Revues étrangères - La Correspondance de Ruskin et de Rossetti

Revues étrangères - La Correspondance de Ruskin et de Rossetti
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA CORRESPONDANCE DE RUSKIN ET DE ROSSETTI

Ruskin, Rossetti, Preraphaelitism (1854-1862), et Preraphaelite Diaries and Letters, 2 vol. publiés par M. W. Rossetti, Londres, 1899 et 1900.

« Un critique français qui connaît mieux que personne notre art anglais d’à présent, M. Robert de la Sizeranne, fait au sujet de cet art deux observations aussi importantes que justes. Il établit, d’abord, que tout ce que contiennent de grand l’art et le goût artistique anglais contemporains résulte d’une sérieuse aspiration vers de nobles fins ; et en second lieu il établit que cette aspiration, à qui l’art et le goût anglais doivent leur grandeur, est due elle-même, surtout, à l’action de Ruskin. Et M. de la Sizeranne, le meilleur des juges étrangers, n’hésite pas à voir là une révolution, et à en restituer le mérite à son véritable auteur. Je ne crois pas qu’aucun écrivain anglais ait encore placé aussi haut l’influence de Ruskin, ni l’ait aussi exactement définie, ni aussi pleinement, que l’auteur de La Peinture anglaise contemporaine. C’est un Français qui aura l’honneur d’avoir, le premier, rendu justice à notre grand professeur de beauté[1] ! »

Ainsi parle un éminent écrivain anglais, M. Frédéric Harrison, que sa qualité de positiviste n’empêche pas d’être non seulement un ardent admirateur du talent de Ruskin, mais le critique le plus autorisé de son œuvre et de sa pensée. Et je pourrais citer vingt de ses confrères qui, à l’occasion de la mort de Ruskin, ont rappelé en termes non moins élogieux les belles études de M. de la Sizeranne, sans compter ceux qui, au lieu de les rappeler, ont préféré y prendre la matière de leurs propres jugemens, et se sont plu à développer, surtout, les deux conclusions signalées par M. Harrison. Dès maintenant le Ruskin de M. de la Sizeranne est devenu en Angleterre un ouvrage classique, quelque chose comme un appendice indispensable aux trois cents volumes du « professeur de beauté. » Et ce n’est pas moi qui, sous prétexte que Ruskin vient de mourir, pourrais avoir la prétention de rien corriger ou de rien ajouter à des études que personne, ici, ne doit avoir oubliées. Après comme avant la mort du glorieux vieillard, ces études restent ce que l’on a écrit sur lui de plus vrai et de plus complet : et aussi bien ont-elles été écrites à un moment où Ruskin avait pour ainsi dire achevé de vivre, car on sait que, depuis de très longs mois déjà, son âme jadis si active s’était assoupie.

Mais précisément parce que Ruskin, de même que le malheureux Nietzsche, a depuis longtemps cessé d’appartenir au monde des vivans, on ne s’est point fait faute de publier à son sujet, dès avant sa mort, toute sorte de documens de l’ordre le plus intime, qui peuvent servir sinon à changer ou à compléter, du moins à colorer de quelques nuances nouvelles le portrait que nous a peint de lui M. de la Sizeranne. Et autant sont insignifians ou médiocres la plupart des articles parus dans la presse anglaise au lendemain de la mort de Ruskin, autant me semblent offrir d’intérêt, par exemple, les volumes récens où M. William Rossetti a recueilli la correspondance de l’auteur des Pierres de Venise avec le peintre-poète Dante Rossetti. Nulle part, peut-être, ne se montre mieux le caractère véritable de l’influence exercée par le critique sur les maîtres de la première école préraphaélite ; nulle part, non plus, ne se laissent mieux saisir à la fois les divers aspects de la personnalité de Ruskin. Qu’on me permette donc, d’analyser rapidement cette correspondance ; et que M. de la Sizeranne me pardonne si j’en tire une conclusion quelque peu différente de celle qu’il exprimait lorsque, à propos des relations de Ruskin et de Rossetti, il reprochait à ce dernier « d’avoir oublié la haute inspiration du critique pour n’apprécier que la fortune de l’amateur ».

