Revues étrangères - Le Schisme du chanoine Dœllinger

REVUES ÉTRANGÈRES

LE SCHISME DU CHANOINE DŒLLINGER


Ignaz von Dœllinger, Sein Leben auf Grund seines schriftlichen Nachlasses dargestellt, par J. Friedrich, 3 vol. in-8o, Librairie Beck, Munich, 1901.


Je me souviens d’avoir rencontré autrefois, dans une rue de Munich, un petit vieillard tout usé, tout courbé, qu’on m’a dit être l’ex-chanoine Dœllinger. Une admirable vigueur d’intelligence se lisait encore dans ses yeux, sous les rides du visage ; mais on y lisait aussi une certaine expression d’inquiétude, de méfiance, presque de frayeur, la même expression, très particulière et très saisissante, que nous fait voir au Musée de Versailles le portrait de l’ex-abbé de Lamennais par Ary Scheffer. Assuré d’une existence aisée et indépendante, comblé d’honneurs, heureusement parvenu au bel âge de quatre-vingt-dix ans, Dœllinger s’obstinait-il à redouter quelque machination des « Jésuites », nom sous lequel il s’était accoutumé, depuis trente ans, à désigner toute personne qui ne partageait pas son avis ? Ou bien était-ce l’avenir qu’il craignait ? Avait-il conscience du fatal destin qui, de même qu’à Lamennais, empêcherait toujours la postérité de lui rendre justice ? Prévoyait-il que, de même que Lamennais, jamais il ne pourrait trouver un critique pour bien apprécier l’ensemble de son œuvre, ni un biographe pour remettre en lumière l’ensemble de sa vie ?

Mais peut-être ne sait-on déjà plus qui était Dœllinger. C’était, aux environs de 1860, un chanoine de la chapelle royale de Saint-Gaëtan, à Munich, qui passait pour le plus savant théologien catholique de l’Allemagne, et de l’Europe entière. Sa théologie, en vérité, consistait plutôt à raconter l’histoire des dogmes qu’à analyser leur signification ; mais d’autant plus grande était la portée scientifique qu’il avait su lui donner. De l’aveu même des écrivains protestans, personne ne connaissait mieux que lui la primitive église chrétienne : ses études sur les Hérésies, sa Réforme, sa biographie de Luther, étaient admirées comme des modèles d’érudition à la fois et de critique ; et puis l’on vénérait en lui l’ancien compagnon de Gœrres et de Brentano, l’un des chefs du glorieux mouvement catholique de 1830. Or, lorsque, en 1870, le Concile du Vatican eut proclamé le dogme de l’infaillibilité, Dœllinger, au lieu de se borner à raconter l’histoire du dogme nouveau, se refusa formellement à l’admettre, et mit à son refus une insistance si hargneuse et si agressive que son évoque se vit contraint de l’excommunier. Il n’en garda pas moins son titre de professeur à l’Université de Munich, — dont il redevint recteur en 1871, — et n’en continua pas moins à publier des études d’histoire religieuse, mais conçues, ’comme on le devine, dans un esprit tout différent de celles qui avaient fait autrefois sa gloire. Lui-même aimait à répéter que « si son âge le lui permettait, il récrirait en entier son Histoire de l’Église, où il n’y avait pas une seule ligne qui pût rester debout. » Au point de vue confessionnel, il hésita quelque temps entre plusieurs sectes, mais ne se joignit, en fin de compte, à aucune : de telle sorte qu’au moment de sa mort, en 1890, cet homme, dont naguère le monde catholique tout entier recueillait les avis, n’avait plus pour coreligionnaires qu’un petit nombre d’amis, parmi lesquels son élève M. Friedrich, devenu ensuite son collaborateur.

