son fanatisme l’avait rendu indifférent à tous les plaisirs de la terre. Maintenant encore il se mortifiait sans pitié, portait de lourdes chaînes de fer sur tout son corps, dormait dans un cercueil, et pendant tout le carême ne se nourrissait que de miel. Au sortir de ses longs jeûnes, son estomac était si délabré que l’on était forcé de peser dans une balance les rations de la nourriture qui lui était servie. Aussi bien son visage répondait-il pleinement à ce tableau de sa manière de vivre. « Il était maigre, sec, et pointu, avec de petits yeux brillans, gris et avides de proie comme les yeux d’une martre ; tout de même que ses cheveux et sa barbe étaient rouges et souples comme une peau de martre. Il ne pouvait pas non plus, un seul instant, se tenir immobile ; sans cesse il remuait, avec l’allure gênée d’une martre prise au piège. Mais, par-dessous cette sauvagerie. Alexandre découvrait quelque chose d’enfantin, comme aussi de malheureux : il aurait involontairement souhaité de pouvoir caresser la bête et l’apprivoiser, pourvu seulement qu’elle ne mordît pas. »

Et l’archimandrite continuait sa lecture. Les seules paroles que l’Empereur pût entendre lui donnaient l’impression d’être plongé dans un rêve de fièvre. S’appuyant sur l’Apocalypse, Photius annonçait que l’année 1836 inaugurerait le règne de la Bête ! Mais il y avait mieux ; lorsqu’enfin l’archimandrite fut venu s’asseoir plus près d’Alexandre, celui-ci eut la surprise de constater que ces folles prédictions étaient entremêlées d’allusions blessantes à ses actes impériaux. Photius affirmait, par exemple, que la Sainte Alliance n’était qu’une « conjuration révolutionnaire ! » Et à toutes les objections du souverain, le terrible moine répondait en produisant de nouveaux papiers. « Il en extrayait de ses bottes, de ses manches, des poches de sa soutane. L’on aurait dit qu’il était tout garni de ces feuilles écrites. »


L’Empereur songeait avec effroi que la lecture ne finirait jamais.

— Savez-vous quoi, père Photius ? Laissez-moi tous vos papiers, je les lirai attentivement. Mais, à présent, causons plutôt ! Exposez-moi tout ce que vous avez sur le cœur !

Photius recommença à s’agiter çà et là, avec des signes de croix. Puis il mit tous ses papiers en un tas, sur la table, s’approcha d’Alexandre et lui murmura dans l’oreille :

— Bientôt la Russie entière va être consumée par une révolution effroyable. Un affreux bain de sang est déjà préparé. Mais sais-tu qui est le principal coupable, et le pire de tous les méchans ?

— Et qui donc ?

— Ton ami Galitzine !

— Père, que dites-vous là ? Je connais le prince Alexandre Nicolaïevitch depuis trente ans. Nous avons grandi ensemble, et je l’aime comme un frère. Si celui-là est un suppôt du démon, j’en suis un aussi !

— Mais oui, toi aussi, toi aussi, pieux empereur, tu es loin du Très Haut : tu te creuses par ignorance l’abîme de la perdition ! Toi aussi, si tu ne te repens pas, tu vas tomber dans les filets de Satan !

Tremblant comme une feuille, il sursauta, fixa sur l’Empereur ses yeux enflammés, et se mit à crier comme un possédé :

— Dieu est avec moi ! Le Seigneur des armées est avec moi ! Qu’ai-je à craindre d’un homme ? Tu es un tsar et tu peux tout, tu peux m’écraser du pied comme un passant écrase une fourmi. Tue-moi, châtie-moi, prends ma vie ! Je ne crains rien ! Anathème à tous les ennemis du Seigneur !

Dans sa main droite levée brillait quelque chose comme un poignard. C’était un crucifix de cuivre.

L’Empereur, à son tour, se leva et fit quelques pas en arrière. « Un fou ! » songea-t-il.


