Revues étrangères - La Correspondance d’un préraphaélite

Revues étrangères - La Correspondance d’un préraphaélite
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA CORRESPONDANCE
D’UN PRÉRAPHAÉLITE ANGLAIS

Letters of Dante Gabriel Rossetti to William Allingham (1851-1870) by G. Birkbeck Hill, 1 vol. in-8o, Londres, Fisher Unwin[1].


Thomas Carlyle racontait un jour au poète Allingham une entrevue qu’il venait d’avoir avec la reine Victoria, dans le salon du doyen de Westminster : « La reine est entrée dans le salon en glissant », disait-il ; « En glissant comme sur des roulettes », se permit d’ajouter son ami ; sur quoi Carlyle, l’interrompant d’un air bourru : « Non, pas du tout, Allingham, vous n’y êtes pas le moins du monde ! » Mais, quelques jours après, Allingham l’entendit qui disait à Lecky : « La reine est entrée dans le salon en glissant comme sur des roulettes. » Et pas une fois depuis lors il ne manqua d’employer cette formule, pour le récit de son entrevue.

C’était un homme bizarre, et qui se complaisait dans sa bizarrerie. Rencontrant le philosophe Georges Lewes, qui publiait alors une série d’articles sur Auguste Comte : — Eh bien ! lui dit-il, et ces articles sur le positivisme, est-ce qu’ils ne vont pas bientôt finir ? — Je puis vous assurer qu’ils font une grande impression à Oxford, répliqua Lewes. — Ah ! vraiment ? Pour ma part je me garde bien d’y mettre le nez : c’est pour moi du papier perdu. J’ai essayé une fois de savoir ce qui en était de Comte. C’est un de ces hommes qui montent en ballon avec une chandelle allumée, et qui s’imaginent ensuite qu’ils ont vu les étoiles de près. »

Le compliment qu’il fit à Robert Browning, lors de leur première rencontre, vaut aussi la peine d’être rapporté. S’ingéniant à lui dire quelque chose d’agréable : « Ah ! lui dit-il, quel étonnant ouvrage que votre poème l’Anneau et le Livre ! Je ne crois pas qu’on ait jamais écrit rien de plus étonnant. Je l’ai lu et relu d’un bout à l’autre. Comment diable avez-vous trouvé le moyen d’écrire tout un énorme poème sur un fait-divers qui aurait pu se raconter en dix lignes, et qui ne méritait que d’être oublié ? »

Mais tout cela n’est rien auprès de la réponse du vieil excentrique à un de ses amis, le peintre-poète William Bell Scott, qui lui avait envoyé un exemplaire de son recueil, les Poèmes d’un Peintre. Au lieu de lire sur le titre du recueil Poems by a Painter, Carlyle y lut, ou fit semblant d’y lire : Poems by a Printer (les poèmes d’un imprimeur). Et le voilà qui conseille à cet « imprimeur » de s’occuper désormais de ses caractères, et de laisser les Muses en paix. Bell Scott se fâche, et Carlyle lui écrit, en manière d’excuse : « Il est trop certain que j’ai commis une méprise absurde, qui, depuis deux semaines que je m’en suis aperçu, me cause une émotion mêlée d’étonnement, de remords, et d’une tendance à pleurer et à rire tout ensemble. Ayant lu sur la couverture du volume Printer au lieu de Painter, j’ai cru avoir affaire à un petit apprenti imprimeur de votre ville, qui employait ses dons supplémentaires, d’ailleurs très remarquables, à l’industrie de la poésie. C’est ainsi que je me suis permis de lui écrire comme j’ai fait, pour lui donner en hâte un avertissement amical. »


