Revues étrangères - Les Souvenirs d’un positiviste anglais

Revues étrangères - Les Souvenirs d’un positiviste anglais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES SOUVENIRS D’UN POSITIVISTE ANGLAIS


Autobiographie Memoirs, par Frédéric Harrison, deux vol. 8°. Londres, librairie Macmillan, 1911.


Mêlé très intimement à la vie politique et sociale de l’Angleterre depuis un demi-siècle, et sans cesse amené à rencontrer sur sa route les personnalités les plus remarquables de son pays, ou plus exactement du monde entier. M, Frédéric Harrison avait bien des raisons de penser qu’un récit de sa longue et active carrière revêtirait pour nous une portée instructive de premier ordre. Mais parmi les motifs divers qui l’ont porté à entreprendre ce récit, le plus considérable à ses yeux paraît avoir été l’obligation de nous rendre compte de la grave mission « religieuse » qu’il a remplie. Entendons-le s’expliquer lui-même là-dessus, avec sa simplicité et sa franchise habituelles, dans la préface de ses nouveaux Mémoires autobiographiques :


Il y a maintenant cinquante ans que, pour la première fois, j’ai fait publiquement profession d’une foi religieuse et d’un idéal moral qui, à cette date, étaient nouveaux en Angleterre et s’y voyaient presque universellement réprouvés. Depuis lors, j’ai vécu assez longtemps pour être témoin d’une révulsion profonde du sentiment populaire, se traduisant dans sa façon d’accueillir et de juger les croyances nouvelles. Et lorsque d’autres hommes sont venus se ranger autour de moi, et m’ont contraint à devenir l’auteur responsable d’un développement nouveau de la pensée religieuse et de la fraternité sociale, j’ai accepté cette tâche, pour en faire désormais l’occupation de ma vie. Or, le fait de participer, si humblement et en sous-ordre que ce soit, à une Réforme religieuse est, à beaucoup près, le plus lourd devoir dont un homme puisse jamais se charger. Et ainsi je sens que j’ai aujourd’hui l’obligation, aussi bien envers ceux qui se sont fiés à moi qu’envers le public tout entier, de rappeler exactement les circonstances dans lesquelles j’ai agi, et la poussée graduelle en moi des convictions qui ont fait de ma vie ce qu’elle a été.


D’où le lecteur français serait tenté de conclure que M. Harrison a créé dans son pays l’une de ces diverses sectes, — ou « congrégations, » — protestantes qui, de nos jours encore, surgissent çà et là, afin de poursuivre sous une forme nouvelle la lutte séculaire des « Dissentants » contre l’autorité temporelle et spirituelle de l’Église Établie. Mais non : la « Réforme religieuse » dont M. Frédéric Harrison a fait depuis cinquante ans « l’occupation de sa vie » est, simplement, l’introduction en Angleterre de la doctrine positiviste d’Auguste Comte. C’est au service de cette doctrine que le vénérable essayiste et conférencier anglais a consacré un demi-siècle d’efforts qui, d’ailleurs, ne semblent pas avoir produit d’autres résultats appréciables que de mettre universellement en relief la noble et sympathique figure de M. Harrison lui-même.

Ou plutôt, il s’en est fallu de peu, — à en croire du moins ses Mémoires autobiographiques, — que l’une des nombreuses campagnes entreprises par lui au nom de sa foi positiviste produisît vraiment un résultat d’intérêt plus général, et d’une importance historique incomparable. En janvier 1871, M. Harrison, accoutumé depuis longtemps à chérir et à admirer la patrie d’Auguste Comte, a formé le projet de décider le gouvernement et le peuple anglais à venir ouvertement au secours de la France. Avec l’appui de son petit groupe de coreligionnaires, bientôt grossi d’une foule d’hommes politiques et d’écrivains appartenant à d’autres écoles « indépendantes, » il a commencé une série de meetings, de conférences, de brochures, et d’articles de revues ou de journaux qui, nous assure-t-il, ont exercé une action très profonde sur l’opinion de ses compatriotes.