Mais quand ensuite Photius, par un brusque retour, s’agenouille devant lui, et le supplie ardemment de sauver la Russie de l’immense danger qui la menace, Alexandre fait voir, une fois de plus, l’étrange mobilité de son âme de rêveur. « Un fou ? se dit-il. Et pourquoi donc un fou ? Serait-ce parce que cet homme n’a point d’habileté oratoire, parce qu’il n’est pas un courtisan en habits sacerdotaux, mais bien un simple rustre ignorant, comme ces pêcheurs galiléens que le Seigneur a choisis afin d’humilier les puissans et les sages ? Est-ce que tout ce qu’il m’a dit n’est pas vrai ? Car ce n’est pas de mon pauvre Galitzine qu’il s’agit ici ! N’est-il pas vrai que, moi-même, j’ai servi l’esprit diabolique de la Révolution, et que peut-être, par ignorance, je continue encore à le servir ? D’où donc ce moine sait-il tout cela ? Comment a-t-il pu lire si clairement dans mon cœur ? Peut-être est-ce là réellement un homme de Dieu envoyé vers moi pour mon salut ? »

Photius s’est relevé, et se tient debout, les yeux baissés. Soudain il tire encore de quelque part un feuillet oublié, et court le poser par-dessus les autres ; « et ce mouvement avait quelque chose d’enfantin à la fois et de malheureux qui acheva de toucher l’Empereur. » C’est lui qui, maintenant, s’agenouille devant l’archimandrite, et se met à lui embrasser humblement les genoux. « Et l’odeur de mauvais cirage qui s’exhalait des bottes de paysan du moine lui parut plus douce que, naguère, le parfum de musc des dentelles noires de la baronne de Krudener. Il se sentit tout d’un coup allégé, comme si le poids sanglant de la couronne, qui depuis vingt-trois l’avait accablé, venait pour un, moment de lui être enlevé. »

Tout l’énorme roman nouveau de M. Dimitri Merejkovski n’est fait que d’une suite de scènes, ou plutôt de tableaux, dans le genre des pages que je viens de citer. L’auteur nous fait assister tour à tour à de longs entretiens de l’empereur Alexandre avec une fille qu’il a eue de l’une de ses maîtresses, avec sa femme l’impératrice Elisabeth, avec son ministre et tout-puissant favori, le comte Araktcheief, avec un officier qui vient lui dénoncer une vaste conjuration organisée contre lui. Après quoi nous suivons le couple impérial à Taganrog, en Crimée ; et plus de cent pages sont employées à nous décrire la maladie, la mort, les apprêts des obsèques d’Alexandre Ier Sans compter que, par un procédé de narration « en partie double » emprunté aux deux grands romans réalistes de Tolstoï, M. Merejkovski n’a exactement accordé à l’Empereur qu’une moitié des chapitres de son roman. D’un bout à l’autre de celui-ci, les tableaux de la dernière année de la vie d’Alexandre Ier alternent avec d’autres tableaux tout différens, où nous sont décrites les séances de ces sociétés secrètes dont les chefs, comme l’on sait, allaient être arrêtés et châtiés avec une rigueur implacable par le tsar Nicolas, presque au lendemain de la mort d’Alexandre. Le romancier a imaginé d’opposer, en quelque sorte, à la figure historique de l’Empereur, le personnage plus ou moins fictif d’un certain prince Valérien Galitzine, neveu du célèbre ami et confident d’Alexandre ; et invariablement il transporte notre attention de l’un à l’autre de ces deux héros, dont l’un lui offre l’occasion de nous dépeindre les sphères politiques et gouvernementales, tandis que l’autre lui sert de prétexte pour nous conduire successivement auprès des Ryleief et des Bestouchef, des Mouravief et des Pestel, de ces officiers conspirateurs que l’on a coutume d’unir sous l’appellation collective de « Décembristes. » C’est tout à fait de la même manière qu’autrefois, dans la Guerre et la Paix, les chapitres consacrés à la carrière militaire du prince André s’entremêlaient avec d’autres chapitres d’une portée tout intime, qui constituaient, proprement, dans l’ouvrage, l’élément de la « paix, » et où Tolstoï nous racontait les aventures sentimentales de l’honnête et naïf Pierre Bezoukof.

