Revues étrangères - Un nouveau roman de guerre anglais

Revues étrangères - Un nouveau roman de guerre anglais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU « ROMAN DE GUERRE » ANGLAIS


Let Priest and People weep ! par Richard Shanahan, un vol. in-18, Londres, librairie Gay and Hancock, 1916.


Francorchamps est, — ou plutôt était, car Dieu sait quels pitoyables vestiges en subsistent désormais ! — un gros village wallon de la frontière allemande, tout proche de cette ville de Stavelot par où ont pénétré en Belgique, le 4 août 1914, les troupes prussiennes du camp d’Elsenborn. C’est dans ce village qu’était venue naguère se fixer la très honorable famille des Simonnet, après s’être heureusement enfuie de sa cité natale de Malmédy, située de l’autre côté de la frontière et soumise, depuis tout juste un siècle, à la domination prussienne. Les Simonnet s’en étaient enfuis pour échapper aux vexations de toute nature dont les accablait l’autorité allemande, en punition, tout ensemble, et de leurs propres sympathies envers la Belgique et de la conduite de leur unique fils, qui, désertant son poste à bord de l’un des cuirassés de la marine de guerre impériale, était allé notoirement s’engager dans l’artillerie belge. Si bien que l’un des premiers soins du colonel Wagner, le matin du 8 août 1914, tout de suite après son arrivée à Francorchamps, — où il avait reçu l’ordre de « faire un exemple » qui eût de quoi inspirer une épouvante salutaire aux populations du pays wallon, — avait été de s’enquérir de la maison habitée par le vieux Martin Simonnet et sa fille Louise, qui s’était encore exposée récemment aux tenaces rancunes de l’Allemagne en épousant l’un des plus zélés « patriotes » de la région.


Promenant son regard autour de soi, le colonel Wagner aperçut une femme qui traversait rapidement la voie ferrée, en arrière des troupes.

— Qu’on l’arrête ! dit-il.

Aussitôt deux soldats sortirent des rangs, et empêchèrent la femme d’avancer en croisant devant elle les canons de leurs fusils. La femme ne prononça pas une parole, et se contenta de tordre ses mains avec une mine effarée. Le colonel Wagner s’approcha d’elle.

— Dites-moi ou se trouve la villa des Simonnet !

— Je ne sais pas ! répondit la femme.

— Comment, vous ne savez pas ? Oseriez-vous plaisanter avec moi ? Allons, répondez à ma question, ou bien je vous fais fusiller tout de suite !

— Je ne sais pas !

— Que l’on me fusille cette drôlesse ! s’écria Wagner.

Sur quoi les deux soldats, s’étant reculés de quelques pas, firent feu simultanément ; et le corps de la femme s’abattit à leurs pieds.

Cet incident eut pour effet d’en amener un autre, non moins imprévu. Au moment où la femme venait de tomber, on entendit s’élever un grand éclat de rire ; et une voix perçante s’écria, en patois wallon :

— Oh ! quelle farce ! voilà qu’ils ont fusillé la mère « Je-ne-sais-pas ! »

— Que l’on m’amène ici cet insolent ! commanda Wagner.

Et lorsqu’on lui eut amené l’auteur de l’étrange exclamation, un jeune garçon nu-pieds et nu-tête, avec l’apparence d’un mendiant ou d’un maraudeur :

— Eh bien ! coquin, qu’est-ce qui te fait rire ? Dis-moi tout de suite où se trouve la villa Simonnet, ou bien je t’envoie dans l’autre monde tenir compagnie à cette vieille femme !

— Celle-là est bonne ! les voilà qui ont fusillé la mère « Je-ne-sais-pas ! »

— Misérable idiot ! hurla le colonel, en frappant au visage le jeune garçon, d’un coup de poing qui le fit tomber à terre.