Que Rossetti ait « oublié » souvent « la haute inspiration du critique, » cela est trop certain : ou plutôt je croirais sans peine que, non content de l’oublier, il s’en est, dès le début, assez peu soucié, car jamais cerveau d’artiste n’a été plus absolument fermé à toute idée générale[2]. Et qu’il ait souvent profité de « la fortune de l’amateur, » cela aussi est incontestable : toute sa correspondance avec Ruskin n’est que celle d’un fournisseur avec son client. Mais si le fournisseur, dans l’espèce, s’est montré parfois inexact à livrer ses aquarelles, ou si même parfois il les a fait payer plus qu’elles ne valaient, on doit bien avouer que son client, d’autre part, n’a rien négligé pour lui rappeler sa qualité de « client. » C’est ce que prouve cette correspondance : et elle achève aussi de nous expliquer les causes de l’étrange défaveur attachée, aujourd’hui encore, en Angleterre, au souvenir de la personne et du caractère de ce Rossetti qui, suivant un mot de Ruskin lui-même, avait surtout le tort d’être « un Italien, » un étranger, condamné à vivre parmi des Anglais.


Le 1er mars 1853, Rossetti écrit à son maître et ami Ford Madox Brown : « Faites-moi savoir, aussi vite que possible, si vous avez parlé à Mac Cracken[3] des prix que j’ai reçus pour mes esquisses de l’exposition. Ruskin vient en effet de lui débiter, dans une lettre, le plus extravagant éloge de l’une d’elles : je dois ajouter que je ne parviens pas, d’après sa lettre, à deviner de laquelle des deux esquisses il veut parler, sans compter que son éloge s’accompagne de commentaires qui m’ont paru bien obtus. Mais le fait est que Mac Cracken semble très excité, et veut avoir l’esquisse, ignorant (ou feignant d’ignorer) qu’elle est vendue. Je voudrais donc savoir s’il connaît le prix que j’en ai reçu, car, en tout cas, s’il m’en commande une autre pareille, je suis bien résolu à la lui faire payer plus cher que celle-là, et je tiens à savoir si j’aurai ou non à lui expliquer que celle-là a été vendue à un prix d’ami. » Rossetti, comme l’on voit, ne dédaignait point de gagner de l’argent ; mais plus volontiers encore il donnait aux autres l’argent qu’il gagnait, de sorte que ce passage de sa lettre ne doit pas nous choquer autant qu’en auraient été choqués Mac Cracken ou Ruskin lui-même, s’ils l’avaient pu lire. Je l’ai cité, seulement, parce que c’est le premier passage où le jeune peintre fasse mention de l’homme qui va bientôt se constituer son client et son protecteur.

La première lettre de Ruskin à Rossetti est du 2 mai 1854 : le critique annonce au peintre qu’il va lui faire envoyer tous ses livres (ce dont Rossetti, dans une lettre à Madox Brown, se montre ingénument plus honoré que ravi) ; après quoi il lui dit : « Je me demande avec anxiété si le chagrin, ou une injuste méfiance de vous-même, ne vont pas entraver en vous le libre exercice de votre génie ; et je tiendrai pour un précieux privilège de pouvoir être parfois admis dans l’intimité de votre pensée. » En échange de ses livres, Ruskin demande à Rossetti une aquarelle ; et il lui en commande une autre, « pour quinze guinées. »

C’est au sujet de ces deux aquarelles qu’il lui écrit, quelque temps après : « Une des choses au monde dont je sois le plus sûr (et je le suis de beaucoup de choses) est celle-ci : je suis sûr que le meilleur ouvrage qu’un homme puisse faire est celui qu’il peut faire sans effort. Toute œuvre vraiment belle est le résultat aisé d’une longue et pénible pratique. L’effort immédiat produit toujours une œuvre imparfaite. Si donc vous m’envoyez une peinture où vous essayiez de faire de votre mieux, vous pouvez être certain à l’avance qu’elle sera inférieure à votre niveau normal, et qu’elle me déplaira. Si au contraire vous me faites négligemment deux esquisses, avec une couleur brillante et pleine, vous pouvez être certain qu’elles me plairont… Ne croyez pas au moins que je vous parle ainsi par délicatesse, pour vous empêcher de me donner trop de votre temps ! Je vous dis la simple vérité, la même vérité que j’ai toujours dite à Turner. « Si vous me faites un « dessin en trois jours, — lui disais-je, — je vous en serai reconnaissant ; mais si vous y mettez trois mois, vous pourrez ensuite jeter « votre dessin au feu ! »