Il avait semblé à quelques-uns d’entre nous que l’Angleterre avait, à la fois, le devoir absolu et les moyens d’empêcher l’anéantissement plus ou moins complet de la France. J’affirmais, pour ma part, que « l’Angleterre était tenue de se jeter au secours de la France, avec toutes ses forces, morales et matérielles, navales et militaires. » Je demandais que la flotte anglaise versât abondamment sur la France de l’argent, des canons, et des munitions. Et puis, si cela ne réussissait pas, je proposais l’envoi d’une armée anglaise qui se trouverait retranchée quelque part en Bretagne, dans un endroit facile à défendre, et couverte par notre flotte comme dans un nouveau Torrès Vedras. Avec une telle assistance, la France pourrait prolonger la lutte jusqu’au jour où les forces de l’envahisseur seraient épuisées.

Lorsque je regarde en arrière, aujourd’hui, avec tout ce que nous avons appris depuis lors, je persiste à attester que c’était là, vraiment, une solution politique praticable et fructueuse, la meilleure solution possible à cette date de janvier 1871... Et pareillement je persiste à penser, aujourd’hui comme alors, que le gouvernement anglais a failli à son devoir dans la grande crise qui, dès ce moment, a dominé toute la politique européenne. Vers le milieu de janvier 1871, le courant des sympathies anglaises s’était puissamment retourné en faveur de la France. Les représentans principaux du parti conservateur inclinaient à réclamer l’intervention anglaise ; l’armée et la marine aspiraient à se mettre en branle ; et tous les esprits politiques, parmi les ouvriers, désiraient ardemment qu’il leur fût permis de sauver de la destruction la jeune république. Dans un immense meeting des Trades Unionistes, organisé par nous le 10 janvier, un amendement en faveur de la non-intervention fut sifflé par la salle entière ; et les décisions de l’assemblée revêtirent le caractère le plus belliqueux. J’ai la conviction que, si la France avait pu continuer la guerre quelques mois de plus, la forte poussée des deux opinions conservatrice et militaire, combinées avec celle de la masse unanime des ouvriers, auraient contraint chez nous les ministres libéraux à sortir de leur attitude d’impuissance hésitante, soit pour agir vigoureusement ou pour se démettre... A mon sens, d’ailleurs, la conduite de Gladstone durant cette crise restera à jamais son « grand refus, » la faute impardonnable de toute sa vie.


J’ajouterai que la part considérable qu’a prise depuis lors M. Harrison à dissiper les vieilles préventions anglaises à l’endroit de la politique et du caractère national français, suffirait, à elle seule, pour justifier la simple et émouvante fierté avec laquelle le vieil apôtre positiviste se flatte de « n’avoir pas complètement échoué dans la tâche de sa vie. » Peu d’hommes ont eu plus de prise, en son temps, sur l’opinion politique et sociale de ses compatriotes ; peu d’hommes ont tiré de leur légitime influence un parti à la fois plus heureux et plus sage. Mais le fait est que, tout en habituant les Anglais à abandonner leur notion ancienne du « splendide isolement » de leur île, et tout en répandant parmi eux un idéal de « solidarité » qu’il avait lui-même puisé dans la doctrine de son maître Auguste Comte, il ne semble pas les avoir convertis à sa « religion » positiviste. Cette religion a beau posséder à Londres plusieurs temples, — dont M. Harrison ne parvient pas à nous cacher qu’ils se trouvent desservis et fréquentés par des « congrégations » plus ou moins ouvertement ennemies l’une de l’autre : — la plus nombreuse d’entre elles ne doit guère compter qu’un très petit nombre de fidèles, et j’imagine que, de tout temps, ses « sacremens » ont été plutôt un objet de curiosité que de vraie piété.

