Revues étrangères - La Vie et l’œuvre d’un romancier anglais - George Borrow

Revues étrangères - La Vie et l’œuvre d’un romancier anglais - George Borrow
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 697-708).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA VIE ET L’ŒUVRE D’UN ROMANCIER ANGLAIS :
GEORGE BORROW


The Life of George Borrow, par Herbert Jenkins, un vol. in-8o, illustré, Londres, librairie Murray, 1912.


Le 30 avril 1838, le Gouverneur Civil (Gefe Politico) de l’Espagne recevait de l’un de ses agens madrilènes le rapport que voici :


En vertu d’un ordre de Son Excellence le Gouverneur Civil, je me suis rendu aujourd’hui dans une boutique de la rue du Prince, appartenant à M. George Borrow, afin d’y saisir les exemplaires de la brochure intitulée l’Évangile de saint Luc. Mais, n’ayant point trouvé M. Borrow en cet endroit, je me suis transporté à son logement privé, dans la rue Saint-Jacques, numéro 16, au troisième étage, et lui ai présenté l’ordre susdit. Aussitôt qu’il l’a lu, il l’a jeté à terre d’un geste de fureur, en disant qu’il n’avait rien à voir avec le Gouverneur Civil, qu’il avait obtenu de son ambassadeur l’autorisation de vendre le livre en question, et qu’un garçon d’écurie anglais valait plus que n’importe quel Gouverneur Civil espagnol. Enfin il m’a reproché d’avoir pénétré de force dans sa maison : à quoi j’ai répondu que j’y étais venu simplement pour lui communiquer l’ordre de mes chefs, en sa qualité de propriétaire de la boutique susdite, comme aussi pour saisir les exemplaires de la brochure en vertu dudit ordre. Alors il m’a déclaré que je pouvais faire à ma guise, mais qu’il allait sur-le-champ porter plainte à son ambassadeur, et que j’aurais à répondre des conséquences de mon acte ; à quoi j’ai répondu qu’il avait insulté personnellement le Gouverneur Civil et toute l’Espagne ; et là-dessus il s’est de nouveau exprimé dans les mêmes termes, me tenant le même langage que j’ai rapporté ci-dessus.

Toutes choses que je prends la liberté de communiquer à Votre Excellence pour les fins requises.


L’agent de police :

PEDRO MARTIN DE EUGENIO.

L’homme qui osait traiter ainsi l’un des plus hauts fonctionnaires espagnols, représenté par son agent officiel, et qui ne craignait pas d’ « insulter personnellement l’Espagne tout entière, » — suivant la naïve expression de Don Pedro Martin de Eugenio, — était un jeune Anglais d’environ trente-cinq ans, George Borrow, que la célèbre Société Biblique de Londres avait envoyé en Espagne dès l’automne de 1835 afin d’y répandre des traductions « non annotées » de la Bible, et en particulier du Nouveau Testament. « Non annotées, » cela signifiait au fond : protestantes, car on sait que le Concile de Trente avait interdit aux catholiques la lecture de toute traduction des Écrits Saints où ne se trouverait pas un copieux appareil de notes et de commentaires, interprétant chaque verset des textes sacrés selon la véritable doctrine de l’Église. Aussi, malgré tous les efforts de George Borrow lui-même et des autres représentans ou protecteurs de la Société Biblique pour convaincre le gouvernement espagnol du caractère purement « chrétien » de l’entreprise du jeune distributeur de Nouveaux Testamens, celle-ci avait-elle bientôt été dénoncée de toutes parts comme une campagne foncièrement « subversive, » ayant pour objet de détacher le peuple espagnol de son ancienne foi catholique. A maintes reprises déjà, depuis près de trois ans qu’il allait de ville en ville et de village en village, vendant à très bas prix ses Évangiles « sans notes » sous le nez des autorités civiles et religieuses, Borrow avait couru le risque de recevoir des visites comme celle que lui avait faite, en effet, dans sa boutique et son appartement privé de Madrid, don Pedro Martin. Voici, par exemple, de quelle façon il avait raconté naguère, le 29 septembre 1836, dans une lettre adressée à la Société Biblique, une « étrange aventure » qui venait à l’instant de lui arriver :