C’est précisément M. Friedrich qui a entrepris la tâche de nous raconter sa vie : tâche à mon avis tout à fait impossible, car la vie de Dœllinger est formée de deux périodes qui se contredisent l’une l’autre, et l’on ne saurait attendre d’aucun homme que, comprenant et admirant l’une de ces périodes, il pût juger l’autre avec une impartialité suffisante. L’impartialité, en effet, manqua de la façon la plus fâcheuse aux deux premiers volumes de l’énorme ouvrage de M. Friedrich. Non seulement Dœllinger ne nous y est point présenté comme l’ardent défenseur de l’orthodoxie, le champion intrépide du trône et de l’autel, que nous savons qu’il a été pendant un demi-siècle ; mais l’auteur néglige même, le plus souvent, d’insister autant qu’il aurait dû le faire sur ce qui a constitué son originalité et sa valeur de savant : tant il est sans cesse préoccupé de justifier le Dœllinger d’après 1870, ou plutôt de nous persuader que c’est le reste du monde et non Dœllinger qui, alors, a changé.

Non pas, au moins, que je reproche à M. Friedrich cette partialité ! Elle est au contraire des plus touchantes, ayant sa source dans une vénération passionnée et profonde, un véritable culte voué par l’élève à la mémoire du maître. Mais surtout elle est fatale : et si même M. Friedrich n’avait pas été tout prêt à suivre indéfiniment Dœllinger dans l’évolution de sa « libre pensée », le fait seul qu’il s’est, jadis, séparé avec lui de l’église romaine suffirait pour le mettre hors d’état d’apprécier des services rendus à cette église. C’est évidemment malgré lui que, dans la première partie de la vie de Dœllinger, il concentre tout son effort à nous montrer son héros se querellant avec un jésuite, médisant d’un évoque, ou donnant telle petite preuve de son libéralisme. Tout autre partisan des nouvelles idées de Dœllinger, en pareil cas, aurait fait de même. Si, jadis, un disciple de saint Paul avait entrepris la biographie de son maître, il n’aurait point manqué de découvrir chez lui, dans la période antérieure au voyage de Damas, mille traces décisives d’un christianisme latent. Et je dois ajouter que, avec toute leur partialité, les deux premiers volumes du livre de M. Friedrich abondent en documens biographiques très précieux sur la famille de Dœllinger, sur son éducation, sur ses amitiés de jeunesse, sur la vie universitaire à Munich au temps de Louis Ier. Mais la seule partie vraiment intéressante du livre est le troisième et dernier volume, celui où, parlant du Dœllinger qu’il a connu et aimé, l’auteur nous raconte les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi son excommunication.


J’aurais été heureux de pouvoir, en quelques pages, résumer ce récit d’un des épisodes les plus curieux de l’histoire religieuse contemporaine. Mais l’aveuglement de Dœllinger a quelque chose de si incroyable, les actes où il l’a entraîné ont quelque chose de si choquant, et il y a quelque chose de si ingénu dans la longue patience montrée à son égard par la cour de Rome, que je craindrais, en résumant le livre de M. Friedrich, d’être accusé, à mon tour, de partialité. Je vais donc me borner, simplement, à citer quelques faits incontestables, dont on trouvera, dans l’ouvrage allemand, un exposé minutieux. Et encore ces faits eux-mêmes risqueraient-ils de nous donner de la conduite de l’ex-chanoine une idée trop injuste, si l’on n’avait pas, au moins, une idée des véritables motifs qui la lui ont inspirée.