Voilà une recommandation comme Rossetti, sans doute, n’était pas accoutumé à en recevoir de Mac Cracken, ni de ses autres cliens. Mais le malheureux avait précisément besoin, par nature, de travailler « avec effort » à tout ce qu’il faisait : de sorte que peut-être aura-t-il commencé dès lors à trouver quelque peu gênante « la haute inspiration » d’un « critique » en qui il ne pouvait pas s’empêcher devoir en même temps « l’amateur. »

Encore l’amateur ne se borne-t-il pas à définir la façon dont doivent être peintes les aquarelles qu’il commande : dans une autre lettre, il défend au peintre de vendre trop cher ses ouvrages aux personnes à qui il a parlé de lui. « Je pousse la vanité, lui écrit-il, jusqu’à croire que mes mérites me donnent droit de plaider non seulement pour moi-même, mais pour mes amis : ce qui signifie que, lorsque miss Heaton et d’autres personnes se lient à moi et me demandent quelles peintures elles doivent acheter, vous devez les traiter non pas comme des étrangers, mais comme mes cliens, donc comme moi-même. »

Mais cet amateur exigeant était un excellent homme, passionnément désireux d’obliger ses amis : tel nous le font voir ses lettres suivantes. Il a rencontré dans l’atelier de Rossetti une jeune fille, miss Siddal, qui, après avoir servi de modèle au peintre, est à la fois devenue son amie et son élève. Rossetti lui montre les dessins de la jeune fille, et Ruskin, aussitôt, y découvre les signes du plus beau génie. « J’ai reçu une lettre de Rossetti, — écrit Madox Brown dans son journal intime, à la date du 10 mars 1855, — me disant que Ruskin a acheté en bloc tous les dessins de miss Siddal, et les a déclarés supérieurs à ceux de Rossetti lui-même. Voilà bien Ruskin, l’exagération incarnée ! » Et en effet les dessins de miss Siddal ne sont certainement pas supérieurs à ceux de Rossetti : mais Ruskin, après l’avoir déclaré, s’obstine à le croire ; et depuis lors il n’a point de repos qu’il n’ait assuré à la jeune femme une vie matérielle pouvant lui permettre le libre épanouissement de son génie. Dans une lettre vraiment noble et touchante, il la supplie d’accepter son aide ; puis, s’adressant à Rossetti, il lui demande quels sont « ses projets et ses intentions » au sujet de la jeune femme. Et comme Rossetti paraît embarrassé pour répondre à cette question imprévue, voici la lettre que lui écrit Ruskin ; c’est la plus longue de ses lettres, et aussi la plus belle, et pour nous aujourd’hui la plus instructive ; elle vaut bien d’être traduite presque tout entière.


Mon cher Rossetti,


Je le vois, vous ne répondez pas volontiers à la question quelque peu brusque que je vous ai faite dans ma dernière lettre. J’ai été trop bref, dans cette lettre ; mais j’étais souffrant, et hors d’état d’écrire plus au long. Le motif qui m’amenait à vous faire cette question était simplement l’incertitude où j’étais de la meilleure façon dont je pouvais agir pour vous. Je tiens ace que miss Siddal aille se reposer et se rétablir au bord de la nier ; et, avant, de l’envoyer à Jersey ou dans le pays de Galles, je voulais savoir où vous préfériez vous-même qu’elle allât. Et puis ce n’est pas tout. Je pensais, en effet, que toute l’affaire pourrait peut-être mieux s’arranger d’une autre manière, et qu’ainsi vos propres facultés pourraient se développer plus sainement, et votre propre vie devenir plus heureuse.

Quelle que soit votre réponse, d’ailleurs, je sais dès maintenant qu’un sentiment particulier s’y fera jour, votre peu de goût à vous mettre sous l’obligation de personne pour réaliser aucun des objets de votre vie intime. Et, en conséquence, je crois nécessaire de vous donner quelques renseignemens sur moi-même, afin que vous sachiez quels sentimens vous devez éprouver pour moi dans cette circonstance.