Je vous écris cette lettre de l’antique cité d’Oviedo, dans une chambre immense, très pauvrement meublée, et située tout au fond du recoin le plus extrême d’une ancienne posada qui jadis a été un palais des comtes de Santa-Cruz. Il est dix heures passées de la nuit, et la pluie s’abat en torrens sur le toit et les fenêtres de ma chambre. Tout à l’heure, je me suis arrêté d’écrire en entendant des pas nombreux sur l’escalier sonore qui conduit à mon appartement. Puis l’on a violemment ouvert la porte de ma chambre, et neuf hommes de haute taille sont entrés, précédés par un petit personnage bossu. Tous les dix étaient enveloppés jusqu’aux yeux dans de longs manteaux espagnols : mais j’ai sur-le-champ reconnu à leur attitude que c’étaient des caballeros, ou gentilshommes. Ils se sont placés en file devant la table près de laquelle je me tenais assis ; et puis, d’un mouvement soudain et simultané, tous les dix ont rejeté leur manteau sur l’épaule, et m’ont fait voir que chacun d’eux tenait dans sa main un livre, — un livre que je connaissais parfaitement. Après un silence que je me sentais incapable de rompre, — car j’étais plongé dans une véritable stupeur, et avais presque l’idée de me trouver en présence de fantômes habitant l’antique palais, — le bossu a fait un pas en avant des autres visiteurs, et m’a dit, d’une voix très douce au timbre argentin : « Señor Cavalier, est-ce vous qui avez introduit ce livre dans les Asturies ? » J’ai alors supposé que c’étaient les autorités civiles de l’endroit, venues pour s’emparer de ma personne et pour me mettre sous bonne garde. Me relevant de mon siège, je me suis écrié : » Oui, certes, c’est moi, et je me glorifie de l’avoir fait ! Ce livre est le Nouveau Testament de Dieu : je souhaiterais qu’il fût en mon pouvoir d’en introduire ici un million ! — Et moi aussi, je le souhaiterais de tout mon. cœur ! » a répondu, avec un soupir, le petit personnage. « N’ayez point d’appréhension, seigneur cavalier, — a-t-il repris, — ces messieurs sont mes amis ! Nous venons d’acheter ces volumes dans la boutique où vous les avez déposés, et nous avons pris la liberté de venir vous faire visite, pour vous remercier du trésor que vous nous avez apporté. J’espère qu’il vous sera également possible de nous fournir l’Ancien Testament ? » J’ai répondu que j’étais désolé d’avoir à lui dire que, quant à présent du moins, il m’était absolument impossible de satisfaire son désir, attendu que je n’avais pas d’exemplaires de l’Ancien Testament en ma possession ; mais que je ne désespérais pas de pouvoir bientôt en recevoir d’Angleterre. Après quoi ; le petit homme m’a fait toute sorte de questions touchant mes voyages bibliques et mes succès en Espagne, en ajoutant qu’il espérait bien que notre société ne manquerait pas de prêter une attention toute particulière aux Asturies, dont il m’assurait que nul autre terrain n’était plus favorable pour notre œuvre dans toute la Péninsule. Et puis, au bout d’une demi-heure environ de conversation, il m’a dit tout d’un coup, en langue anglaise : Good night, sir ! s’est enveloppé de nouveau dans son grand manteau, et est sorti solennellement comme il était venu. Ses neuf compagnons, qui jusque-là n’avaient pas ouvert la bouche, ont tous répété : Good night, sir ! et, s’enveloppant de leurs manteaux, sont sortis à sa suite.