Car il faut savoir que la religion positiviste de M. Harrison comporte une série complète de « sacremens, » comme aussi d’ « offices » solennels et de « pèlerinages. » et n’a rien de commun avec le froid positivisme « sécularisé » de Littré et de son école. C’est avec une ferveur passionnée la plus touchante du monde que le vénérable auteur des Mémoires autobiographiques s’ingénie à nous décrire la beauté poétique et la profonde signification religieuse de chacun des rites de ce culte singulier : présentation des enfans, confirmation des adolescens, destination des apprentis, commémoration des défunts, pèlerinages à la maison natale de Shakspeare, de Newton, ou encore à Paris, etc. Et tout cela, comme je l’ai dit, n’a aucun rapport avec la « philosophie positive » de Littré ; mais tout cela ne ressemble nullement, non plus, à l’authentique religion positiviste de Comte, ou plutôt, — on ne peut s’empêcher de le reconnaître, — n’y ressemble qu’à la façon d’une caricature. Au lieu de l’éducation catholique d’Auguste Comte et de son inconscient mysticisme foncier, M. Harrison et ses coreligionnaires anglais apportent à ce culte des habitudes d’esprit et de cœur qui en altèrent entièrement, irrémédiablement, la portée. En même temps qu’il s’attendrit sur la grandeur édifiante de ses « sacremens, » — qui se trouvent être surtout des occasions de conférences suivies de banquets, — et de ses « pèlerinages, » — qui ne sauraient être mieux comparés qu’aux « tournées » instructives de telle fameuse « agence de voyages, » — M. Harrison ne se fatigue pas de flétrir les « folies médiévales, » et de nous rappeler que les rites qu’il nous dépeint « évitent naturellement les grossières et monacales crudités des offices ecclésiastiques. » Le respect et l’admiration de son maître Comte à l’égard de l’Église catholique sont remplacés, chez lui, par un mélange invincible de mépris et de haine qui, en soi, n’aurait rien de divertissant, mais qui ne peut manquer de faire sourire lorsque nous le voyons s’employer à exalter des institutions et des cérémonies d’origine aussi évidemment catholique. Dans une des lettres qu’il écrivait de Rome à ses parens, il y a un demi-siècle bientôt, le futur grand prêtre de l’Eglise positiviste anglaise racontait qu’il avait refusé de se retourner pour regarder le Pape, en ajoutant que, cependant, quelque jour, il se retournerait « vers l’un de ces gaillards pour cracher sur lui. » Comment l’homme qui reproduit fièrement cette lettre de sa jeunesse aurait-il pu revêtir d’une véritable solennité religieuse le culte qu’il lui a plu d’emprunter à un maître tout nourri d’instincts et de sentimens catholiques ? Et que pourrait-on imaginer de plus étonnant que la page où M. Harrison, avec un sérieux imperturbable, tâche à nous prouver la supériorité « religieuse » de son église sur toutes les misérables « confessions « chrétiennes ? « Les efforts réunis de toute la Compagnie de Jésus et de la Propagande romaine, — nous dit-il, — ne parviendraient pas à faire sortir quelque chose de céleste des élémens de géométrie ou des sections coniques. Mais quand le conférencier positiviste explique le premier livre d’Euclide ou les sections coniques, il est inspiré du souvenir de quelques-unes des périodes critiques de l’histoire de l’humanité : il rappelle avec révérence les noms de Pythagore et d’Archimède ; il indique les places que ces hommes ont tenues dans le calendrier sacré de l’humanité. Quand le positiviste enseigne les mathématiques, il sait qu’il enseigne une doctrine religieuse. »