Vous entendez sans cesse une foule de gens dire, autour de vous, que je suis très méchant, et peut-être vous-même êtes-vous porté, depuis quelque temps, à me croire très bon. Je ne suis, en vérité, ni l’un ni l’autre. Je suis très rempli d’indulgence pour moi, très fier, très obstiné, et très rancunier ; d’autre part je suis très droit, presque aussi juste que, je crois, un homme peut l’être en ce monde ; j’aime extrêmement rendre les autres hommes heureux, el j’ai un respect mêlé de dévouement pour toutes les aptitudes réelles, mentales ou morales. Je n’ai jamais trahi la confiance qu’on m’a accordée, jamais fait volontairement une action méchante, et jamais, dans les petites choses ni dans les grandes, déprécié autrui pour me grandir à ses dépens. Je crois avoir eu, jadis, des affections aussi chaudes que la plupart des hommes ; mais, en partie par malechance, en partie pour avoir sottement placé mes affections, je les ai vues s’écrouler et se briser en morceaux. C’est un des grands malheurs, c’est, à beaucoup près, le plus grand malheur de ma vie que, dans l’ensemble, ma famille, cousins, etc., soient des personnes pour qui je ne puis avoir aucune sympathie, et que, d’autre part, les circonstances m’aient toujours empêché de rencontrer des personnes pouvant m’inspirer une véritable amitié. Et ainsi je n’ai point d’amitiés, ni d’amours.

Maintenant, vous connaissez de moi le meilleur et le pire : et vous pouvez être assuré que je vous dis vrai. Si l’on vous dit que je suis dur et froid, soyez assuré que ce n’est pas vrai. Je n’ai point d’amitiés et point d’amours, en effet : mais avec cela je ne puis lire l’épitaphe des Spartiates aux Thermopyles sans que mes yeux se mouillent de larmes, et il y a, dans un de mes tiroirs, un vieux gant qui s’y trouve caché depuis dix-huit ans, et qui aujourd’hui encore est plein de prix pour moi. Mais si, par contre, vous vous sentez jamais disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout autant que ceux qui ont de moi l’opinion opposée. Mes seuls plaisirs consistent à voir, à penser, à lire, et à rendre les autres hommes heureux dans la mesure où je puis le faire sans nuire à mon propre bien-être. Et je prends ces plaisirs, sans y avoir d’autre mérite que j’en aurais à satisfaire d’autres goûts, le goût de fumer, ou déjouer, ou de faire souffrir, si la nature m’avait donné des goûts de ce genre. Les uns sont faits d’une sorte, les autres d’une autre : et seule la conscience de chacun peut mesurer, pour elle seule, le degré de l’effort et du renoncement : ce degré est, chez moi, assez peu élevé.

Mais en dehors du plaisir que je prends à suivre mes goûts, j’ai une théorie de la vie, et qui me paraît indispensable à tout être sensé : à savoir que, tous, nous sommes au monde pour nous rendre aussi utiles que possible les uns aux autres. Et je crois en outre que, pour ce qui me regarde personnellement, je ne puis être nulle part aussi utile que dans les sujets que je connais un peu, c’est-à-dire dans la peinture et tout ce qui s’y rattache.

Or, voici ce qui en est : j’ai l’impression que, entre tous les peintres que je connais, c’est vous qui, au total, avez le plus grand génie ; et vous me paraissez aussi être, autant que je puis juger, un homme d’une espèce liés bonne. Je sais que vous êtes malheureux et que vous ne parvenez pas à faire fructifier votre génie comme vous le devriez. Je pense donc que la chose propre el nécessaire que je puis faire pour vous rendre plus heureux est de vous mettre à même de bien peindre, et de tenir votre vie en ordre.

Que si j’avais pour cela à me priver en quelque manière, ou à faire le moindre effort, en ce cas vous pourriez m’en être reconnaissant, et vous pourriez aussi vous demander si vous devez ou non accepter mes offres. Mais comme, par hasard, je me trouve n’avoir point d’autre objet au monde, comme je possède une chambre bien commode, et, dans cette chambre, tout ce dont j’ai besoin, et davantage encore, je tiens pour simplement juste et naturel d’essayer de vous rendre service, de la même façon que je vous offrirais une tasse de thé, si je vous voyais souffrant de la soif, et si j’avais ma théière pleine.