Et sans doute ce geste de l’officier fut interprété comme un signal : car aussitôt deux autres soldats s’élancèrent contre la figure inanimée qui gisait en travers du chemin, et lui écrasèrent la tête avec les crosses de leurs fusils. Ce que voyant, un vieil homme en redingote noire, qui venait de sortir de l’une des maisons voisines, s’avança vers le colonel, ôta poliment son chapeau, et dit en français, d’une voix contenue :

— Monsieur, vous avez fait là deux choses que vous n’auriez sûrement pas faites si vous aviez pu connaître la vérité ! Cette pauvre femme que vos hommes ont fusillée était complètement sourde. Tout le monde ici l’appelait : la mère « Je-ne-sais-pas, » parce que ces mots lui servaient de réponse à toutes les questions qu’on lui adressait. Et quant à ce malheureux garçon que vous avez soupçonné de se moquer de vous, celui-là était un faible d’esprit bien innocent de ce que ses paroles pouvaient avoir d’incorrect. Si vous aviez interrogé, de préférence, n’importe quel habitant qui fût en état de vous répondre, vous auriez appris tout de suite que la villa Simonnet état la quatrième à droite, en remontant la rue !

Bien loin d’exprimer le moindre remords de sa double erreur, comme aussi de songer à remercier le nouveau venu, Wagner fixa sur ce dernier le regard glacé de ses yeux de métal, et lui demanda de quel droit il se permettait de l’interpeller. Et comme son interlocuteur, en réponse, lui faisait savoir qu’il était depuis un quart de siècle le médecin du village :

— Oh ! oh ! interrompit Wagner, vous êtes ce médecin qui déjà, tout à l’heure, a eu l’aplomb de délivrer un certificat à la veuve d’un espion exécuté par mes ordres ; et voici que vous osez de nouveau critiquer mes actes ! Allons, qu’on me fusille cet individu !

Et ces soldats qui déjà ne s’étaient pas fait scrupule de tuer une vieille femme et un jeune garçon n’eurent pas, non plus, l’ombre d’une hésitation à sacrifier la nouvelle victime. Dès l’instant d’après, un joyeux rayon de soleil, qui avait réussi à se dégager d’un monceau de nuages, éclairait, sur la route, trois cadavres gisant à quelques pas l’un de l’autre.


Il faut savoir qu’avant même de procéder à ces « exécutions, » le colonel Wagner avait remis aux officiers de son régiment la copie d’un « ordre du jour » composé par lui, et dont lecture avait été donnée à chaque compagnie. « Soldats, — y disait le colonel prussien, — votre serment militaire vous contraint à suivre docilement tous les ordres de vos chefs, qui sont auprès de vous les représentans de notre auguste Empereur. Apprenez que nous allons aujourd’hui faire un grand exemple, dans ce village qui, du reste, a été depuis longtemps un nid de francs-tireurs, ennemis implacables du nom allemand ! Aussi s’agit-il pour vous de ne pas hésiter dans l’accomplissement de l’œuvre de destruction dont vous avez eu l’honneur d’être chargés ! Et puis, quand cette œuvre sera terminée, il y aura pour vous abondance de bonnes choses à manger et à boire, sans compter que chacun de vous pourra prendre sa part d’un butin dont la possession vous revient de plein droit ! » De telle sorte que l’on imagine aisément ce qu’a été ensuite, durant toute cette tragique matinée du 8 août, le sort de la centaine de vieillards, de femmes, et d’enfans restés à Francorchamps, — tandis qu’un grand nombre de leurs voisins avaient eu le bon esprit de quitter le village dès les jours précédens.

L’ « exploration » de la villa Simonnet, en particulier, avait été confiée par le colonel Wagner à l’un de ses officiers les plus énergiques, le capitaine Winterhalter, qui longtemps avait demeuré à Stavelot, en qualité d’espion. Le capitaine avait pris avec soi dix hommes, parmi lesquels figurait l’un de ses anciens collaborateurs, le sous-officier Fritz Lehmann, qui, celui-là, tout en se livrant pareillement à l’espionnage, avait longtemps conduit la diligence publique entre Stavelot et Malmédy. Les dix hommes avaient été rangés en cercle, autour de la maison ; après quoi, le capitaine leur avait ordonné de signaler leur présence en faisant feu sur toutes les fenêtres. Bientôt le vieux Martin Simonnet apparut sur le seuil ; mais dès l’instant suivant, il fut ramené de force à l’intérieur de la maison et remplacé, devant l’entrée, par sa fille Louise, une fraîche et gracieuse jeune femme tenant dans ses bras un petit enfant.