Mais cette fois-ci, à Madrid, aucun doute n’avait été possible sur la qualité du visiteur que Borrow avait accueilli de la manière qu’on a vue : si bien que, le lendemain, 1er mai 1838, l’audacieux agent de la Société Biblique se laissa emmener sans résistance, par deux gendarmes, à la Prison de la Cour, où on lui donna pour demeure « une chambre vaste et haute, mais absolument dépourvue de tout mobilier à l’exception d’une énorme cruche de bois pleine d’eau. » Il est vrai que, dès le même soir, moyennant la dépense de quelques reals, la chambre se trouva très suffisamment meublée ; et lorsqu’un attaché de l’ambassade anglaise vint s’entendre avec le prisonnier sur les démarches à faire en vue de sa délivrance, il lui fallut presque se quereller avec George Borrow pour obtenir qu’il consentît à protester contre la prétendue illégalité de son arrestation. Le fait est qu’elle ne procurait pas seulement au jeune homme un repos de corps et d’esprit très précieux, après de longs mois de courses, d’agitations, et d’alarmes incessantes : elle lui offrait encore l’occasion d’ « évangéliser, » — disait-il, — ou en tout cas de fréquenter et d’observer de très près quelques-uns des échantillons les plus caractéristiques d’une classe sociale qui, de tout temps depuis sa première enfance, avait eu pour lui un attrait merveilleux. N’eût-ce été le petit ennui de ce que la langue espagnole qualifie discrètement de miseria, et dont ni toutes les poudres insecticides ni le changement complet de son linge une ou deux fois par jour ne réussissaient à le préserver, George Borrow aurait considéré comme le temps le plus heureux de sa vie entière ces douze jours passés à la Carcel de la Corte de Madrid, en compagnie d’une foule de brigands tout remplis des plus nobles sentimens de fierté et d’honneur.

Il y avait même, parmi ces compagnons de captivité du jeune « missionnaire, » un Français de Bordeaux, âgé de plus de soixante ans, « un homme long et maigre, qui se tenait à l’écart des autres prisonniers et restait pendant des heures appuyé contre un mur, les bras croisés, regardant tristement ce qui se passait autour de lui. » Un jour, Borrow s’était risqué à l’aborder, en lui offrant un cigare. Le prisonnier lui avait d’abord lancé un coup d’œil féroce ; puis, soudain, ses traits s’étaient éclairés d’un aimable sourire, et il avait accepté le cigare en disant : Merci beaucoup, monsieur ; mais c’est faire trop d’honneur à un pauvre diable tel que moi ! Et comme Borrow, en un français irréprochable, faisait valoir auprès de lui sa propre qualité d’étranger : Ah ! monsieur, s’était écrié le Bordelais, vous avez bien raison ! Il faut que les étrangers se donnent la main dans ce pays de barbares ! Ainsi s’était engagée une conversation de plus en plus intime, où le prisonnier français s’était plaint de l’ignorance et de la mauvaise éducation des Espagnols, comme aussi de leur scandaleuse immoralité, avait raconté à Borrow quelques épisodes de ses campagnes au service de Napoléon, lui avait affirmé sa sympathie pour l’Angleterre, et, interrogé sur le motif de son incarcération : Bah ! avait-il répondu, ils m’ont fourré ici pour rien du tout, c’est-à-dire pour une bagatelle ! Après quoi, dès que le cigare avait été entièrement fumé, l’étrange personnage s’était de nouveau assombri, avait repris peu à peu son attitude hostile ; et Borrow, désormais, n’avait plus échangé un seul mot avec lui. Du moins avait-il eu l’occasion d’apprendre par ailleurs ce qu’était au juste cette « bagatelle » qui, un mois plus tard environ, allait valoir au prisonnier français d’être exécuté sur l’une des places de Madrid. Avec l’assistance de deux autres coquins, l’ancien soldat de Napoléon attirait de riches commerçans étrangers dans une maison isolée qu’il avait louée à cette intention, et les égorgeait pour s’approprier le contenu de leurs portefeuilles !