J’extrais ces anecdotes, un peu au hasard, d’un gros volume que vient de publier à Londres un érudit anglais, M. G. Birkbeck Hill, sous le titre de Lettres de Dante Gabriel Rossetti à William Allingham. Le volume est gros, mais il est tout rempli d’anecdotes, la plupart inédites, et si variées, si amusantes, si typiques presque toujours, qu’on n’a pas un instant d’ennui à les lire. Voici encore, par exemple, comment l’oncle de Robert Browning, « un vieux gentleman de belle mine, aimable et bien mis », appréciait l’œuvre poétique de son célèbre neveu : « J’aime beaucoup Robert, disait-il, mais je ne sais pas si je goûte la poésie comme on doit la goûter. Je ne puis pas me vanter, en tout cas, de comprendre quoi que ce soit aux vers de mon neveu. Ce que je lui dis toujours, c’est que toute poésie d’un caractère difficile devrait être imprimée sur des pages très larges, avec une grande marge des deux côtés, comme on imprime les documens officiels, en réservant des espaces pour les notes. Ou bien, si Robert tient absolument à publier ses poèmes de la façon ordinaire, pourquoi ne met-il pas au moins, sur le verso des pages, l’explication de ce qu’il veut dire ? »

Voici un épisode de la carrière de peintre de Dante Gabriel Rossetti. Pour un grand tableau « moderne », Retrouvée, auquel il devait du reste travailler toute sa vie sans jamais l’achever, Rossetti avait besoin de peindre, d’après nature, un veau blanc. Son maître et ami le peintre Madox Brown lui dit un jour que, tout près de la petite maison de campagne qu’il avait louée à Finchley, il y avait une ferme où il avait vu un veau blanc. « Venez le peindre, ajouta-t-il, vous passerez la nuit sur un matelas que nous étendrons dans le salon. » Mais il avait compté sans l’inexpérience et la conscience de Rossetti qui, n’ayant encore jamais peint, ni peut-être même jamais vu un veau, n’était pas homme à se contenter d’une séance de quelques heures. Longtemps avant que son esquisse fût achevée, le veau qui lui servait de modèle avait cessé d’être un veau : on dut en chercher un autre ; et jusqu’à la fin de l’été Rossetti resta chez Brown, passant les nuits à parler de poésie, et la plus grande partie des journées à dormir sur son matelas, de sorte que ni la femme, ni les enfans de son hôte ne purent jouir, cette année-là, du salon de leur cottage.

Veut-on voir maintenant Rossetti professeur de peinture ? Il s’était engagé, sur la demande de Ruskin, à faire un cours par semaine au Collège des Ouvriers, fondé en 1854 par Frédéric Maurice. Il enseignait la figure, Ruskin s’étant réservé la classe de dessin d’ornement, « Il nous faisait commencer par la couleur, raconte un de ses élèves. Beaucoup d’entre nous ne savaient absolument pas dessiner, mais cela même ne l’arrêtait pas. Qu’on sût ou non dessiner, la couleur seule lui importait. Il nous mettait sous les yeux un oiseau ou un enfant, et nous disait, sans autre explication : « Peignez cela ! » Souvent il nous apportait, pour nous les montrer, des peintures qu’il avait ébauchées dans son atelier. Il aurait voulu nous voir tous nous employer à des œuvres d’imagination, à des scènes d’après la poésie, l’histoire, ou la mythologie. »

Plus tard, Rossetti prit une part des plus actives aux essais de rénovation de l’art décoratif tentés par William Morris. Un des premiers meubles produits par les novateurs fut un sofa qui projetait, à ses deux extrémités, une longue barre de bois, si longue qu’à passer auprès du sofa on ne manquait point de rester accroché. On dut en scier la moitié ; mais cette réduction même n’empêcha pas le meuble « nouveau » d’être à tout instant une cause d’accidens, jusqu’au jour où William Morris se résigna enfin à le mettre en pièces. Morris paraît d’ailleurs avoir, dès le début, pris très au sérieux son rôle d’artisan. Il venait chez ses anciens collègues d’Oxford vêtu d’une blouse bleue, les mains toutes tachées de teinture : les domestiques croyaient avoir affaire à un boucher, et s’étonnaient de le voir admis dans l’intimité de leurs maîtres.