Je ne veux pourtant pas vous faire aucune offre avant que vous m’ayez dit quels sont vos désirs, et quelle est au juste votre situation. En d’autres termes, je voudrais savoir si un arrangement vous obligeant à peindre pour moi d’une façon régulière, en échange d’une certaine somme, si un tel arrangement vous mettrait plus à l’aise : et, en attendant, j’espère que cette lettre vous mettra plus à l’aise et que vous me croirez toujours votre bien affectueux

J. RUSKIN.


Voilà une belle lettre, et qui n’est certes pas d’un simple « amateur. » Elle est pourtant d’un homme le moins fait du monde pour pouvoir être compris et aimé de Rossetti : d’un homme qui non seulement a des idées générales, une « théorie de la vie, » mais qui éprouve en outre un besoin irrésistible d’intervenir dans les affaires de ceux qu’il protège, de « mettre leur vie en ordre, » de diriger leur travail et leurs amusemens. C’est le même homme qui, dès le mois suivant, écrit à miss Siddal : « Une chose est bien certaine : jamais Rossetti ne sera heureux, ni vraiment créateur, aussi longtemps qu’il ne se sera pas débarrassé de son habitude de ne rien faire que ce qui l’intéresse : et, vous aussi, je veux que vous fassiez effort sur vous, je veux que vous lisiez les livres que je vais vous envoyer ! »

Vient ensuite une lettre qui, du moins je l’espère, est bien de l’ « amateur : » car, si elle était du critique ou même de l’ami, elle dénoterait chez lui une singulière inintelligence de la vie réelle. Au mois d’octobre 1855, miss Siddal, toujours très souffrante, se mit en route pour Nice, en compagnie d’une parente de Rossetti : Ruskin, très généreusement, lui avait promis de subvenir aux frais du voyage, en échange de la promesse que lui avait faite la jeune femme de travailler pour lui dès qu’elle pourrait travailler. Mais les deux voyageuses s’étaient arrêtées à Paris, sur la route de Nice ; et bientôt tout leur argent avait été dépensé. Vers le même temps, Ruskin avait écrit à Rossetti pour lui demander si, à ses frais, il ne consentirait pas à venir avec lui dans le pays de Galles pour y dessiner un ruisseau coulant entre des roches : Rossetti, franchement, avait répondu qu’il préférerait aller voir miss Siddal, malade à Paris, et que, si vraiment Ruskin était « en fonds » (suivant l’expression de Ruskin dans sa lettre) il l’obligerait fort en lui prêtant quelque argent. Et voici la réponse de Ruskin :

En vérité vous êtes un très singulier personnage ! Je vous ai dit que je trouverais des fonds pour vous faire venir dans le pays de Galles, où je voulais vous donner quelque chose à dessiner pour moi : mais jamais je ne vous ai dit que j’avais de l’argent à vous prêter pour vous permettre d’aller à Paris, afin que vous vous y dérangiez vous-même et que vous y dérangiez d’autres personnes : et cela, je ne le veux pas !

Demain je vous apporterai de l’argent pour miss Siddal, entre deux heures et quatre : ayez bien soin d’être chez vous à l’heure où je viendrai !…

Si vous voulez écrire à Browning[4], faites-le, arrangez-vous, moi je ne m’en charge pas. Je me sens de mauvaise humeur aujourd’hui : vous êtes, vous et votre amie, de si absurdes créatures ! Je ne dis pas que vous fassiez le mal, car vous ne paraissez pas savoir ce qui est mal ; non, vous vous contentez de faire, autant que possible, ce qui vous plait à faire, comme des petits chiens ou des singes domestiques. Mais, cela étant, c’est moi qui suis forcé de penser pour vous : et je ne vous permets pas d’aller à Paris, ni de rejoindre miss Siddal, avant que vous ayez achevé mes dessins et ceux aussi que vous devez faire pour miss Heaton… Et j’ajoute, maintenant, que je veux bien vous faire une avance sur ce dessin, mais à la condition que ce soit sérieux ! Et dites à votre amie de partir au plus vite pour le Midi, car Paris la ruinera et finira par la tuer !