Heureusement, cette peinture de la partie proprement religieuse et « pontificale » de la carrière de M. Harrison ne tient qu’une place assez restreinte dans les deux gros volumes qui, sous leur titre de Mémoires autobiographiques, sont en réalité beaucoup moins des « Mémoires, » — au sens ordinaire de ce mot chez nous, — qu’un échantillon du vieux genre anglais du « mémoire biographique. » On sait en effet que l’usage existait jusqu’ici, chez nos voisins d’outre-Manche, de consacrer l’un de ces « mémoires » au récit de la vie de tout homme qui, d’une manière quelconque, avait eu en son temps une certaine notoriété. Tout ancien ministre, tout général ou amiral, tout professeur d’université, —pour ne rien dire des artistes et écrivains renommés, — avait coutume de désigner, en mourant, l’un de ses amis pour rédiger et publier, après sa mort, un ou deux volumes contenant à la fois sa biographie et sa correspondance, — sauf même parfois, pour ce « mémoire » quasi « officieux, » à ne pas être mis dans le commerce, et à garder toujours le caractère d’un document tout privé. Pendant plus d’un siècle, ce genre particulier s’est maintenu fidèlement, dans les mœurs littéraires anglaises, avec des lois et des traditions presque invariables : au point que tel « mémoire » publié l’année dernière, et employé à la biographie d’un sculpteur ou d’un peintre, reproduisait à peu près exactement la disposition générale, l’ordre, et jusqu’au ton d’un « mémoire » d’il y a quatre-vingts ans, où le fils d’un diplomate du règne de George IV avait raconté la vie de son père, et cité une longue série de ses lettres intimes. Mais on sait aussi que les mœurs anglaises sont en train de subir, depuis une dizaine d’années, une transformation très profonde, s’étendant à toutes les manifestations de la vie nationale ; et je verrais volontiers un signe nouveau de cette transformation dans la coïncidence, tout au moins singulière, qui a conduit simultanément plusieurs personnages célèbres, ces temps derniers, à se charger eux-mêmes de nous offrir, dès leur vivant, leur propre « mémoire biographique. » C’est ainsi que, à quelques semaines d’intervalle, une même librairie a fait paraître les Souvenirs d’un des premiers apôtres du socialisme en Angleterre, M. Hyndman, et ces deux volumes de M. Harrison, qui, eux, se trouvent conçus absolument sur le modèle des « mémoires biographiques » de naguère, — avec la seule différence que leur auteur, au lieu de confier à un ami ou élève la tâche de nous révéler les faits principaux de sa vie et les plus mémorables de ses lettres intimes, a entrepris de pourvoir en personne à ce couronnement obligé de sa longue carrière.

Vainement l’on chercherait, dans ces deux gros volumes, l’allure fantaisiste et le libre abandon d’une « confession » autobiographique, avec le mélange de portraits, d’anecdotes, de digressions et épisodes de toute espèce qui se retrouve plus ou moins jusque dans les Mémoires de nos hommes d’État ou de nos hommes de science, lorsque l’idée est venue à ceux-ci de nous entretenir de leur personne, au soir de leur vie. Qu’il l’ait voulu ou non, M. Harrison nous parle de soi comme nous en aurait parlé, après sa mort, le disciple expressément chargé de lui consacrer le « mémoire » qu’exigeaient inévitablement l’importance de son rôle et sa légitime illustration personnelle : ou plutôt il nous parle de soi avec une sécheresse et une froideur « objectives » que nul disciple n’aurait poussées aussi loin, ayant à nous raconter la vie d’un maître aimé, et qui ne laissent pas de nuire à l’intérêt littéraire de ses deux volumes. Un tableau complet de sa carrière, où sont étudiés tour à tour, méthodiquement, ses origines, son éducation, et les divers domaines de son « activité » professionnelle ; puis, de chapitre en chapitre, une copieuse reproduction de ses lettres, — à ses parens, à ses condisciples, à ses confrères ou amis ; — puis encore toute sorte de renseignemens bibliographiques, et en particulier une liste détaillée de tous les articles donnés par lui à des revues ou journaux, ainsi que de toutes ses conférences et allocutions publiques ou privées : voilà ce que renferme son autobiographie, sans que jamais nous le surprenions à « flâner » le long de son chemin, ni à se divertir de la tâche « documentaire » qu’il s’est imposée. Désormais ses contemporains et la postérité n’auront plus le droit d’ignorer aucun détail de l’enseignement qu’il a reçu à l’université d’Oxford et des examens qu’il y a subis, des voyages qu’il a entrepris à travers l’Europe, des campagnes de discours ou d’articles qui l’ont occupé depuis sa jeunesse jusqu’à l’heure présente : mais, avec tout cela, l’on ne peut s’empêcher de songer que, si ces mêmes choses nous avaient été apprises, — à nous ou à nos petits-fils, — par l’un de ses élèves après sa mort, de ce « mémoire » posthume dont il aurait été le sujet se serait sans doute dégagée, pour nous, une image plus vivante de son caractère individuel, — tandis que nous avons aujourd’hui quelque peine à le deviner, sous l’amoncellement des menus faits « positifs » qui remplissent les 700 pages de ce que l’on aurait envie d’appeler une vaste « compilation » autobiographique.