— A toi, Fritz ! cria Winterhalter. Un bon coup de fusil sur cette créature !

— Non, mon capitaine, décidément je n’en ai pas le courage ! — répondit l’ex-conducteur de la diligence, en abaissant son arme. — Cette pauvre femme a toujours été excellente pour moi.

— Obéiras-tu, misérable ? vociféra le capitaine.

— Non, décidément, c’est impossible !

D’un coup de son revolver, le capitaine fit sauter la cervelle de l’homme qui, vingt fois, pendant bien des années, lui avait été d’un précieux service. Puis, tournant son arme vers le seuil de la maison, il « exécuta » successivement Louise Calay, l’enfant de celle-ci, et Martin Simonnet, qui était revenu se poster sur le seuil.

— Et maintenant, dit-il à ses hommes, je vous laisse le soin d’expédier ce qui peut encore survivre de cette sale engeance !


Ou bien, peut-être, les habitans de cette maison ne s’appelaient-ils pas Simonnet et Calay, ni leur bourreau Winterhalter, et peut-être le détail des « exécutions » allemandes à Francorchamps n’a-t-il pas été tout à fait tel qu’on vient de le lire ? Car le récit que j’ai brièvement résumé forme, en vérité, le dernier chapitre d’un roman anglais, et où sans doute l’auteur n’aura pas manqué d’entremêler à des souvenirs scrupuleusement authentiques maintes particularités imaginaires. Mais si même nous ne savions pas, d’autre part, que le village de Francorchamps a été l’un de ceux où l’armée allemande a cru devoir faire l’un de ses « exemples » les plus rigoureux, — au point de rendre désormais immortelle la mémoire du « premier massacre de Francorchamps, » — nous jurerions encore que le romancier, M. Shanahan, n’a rien mis dans son livre qui n’eût, tout au moins, son « équivalent » dans la réalité. C’est bien de cette manière qu’ont sûrement procédé, dans ce village ou ailleurs, durant les premiers jours de leur entrée dans le pays wallon, des officiers de l’espèce du colonel Wagner ou du capitaine Winterhalter, — sauf peut-être pour M. Shanahan à n’avoir trouvé que dans son propre cœur l’image du sous-officier prussien refusant de tuer, sur l’ordre de ses chefs, une jeune femme qui s’est naguère montrée pleine d’attentions délicates à son endroit. D’un bout à l’autre du livre, nous avons l’impression d’entendre la voix d’un témoin parfaitement véridique, soucieux d’éviter jusqu’à la plus légère apparence d’exagération, et s’interdisant de prêter jamais aux diverses figures « symboliques » de ses « héros » allemands le moindre trait d’astuce ou de cruauté dont il n’eût puisé tous les élémens dans sa longue expérience personnelle du sujet qu’il décrit. De tout son roman s’exhale un parfum de simple franchise et de loyauté qui suffirait, à lui seul, pour nous faire oublier sa complète ignorance du « métier » littéraire, — sans compter que cette ignorance ne l’empêche pas, non plus, de nous offrir çà et là d’aimables paysages, des portraits dessinés d’une main très alerte, et jusqu’à des scènes entières méritant de compter parmi les produits les plus remarquables de toute la littérature anglaise d’aujourd’hui.