Mais pendant que George Borrow lui-même s’adonnait ainsi, délicieusement, à la fréquentation de ce que l’Espagne avait à lui offrir de plus savoureux en fait de malandrins de toute provenance, l’ambassadeur anglais à Madrid, sir George Villiers, après avoir vainement sollicité du ministère espagnol la remise en liberté de son compatriote, s’était adressé à son propre gouvernement qui, aussitôt, avait pris l’affaire très à cœur et, sous peine des plus graves représailles, avait exigé du comte Ofalia, président du conseil de Sa Majesté Catholique, la délivrance immédiate du jeune prisonnier. Le 12 mai, George Borrow vit s’ouvrir devant lui les portes de la prison ; et pendant près de deux années encore il continua vaillamment à distribuer les publications de la Société Biblique dans les villages les plus perdus de l’Espagne du Sud, poursuivant même sa propagande jusqu’au Maroc, où il ne semble pas d’ailleurs qu’un seul mahométan ait consenti à jeter les yeux sur les petits volumes dont il s’ingéniait à vanter, en langue arabe, l’origine surnaturelle et l’éminente beauté morale. Seuls, quelques Juifs de Tanger se sont laissé tenter par l’offre qu’il leur faisait, — en hébreu, car Borrow avait, entre autres spécialités singulières, celle de savoir parler à peu près toutes les langues du globe, — de leur vendre une traduction espagnole du Nouveau Testament : encore le missionnaire ne cache-t-il pas à la Société Biblique que ces Juifs auront vu là, simplement, « un moyen de s’exercer à bas prix dans la lecture de la langue espagnole. »

Et lorsque, vers la fin de 1840, George Borrow revint enfin dans sa patrie, après s’être décidément brouillé avec la Société Biblique, il eut la surprise de découvrir que son aventure de naguère avec l’agent de police don Pedro Martin de Eugenio l’avait rendu fameux. Toute l’Angleterre protestante, désormais, s’était accoutumée à admirer en lui un héros, presque un martyr, de la pure vérité évangélique, aux prises avec les plus puissans et ténébreux suppôts de l’Inquisition. De telle sorte qu’il suffit au jeune homme de donner, fort habilement, le titre édifiant de : La Bible en Espagne au récit d’une nombreuse et pittoresque série d’aventures dont la propagation de la « Bible en Espagne » n’avait été vraiment que l’occasion (ou plutôt même le prétexte), pour qu’aussitôt des milliers de lecteurs accueillissent le livre avec enthousiasme, — sauf peut-être à s’étonner un peu de voir l’exécution d’une tâche aussi sainte confiée aux mains d’un apôtre tel que celui-là C’est grâce à la visite de don Pedro Martin que George Borrow, vers le milieu de l’année 1842, sortant soudain de l’obscurité où il était resté plongé jusqu’alors, a pris place triomphalement parmi les plus célèbres écrivains anglais de son temps.


La Bible en Espagne et Lavengro : ainsi s’appellent les deux œuvres principales de cet écrivain, — à la condition que l’on joigne encore à Lavengro la suite immédiate de ce roman, publiée plus tard sous le titre de : The Romany Rye. L’une et l’autre ont acquis aujourd’hui, en Angleterre, je ne dirai pas seulement une célébrité, mais un rayonnement continu d’émotion et de vie, qui leur vaut de prendre place tout de suite après les romans de Dickens aussi bien dans la bibliothèque du lettré le plus délicat que dans celle de tout homme du peuple un peu « éclairé. » Pas une « collection » populaire à six pence ou à un shilling qui ne se croie tenue d’inscrire en tête de son catalogue les deux livres de Borrow, tout de même que l’on en voit paraître, chaque année, des éditions plus ou moins « savantes, » précédées de longues préfaces biographiques. Mais, en réalité, aucune comparaison n’est possible entre les deux œuvres, au point de vue de la portée de leurs sujets, ni même de la qualité littéraire de leur style. La Bible en Espagne, comme je l’ai dit, a dû une bonne partie de son succès à sa prétention d’être une manière de pamphlet anti-catholique, — la relation des épreuves subies par un « missionnaire » anglais et protestant dans sa lutte contre les terribles héritiers de Torquemada ; et je ne serais pas étonné que, aujourd’hui encore, les compatriotes de l’auteur, en lisant le récit de ses aventures dans la Prison de la Cour ou parmi les bohémiens de Valladolid et les juifs de Tanger, eussent la touchante illusion d’assister aux exploits d’un véritable apôtre. — qui, seulement par un étrange scrupule de discrétion ou de modestie, se serait interdit d’insister sur le caractère proprement religieux de sa tâche pieuse, pour ne nous en révéler que les dehors pittoresques. Le fait est que l’on aurait peine à trouver, dans la littérature anglaise ou même dans aucune autre, une suite d’aventures aussi amusantes, toutes pleines de couleur et de mouvement, avec une évocation ininterrompue de figures délicieusement grotesques ou sinistres. Écrite à l’aide du journal intime de Borrow, ainsi que de ses admirables lettres à la Société Biblique de Londres, la Bible en Espagne nous laisse elle-même l’impression d’une « chronique » rédigée, au jour le jour, par un voyageur qui aurait des yeux de peintre, et excellerait d’instinct à traduire la vision des choses dans une langue éminemment originale : mais c’est, il faut bien le dire, une chronique où les personnages accessoires, les innombrables petits portraits esquissés par Borrow, comme en passant, tout au long de son chemin, se montrent à nous beaucoup plus nettement que l’image centrale du chroniqueur, — tandis que, au contraire, Lavengro a pour nous l’attrait d’être un véritable roman, un récit où chacun de ces personnages divers que le jeune héros a l’occasion d’observer de près ou de loin exerce sur lui une influence réelle et durable, soit en modifiant le cours infiniment varié de sa destinée, soit en contribuant à former ou à altérer tel des élémens fonciers de son caractère.