On se tromperait fort par exemple en attribuant une part quelconque, dans cette conduite, à l’ambition déçue. Dœllinger a toujours eu l’âme d’un ascète, comme il en avait le visage et les mœurs. Les plaisirs du monde n’existaient pas pour lui ; et tout porte à penser que, le jour où il a été nommé professeur de théologie à l’Université, sa principale ambition s’est trouvée satisfaite. Aussi bien a-t-il eu plusieurs fois l’occasion de refuser des fonctions plus brillantes, qu’on lui proposait avec insistance. En 1850, notamment, le chapitre de Salzbourg mit tout en œuvre pour le déterminer à se laisser élire archevêque de cet important et agréable diocèse : il déclara que l’épiscopat ne lui convenait point, et qu’il n’était pas au monde pour « pompam facere. »

Plus vraisemblable serait l’hypothèse d’une blessure d’amour-propre. C’est l’hypothèse qu’ont généralement acceptée ses adversaires, et le livre même de son apologiste n’est point sans lui fournir quelque fondement. Il nous montre en effet que l’hostilité de Dœllinger contre le pape et le Vatican s’est dessinée, surtout, à la suite d’un séjour fait à Rome en 1857 ; et M. Friedrich avoue que « Dœllinger éprouva un dépit très profond de ce que le pape ne l’eût nommé que camérier secret, et non point prélat de sa maison, comme aussi de ce qu’il eût, en même temps qu’à lui, accordé le titre de camérier à un prêtre de Spire, homme tout à fait ignorant et médiocre. » M. Friedrich l’avoue : mais les lecteurs de son livre auront peine à le croire ! Jamais, du moins, ils ne se résigneront à admettre que ce « dépit », ni aucun autre, ait contribué d’une façon active et directe à transformer en un ennemi forcené du Saint-Siège l’ancien « ultramontain » de l’Eos et du Mémorial Catholique. Non, la vanité n’a pas eu plus de prise que l’ambition sur l’âme toute désintéressée du vieux théologien. Dans les innombrables lettres que contiennent les trois volumes de M. Friedrich, pas une fois Dœllinger ne laisse voir la moindre apparence d’un grief personnel ; pas une fois on ne surprend chez lui l’ombre d’un amour-propre sérieusement piqué. Et ce n’est pas qu’il soit modeste : on a plutôt l’impression qu’il a cessé de se rendre compte de son existence propre, qu’il est devenu « système », lui aussi, comme le vieux Kant, et que l’univers entier s’est concentré, pour lui, dans la théologie.

Le fait est que sa conduite en 1870 n’a eu pour cause ni l’ambition, ni la vanité, ni aucun autre motif égoïste : je serais tenté de croire qu’elle a eu pour seule cause la théologie.

Un écrivain catholique suisse, Bernard Meyer, qui a connu de très près Dœllinger à Munich, en 1850, définit son caractère de la façon que voici : « Dœllinger n’est pour moi qu’une moitié d’homme. Jamais je n’ai rencontré personne chez qui les facultés intellectuelles aient pris un développement aussi énorme ; mais ces facultés ont toujours été, en lui, l’homme tout entier, et l’autre partie de la nature humaine, le cœur, le sentiment, lui a manqué à un degré non moins surprenant. » M. Friedrich, qui nous cite ce jugement de Meyer, ajoute qu’il concorde avec ceux d’autres amis et confidens intimes de son maître, le théologien Jœrg, le vénérable professeur Sepp ; mais il affirme que tous ces juges se sont trompés, et il en donne pour unique preuve une fin de lettre où l’un des futurs adversaires les plus acharnés de Dœllinger, Hergenrœther, le remercie « de la constante bienveillance qu’il lui a montrée ». Malheureusement les trois gros volumes de la biographie de M. Friedrich sont là pour réduire encore la portée de cette formule, en établissant, avec une évidence absolue, irréfutable, la vérité du jugement de Bernard Meyer. En vain on chercherait, chez l’homme que nous révèlent ces trois volumes, un seul mot de véritable « sympathie », une seule trace de cette « vie sentimentale » dont Meyer constatait l’absence chez lui. Dès sa jeunesse et à travers les quatre-vingt-dix ans de sa vie, Dœllinger n’a été qu’un cerveau toujours en travail. De là vient son manque d’égoïsme ; mais s’il ne s’aimait pas soi-même, le reste des hommes lui était plus indifférent encore ; rien au monde ne pouvait le toucher que la recherche des idées et leur discussion.