Ainsi les souvenirs inédits, les traits piquans, les détails caractéristiques abondent dans ce volume des Lettres de Rossetti à Allingham. Mais ce n’est point dans les lettres mêmes de Rossetti qu’on les trouve. On les trouve dans les longues et savantes notes dont M. Birkbeck Hill a fait suivre, une à une, les lettres du recueil, et qui forment, dans leur ensemble, un répertoire incomparable de documens divers sur l’histoire de la littérature et de l’art anglais pendant la période préraphaélite. Il suffit que Rossetti cite un nom, dans une de ses lettres, pour qu’aussitôt M. Hill s’enquière, à notre intention, de tout ce qui a trait au personnage nommé. Rossetti date-t-il une lettre de Finchley, ou de Hastings ? M. Hill nous apprend pourquoi, à cette date, il se trouvait dans cet endroit, en quelle compagnie il y demeurait, et à quoi il s’y occupait. Le frère du peintre-poète, ses camarades, ses élèves, toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont été mêlées à sa vie sont appelées en témoignage, invitées à éclaircir ou à compléter pour nous l’intelligence des moindres passages de ses lettres. L’ouvrage de M. Birkbeck Hill est, en vérité, un modèle de la façon dont on devrait publier, pour en rendre la lecture pleinement profitable, la correspondance d’un homme célèbre.

Ou plutôt c’est un modèle de la façon dont on devrait publier la correspondance d’un homme célèbre lorsque cette correspondance n’offre point, par elle-même, un intérêt suffisant. Et tel est bien le cas, il faut l’avouer, pour les lettres de Dante Gabriel Rossetti à William Allingham. Je sais que, de l’avis d’éminens critiques anglais, ce sont « les meilleures lettres de D. G. Rossetti qu’on ait publiées jusqu’ici ». Allingham n’était pas seulement pour le peintre-poète un ami indulgent et sûr : poète lui-même, et de grand mérite, il passait, aux yeux de tous ceux qui l’avaient approché, pour un juge excellent en matière de littérature ; et à personne peut-être Rossetti ne s’est ouvert autant qu’à lui. Mais en vain on chercherait, dans les soixante-cinq lettres publiées par M. Birkbeck Hill, rien qui pût ressembler à une vraie confidence : et ce ne sont pas uniquement les confidences qui y manquent. Sauf une saisissante peinture d’un brouillard d’été sur la mer, — que Rossetti d’ailleurs a transcrite presque littéralement dans un de ses poèmes, — rien n’y révèle l’âme d’un poète, ni d’un peintre. Si longues que soient les lettres, si variés qu’en soient les sujets, on sent toujours que Rossetti les écrit en homme pressé, et qui tient la correspondance pour une besogne inférieure.


Est-ce donc à dire que, en dehors de l’instructif commentaire dont les a entourées M. Birkbeck Hill, elles ne nous apprennent rien sur l’œuvre et la personne de l’auteur de la Maison de la Vie ? Certes, nous les eussions souhaitées plus expansives, et d’une portée plus haute. Mais telles qu’elles sont, à défaut de l’intérêt littéraire qu’on aurait pu en attendre, elles ont du moins la valeur de documens curieux, nous aidant à mieux comprendre, sinon à admirer davantage, une des personnalités artistiques les plus étranges de notre temps.