Dans une savante étude publiée ici même, et dont je ne saurais assez louer la très haute portée « documentaire, » M. Legouis nous a entretenus des ouvrages nouveaux inspirés par le spectacle imprévu de la guerre aux maîtres les plus fameux de cette littérature [1] ; et force lui a été d’avouer, l’on s’en souvient, que pas un de ces maîtres, les Wells et les Kipling, les Galsworthy et les Shaw, n’avait encore rien écrit, depuis deux ans, qui fût pour ajouter sensiblement à leur ancienne gloire. C’est comme si ces écrivains notoires, trop accoutumés à l’ordre de choses au milieu duquel s’était jadis formé et développé leur talent, se fussent sentis mal à l’aise en présence d’un ordre tout nouveau, et trop différent de celui dont ils se flattaient de nous avoir révélé jusqu’aux moindres secrets : tandis qu’au-dessous d’eux l’on a vu surgir d’autres hommes qui, absolument inconnus jusqu’alors, et d’ailleurs beaucoup moins fournis en fait de ressources « professionnelles, « n’en apportaient pas moins, à ce même spectacle de la grande mêlée européenne, une vision plus fraîche et des nerfs plus solides. C’est à ce groupe d’obscurs débutans que revient, en vérité, l’honneur incontestable d’avoir su tirer quelque parti de la guerre au profit de la littérature nationale d’outre-Manche, — depuis l’Australien M. Ambroise Pratt, dont j’ai eu déjà l’occasion de signaler ici un « roman d’aventures » où les dons d’invention les plus heureux s’accompagnaient d’une observation très « poussée » du caractère allemand [2], jusqu’à ce conteur d’origine probablement irlandaise, M. Richard Shanahan, qui, sans l’ombre d’apprêt et avec la simplicité ingénue d’un enfant, nous expose à cette heure ce qu’il a pu découvrir des moyens employés par l’autorité allemande, entre les années 1911 et 1914, pour assurer le succès d’une prochaine entrée de ses troupes en territoire belge.


Le roman commence à Malmédy, le soir du 6 septembre 1911. A peine revenu de son voyage quotidien à Stavelot, et avant même de prendre le temps de dételer les deux chevaux de sa diligence, le conducteur Fritz est allé faire son rapport au capitaine Wagner, — le futur colonel du massacre de Francorchamps. La voiture n’a amené, ce soir-là, qu’un seul voyageur : un jeune Belge de Stavelot, Jules Calay, tout nouvellement rentré dans son pays après trois années de service dans l’armée du Congo. Le jeune homme va passer la soirée chez ses cousins de Malmédy, les Simonnet, dont on dit que l’unique fille s’est fiancée avec lui au moment de son départ pour l’Afrique ; et Fritz ajoute que, déjà, il a retenu sa place dans la diligence peur retourner à Stavelot le lendemain matin.

— Voilà un retour qui pourrait bien se trouver empêché ! répond le capitaine Wagner. En tout cas, Fritz, aie soin de venir prendre mes ordres demain matin à sept heures !

Car le fait est que, dès cette date, l’Allemagne est sur le point d’entreprendre le « coup » longuement préparé. C’est ce que nous apprend dans la suite du chapitre, en même temps qu’elle le révèle au Belge Jules Calay, une vieille servante de l’hôtel du Lévrier Blanc à Malmédy, dont le cœur de Wallonne s’accommode de plus en plus malaisément du très lourd fléau de la domination allemande, — imposé jadis à sa ville par un étrange caprice de la diplomatie internationale. Mais aussi bien dirait-on que les Allemands s’efforcent à dessein, depuis plusieurs années, de faire sentir plus durement aux habitans de Malmédy le poids de ce fléau. Après leur avoir naguère permis le libre emploi de la langue française, les voilà qui se sont mis à vouloir l’interdire par tous les moyens, punissant avec une rigueur implacable les prêtres et maîtres d’école qui ne se résignent pas, d’emblée, à prêcher ou à enseigner en langage allemand ! De jour en jour, maintenant, toute espèce d’obstacles viennent entraver l’ancien échange de rapports familiers entre Malmédy et sa sœur jumelle de l’autre côté de la frontière, cette ville de Stavelot qui, tout au long des siècles, lui est restée unie, sous la commune, et légère, — autorité paternelle d’un même Prince-Abbé. Avec cela, un véritable régime de terreur, l’espionnage savamment installé dans toutes les maisons, en un mot tout l’ensemble de ces procédés hâtifs et violens de « germanisation » que connaissent depuis longtemps les « sujets » impériaux de Pologne et d’Alsace-Lorraine. Et puis voilà qu’à présent, non contente de « germaniser » le petit morceau de terre wallonne qu’un funeste hasard lui a jeté sous la main, l’Allemagne médite de s’approprier tout le pays wallon, ou peut-être même la Belgique entière ! Déjà la provocation d’Agadir a constituer « amorce » du prochain attentat. D’une minute à l’autre, les parens de Jules Calay, à Stavelot, — s’ils ne prennent pas la précaution de quitter la ville, — recevront chez eux la visite de sinistres conquérans au casque pointu.