Aussi M. Friedrich nous affirme-t-il depuis les premiers chapitres de sa biographie, et ne cesse-t-il pas de nous répéter, que, pour Dœllinger, « l’état religieux n’a jamais été un but, mais un simple moyen, son seul but étant de se livrer à l’étude de la théologie. » Or, ce n’est point là, je crois, une disposition qui permette aisément à un prêtre de rester, pendant une longue vie, un humble et fidèle serviteur du Christ. « J’enseigne sans fracas de paroles, sans choc d’opinions, sans conflit d’argumens », dit le Maître à son disciple, dans l’Imitation. Et, après avoir défini comme on l’a vu le caractère de Dœllinger, Bernard Meyer ajoute, très judicieusement, que « dans un cœur où le sentiment n’a jamais eu de place, c’est chose difficile que la foi trouve une place durable. » En effet la foi de Dœllinger, de même que son être tout entier, s’est constamment identifiée à sa science théologique. Et ainsi il en est arrivé, peu à peu, à prêter à cette science un rôle et une importance extraordinaires, proclamant, par exemple, que « la théologie était la puissance devant laquelle, en dernier lieu, tous devaient s’incliner, aussi bien les chefs de l’Église que les détenteurs de la force. » Ou bien encore : « Pareille aux prophètes de l’antiquité juive, assistant et dominant le corps régulier des prêtres, il y a dans notre temps une force qui doit assister et dominer les pouvoirs réguliers : c’est l’opinion, telle que la formule la théologie. » Du jour où Dœllinger a cru s’apercevoir que les « chefs de l’Église » ne « s’inclinaient pas devant cette « force », — qui, d’ailleurs, s’incarnait toute dans son propre cerveau, — les chefs de l’Église lui sont apparus comme des ennemis, et il a estimé que tous les moyens étaient bons pour les accabler. En attaquant le pape, les cardinaux, les évêques, les « jésuites », de la manière dont il l’a fait pendant les années qui ont précédé son excommunication, il a été très sincèrement convaincu de servir la vérité ; son seul malheur était de s’être trompé, depuis l’enfance, sur la signification de cette « vérité, » n’ayant point reçu de la nature l’instrument nécessaire pour la pénétrer. Car, à supposer que l’on puisse, par l’intelligence, connaître quelque chose, ce n’est point par elle à coup sûr qu’on peut connaître Dieu.

Voilà ce que l’on doit dire pour la justification de cet « intellectuel » chez qui dès 1854, tandis qu’il ne s’occupait encore que de lutter contre le protestantisme, ses plus vieux amis s’accordaient à découvrir des « symptômes de l’esprit protestant ». Et voici maintenant quelques faits, pris un peu au hasard dans le troisième volume de la biographie de M. Friedrich. Ils feront voir à quelle fâcheuse inconscience morale peut être amené, par une sorte d’ivresse scientifique, une âme naturellement pleine de droiture et de dignité.


Dans un journal catholique du 2 mars 1861, Dœllinger avait lu que Pie IX avait dit à l’archevêque de Rennes : « Je ne me fais point d’illusion ; le pouvoir temporel va succomber. Quand Goyon m’aura abandonné, je licencierai mes troupes, j’excommunierai le roi, et, tranquillement, j’attendrai la mort. » Le 5 avril, le chanoine de Saint-Gaëtan, dans la salle de l’Odéon, à Munich, en présence du nonce et de toute la faculté de théologie, prononça un grand discours sur le Pouvoir Temporel. Les termes de ce discours, malheureusement, ne nous sont point parvenus, Dœllinger s’étant toujours refusé à les publier ; mais, de l’aveu de M. Friedrich, tous les auditeurs eurent clairement l’impression que l’orateur annonçait la fin prochaine du pouvoir temporel et s’en réjouissait au nom de l’Église, « ce pouvoir ne répondant plus aux exigences de l’époque présente ». Aussitôt, de toutes parts, les amis de Dœllinger lui témoignirent leur surprise, tant du thème qu’il avait traité que du moment qu’il avait choisi pour le traiter. Il répondit qu’il avait cru servir les intérêts du Saint-Siège ; et quand on le supplia de publier son discours, il promit, ajourna, ne publia rien.