C’est un roman d’apparence autobiographique, comme David Copperfield et les Grandes Espérances de Dickens, mais avec une pureté et une richesse de style qui, bien plutôt qu’à Dickens, feraient songer à notre Flaubert. Si les nombreuses étapes de la vie du jeune philologue que ses amis les Bohémiens ont surnommé « Lavengro, — ou « le maître des langues, » — sont loin d’égaler en puissance de relief et en intensité de passion poétique celles de la carrière des deux héros de Dickens, du moins l’observation réaliste de Borrow, son habileté à saisir jusqu’aux moindres nuances de l’attitude extérieure en même temps que de l’âme la plus secrète de ses personnages justifient-elles pleinement l’admiration, toujours plus ardente d’année en année, que lui ont vouée les lettrés anglais. Il y a là des paysages, des peintures de mœurs de toutes les classes inférieures de la société, mais surtout il y a des portraits, — d’hommes de lettres et de vagabonds, de vieilles sorcières et d’exquises jeunes femmes, — qui s’imposent irrésistiblement à notre sympathie, et que renforce encore le charme souverain d’une phrase tour à tour éloquente ou railleuse, s’élevant sans trace d’effort d’une simplicité familière à de brusques et superbes envolées d’émotion lyrique.

A quoi j’ajouterai que, si déjà David Copperfield nous touche à un plus haut degré que les autres romans de Dickens par tout ce que nous devinons que l’auteur y a mis de soi-même, Lavengro, aussi, est manifestement tout rempli des souvenirs personnels de George Borrow Cela se sent au ton du récit, à la manière dont le narrateur nous laisse voir ses propres sentimens intimes en présence d’hommes ou de choses qui, sans doute, l’auraient laissé plus indifférent s’il s’était borné à les inventer. Et c’est pourquoi, j’imagine, l’étude des circonstances réelles de la vie de Borrow a toujours très particulièrement tenté la curiosité des biographes, désireux de découvrir au juste la part de la « confession » et celle de la fantaisie dans les aventures du jeune Lavengro. Car voici qu’après M. Knapp, et M. Watts-Dunton, et maints autres, M. Herbert Jenkins vient de nous offrir à son tour une nouvelle Vie de George Borrow, « compilée, nous dit le titre, d’après des documens officiels inédits, d’après la correspondance intime et les œuvres de Borrow, etc. » Avec une patience, une érudition et un amour exemplaires, M. Jenkins s’est attaché à confronter de proche en proche les événemens racontés dans Lavengro, dans The Romany Rye, et dans la Bible en Espagne, avec les témoignages portés sur soi-même, dans ses lettres, par l’auteur de ces livres, et aussi avec les renseignemens biographiques fournis à son sujet par d’autres personnes, durant toute sa carrière. D’où ressort, en premier lieu, la conclusion péremptoire que Borrow, malgré le sous-titre de : Un Rêve, qu’il a donné à son Lavengro, s’y est constamment tenu à la plus scrupuleuse vérité autobiographique, sauf à brouiller, çà et là, quelques dates, et à changer quelques noms : de telle sorte que, bien par delà David Copperfield, il faudrait remonter jusqu’aux Confessions de Rousseau pour rencontrer l’équivalent d’une entreprise littéraire comme la sienne. Mais en même temps que les savantes recherches de M. Jenkins font amené à nous garantir la valeur historique des romans de Borrow, elles lui ont permis de compléter, ou parfois de corriger, l’image que nous a offerte le célèbre romancier anglais de toute sa personne ; peut-être l’ouvrage entier du nouveau biographe ne contient-il pas de chapitre plus curieux que celui où nous trouvons, par exemple, l’explication de ce qu’on pourrait appeler le paradoxe religieux de la Bible en Espagne et de Lavengro.