Encore celle-ci, — pour n’avoir pas à nos yeux l’attrait intime et confidentiel qu’y auraient trouvé nos descendans, si M. Harrison avait laissé aux siens le soin de la leur offrir, — n’en demeure pas moins une œuvre fort intéressante au double point de vue historique et littéraire, avec une foule de passages qui mériteraient d’être signalés. Voici, par exemple, le récit de l’unique entrevue du futur apôtre positiviste anglais avec le glorieux fondateur de la « religion de l’humanité : »


C’est en l’année 1855 que j’ai eu mon entrevue avec Auguste Comte. Je lui avais écrit que j’étais un élève de R. Congreve (professeur à Oxford et le premier introducteur du positivisme en Angleterre), et que je le priais de me recevoir. Il m’accueillit avec une courtoisie et une bienveillance extrêmes, en me disant qu’il venait d’achever le quatrième volume de sa Politique, et qu’il était en train de prendre quelques jours de repos. Il était de très petite taille, avec une grosse tête et une expression de puissante énergie nerveuse : une figure du même type que celle de Thiers, revêtue d’un air admirable de dignité et de distinction. Il me demanda ce que je connaissais de ses écrits. Je lui répondis que j’avais lu la traduction de miss Martineau, mais que je ne pouvais en admettre pleinement que la partie historique et sociologique, et que je continuais à me proclamer chrétien. Il m’interrogea sur ce qu’avaient été mes études : et, en découvrant que je n’avais presque pas fait de sciences et très peu de mathématiques, il me dit que « cela lui expliquait ma situation mentale. » Puis il me demanda quelles étaient les parties de son système qui m’attiraient spécialement, et sur quels points je désirais qu’il insistât. Je lui en mentionnai plusieurs. Sur chacun de ces points il parla pendant environ dix minutes, avec une volubilité, une précision, et un éclat extraordinaires ; et puis, après chacun d’eux, il s’arrêtait et nie demandait s’il devait continuer ce même sujet ou bien passer à un autre. Notre entrevue dura quelques heures, et me fit une impression très profonde. J’appris beaucoup de lui, notamment touchant sa propre position. Son ton était tout à fait celui d’un philosophe, et nullement d’un prêtre. Il répudia devant moi le bruit suivant lequel il aurait exigé de ses disciples un abandon complet de toute croyance en Dieu. Il me dit que, pour son propre compte, il n’éprouvait aucune aspiration de ce genre vers l’Inconnu ; mais que quelques-unes des personnes les plus proches de lui, et en particulier les femmes, s’attachaient à l’idée de Dieu comme à une consolation. Et il se gardait bien de les en blâmer ; mais il pensait que l’intérêt pour les problèmes de l’univers disparaîtrait par degrés sous la pression des soucis et devoirs terrestres, comme aussi sous l’effet d’aspirations constantes pour le bien des hommes. Il me parla de Mazzini, des démocrates français, et de Louis-Napoléon, qu’il estimait tous être utiles, mais insuffisans et peu sûrs. D’une façon générale, je dois déclarer que nulle autre entrevue, durant ma vie entière, n’a été pour moi aussi intéressante ni aussi instructive, et que jamais je n’ai vu un autre homme, à l’exception du seul Mazzini, qui m’ait produit à ce point l’impression d’une personnalité puissante et géniale.


A propos de la religion d’Auguste Comte, telle qu’il allait plus tard l’adopter passionnément, M. Harrison nous raconte qu’un jour Ernest Renan, à qui on l’avait présenté comme un apôtre du positivisme, l’a chaudement complimenté de ce titre d’honneur, en lui disant : « Moi aussi, je suis un des fidèles de la religion de l’Humanité ! » Et M. Harrison ajoute, avec une ombre d’inquiétude assez amusante : « Ce que l’auteur de la Vie de Jésus entendait par là, je ne me chargerai pas de l’expliquer. « Aux hommes et aux choses de France, d’ailleurs, l’écrivain anglais a accordé une place considérable, d’un bout à l’autre de ses deux volumes ; et les chapitres qu’il leur a consacrés sont incontestablement ceux de tout son livre où nous sentons qu’il a mis le plus de son cœur. Voici encore, extraits un peu au hasard, deux passages qui pourront donner une idée de l’intérêt qu’offre pour nous cette partie de ses Mémoires :