Ou plutôt, au lieu de publier son discours, il commença un nouveau travail, destiné, disait-il, « à renseigner les catholiques sur les actions de l’Église et sur son avenir ». Il y reprenait la même thèse, sous une forme plus voilée, affirmant l’utilité du pouvoir temporel, mais ajoutant que sa « suspension » n’aurait pas les mauvais effets que l’on redoutait. Il s’attendait à ce que son livre fût mis à l’index : et sa surprise fut grande lorsque, par l’intermédiaire de Newman, Pie IX lui fit dire « que, sans être d’accord avec lui sur tous les points, il tenait son livre pour excellent, et ne pouvant qu’être utile à lire ».

Dœllinger n’était pas homme à en rester là. En 1863, deux ans après son discours de l’Odéon, il fit paraître ses Fables de Papes au Moyen-Age, où il démontrait la fausseté d’une foule de traditions, généralement admises, sur les premiers papes, les raillait sans pitié, et laissait deviner à chaque page « l’esprit protestant » dont il était animé : un esprit d’ailleurs plus proche de celui d’Érasme, de Hütten, et des satiriques de la Renaissance, que des graves théologiens de l’école de Tubingue. Sous couleur d’histoire, son livre n’était qu’un pamphlet : tel il apparut à ses contemporains, tel il lui apparaissait à lui-même, si l’on en juge par la façon dont il en parlait dans ses lettres. Et le pamphlet amusa beaucoup les ennemis du catholicisme : les catholiques ne semblent pas s’en être sérieusement émus.

C’est la même année, en 1863, que Dœllinger, sans en demander l’autorisation au pape, organisa à Munich un grand congrès des théologiens allemands. Il y lut ce discours sur le Passé et l’Avenir de la Théologie, où il affirmait que, devant les théologiens, « les chefs de l’Église devaient s’incliner. » De nouveau ses amis s’alarmèrent, lui prodiguèrent les avertissemens et les remontrances. De nouveau il s’attendit aux foudres de Rome. Et de nouveau le pape lui fit dire, cette fois par Mgr Mermillod, « qu’il le tenait en très haute estime, qu’il serait heureux de lui proposer lui-même un sujet d’études, et que, si seulement il voulait prendre la peine de venir à Rome, tous les petits malentendus se dissiperaient aussitôt. »

Mais Dœllinger n’avait guère le loisir de retourner à Rome. A propos de la canonisation d’un inquisiteur, Pedro Arbues, il avait entrepris, pour un journal libéral, la Gazette d’Augsbourg, une série d’articles anonymes sur l’Inquisition. Il y présentait notamment le nouveau saint comme un monstre de cruauté, et reprochait sévèrement aux papes d’avoir encouragé les crimes des inquisiteurs. Les articles étaient d’une couleur si vive que la Gazette d’Augsbourg elle-même n’osa point en poursuivre la publication : Dœllinger dut en faire paraître la fin dans la Nouvelle Presse Libre de Vienne. Mais ils étaient anonymes ; on les crut l’œuvre d’un prêtre interdit, et l’évêque de Munich, Mgr Scherr, insista beaucoup auprès de Dœllinger pour qu’il consentît à en entreprendre la réfutation. Mais Dœllinger ne songeait déjà plus à Dom Pedro Arbues. Le pape venait d’annoncer la convocation du Concile du Vatican, où devait être discutée la promulgation du dogme de l’infaillibilité : c’était là, pour le chanoine de Munich, une occasion autrement favorable de revendiquer les droits de la « théologie. »