Or Rossetti était très impatient de revoir miss Siddal, qu’il aimait. Mais très sincèrement aussi il désirait revoir Paris, et le Louvre, et de montrer tout cela à son amie. Le fait est que, plus tard, sitôt marié avec elle, c’est au Louvre qu’il la conduisit, et qu’il y prit avec elle d’excellentes leçons. Si donc Ruskin le tenait vraiment pour « le plus grand génie entre tous les peintres qu’il connaissait, » et si vraiment il désirait contribuer par tous les moyens possibles à lui permettre de « développer son génie, » peut-être aurait-il mieux fait de lui avancer « les fonds » qu’il avait sous la main. Il aurait mieux fait, en tout cas, de ne pas lui écrire une lettre aussi dure, qui ne pouvait manquer de le mortifier. Mais il croyait tout savoir, il se considérait comme un juge incapable d’erreur ; et, avec le naïf orgueil d’un enfant gâté, il s’imaginait que chacun devait être heureux de lui obéir. N’allait-il pas jusqu’à exiger que miss Siddal quittât Nice, parce que lui-même n’aimait pas le littoral de la Méditerranée ? Il avait décidé qu’elle devait aller dans les Alpes : et je crois bien sentir, dans ses lettres, que jamais il ne lui a pardonné de n’y pas être allée.

Quelques jours après avoir envoyé à Rossetti la lettre qu’on a lue, il lui écrivait de reprendre chez lui une de ses aquarelles et « doter tout le vert qu’il avait mis dans les chairs, de façon que les figures n’eussent plus autant l’air d’être en tapisserie. » Une autre fois, il lui renvoyait sa Béatrice dans un cortège de noce, et lui disait : « Ne manquez pas de mettre un peu de blanc de Chine dans le creux de la joue ; faute de quoi on dira que Béatrice a donné à ses compagnes de la noce un visage d’une horreur prédestinée ; et il y a aussi, derrière, une jeune fille au visage tout blanc qui est bien laide à voir, comme un crâne de squelette, ou un corps en décomposition. » Pas une lettre qui ne contienne un avis de ce genre, parfois énoncé sur un ton amical et doucement protecteur, parfois si sec et si impérieux qu’on se demande comment Rossetti ne s’en est point fâché.

« Je n’aime pas votre tableau tel qu’il est à présent, — lui écrivait Ruskin en 1857 ; la figure est toute raide avec un air idiot, sans compter que l’une des joues est trop mince de plus d’un quart de yard. Et il faut aussi que je voie miss Siddal ; j’ai à lui dire deux ou trois choses sur la façon dont elle étudie. » Et comme Rossetti, dans sa réponse, protestait timidement en faveur de son tableau : « Vous êtes un singe plein de vanité, — lui écrivait Ruskin, — et c’est honteux à vous de croire que vos peintures sont bonnes, alors que je vous dis positivement qu’elles sont mauvaises. Que pouvez-vous savoir là-dessus, je vous le demande ? Au reste, vous reconnaîtrez vous-même, dans six mois, que votre tableau est tout à fait absurde ! » Ou bien il lui disait qu’il consentirait à retrancher sur sa dette soixante-dix guinées s’il acceptait de peindre à fresque un mur de l’Union Debating Hall d’Oxford, « mais à la condition que la fresque ne contint pas de trop fort non-sens, à la condition que les arbres y ressemblassent à des arbres, et les pierres à des pierres. »

Tout cela ne laisse pas d’être assez triste. Et sans doute on plaint surtout le peintre, que sa pauvreté condamne à se laisser traiter de cette manière ; mais le critique, lui aussi, mérite d’être plaint, car il n’a au fond que de bonnes intentions ; très sincèrement il s’efforce de se « rendre utile, » et d’année en année il souffre davantage de voir qu’il ne réussit pas à se faire aimer. Ses dernières lettres, avant la rupture définitive, sont pleines à la fois d’aigreur et de mélancolie. « Merci de votre bonne lettre, — écrit-il à Rossetti en 1860 ; — mais mon sentiment général à votre sujet est que, dans les petites choses, vous êtes, sans le vouloir, essentiellement égoïste, ne pensant qu’à ce qui vous plaît ou ne vous plaît pas ; et jamais vous ne pensez à ce qui serait bon. Je suppose cependant que tel n’est point le cas lorsque vous aimez ; mais je sens que ce n’est point chose possible pour vous de tenir à moi. Je souhaiterais que votre femme et vous pussiez m’aimer assez pour, par exemple, vous déranger un moment afin de me voir, ou pour faire une retouche à un tableau afin de me contenter pendant que je suis malade. Mais vous ne pouvez pas devenir semblables à moi, et vous n’arriveriez qu’à m’aimer moins encore, si vous essayiez de le devenir. »