Et la vieille Margot, tout en continuant de servir le souper de Jules Calay, lui parlait de la grande armée allemande qui venait d’être rassemblée au camp d’Elsenborn, du renforcement continuel de la garnison de Malmédy, des nombreux milliers de voitures automobiles alignées depuis des semaines le long de la frontière, et toutes prêtes à transporter en Belgique les troupes impériales. Elle lui disait de quelle manière tout le monde, dans la région, considérait l’agression allemande comme imminente et inévitable. Mais aucune de ces nouvelles que lui débitait complaisamment la vieille servante n’intéressait l’officier autant que celle de la récente arrivée à Malmédy de Charles Simonnet, qui, servant déjà depuis deux ans dans la marine de guerre allemande, avait résolu de déserter pour s’engager dans l’artillerie belge. Comme les autorités allemandes se défiaient, — très justement, — du « loyalisme » des jeunes Wallons de Malmédy, elles avaient dorénavant adopté l’usage de les verser tous dans leur marine de guerre, ou il leur serait plus difficile de témoigner efficacement de leurs sympathies envers la Belgique ; mais elles avaient compté sans les « permissions, » et c’est ainsi que Charles Simonnet, en apprenant le projet d’invasion allemande, s’était juré de profiter de ses quelques jours de congé pour passer au service de ce roi des Belges que ses pères et lui-même avaient toujours honoré comme leur véritable souverain légitime.

Après quoi nous voici, avec Jules Calay, chez les Simonnet, où le jeune Charles ne se prive pas de décrire à son cousin l’aveugle et grossière sévérité de la discipline allemande. Par soi-même, déjà, l’horreur que lui inspire cette discipline aurait suffi pour lui faire désirer de s’y dérober : et voici maintenant que le danger imminent de la Belgique lui fait, en outre, un devoir d’entrer à son service ! Mais là-dessus ses parens ne s’accordent pas avec lui : ou plutôt il se trouve que l’habitude funeste du joug teuton a dès lors commencé, dans l’âme de ces braves gens, son œuvre habituelle de corruption et d’aveulissement. Le vieux Martin Simonnet, surtout, a beau reconnaître et haïr la tyrannie du pouvoir étranger qui écrase sa cité natale : il s’effraie des suites que risquerait d’entraîner, à la fois pour son fils et pour tout le reste des siens, cette désertion du jeune Wallon. Si bien que ce dernier a dû lui promettre, tout au moins, de retourner à bord de son cuirassé de Kiel, sauf pour lui à se réserver la faculté d’agir ensuite selon les circonstances.

Telle est l’une des deux grandes nouvelles qui attendent Jules Calay, à son arrivée chez ses cousins de Malmédy, tandis que l’autre nouvelle, infiniment plus douce pour lui, consiste à découvrir que le cœur de sa chère fiancée lui est toujours demeuré tendrement fidèle. Et la soirée s’achève en une libre causerie, — mais échangée prudemment à mi-voix entre le visiteur et ses hôtes, car le fait est que les murs eux-mêmes, à Malmédy, semblent dorénavant avoir acquis des oreilles ! On cause, là encore, des nouveaux procédés de « germanisation, » de l’odieuse campagne entreprise par les autorités contre la langue française, et puis aussi de l’aventure d’Agadir et de ses conséquences. D’après le vieux Martin, l’Allemagne, pour prête qu’elle soit à entamer tout de suite le « coup » de brigandage ainsi « amorcé, » préférerait cependant pouvoir attendre quelques années de plus. Elle souhaiterait, en particulier, qu’il lui fût possible de retarder son « coup » jusqu’à l’achèvement d’un multiple réseau de lignes de chemin de fer dont elle a décidé l’installation le long de sa frontière. Et il faut voir avec quelle rapidité fiévreuse elle travaille à cet achèvement, amenant des centaines d’ouvriers dans des régions où ne se fait sentir aucun besoin de nouvelles voies de communication, — à tel point que ce serait assez de ces lignes de chemins de fer, créées par elle dans des endroits où personne ne passe, pour attester publiquement au monde son dessein de jeter bientôt ses armées en territoire belge.