Il les revendiqua d’abord d’une façon anonyme, comme il avait flétri les forfaits de l’Inquisition. Dans la Gazette d’Augsbourg, puis en volume, sous le pseudonyme de « Janus, » il fit paraître en 1869 un livre, Le Pape et le Concile, qui, cette fois, ne procédait plus par allusions indirectes, mais constituait expressément un véhément réquisitoire contre la papauté. M. Friedrich nous cite, à ce propos, une série de lettres écrites de toutes parts à Dœllinger, et lui demandant quel pouvait bien être l’auteur d’un pamphlet à la fois aussi savant et aussi méchant. Chacun y reconnaissait le tour d’esprit du chanoine et quelques-unes de ses idées ; mais personne, absolument personne ne paraît avoir un seul instant soupçonné qu’il en fût l’auteur. Lui-même, du reste, ne négligeait rien pour garder le secret. « Sigillum silentii ne frangas ! — écrivait-il à son traducteur anglais. — Ne dites à personne que le livre est de moi : c’est un livre qui coupe trop à vif !… Keep the secret by all means ! Si l’on vous interroge, répondez n’importe quoi sur le théologien allemand de premier ordre, etc. » — Dœllinger était polyglotte, et ses lettres sont ainsi remplies de phrases dans toutes les langues.

Le secret de « Janus » fut bien gardé. Pendant que la Congrégation de l’Index condamnait Le Pape et le Concile, des cardinaux, des évêques et le pape lui-même sollicitaient le chanoine Dœllinger de venir à Rome, pour prêter aux travaux du Concile le concours de son érudition. « Je désire qu’il vienne I disait expressément Pie IX à Mgr Greith, l’évêque de Saint-Gall. — Qu’il vienne, il sera bien reçu ! » Mais Dœllinger préféra rester à Munich, d’où il écrivit pour la Gazette d’Augsbourg, cette fois sous le pseudonyme de « Quirinus », une série de Lettres de Rome sur le Concile. À l’aide de notes que lui envoyait M. Friedrich, il racontait mille petites intrigues des cardinaux, dessinait leurs portraits avec une admirable férocité de caricaturiste, et, suivant l’expression de M. Friedrich lui-même, « mettait à nu les secrets du Vatican. » Les évêques allemands en particulier — que Dœllinger connaissait mieux que les autres, étant depuis longtemps l’ami et le confident de la plupart d’entre eux — fournissaient une ample matière à l’humeur sarcastique de « Quirinus ». Le scandale, à Rome, fut énorme, énorme la joie de tous les « non-papistes. » Comme le dit encore M. Friedrich, « ce que les membres du congrès eux-mêmes ignoraient l’un au sujet de l’autre, ces Lettres le leur révélaient, et avec une verve si mordante que c’était comme si toutes les coulisses du Concile se fussent tout à coup ouvertes au grand jour. »

Ai-je besoin d’ajouter que, de nouveau, personne ne soupçonna Dœllinger d’être l’auteur d’un pamphlet aussi violemment « anti-clérical » ? On soupçonna plusieurs prêtres allemands qui habitaient Rome, et dont deux ou trois furent invités à s’en retourner dans leur patrie. Quant à l’auteur véritable, « l’amertume de la situation » lui dictait sans cesse des paroles plus « dures. » Dans un article du 19 janvier, Quelques mots sur l’infaillibilité, il résumait, une fois de plus, ses griefs historiques contre le dogme nouveau. Dans un article du à mars, il s’en prenait à la procédure des séances du Concile, l’accusant de manquer aux traditions, et d’être par conséquent, illégale. Ces deux articles étaient signés : les amis du chanoine s’inquiétèrent des suites fâcheuses qu’ils pouvaient avoir pour lui. « Suivant ce que j’apprends, — lui écrivait de Rome, le 2 avril, son élève Hefel, — l’archevêque de Munich est très instamment prié de prendre une mesure contre vous… Aussi plusieurs de vos amis se réunissent-ils à moi pour vous conjurer de ne plus rien publier sur cette question, de façon à ne pas jeter de nouvelle huile sur le feu. De toutes parts, j’entends crier que la chose a trop duré, et qu’il est temps de vous imposer silence. On se répète un mot de Mlle Gœrres, qui aurait prophétisé, il y a vingt ans, que vous mourriez hérétique… Enfin nous vous supplions de vous retirer, pour le moment, du champ de bataille. Mais l’archevêque de Munich ne pouvait se résignera sévir ; et pas davantage ne pouvait s’y résigner l’excellent Pie IX, qui, aux dénonciateurs de Dœllinger, se bornait à répondre en haussant les épaules : « Bah ! laissez-le tranquille ! Je les connais, ces Allemands ! Ils croient toujours en savoir plus long que tout le monde. Chacun d’eux se prétend plus matin que le Pape ! »