Car il convient de reconnaître que, avec tout le plaisir que nous cause la lecture de ces livres, nous y sommes trop souvent choqués par une opposition surprenante entre la ferveur « anglicane » de l’auteur, ses protestations de solide piété, et le ton violent, haineux, presque blasphématoire de ses allusions non seulement aux croyances purement « papistes » du catholicisme, mais encore à tels dogmes qui, sous une forme à peine différente, se retrouvent au fond de toute « confession » chrétienne. Et ce n’est pas non plus sans quelque surprise que, dans la Bible en Espagne surtout, nous voyons l’auteur entremêlant soudain des témoignages plus ou moins éloquens de cette ferveur anglicane à des peintures où leur apparition produit sur nous l’effet le plus imprévu : comme si Borrow, tout d’un coup, s’était rappelé son rôle de « missionnaire, » — pour ne pas dire : sa qualité de chrétien. Même dans Lavengro, ces brusques élans de piété, heureusement beaucoup plus rares que dans la Bible en Espagne, nous laissent sous une vague impression de gène : que l’on imagine l’auteur de l’Education sentimentale, ou encore celui du Bachelier et des Réfractaires, — ce Jules Vallès qui n’est pas non plus sans ressembler à George Borrow, avec sa haine passionnée de toute « aristocratie » et la savante chaleur contenue de son style, — qu’on les imagine s’interrompant soudain au milieu d’un de leurs récits pour se mettre à genoux et débiter un Pater Noster !

Aussi bien les contemporains eux-mêmes de Borrow avaient-ils été frappés déjà de ce caractère à tout le moins bizarre de sa dévotion ; et plus d’un critique lui avait discrètement reproché de n’être pas absolument sincère dans sa façon d’exprimer ses sentimens religieux. Mais Borrow s’est défendu avec énergie contre un tel reproche, et tous ceux qui l’ont connu, en particulier les directeurs de la Société Biblique, se sont accordés à affirmer son entière bonne foi ; sans compter que l’hypocrisie dont on le soupçonnait aurait été toute gratuite, et parfaitement inexplicable de la part d’un écrivain qui. devenu riche par son mariage, n’attendait désormais ni ne désirait aucun succès matériel de la vente de ses livres. Non, l’étrangeté de son attitude religieuse n’est pas simplement le fait d’un émule de Tartufe, non plus que d’un disciple secret de Voltaire s’amusant à singer une piété qu’il eût méprisée au fond de son cœur. L’explication de ses véritables sentimens religieux doit être cherchée plus loin, dans son éducation première, dans l’action des circonstances de sa destinée ; et c’est là, en effet, que nous pouvons désormais l’atteindre, grâce aux documens nouveaux que nous a révélés M. Herbert Jenkins.