Telle est, en résumé, cette correspondance de Ruskin et de Rossetti. Je dois ajouter que le peintre s’y trouve, en fin de compte, traité encore avec plus d’égards que beaucoup de ses confrères, ainsi qu’on en pourra juger par les deux traits suivans. Le 13 juillet 1855, Madox-Brown écrit dans son journal : « Tout à l’heure, comme j’étais occupé à fumer une pipe, en manches de chemise, dans l’atelier de Rossetti, entre Ruskin. Je fume, il me débite mille absurdités sur l’essence de l’art, précipitamment, d’une voix aiguë : je lui réponds poliment, après quoi je remets ma veste et me prépare à sortir. Et tout d’un coup le voilà qui me dit : « M. Brown, auriez-vous la complaisance de m’apprendre pourquoi vous avez choisi un sujet aussi laid pour votre « dernier tableau ? » Moi, stupéfait d’entendre une telle question, et de la part d’un homme que je ne connais pas, je le regarde dans les yeux, espérant une explication, et je lui demande : « Quel tableau ? » Et il me répond, en me toisant d’un air de défi : « Mais, votre tableau de « la British Exhibition ! Qu’est-ce qui a bien pu vous amener à traiter « un sujet aussi laid ! C’est grand dommage, en vérité, car certaines « parties du tableau sont d’assez bonne peinture. » Et Rossetti venait de me dire que, deux jours auparavant, il lui avait loué le sujet de mon tableau ! » Mais le second trait est plus frappant encore. M. William Rossetti a retrouvé, dans les papiers de son frère, une lettre de Ruskin, que Rossetti n’aura sans doute pas osé envoyer à son adresse. Elle était adressée à un brave peintre de Liverpool, William Davis, qui avait prié Rossetti de soumettre à Ruskin une série de tableaux, avec l’espoir que le critique consentirait à lui en acheter un : car innombrables sont les peintres que Rossetti recommandait ainsi à Ruskin, avec une bonté et un désintéressement, en vérité, admirables. Et voici la réponse de Ruskin : « Monsieur, j’ai eu grand plaisir à voir vos tableaux. Rossetti en est si enthousiaste que, sans doute, ils doivent être pleins de qualités pouvant intéresser les artistes. Mais votre travail ne deviendra jamais populaire si vous ne vous décidez pas à choisir des sujets plus intéressans. J’ai le sentiment que vous avez dû explorer des lieues avant de tomber sur un paysage aussi indigne d’être peint que celui qui fait le sujet de votre Fossé et Champ de Blé. J’imagine, après cela, que votre manière de choisir les sujets et vos habitudes d’exécution sont aujourd’hui trop enracinées pour que je puisse utilement vous en suggérer d’autres. Mais je dois vous apprendre tout au moins ceci… » Et Ruskin explique gravement au peintre la façon dont doivent être préparées et mélangées les couleurs.

Du moins Davis et Madox Brown avaient la liberté de ne point tenir compte de ces observations, tandis que Rossetti dépendait de Ruskin ; et l’on comprend que la dépendance lui ait, plus d’une fois, cruellement pesé. Je sais que Ruskin, d’autre part, lui donnait de l’argent ; encore que, à en juger par ses lettres, les exigences de Rossetti paraissent avoir été des plus modérées ; et deux ou trois fois même Ruskin insiste, se fâche, pour forcer le peintre à accepter ses offres. Je sais aussi que Ruskin, dans ses écrits, a célébré le génie de Rossetti, et bien au-delà de sa valeur, puisqu’il l’a déclaré supérieur à ceux de Michel-Ange et de Raphaël. Mais avec tout cela il l’a constamment humilié, sans le vouloir, sans se douter un seul instant qu’un artiste, et pauvre, pût être humilié de pareils procédés. C’est ainsi, le témoignage de ses lettres est formel sur ce point. Malgré les intentions les meilleures du monde, ce poète, ce prophète, gardait quelques-uns des sentimens, ou tout au moins quelques-unes des façons d’un riche bourgeois et d’un enfant gâté. Et si Rossetti et sa femme n’ont jamais pu se résigner à l’aimer comme un ami, la faute en est moins à leur ingratitude qu’à ses propres défauts : défauts qui, peut-être, l’ont toujours empêché de trouver des amis ; et peut-être est-ce à eux, plus encore qu’à l’éducation et aux goûts particuliers de sa famille, que Ruskin a dû de ne connaître, sa vie durant, « ni l’amitié, ni l’amour. »