J’éprouvais nue sympathie profonde pour le peintre français Jean-François Millet, à qui j’étais allé faire visite dans son atelier, et en compagnie duquel j’avais passé un après-midi délicieux. Pendant mon séjour chez Mme Souvestre, à Fontainebleau, nous faisions une promenade dans la forêt, jusqu’à Barbizon. Ce fameux village de peintres m’attirait infiniment, et en particulier je désirais connaître le doyen de ces peintres, J.-F. Millet. On me dit que jamais il ne tolérait une visite dans son atelier. — « Bah ! m’écriai-je, l’Anglais excentrique est capable de tout ! » Et, hardiment, j’affrontai le vieux maître. Mme Millet, une robuste paysanne, faisait sa lessive devant la porte, et des enfans aux joues rouges s’amusaient à confectionner des pâtés de boue dans la cour. « — Entrez et regardez, voici mon atelier ! nous dit le tranquille vieillard. Votre présence ne me dérangera pas ! » Après quoi il se remit à peindre. Peu à peu, il devint tout à fait affable, et sortit une douzaine de toiles qu’il « ne s’était jamais senti en humeur de finir. » Pendant une couple d’heures, il me parla de sa vie et de son art, avec une simplicité et une franchise absolues. Non, il n’avait jamais vu aucune autre peinture que les tableaux du Louvre, et il ignorait tout des styles, des écoles, et de la technique ! Nous connaissions déjà la manière dont il avait refusé la main de sa fille à un jeune gentilhomme assez riche, jusqu’au jour où l’amoureux avait consenti à apprendre et à exercer le métier d’imprimeur. « Mais oui ! » nous dit le vieux peintre. Lui-même, à présent, se trouvait tout à fait à son aise, heureux de pouvoir travailler librement. La dame qui m’accompagnait lui demanda s’il était vrai qu’il eût un traité régulier avec des marchands, ceux-ci lui payant une pension annuelle en échange de tout ce qu’il pourrait peindre. « — Oui, cela est parfaitement vrai ! nous dit-il. On me donne 1 000 francs par mois, ce qui me suffit largement. — Mais ces gens-là vendent une seule de vos peintures 50 000 francs ! — Cela, c’est leur affaire ! répliqua-t-il Pourvu que j’aie tout ce dont j’ai besoin, et que je puisse peindre ce qui me plaît, et comme il me plaît, peu m’importe l’argent qu’ils tirent de mon œuvre ! »

Lorsque des peintures de Millet furent exposées à Londres, en juin 1875, je décidai Ruskin à aller les voir. Il m’écrivit à ce sujet : « Je m’accorde entièrement avec vous, cela va sans dire, pour reconnaître le talent de cet homme et sa probité. Mais jamais ce peintre-là n’a vu la Beauté, et la laideur du monde suinte de toute son œuvre, comme une sève noire. Aucun peintre n’a le droit de représenter le travail comme lugubre. Le travail n’est pas lugubre, mais bien joyeux et béni ! »