Aussi bien l’ensemble du nouveau roman de M. Merejkovski nous apparaît-il comme une utilisation incessante des procédés littéraires du comte Tolstoï, à tel point qu’il nous semblerait vraiment lire quelque chose comme un « pendant » ou une continuation de la Guerre et la Paix, si trop souvent le consciencieux effort artistique de l’imitateur n’échouait à nous rappeler la simple et forte maîtrise de son modèle. Que l’on compare à ce point de vue, notamment, la scène que j’ai citée tout à l’heure avec l’inoubliable peinture d’une matinée de l’empereur Nicolas Ier que nous a laissée le comte Tolstoï dans l’un des plus parfaits, à la fois, et des moins connus d’entre ses récits, l’admirable roman posthume intitulé Hadji-Mourad ![1]. Et ce n’est pas seulement de par l’infériorité évidente de son « métier » que l’Alexandre Ier de M. Merejkovski nous produit la fâcheuse impression d’une œuvre « manquée : » il y a dans son roman un autre défaut plus grave encore, peut-être, et qui aurait même de quoi nous faire souhaiter que le jeune écrivain russe renonçât désormais entièrement à l’imitation du vigoureux conteur de Hadji-Mourad.

Ce défaut consiste, autant du moins qu’il m’est possible de le définir, en une inaptitude manifeste à tirer parti de la méthode « analytique » empruntée par M. Merejkovski au comte Tolstoï, Lorsque celui-ci nous fait voir, à vingt ou trente reprises successives, quelque chose comme des « tranches » isolées de la vie de ses personnages ; lorsqu’il représente le prince André aux diverses phases de son existence de soldat, ou bien lorsqu’il promène son Pierre Bezoukof de salon en salon, toujours nous sentons que non seulement ces personnages demeurent absolument les mêmes, avec un fond de caractère à peu près immuable, mais aussi que leur caractère nous devient plus familier au fur et à mesure qu’ils reparaissent devant nous, comme si, chaque fois, nous pénétrions un peu plus loin à l’intérieur de leurs âmes. Chez M. Merejkovski, au contraire, nulle trace d’un pareil « développement » continu des figures. Tantôt les personnages ne nous laissent apercevoir qu’un tout petit coin de leurs âmes, rappelé infatigablement sous nos yeux à la manière de ces « tics » que l’on a trop justement reprochés aux fantoches des romans de Zola ; et tantôt chacun des chapitres où reparaît l’une des figures principales nous la présente sous un aspect absolument nouveau, sans que l’auteur nous indique le moyen d’unir entre eux ces divers traits épars, ou quelquefois même sans qu’il nous permette d’oublier ce qu’ils nous semblent avoir d’incompatible.

Défaut qui pourrait bien résulter en partie du profond scepticisme philosophique de M. Merejkovski, ou, pour mieux dire, de son profond mépris à l’endroit de notre misérable nature humaine ; et je ne serais pas étonné que, çà et là, l’auteur d’Alexandre Ier eût renforcé à dessein les contradictions qui nous frappent aujourd’hui dans le caractère de ses héros, afin de faire plus évidemment de ces derniers de pauvres êtres qui pensent, et sentent, et s’agitent au hasard : mais souvent aussi notre impuissance à concevoir une image ordonnée et totale de figures importantes, comme celles de son empereur Alexandre ou de ses conjurés décembristes, tient incontestablement chez lui à une réelle gaucherie professionnelle, qui le porte à se noyer dans ses analyses, au lieu de conserver, par-dessus celles-ci, la sûre et vigoureuse lucidité « créatrice » de ses deux maîtres préférés, le comte Léon Tolstoï et Dostoïevsky.


Le don mystérieux de « créer, » c’est toujours ce qui a le plus manqué à M. Merejkovski, dans ses consciencieux romans historiques. Soit que l’éminent écrivain russe nous raconte la vie de Léonard de Vinci, ou de Pierre le Grand, ou d’Alexandre Ier, toujours l’on croirait voir un critique d’art, un historien, un philosophe se divertissant à entourer d’une affabulation romanesque les idées et les sentimens qui lui tiennent au cœur. Mais il n’en reste pas moins que ces traités de métaphysique ou d’histoire déguisés en romans constituent, de nos jours, des événemens mémorables dans la littérature de leur pays, au point que le nouvel Alexandre Ier, par exemple, aura été sûrement l’ouvrage le plus lu et le plus apprécié en Russie depuis la mort de Tolstoï. Car, tout d’abord, c’est chose trop certaine, — ainsi que j’ai eu déjà l’occasion de le dire, — que de longues années de fièvre politique et sociale ont provisoirement arrêté l’essor du génie poétique russe. Pas un des auteurs parvenus de nos jours à la notoriété, les Gorki et les Andreief, les Artsybachef et les Couprine, n’a décidément réalisé les heureuses promesses de ses débuts ; et d’année en année leurs compatriotes, à mesure qu’ils se détournaient d’eux avec un légitime dédain pour l’indigence de leur pensée et leur banale fécondité d’improvisateurs, goûtaient et respectaient davantage l’œuvre d’un écrivain qui, passionnément épris de pure beauté, ne se lassait pas d’employer du moins une patience merveilleuse à vouloir transformer en art tous les fruits de son cœur et de son cerveau.