Rossetti, d’ailleurs, n’est pas sans lui avoir rendu de précieux services, en échange de l’argent qu’il en a reçu. Non seulement il a travaillé pour lui, et lui a donné longtemps ses meilleures aquarelles ; il a encore été, pour ainsi dire, le professeur de peinture de ce « professeur de beauté. » Vingt fois en effet, Ruskin, dans ses lettres, s’interrompt de lui faire la leçon pour lui demander tel ou tel renseignement technique, ou pour le consulter sur les propriétés de la peinture à l’huile, ou pour le prier de venir « lui montrer diverses choses en matière de couleur. » Et je ne serais pas étonné que, en matière même de « beauté, » il ait volontiers recouru au jugement d’un artiste qui n’enseignait point la beauté, qui ne parvenait guère à la réaliser dans ses œuvres, mais qui en avait, par nature, l’instinct et le goût à un très haut degré. Ruskin, lui, aimait la beauté, il aspirait à elle de toute son âme ; mais c’est comme si, par nature, il n’eût pas eu le don de la découvrir. Je veux parler, ici, de la beauté plastique, et non de la beauté morale, ni non plus de la beauté poétique, que toutes deux il sentait et comprenait à merveille. Mieux que personne, il savait définir l’idéal chrétien ; et peu d’hommes ont écrit une prose aussi harmonieuse : mais, devant un tableau, il se montrait plus moraliste, plus poète, qu’artiste. Toutes ses admirations étaient fondées sur des motifs étrangers à la qualité picturale de ce qu’il admirait : il admirait les sujets, les tendances, la conformité à ses propres théories : ou bien encore il s’enthousiasmait ou s’indignait au hasard. Il méprisait l’art de Madox Brown et glorifiait par-dessus tout celui de Holman Hunt ; il déclarait les aquarelles de Rossetti supérieures aux fresques de Raphaël : et les informes caricatures de miss Siddal lui semblaient plus belles que tout ce que Rossetti avait fait de plus beau. Avouons-le timidement : ce « professeur de beauté » ne savait pas voir. Qu’on lise par exemple, dans l’admirable traduction de M. de la Sizeranne, la page où il décrit la Campagne romaine : qu’on lise une autre de ses pages les plus fameuses, sa description de l’église de Calais[5] : une impression très profonde, et vraiment lyrique, s’y trouve rendue avec un art merveilleux, mais avec un art de poète lyrique, par le moyen d’images qui ne sont jamais que des métaphores. La terre de la Campagne romaine est « blanche, creuse, et cariée, comme des débris d’ossemens humains ; » des monticules « se soulèvent comme si les morts qui sont au-dessous s’agitaient dans leur sommeil ; » des blocs épars « gisent sur ces morts pour les empêcher de surgir, » et la « rouge lumière du soir » repose « sur les déchirures des ruines, ainsi que, sur des autels qu’on a violés, un feu qui s’éteint. » L’église de Calais, d’autre part, est décrite comme une personne vivante : ce sont uniquement ses vertus morales qui servent à nous la définir. Et ces descriptions, certes, sont aussi belles que les plus belles peintures ; mais un homme qui « voit » ne décrit pas ainsi. Peut-être lui-même s’en rendait-il compte ? Peut-être a-t-il été plus d’une fois heureux de pouvoir emprunter pour ses travaux les yeux de ce sensuel et vibrant « Italien » qui, sans éducation, sans idées, presque sans talent, par la seule force de sa nature d’artiste, a été le véritable initiateur de tout le mouvement préraphaélite ?


T. DE WYZKWA.

  1. F. Harrison, Tennyson, Ruskin, Mill, and other literary estimates, 1 vol., Londres, 1900.
  2. En 1856, s’étant chargé de décorer une chapelle, il écrivait à son frère de lire pour lui les Évangiles, et de lui indiquer un sujet à peindre. J’ai déjà eu, d’ailleurs, l’occasion dénoter ici certains traits du caractère de D. G. Rossetti. (Voyez la Revue du 15 février 1898.)
  3. Mac Cracken était un riche amateur anglais.
  4. Rossetti avait prié Ruskin de recommander miss Siddal aux Browning, qui se trouvaient alors à Paris.
  5. Modern Pointers, vol. IV, chap. I.