Le 19 juillet, l’archevêque de Munich revint de Rome, où il avait été l’un des plus zélés adversaires de l’infaillibilité. Le surlendemain, Dœllinger se présenta à l’évêché, pour le saluer, en compagnie de ses collègues de la faculté de théologie. L’évêque leur rendit compte de ses votes ; » mais, ajouta-t-il, Rome a parlé, vous savez ce qui en résulte. Nous n’avons plus qu’à nous soumettre ! » Puis, se tournant en particulier vers Dœllinger : « Nous allons donc recommencer à travailler pour la Sainte Église ! »

— « Oui, pour l’ancienne Église ! » répondit Dœllinger.

Et l’évêque : « Il n’y a point une église ancienne et une église nouvelle : il n’y a qu’une seule église ! »

— « Non, s’écria Dœllinger, on vient de nous en faire une seconde ! »

Il avait dit, autrefois, que, si le Concile proclamait l’infaillibilité, force lui serait de se soumettre. Et je ne crois pas même qu’il ait eu contre ce dogme-là une animosité particulière. Un témoin digne de foi, un chanoine comme lui, le comte Spee, a raconté que, en 1843, se trouvant à Munich, il avait passé une soirée dans un salon en compagnie de Dœllinger. L’entretien était tombé sur l’infaillibilité du pape, et l’on avait demandé à Dœllinger ce qu’il en pensait.

« Messieurs, avait-il répondu, voici exactement ce qui en est. L’infaillibilité du pape n’est pas, en vérité, un dogme proclamé par l’Église. Mais quiconque voudrait la mer trouverait contre lui la conscience de toute l’Église, présente et passée ! »

Depuis lors, je le sais, il avait découvert un argument historique qui avait contribué à changer son opinion : il s’était aperçu, — avait cru s’apercevoir, — que la croyance à l’infaillibilité ne datait guère que de saint Thomas d’Aquin, et que celui-ci l’avait lui-même déduite de documens apocryphes. Mais, au total, ce n’était pas spécialement à l’infaillibilité qu’en voulait le vieux théologien. Depuis dix ans, il critiquait tout ce qu’on décidait à Rome, que ce fût une canonisation, la promulgation d’un dogme, ou simplement une mesure politique. Sans qu’il s’en rendit compte, peut-être, Rome l’agaçait. Il voyait dans le Pape non pas un ennemi personnel, mais, chose infiniment plus grave, un ennemi de la théologie allemande, dont il se considérait comme le représentant le plus autorisé. Et si même le dogme de l’infaillibilité avait été rejeté ou ajourné par le Concile du Vatican, il aurait trouvé quelque nouveau terrain de combat, et aurait fini par y subir la même défaite. Comme l’avait prophétisé Mlle Gœrres, « il était destiné à mourir hérétique. »

Aussi donna-t-il clairement à entendre qu’il ne se soumettrait pas à la décision du Concile. En vain son évêque, en vain d’autres évêques et prêtres qui l’aimaient multiplièrent-ils auprès de lui les plus touchantes démarches. Il resta inflexible, répondant aux supplications par des plaisanteries.