Et d’abord il n’y a pas jusqu’à leur manque d’intérêt littéraire qui n’offre, à ce point de vue, un certain intérêt. Ce ne sont pas en effet les sujets qui sont ennuyeux, dans ces lettres : sans cesse, au contraire, Rossetti y touche aux plus grands sujets ; et si l’on jugeait du contenu de sa correspondance avec Allingham par la Table des Matières et l’Index des Noms cités qu’y a joints M. Hill, peu d’ouvrages, à coup sûr, sembleraient plus riches. Voici, par exemple, le sommaire de la lettre du 25 novembre 1855 : — « Un règlement de comptes. — Rossetti à Paris. — Hommes et Femmes, de Browning. — Miss Siddal (la fiancée du poète) à Nice. — Blake et Hayley. — Les Browning à Paris. — Le père de Browning. — J. Milsand. — Tennyson. — Ruskin. — L’Exposition de Paris. » La lettre du 30 avril 1856 a pour sujets principaux : « Les Fresques italiennes. — Le Rêve de Dante. — L’opinion de M. Ruskin sur Browning et Longfellow. — L’Exposition de la Royal Academy. » Ailleurs il s’agit de Dante, de Wordsworth, de Delacroix, de M. Burne-Jones, et de la poésie, et de l’amour. Et tout cela n’est, en vérité, que touché en passant, mais l’auteur y touche assez, et assez souvent, pour que l’on ne puisse pas mettre au seul compte de sa hâte et de sa négligence le peu de valeur de ce qu’il en dit. Si ces lettres, malgré les promesses du sommaire, nous paraissent, à la lecture, monotones, banales, et vides, c’est encore, c’est surtout parce que toute pensée en est absente. Je ne crois pas qu’on puisse trouver, dans le volume entier, l’ombre d’une idée générale, ni la trace d’un effort à rehausser, à étendre, voire à motiver une opinion particulière. Bossetti parle-t-il des Hommes et Femmes de Browning ? Il se borne à dire quand il a reçu le volume, et à énumérer les pièces qu’il préfère. De Tennyson, il écrit que « ce poète est, à sa façon, aussi glorieux que Browning, et peut-être même d’une individualité plus impressionnante » ; de Delacroix, qu’il est « un des puissans de la terre » ; des « fresques italiennes », qu’on lui a raconté qu’une fenêtre avait été percée au milieu d’une « glorieuse fresque de Piero della Francesca ». Ses admirations, ses antipathies, il les énonce sans jamais les expliquer ; et tout porte à supposer qu’au dedans de soi, jamais il n’essaie de se les expliquer. Ce symboliste, ce révolutionnaire, cet initiateur d’une voie nouvelle dans la littérature et dans l’art de son pays, apparaît au point de vue intellectuel un véritable enfant, incapable de réfléchir comme de raisonner. On a l’impression que toute pensée lui est une fatigue, non seulement dans l’ordinaire de la vie, mais même dans l’exercice de son double métier de poète et de peintre. Quand il parle de ses vers ou de ses tableaux, c’est pour demander si telle rime confient mieux que telle autre, ou pour consulter son ami sur un changement dans le choix de ses couleurs. A toutes les lignes reparaît devant nous l’extraordinaire professeur du Collège des Ouvriers qui, mettant sous les yeux de ses élèves un oiseau ou un enfant, se bornait, pour toute leçon, à leur dire : « Peignez cela ! »

Cette inintelligence ne l’a pas empêché, au surplus, d’être un poète charmant ; et peut-être ne l’aurait-elle pas empêché de devenir aussi un bon peintre si, à défaut de pensée, il s’était du moins donné la peine d’apprendre son métier. Mais c’est une peine que jamais il ne s’est donnée : ses lettrés à Allingham nous le prouvent encore. Elles nous expliquent comment il se fait que, avec de précieuses qualités de couleur et d’expression, les tableaux et dessins de Rossetti ne nous causent, en fin de compte, ni émotion ni plaisir. Leur bizarrerie seule, un instant, nous séduit, et sans que nous puissions distinguer au juste, de ce qu’elle a de voulu, la part qui y revient à la maladresse du peintre. Mais cette part est énorme, nous le savons à présent : les lettres de Rossetti l’attestent avec une évidence absolue. Jamais peut-être un artiste ne poussa plus loin l’ignorance des procédés les plus élémentaires de son art que ce poète qui tenait ses vers pour un simple passe-temps, et faisait profession de n’être rien qu’un peintre. Le dessin d’un mur de briques lui paraissait une tâche au-dessus de ses forces : il perdait des mois à vouloir faire le croquis d’un veau ; et après s’être exténué à préparer une gravure sur bois, pour l’illustration d’un poème d’Allingham, il s’apercevait avec épouvante que sa gravure était inutilisable. « J’ai malheureusement oublié, écrit-il, de dessiner la scène en sens inverse, de telle sorte que, à l’impression, tous les personnages se trouvent gauchers. » Il n’avait pas la moindre notion des proportions, ni du relief, ni de la perspective. Et cette ignorance n’était point chez lui, comme chez tels peintres anglais ou français, l’effet d’un parti pris, ni de l’oubli de règles jugées sans valeur : c’était une ignorance naturelle, foncière, et dont le malheureux ne semble point s’être jamais rendu compte. Tout au plus se disait-il que les vrais « préraphaélites », les peintres italiens d’avant Raphaël, n’avaient guère connu davantage les proportions ni la perspective ; et, fort de cette certitude ingénue, il s’extasiait devant les étonnans dessins de Miss Siddal, son élève favorite, des dessins où les maisons étaient à peine plus grandes que les personnages, où les figures semblaient découpées dans des morceaux de bois, où il n’y avait ni une bouche, ni un œil, ni une main qui fussent à peu près à leur place normale.