A quoi il convient d’ajouter qu’une race plus ou moins indifférente à notre idéal classique de perfection formelle devait, naturellement, pardonner sans trop de peine à M. Merejkovski la regrettable insuffisance esthétique de ses romans, en considération de ces trésors même d’intelligence et de science qui s’y trouvaient enfermés. Car l’on ne saurait assez reconnaître combien un livre tel que cet Alexandre Ier, avec toutes ses lacunes, est riche de vues ingénieuses sur les hommes et les choses, ni surtout de quel immense progrès il témoigne, sous le rapport de l’exactitude documentaire, en comparaison des premiers romans historiques de M. Merejkovski. Lorsqu’il avait tenté d’incarner tour à tour ses rêves philosophiques dans la double figure de Julien l’Apostat et de Léonard de Vinci, il avait paru inutile à M. Merejkovski de perdre beaucoup de son temps à la reconstitution fidèle des milieux où s’était déroulée la carrière de ces deux héros. Mais plus tard, peu à peu, et notamment depuis qu’il avait abordé des sujets tirés de l’histoire nationale de la Russie, force lui avait été de reconnaître l’impossibilité pour lui de persister dans cette négligence de la vérité historique de ses peintures ; et déjà son récit du conflit tragique de Pierre le Grand avec le tsarévitch Alexis nous avait offert le spectacle curieux d’une œuvre romanesque où des personnages essentiellement « anachroniques, » avec des âmes toutes « modernes, » nous étaient montrés dans un encadrement d’une authenticité indéniable. Cette fois, dans son Alexandre Ier, il n’y a pas jusqu’aux personnages principaux qui, pour fragmentaires et souvent contradictoires qu’ils nous paraissent être, ne tâchent pourtant à différer sensiblement de nos mœurs et de nos habitudes intellectuelles d’aujourd’hui ; sans aucun doute, l’auteur a travaillé de tout son pouvoir à leur donner des âmes de contemporains de l’âge romantique, — sauf pour chacun d’eux à refléter d’une façon particulière le même grand besoin collectif d’exaltation religieuse et sentimentale.

Mais bien plus intéressant encore est, pour nous, ce que l’on pourrait appeler le décor historique du roman, — en désignant par là, tout ensemble, et l’apparence extérieure du monde habité par les principaux personnages et l’immense foule pittoresque des figures accessoires dont ils sont environnés. C’est en vérité surtout à ces innombrables figures, évoquées devant nous tout au long du livre, que celui-ci devra toujours d’occuper une place honorable parmi la littérature russe de notre temps. Humbles et touchans serviteurs de la famille Impériale, officiers riches ou pauvres amenés sans trop savoir comment à conspirer contre la vie d’un empereur qu’ils adorent, adeptes fanatiques de la folle secte des Skoptzy ou de la religion nouvelle, — et non moins insensée, — que vient de fonder l’étonnante « petite Mère » Tatarinova : autant de types inoubliables que M. Merejkovski a reconstitués avec un soin scrupuleux, à l’aide des chroniques contemporaines, et dont la réunion suffirait, à elle seule, pour nous donner pleinement la couleur et le relief d’une époque. Combien j’aurais aimé, notamment, pouvoir mettre sous les yeux du lecteur français le tableau de l’une ou l’autre des séances de ces sociétés secrètes dont l’étude paraît bien avoir séduit beaucoup plus vivement la curiosité de l’écrivain russe que celle du caractère et des actes de l’empereur Alexandre ! Mais sans doute M. Merejkovski me donnera bientôt l’occasion de revenir sur cette partie de son livre : car tout porte à supposer qu’un nouveau roman nous fera voir l’avortement pitoyable des diverses tentatives révolutionnaires inaugurées, à Saint-Pétersbourg et dans le sud de l’empire, pendant la dernière année du règne d’Alexandre ; et, en attendant, il faut que je signale encore l’attitude prise par le savant écrivain russe devant l’un des problèmes historiques les plus curieux qu’avait à lui offrir le sujet de son roman.