Ruskin s’indignait ensuite, dans sa lettre, d’un tableau de Millet représentant des fermiers en train de « saigner » un porc. « Le meurtre d’un porc, écrivait-il, n’a rien de tragique pour personne autre que le porc lui-même. Tous les sculpteurs de l’école lombarde l’ont représenté comme l’occupation typique de l’humanité durant le mois de novembre... J’ajouterai que le métier, lui aussi, chez votre Millet, est absolument de second ordre, fondé sur une conception fausse de l’ampleur. » Ce jugement de Ruskin sur Millet est, je crois bien, un des plus gros chagrins de la vie entière de M. Harrison. Malheureusement la place me manque pour parler ici des relations du positiviste anglais avec le plus fameux des défenseurs de l’idéalisme artistique et social dans son pays. Ruskin n’allait-il pas jusqu’à reprocher à son confrère de méconnaître et d’outrager ouvertement la langue anglaise, en se servant du mot de « positivisme ? » Il ne se lassait point de lui rappeler que ce mot résultait d’une confusion impardonnable « de pono avec scio, et de tous les deux avec sapio. » Jamais deux hommes, peut-être, n’ont professé des doctrines aussi opposées ; et le plus curieux est que, toute leur vie, ils ont eu comme un besoin de se heurter l’un contre l’autre, avec une étrange amitié fondée en partie sur les contrastes de leurs caractères, en partie aussi sur la conscience qu’avait !’un d’eux, — l’idéaliste, — de la profonde et aveugle admiration du positiviste à son endroit. Le fait est que l’on aurait vite fait de découvrir, chez M, Harrison, sous l’enveloppe du positiviste « n’ayant presque pas fait de sciences et très peu de mathématiques, » un doux rêveur beaucoup plus pénétré de la beauté utopique et « sentimentale » de la doctrine d’Auguste Comte que de sa signification positive. Mais j’ai hâte d’arriver à la seconde des deux citations tirées de la partie « française » de son livre :


Lorsque la colonne de la place Vendôme fut abattue par le gouvernement de la Commune, comme symbole de la terminaison définitive du régime impérial, un jeune homme que connaissaient nos amis se trouva parmi la foule qui était venue assister à l’opération. Elle fut exécutée avec soin et adresse, de telle façon que la colonne s’abattit en morceaux sur des matelas étendus à terre. Lorsque la colonne se rompit et tomba, la petite figure en bronze de la Victoire, que l’Empereur tenait dans sa main, roula aux pieds de notre jeune homme. Celui-ci, presque machinalement, la ramassa et l’emporta chez lui. Mais plus tard, lorsqu’une enquête s’ouvrit au sujet du déboulonnement de la colonne, le possesseur de la petite figure, ne voulant pas la rendre aux Versaillais, la mit en dépôt chez notre ami anglais Cotter Morison, qui consentit à la garder quelque temps. Le soir où je vins lui faire visite, Morison me montra Mlle Victoire, une figure de bronze dans le style classique , haute d’environ dix-huit pouces ; et il la plaça sous le lit où je devais dormir. Toute la nuit, je rêvai d’un piétinement de troupes sur l’escalier de la maison, et je m’éveillai au moment où il me semblait qu’on allait m’emmener pour me fusiller dans l’arrière-cour. Le scrupuleux Morison voulut à toute force que la figure ainsi acquise fût restituée à ses possesseurs légaux ; et, en effet, il la fit un jour déposer sur un tas d’ordures, à la porte de Paris. Je me souviens que feu lord Houghton, lorsque que je lui racontai cette histoire, me dit qu’il aurait volontiers donné un millier de livres sterling pour se procurer la figure de bronze. Il aurait aimé, sans doute, pouvoir la montrera ses visiteurs, en même temps que ce qu’il appelait « la page sanglante, c’est-à-dire la feuille que Marat était en train de couvrir de son écriture, dans sa baignoire, lorsqu’il fut poignardé par Charlotte Corday.