Fils d’un officier, — ainsi qu’il nous l’apprend dans son Lavengro, — mais d’un officier d’origine paysanne, et qui longtemps n’avait été que « le sergent Borrow, » le futur romancier avait été élevé par ses parons dans le respect des dogmes et pratiques de l’église anglicane : mais les relations qu’il avait engagées de très bonne heure avec toute espèce d’hérétiques et de mécréans, et notamment avec ces Bohémiens qui longtemps l’avaient considéré comme l’un des leurs, n’avaient point tardé à étouffer en lui l’étincelle de piété qu’y avait, non sans effort, allumée sa mère ; et peut-être son esprit naturel d’insubordination, et l’antipathie réciproque qui, dès l’enfance, s’était manifestée entre son père et lui, avaient-ils encore contribué à lui faire détester une religion que le capitaine Borrow s’était maladroitement obstiné à lui imposer. Toujours est-il que vers 1820, à dix-sept ans, nous le voyons se lier, dans la petite ville où s’étaient retirés ses parens, avec un certain William Taylor, dont le principal titre de gloire consiste, aujourd’hui encore, à avoir ouvertement professé et prêché l’athéisme. Dans la maison de ce Taylor, qu’une ivrognerie invétérée n’empêchait pas d’occuper à Norwich la situation d’un vrai chef d’école, George Borrow s’est signalé à la fois par sa prodigieuse facilité à se rendre maître de toutes les langues et par son enthousiasme irréligieux. Si bien que, lorsque, après la mort de son père, en 1824, le jeune homme s’est rendu à Londres pour s’y essayer au métier d’écrivain, voici de quelle façon, dans une lettre à un ami, il résumait ses projets d’avenir : « J’ai l’intention, disait-il, de vivre à Londres, d’écrire des pièces, de la poésie, etc., d’insulter la religion, et de m’exposer à des poursuites judiciaires. « L’influence de William Taylor, évidemment, continuait à le tenir pour le moins aussi éloigné de l’anglicanisme que des croyances de ces Irlandais catholiques parmi lesquels il comptait alors ses plus intimes confidens et amis.

À Londres, George Borrow devait trouver la misère, au lieu de la brillante fortune espérée. Dès l’année suivante, en 1825, force lui était de renoncer à toute ambition littéraire ; et dès ce moment commençait pour lui une vie d’aventures extraordinaires, que lui-même nous a racontée dans Lavengro et The Romany Rye. Le fils du capitaine Borrow vagabondait sur les routes de l’Angleterre, tantôt s’occupant à rétamer des casseroles, tantôt s’associant à une troupe de Bohémiens et s’efforçant de plaire à la belle et énigmatique créature qu’il a immortalisée sous le nom d’Isopel Berners. Rien de tout cela n’était pour le ramener à des sentimens de piété ; et bien que, ensuite, les événemens de sa vie se soient enveloppés d’un mystère impénétrable, pendant sept années que lui-même s’est plu à appeler la « période voilée » de son étrange carrière, le peu qu’il nous est possible de deviner touchant ses aventures de ces sept années nous le montre plongé plus profondément encore dans une « bohème » où il n’y a guère de chances que son cœur se soit rouvert à la religion officielle de sa race. Enfin, en 1832, au moment où il allait périr de découragement et de misère, voici que ses connaissances linguistiques, et notamment l’affirmation qu’il possédait la langue mandchoue, — dont il semble bien en réalité n’avoir pas eu, à cette date, la moindre notion, — lui ont valu d’entrer en rapports avec les directeurs de la Société Biblique, qui avaient alors besoin d’un agent pour diriger, à Pétersbourg, l’impression d’une Bible mandchoue : aussitôt, brusquement, ses lettres quotidiennes aux représentans de la Société Biblique se sont remplies d’allusions imprévues à une piété anglicane très fervente. Dans chacune de ces lettres, Borrow suppliait ses correspondans de prier pour lui. Il déclarait que, si on l’envoyait à Pétersbourg, il avait l’espoir de réussir à « travailler utilement pour la Divinité, pour les hommes, et pour soi-même, » expression qui n’était pas sans scandaliser quelque peu le vénérable pasteur à qui elle s’adressait. « En affirmant votre espoir de vous rendre utile à la Divinité, — répondait à Borrow ce membre influent de la Société Biblique, — vous vouliez parler, sans doute, de votre intention de rendre gloire à Dieu ? »