« Je me soumettrai bien volontiers, disait-il, mais à la condition que vous me résolviez cinquante énigmes que je vais vous poser, et qui toutes sont plus insolubles que celles de Turandot. »

Et quand on lui reprochait de ne pas reconnaître l’autorité d’un concile, il répliquait que, de même que le concile d’Éphèse avait mérité d’être appelé le « Concile des brigands, » celui du Vatican s’appellerait, dans l’histoire, le « Concile des esclaves ». Comme l’on voit, « l’esprit protestant » avait fait en lui d’énormes progrès.

L’héroïque patience de l’évêque dura plus de six mois. Enfin, le 4 janvier, Dœllinger fut formellement mis en demeure de dire s’il se soumettait à la décision du Concile. Il hésita, demanda des délais, puis de nouveaux délais. Le 29 mars, il se décida. Il écrivit à l’évêque que, « ni comme chrétien, ni comme théologien, ni comme historien, ni comme citoyen », il ne pouvait reconnaître un dogme aussi déraisonnable. Ou plutôt sa réponse avait bien la forme d’une lettre à son évoque ; mais en réalité elle s’adressait aux lecteurs de la Gazette d’Augsbourg, où elle fut imprimée le 31 mars. Trois semaines encore on le pressa de céder : mais son parti était pris, et l’on dut agir. Le dimanche, 23 avril, les curés des paroisses Notre-Dame et de Saint-Louis lurent en chaire l’excommunication prononcée contre le chanoine Dœllinger et le professeur Friedrich.

« Ainsi, — s’écrie éloquemment ce dernier, — ainsi le but se trouva atteint ! Le plus grand des théologiens modernes se vit chassé de l’Église ! »

On doit avouer, tout au moins, que lui-même n’avait rien négligé pour s’en faire exclure. Il protesta cependant. Il estimait que la « forme » de son excommunication n’était pas « correcte. » Dix-sept ans après, en 1887, il écrivait encore à l’évêque de Munich :

« Dans la sentence que le chapitre a fait lire contre moi du haut de toutes les chaires, je persiste à ne voir qu’une injustice et un coup de force. Car j’avais expressément offert de me laisser instruire, j’avais sollicité une discussion publique, de façon à ce que l’on pût me prouver mon erreur… Il n’y avait donc, dans mon cas, aucune trace de pertinacia ; et Votre Éminence n’est pas sans savoir que, lorsque celle-ci manque, une condamnation pour cause de divergence d’avis est nulle et non avenue. La manière dont on m’a traité est, en fait, sans précédent dans l’histoire de l’Église. »

On entend bien que, suivant son habitude, le malicieux vieillard voulait plaisanter : car un long chapitre du livre de M. Friedrich est entièrement consacré à l’énumération des démarches faites auprès de lui, pendant les vingt dernières années de sa vie, pour obtenir que, d’un seul mot, il rendît possible sa rentrée dans l’Église. Il préféra ne pas dire ce mot, et s’obstiner dans sa protestation. Aussi bien avait-il fini par céder tout à fait à « l’esprit protestant » qui était en lui. Un de ses derniers discours académiques était un éloge enthousiaste de la Réforme, « mouvement si profond et si nécessaire que l’histoire n’en connaît pas d’autre à lui comparer. » Et, après avoir proclamé la grandeur du génie de Luther et de ses compagnons, il ajoutait : « Mais pourtant, plus puissante encore que l’action de ces colosses était, dans l’âme du peuple allemand, l’aspiration à s’affranchir des liens d’une église pourrie. »

C’était là qu’un usage trop exclusif de la « théologie » avait enfin amené l’ancien ami de Gœrres, l’auteur des jugemens les plus sévères portés, dans notre temps, sur la Réforme en général et sur Luther en particulier !


T. DE WYZEWA.