Ce problème est celui de la mort d’Alexandre Ier, et des rapports qui ont pu exister entre l’empereur officiellement décédé à Taganrog et le mystérieux ermite sibérien Fedor Kousmitch. On sait en effet, — M. Ernest Daudet nous le rappelait encore ici même tout récemment[2], — que plusieurs des biographes les plus autorisés d’Alexandre Ier ont cru pouvoir reconnaître la justesse historique de la légende suivant laquelle Alexandre 1er aurait fait enterrer à sa place un soldat qui venait de mourir à l’hôpital de Taganrog, et s’en serait allé lui-même mener, très longtemps encore, une vie solitaire et pieuse dans un recoin des forêts de la Sibérie. L’existence de cet ermite, en tout cas, ne saurait être contestée, non plus que l’évidente origine seigneuriale du soi-disant Fedor Kousmitch, ni la parfaite réalité des hommages que lui ont rendus, à diverses reprises, des visiteurs accourus vers lui des plus hautes sphères aristocratiques de la Russie. Et je ne serais pas surpris que M. Merejkovski, à son tour, eût éprouvé d’abord une certaine hésitation entre les deux « versions » opposées qui continuent aujourd’hui à partager les historiens russes. Ou plutôt j’inclinerais à penser que, d’abord, l’auteur du roman nouveau s’est proposé de suivre encore sur ce terrain son maître Tolstoï, qui nous a laissé, parmi ses fragmens posthumes, le début d’un très intéressant journal de l’empereur Alexandre, devenu désormais l’humble ermite Fedor Kousmitch. Car le fait est que, plus d’une fois, au cours de son récit, M. Merejkovski nous a fait entrevoir la silhouette fugitive d’un « vagabond » qui portait même nom, et qui présentait la particularité d’une ressemblance corporelle à peu près absolue avec l’Empereur : d’où nous conclurions volontiers que l’intention première de l’auteur a été d’établir, tôt ou tard, un contact entre les deux figures. Il y a plus : au moment même où son Alexandre vient demeurer à Taganrog, ce vagabond qui lui ressemble trait pour trait nous est montré arrivant, lui aussi, dans la petite ville de Crimée : après quoi nous l’en voyons sortir, au lendemain de la mort du Tsar, mais sans que le romancier ait tiré aucun parti de cette coïncidence, à tout le moins singulière.

C’est que probablement, dans le temps où il travaillait à la rédaction du roman, M. Merejkovski aura été contraint de changer d’opinion sur l’identité de l’énigmatique Fedor Kousmitch ; et j’imagine que l’une des causes principales de ce revirement aura dû être la lecture d’un travail tout récent du grand-duc Nicolas, où ce prince a, précisément, entrepris de réduire à néant la fameuse légende. En présence d’une réunion aussi considérable de preuves documentaires, le romancier se sera senti forcé de renoncer, désormais, à un dénouement dont la couleur romanesque n’avait pu manquer jusque-là de séduire son goût naturel d’imprévu et de singularité psychologiques. Par où l’auteur d’Alexandre Ier nous a montré, une fois de plus, la scrupuleuse conscience littéraire qu’il a coutume d’apporter à tous les détails de sa tâche ; et que si, peut-être, sa propre fantaisie a eu un peu à souffrir de la nécessité d’un tel sacrifice, personne du moins, parmi ses lecteurs, ne s’avisera de regretter une décision qui nous aura valu quelques-unes des plus belles pages qu’il ait jamais écrites. Car le fait est qu’il y a là, — dans cette peinture des derniers jours d’Alexandre et des sentimens inspirés par la perspective de sa mort aux diverses personnes de son entourage, — un mélange tout à fait admirable de ces qualités d’émotion poétique et de naturel dont l’absence nous a trop souvent frappés au cours des chapitres précédens La figure de l’impératrice Élisabeth, en particulier, se dégage soudain de la brume où nous tentions vainement de la deviner ; aucune trace ne subsiste plus, en elle, des complications sentimentales qui longtemps nous l’avaient rendue à peu près incompréhensible ; et voici qu’au lieu d’une créature énigmatique nous apercevons devant nous une pauvre femme qui ne sait qu’aimer et que pleurer, — mais combien plus touchante sous cet aspect nouveau !


T. DE WYZEWA.

  1. Une traduction de ce beau récit a paru récemment dans les Romans et Contes posthumes de Léon Tolstoï (1 vol. Perrin, 1913).
  2. Voyez la Revue du 15 avril 1913.