Que ces premiers élans de la nouvelle piété de George Borrow lui aient été suggérés, du moins en partie, par sa crainte de laisser échapper l’occasion d’un emploi aussi excellent de ses facultés d’homme d’action et de polyglotte, c’est ce que nous sommes, plus ou moins, contraints de supposer. Et il se peut vraiment aussi qu’à Pétersbourg, pendant la longue année qu’il y a consacrée à l’exécution d’une tâche infiniment hardie et malaisée, le jeune athée de naguère ait un peu forcé la note de sa dévotion. Mais lorsque ensuite Borrow s’est trouvé en Espagne, chargé maintenant non plus d’imprimer une traduction de la Bible, mais bien de distribuer à une population catholique des brochures expressément destinées à la détacher de sa vieille « superstition papiste, » dès ce moment ses lettres à la Société Biblique ont pris un accent incontestable d’entière et ardente sincérité religieuse. Sans aucun doute le jeune missionnaire, — dont j’ai oublié de dire qu’il aidait également exercé autrefois la profession de boxeur, — a pardonné à la religion de ses parens tout ce que ses dogmes pouvaient avoir à ses yeux de trop positif, en considération de ce dogme « négatif » qui consistait à haïr et à combattre les « machinations romaines. » La lutte contre le catholicisme est devenue pour lui, désormais, l’article fondamental de son credo anglican ; et si, de temps à autre, l’affirmation de cet article essentiel devait nécessairement s’accompagner, dans ses lettres ou plus tard dans ses livres, d’allusions plus ou moins catégoriques à tels autres articles accessoires, comme sa croyance en Dieu ou à l’inspiration révélée des Écritures, nous sentons que ces allusions mêmes ne lui coûtaient plus rien, — trop heureux qu’il était de pouvoir professer fidèlement une religion qui lui permettait de s’amuser de tout cœur à exciter et à braver les rancunes du clergé espagnol. Tout au plus certaines expressions de ses lettres continuaient-elles à étonner ou à effaroucher les naïfs directeurs de la Société : de la même façon que nous voyons Gladstone, en 1843, se scandaliser d’un passage de la Bible en Espagne où l’auteur nous explique en ces termes l’impression réconfortante que lui a procurée sa visite à la grande Mosquée de Tanger : « J’ai regardé autour de moi, cherchant des yeux la chose abominable, et je ne l’ai pas trouvée : aucune gueuse écarlate ne trônait là dans une niche, avec une couronne de faux or, et tenant dans ses bras un hideux avorton. »

Car il en est de la Bible en Espagne, et un peu encore de Lavengro, comme de ces lettres de Borrow à la Société Biblique. La ferveur anglicane s’y manifeste surtout par de fréquentes injures contre le catholicisme ; et souvent, comme je l’ai dit, ces injures plus ou moins grossières, flanquées d’une profession de foi protestante ou même, au besoin, d’une pieuse invocation à la « Divinité, » surviennent d’une façon tout à fait imprévue, parmi des récits d’aventures éminemment « profanes, » et parfois. les moins « édifiantes » qu’on puisse imaginer. A l’ordinaire, maintenant, Borrow ne se soucie plus de ses sentimens religieux ; il s’abandonne de nouveau tout entier à ses penchans et à ses goûts d’autrefois, qui le porteraient bien plutôt à concevoir toutes choses ainsi que les conçoivent ses amis les Bohémiens, sous l’aspect d’une comédie ou, si l’on veut, d’un rêve de hasard, sans que ce jeu incessant d’ombres fugitives méritât que l’on prît la peine d’en rechercher l’origine ni l’objet final. Un « païen : » tel est toujours apparu l’auteur de Lavengro à ses admirateurs ; et peut-être même l’un des attraits les plus puissans de ce livre lui vient-il, précisément, de la tendance naturelle de Borrow à dépouiller l’univers de toute signification religieuse ou métaphysique, pour n’y voir jamais qu’une série d’incidens, tragiques ou risibles. Mais quand, après cela, l’ancien « missionnaire » de la Société Biblique se rappelle brusquement qu’il est un « chrétien, » aucune hypocrisie ne lui est nécessaire pour épancher la ferveur de sa piété anglicane. N’est-ce pas en effet à son anglicanisme qu’il a été redevable de Tune des plus exquises joies de sa vie de lutteur et d’aventurier : la joie de pouvoir, pendant quatre années, là-bas, sous un ciel et parmi des sites merveilleux, en compagnie d’intrépides contrebandiers ou de gitanes libres de scrupules, vendre des Nouveaux Testamens non annotés, jusque dans des cours de presbytères, jusque sous des porches d’églises « papistes ? »


T. DE WYZEWA.