Le roman de M. Shanahan nous ramènera encore plusieurs fois à Malmédy, dans l’un ou l’autre de ses chapitres suivans, — pour nous faire assister, par exemple, aux péripéties dramatiques de l’heureuse évasion finale du vieux Martin Simonnet et de sa fille Louise. Car l’on devine bien que Charles Simonnet n’a pas pu résister longtemps à l’élan passionné qui le poussait à échanger sa livrée de marin allemand contre l’uniforme de l’artilleur belge ; et aussitôt la police allemande a signifié au père du jeune homme que, s’il n’obtenait pas le retour de son fils dans un certain délai, lui-même serait regardé comme le fauteur de sa désertion, — d’où, pour le vieillard terrifié, la nécessité de tâcher à s’échapper en secret de sa chère maison familiale. Mais surtout l’action du roman a pour théâtre la petite cité belge de Stavelot ; et c’est à Stavelot ou dans ses environs immédiats que nous est montré, de chapitre en chapitre, l’effort infatigable de la ruse allemande pour préparer les voies de l’agression future.

Voici d’abord une brillante équipe d’espions de toute origine et de toute qualité ! A l’hôtel du Prince d’Orange, équivalent du Lévrier Blanc de Malmédy, le garçon de restaurant Henri, que son patron lui-même croit être un Luxembourgeois ennemi de l’Allemagne, s’appelle en fait Heinrich Lehmann, est le propre frère du voiturier Fritz, et conserve, lui aussi, son rang de sous-officier dans l’armée impériale. Il a d’ailleurs auprès de soi l’un de ses chefs attitrés, Herr Schmidt, qui demeure dans le même hôtel et semble pratiquer assidûment son métier de commis voyageur, tandis qu’un de ses collègues, un autre lieutenant « détaché en mission, » se donne les allures plus « distinguées » d’un rentier hollandais venu à Stavelot pour la guérison de sa neurasthénie. Et c’est encore, chaque jour, à la table d’hôte du Prince d’Orange, un nouveau défilé d’espions de passage, les uns arrivant du cœur de la Belgique et désireux de compléter leur « dossier » avant de rentrer dans leur pays, d’autres amenés de Malmédy par la diligence, et prétextant la louable curiosité de comparer la bière belge à celle de Munich, de Kulmbach, ou de Pilsen. Que l’on se représente l’œuvre collective de ces divers agens, dont chacun est naturellement chargé d’une tâche spéciale, en même temps qu’il doit « doubler » ou contrôler celle de ses complices ! Qu’on imagine ces espions éprouvés s’attachant à recueillir, de repas en repas, à la fois le ballot des nouvelles locales et maintes confidences, éminemment suggestives, de naïfs « touristes » anglais ou français !

Et voici maintenant, à côté de ces Allemands qui écoutent et regardent, d’autres agens non moins habiles qui s’emploient d’une autre manière au service de leur patrie ! Ceux-là s’installent en qualité de fermiers, de marchands, voire de bergers ou de cantonniers, sur tout le long des chemins par lesquels passera l’invasion allemande ; et bientôt les espions de Stavelot ont la satisfaction d’annoncer à leurs chefs qu’en tel endroit une vaste grange est secrètement devenue un dépôt de fusils, qu’en tel autre des caves jusque-là pleines de bière se sont dorénavant remplies d’explosifs, ou bien encore que tel des forts belges de la frontière est désormais miné de plusieurs côtés, et sautera dès que l’on aura décidé de commencer l’attaque. En un mot, une « préparation » qui s’est poursuivie pendant des années, sans que les trop confiantes autorités belges parassent s’en émouvoir autant qu’il convenait ; et c’est principalement à l’exacte et minutieuse peinture de ces actifs apprêts d’un grand crime prochain que s’emploie le talent du romancier anglais. Jamais encore, je crois bien, personne ne nous avait aussi fortement démontré la préméditation de ce crime, — car j’ai dit déjà combien, sous ses dehors romanesques, le récit de M. Shanahan nous frappait par sa forte et vivante odeur de vérité !