En Angleterre, M. Harrison semble bien avoir connu plus ou moins familièrement à peu près tout le monde, depuis un demi-siècle ; et ses Mémoires auraient pour nous, de ce fait, un intérêt et une valeur instructive absolument extraordinaires, si, trop souvent, les passages qu’il y a consacrés à tel orateur politique, à tel poète ou prosateur fameux, ne se bornaient pas à nous apprendre quand et comment il a eu l’occasion de rencontrer ces divers personnages. Seules, les figures du professeur positiviste R. Congreve, de Ruskin, et du cardinal Manning ont eu l’heureux privilège de nous être présentées sous un jour plus intime, et avec un relief plus accusé. Le lecteur trouverait cependant à recueillir çà et là, sur d’autres figures encore, de menus renseignemens dignes d’attention. C’est ainsi que M. Harrison insiste à deux reprises sur les causes et les circonstances de la ruine politique du célèbre chef irlandais Charles S. Parnell. « Je me trouvais tout près de lui, — nous dit-il, — au mémorable procès de 1889, où sir Charles Russell a prononcé son grand plaidoyer en faveur du leader irlandais. Pendant que l’avocat continuait à rappeler l’histoire de la carrière politique de Parnell, celui-ci s’était penché en avant, et avait enfoui son visage dans ses mains. Ç’avait été là un épisode dramatique (ou mélodramatique) ; mais je ne suis pas du tout certain qu’il n’ait pas été prémédité. » Après quoi, M. Harrison esquisse un rapide portrait du fameux leader : « Personnellement, Parnell était la figure la plus élégante et la plus distinguée entre tous les hommes publics de son temps. Mais il m’a laissé l’impression d’une sorte d’orgueil surhumain, et quasi satanique. Il ne s’inquiétait nullement d’améliorer le sort du peuple irlandais : sa seule ambition était d’amener l’Angleterre à s’avouer vaincue... Ce chef du parti irlandais n’avait en soi rien d’irlandais, si ce n’est sa haine de race et sa beauté. Il était intensément anglais, ou plutôt le pur aristocrate normand. Mais il a ruiné sa cause par sa passion égoïste et son insolent orgueil. »

Du cardinal Manning, au contraire, M. Harrison, — malgré sa constante aversion pour le catholicisme, — paraît avoir gardé le meilleur souvenir. Il croirait volontiers que le vénérable prélat s’était mis entête de le convertir. En tout cas, le cardinal Manning aimait à s’entretenir avec lui de sa foi positiviste ; et nous ne saurions trop regretter que son éminent interlocuteur n’ait pas essayé de méditer la profonde justesse de telles de ses paroles à ce sujet, qu’il nous a rapportées : « Le positivisme, affirmait notamment le vieux cardinal, est un noble torse dont la tête a été coupée. » Ou bien encore : « La mère catholique d’Auguste Comte et toute son enfance ont inscrit dans son cœur les vérités de la religion en caractères invisibles, mais qui ont commencé à reparaître en lui durant ses dernières années. » Tout le chapitre consacré au cardinal Manning est d’ailleurs rempli de détails vivans, et une émotion s’y devine qui n’apparaît que bien rarement dans le reste des deux volumes. Voici de quelle façon M. Harrison résume son opinion du caractère et de l’œuvre professionnelle du cardinal :


Le cardinal Manning a été l’un des hommes les plus pittoresques et les plus multiformes de son temps. Dans sa personne, un saint du moyen âge, tel que les représentait le Pérugin ; dans ses manières, tour à tour gracieux, ascétique, imposant, et simple ; dans son esprit, subtil, ingénieux, et d’une culture immense ; dans ses principes, un ardent apôtre de la tempérance, de la discipline ecclésiastique, de la sympathie sociale, et des réformes populaires... Je doute que, depuis sa mort, l’Église catholique d’Angleterre soit restée en contact aussi intime avec le monde libéral et avec les aspirations du peuple, indépendamment de toute religion particulière. J’ai toujours pensé que la force, et peut-être aussi la faiblesse, du cardinal Manning lui sont venues de ce qu’il n’a pas cessé d’apporter jusqu’au bout, en matière de politique, l’ouverture d’esprit d’un prêtre de l’Église où il était né, et au service de laquelle il avait vécu durant la première moitié de sa vie.


Ce n’était pourtant pas, à coup sûr, sous l’effet de sa sympathie pour l’Église anglicane que le cardinal Manning se refusait à appuyer de sa signature toute démarche tentée en faveur d’un « désétablissement » de cette Église, ou, comme nous disons, de sa « séparation avec l’État. « Mais le vénérable vieillard attestait là encore le haut et solide bon sens qu’admirait chez lui M, Harrison. Celui-ci lui affirmant, un jour, que le « désétablissement » de l’Église anglicane amènerait aussitôt des millions de recrues à l’Église romaine : « Oui, lui répondit le cardinal, nous gagnerions ces millions d’âmes : mais vous, libres penseurs, agnostiques, et positivistes, c’est vous qui gagneriez le reste ! Le principe d’une Église nationale est chose trop sacrée pour que j’ose y toucher. »


T. DE WYZEWA.