C’est ainsi que, par exemple, certain soir de la fin de juillet 1914, Jules Calay reçoit la visite d’un ami qui lui dit :


Tu sais comme moi que, depuis quelque temps, le bruit courait d’une nouvelle manœuvre allemande, consistant à emmagasiner des munitions de guerre au Johanneum de Grand Halleux. Je me suis livré, là-dessus, à une enquête personnelle ; et j’ai appris qu’en effet, sans aucun doute, de gros camions automobiles, venant de Recht et de Ligneuville, arrivaient souvent au Johanneum. Ils pénétraient sur les terrains de l’ancien collège épiscopal par l’une des portes, et s’en allaient par l’autre côté. Tu te rappelles peut-être qu’au bâtiment principal du Johanneum se trouve adjointe une construction plus récente, longue et basse, au-dessous de laquelle s’étend une large crypte ou cave voûtée, avec une série de fenêtres grillées tout au ras du sol ? Cette espèce de salle souterraine servait jadis pour les récréations des élèves en cas de pluie : mais il y a longtemps qu’on a cessé d’en faire usage, et c’était précisément là, que, d’après la rumeur locale, devaient être cachées les munitions allemandes. Or quand, hier soir, le général commandant la division de Liège est venu examiner les lieux, — en réponse à la lettre où je lui dénonçais les visites mystérieuses des susdits camions, — force lui a été de constater que la salle souterraine était entièrement vide. Mais, en même temps que j’écrivais à Liège, j’avais demandé à quatre hommes dévoués de tâcher à suivre la piste des camions, depuis la porte par où ils entraient dans l’enceinte du Johanneum. Et voici que, ce matin, mes hommes ont entendu le bruit d’une voiture qui arrivait par la route de Recht ! La voiture contenait, en plus du chauffeur, trois Allemands vêtus de costumes civils, mais qui certainement devaient être des officiers. Parvenus devant la porte du parc, les voyageurs s’arrêtèrent ; et l’un d’eux descendit pour ouvrir la porte, qu’il referma soigneusement dès que le camion eut achevé d’entrer. Mais nos hommes eurent vite fait de franchir le mur, à l’aide d’une échelle ; et ils s’étaient avancés dans le parc à un demi-kilomètre environ de l’entrée lorsqu’ils virent, à cent pas devant eux, la voiture s’arrêter de nouveau, puis tourner à droite, et s’engager dans une vieille avenue qui formait cul-de-sac. N’osant pas se risquer plus loin, les guetteurs se cachèrent sous des buissons, et attendirent. Après une vingtaine de minutes, le camion reparut dans l’allée principale, et continua son chemin vers la direction du collège. Tout au fond du cul-de-sac, nos hommes constatèrent des traces de roues et des buissons foulés ; sur quoi l’un d’eux, le vieux Grégoire, s’écria :

— Voilà donc la solution du mystère ! Ces Allemands ont pris pour cachette la Grotte de Diane !

En effet, une porte nouvelle avait été pratiquée sur ce côté de la grotte, mais très habilement dissimulée, au dehors, sous un amas de branchages. La porte était fermée d’un fort cadenas, dont nos hommes réussirent pourtant à détacher les vis. Après quoi, il leur suffit d’un coup d’œil à l’intérieur de la grotte pour découvrir que celle-ci était toute remplie de bidons et d’obus. Inutile de te dire que je me suis empressé d’aller voir, à mon tour ! J’ai trouvé là, dans cette grotte, des milliers de bidons de pétrole, et parmi les obus j’en ai observé un bon nombre d’énormes, dépassant de beaucoup les dimensions ordinaires, si bien qu’il m’a été impossible d’en emporter un seul et que j’ai dû me borner à en prendre mesure. Voilà, mon cher ami, ce que j’avais à t’apprendre, et puis aussi que, dès ce soir, en te quittant, je compte revenir à la grotte pour mettre le feu à toutes ces munitions, traîtreusement déposées par l’Allemagne en territoire belge !


Car s’il semble bien que le gouvernement belge, — pareil en cela, hélas ! à tel autre qui nous touche encore de plus près, — ne se soit pas suffisamment défié de cette dangereuse « traîtrise » de ses hôtes allemands, nous apprenons de M. Shanahan qu’un bon nombre de « particuliers » des régions wallonnes l’ont, au contraire, très vite devinée, et de toute leur âme se sont ingéniés à lutter contre elle. Il y a ainsi, dans le roman anglais, un groupe de patriotes de tout âge et de toute condition qui, dès les premiers chapitres et jusqu’au dénouement, nous sont montrés prêts à sacrifier leur repos et leur fortune, leur vie même au besoin, pour empêcher les progrès publics ou cachés de cette « germanisation » de leur sol national, — un beau groupe d’obscurs et admirables héros, au premier rang desquels se dresse la vivante figure d’un prêtre de village, l’intrépide Père André.

Là-dessus comme sur bien d’autres points, l’œuvre éminemment ingénue du nouveau romancier a pour nous une très précieuse portée instructive : nous y voyons se déployer librement cet esprit singulier d’initiative individuelle qui appartient en propre au caractère wallon, et contraste de la manière la plus radicale avec le profond besoin d’obéissance de toute âme allemande. Soumis à l’obligation d’une stricte discipline, les Calay et les Simonnet n’auraient peut-être pas de quoi devenir d’aussi excellens soldats que les compatriotes du colonel Wagner et des frères Lehmann : mais avec quel mélange incomparable d’intelligence pratique et de noble enthousiasme chacun d’eux s’efforce de mener à bien les pénibles missions qu’ils se sont imposées, soit qu’il s’agisse pour eux de détruire un dépôt de munitions allemandes, ou de faciliter l’évasion d’amis enrôlés par force dans l’armée prussienne, ou de mystifier l’un quelconque des innombrables espions qui ne se lassent pas de rôder parmi eux ! Et quant à ce clergé wallon que l’auteur aura sans doute voulu « symboliser » sous les traits inoubliables de son Père André, ajouterai-je que nous comprenons désormais les motifs de la haine tout exceptionnelle dont l’a toujours honoré la barbarie allemande ? Non pas au moins que le Père André ait rien d’un « franc-tireur, » comme oseront l’affirmer, — s’il tombe par malheur entre leurs mains, — les lâches et féroces bourreaux de centaines de ses frères du pays wallon ! Mais c’est chose certaine que son zèle de patriote et sa foi de prêtre s’unissent en lui pour lui faire sentir plus cruellement le double danger d’une conquête allemande, — le danger de celle-ci pour la liberté politique et pour le développement « spirituel » de sa race. De telle sorte que c’est lui qui est vraiment, dans la ville ou dans le village, l’actif instigateur de la résistance, s’efforçant à entretenir ou à raviver, chez ses paroissiens, la crainte salutaire d’un ennemi dont la victoire risquerait de leur nuire à la fois dans ce monde et dans l’autre. Et c’est pourquoi tout le monde, autour de lui, l’aime et le vénère, s’empresse d’écouter ses généreux avis ; et c’est aussi pourquoi l’Allemand, tout à l’heure, quand enfin il aura réalisé son « coup » de brigandage, n’hésitera pas à frapper dès l’abord le prêtre wallon, — sans comprendre qu’à défaut de l’humble personne de cet adversaire le souvenir de sa vie et celui de sa mort suffiront pour continuer d’alimenter toujours, dans le cœur de son peuple, la haine et le mépris du nom allemand !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1916.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1915.