Il y aurait ainsi à tirer, des lettres de Rossetti, plus d’un renseignement sur les sources, les limites, et la véritable nature de son talent. Mais plus précieux encore sont les renseignemens qu’elles nous fournissent sur son caractère, et c’est à ce point de vue surtout qu’elles ont un extrême intérêt. Car le caractère de Rossetti était toujours, jusqu’à présent, resté assez obscur : non que les amis du peintre-poète se fussent fait faute de vouloir nous l’expliquer, mais leurs explications elles-mêmes s’étaient trouvées si confuses, et souvent si contradictoires, qu’elles n’avaient servi qu’à renforcer nos doutes. Ou plutôt quelques-uns des amis de Rossetti nous avaient parlé de lui en termes fort clairs, mais c’était pour nous le représenter comme un mauvais compagnon, capricieux, exigeant, intéressé, ne voyant dans l’amitié qu’une occasion de profits matériels.

L’Écossais William Bell Scott, en particulier, ce peintre-poète que Carlyle prenait pour un imprimeur, nous avait laissé de Rossetti, dans ses Souvenirs, un portrait des plus défavorables, dont maintes anecdotes, venues d’ailleurs, avaient paru ensuite nous confirmer l’exactitude. Rossetti s’était toujours brouillé avec tous ses amis, cela était trop certain ; il avait toujours emprunté de l’argent à ceux de ses amis qui en avaient, cela encore ne faisait point de doute, ni non plus qu’il avait mis plus d’empressement à l’emprunter qu’à le rendre. Nous savions aussi qu’il s’entendait à vendre cher ses tableaux, et que même il les vendait volontiers à quatre ou cinq personnes différentes, sauf à ne les livrer qu’au dernier acheteur. Parlant ici de son rôle dans le mouvement préraphaélite, M. de la Sizeranne ne pouvait s’empêcher de constater chez lui cet extraordinaire mélange de mysticisme et d’instinct commercial. Il nous montrait Ruskin achetant des aquarelles à Rossetti avec une munificence « qui faisait un peu trop oublier au peintre la haute inspiration du critique pour n’apprécier que la fortune de l’amateur. » Et il nous rappelait enfin un autre trait, bien fâcheux en effet, de la vie de Rossetti, « jetant d’abord dans le cercueil de sa femme tous ses manuscrits, puis, après sept ans, changeant d’avis, procédant à une lamentable et épouvantable cérémonie, reprenant le manuscrit enterré avec la morte, et en tirant de magnifiques rentes en livres sterling. »

Tout cela, hélas ! n’est que trop vrai, et non seulement on ne trouve, dans les lettres à Allingham, rien qui le contredise, mais on y trouve même une foule de détails qui, à première vue, semblent faits pour aggraver encore cette mauvaise impression. Que penser, par exemple, d’un fils qui vient de perdre son père et qui, une heure après, écrit à son ami pour le charger d’une commission auprès d’un éditeur ? Que penser d’un artiste qui se préoccupe avant tout du prix qu’il pourra exiger, tant des marchands de tableaux que des éditeurs, et qui, ayant repris dans le cercueil de sa femme le manuscrit de ses poèmes, demande à tous ses amis de préparer d’avance des articles louangeurs, pour que le volume se trouve « lancé » dès sa mise en vente ?

Si cependant, après avoir relevé ces tristes détails, on essaie de dégager des lettres de Rossetti un portrait d’ensemble, on ne tarde pas avoir apparaître une figure fort originale encore, étrangement mêlée de qualités et de défauts, mais au total assez sympathique, ou en tous pas plus digne de pitié que de colère. On s’aperçoit d’abord que, âpre comme il était à se procurer de l’argent, Rossetti mettait la même ardeur à le dépenser. Sa vie entière s’est passée dans un embarras d’argent continuel ; et jamais cet embarras n’a été plus grand qu’aux dernières années, où il gagnait 3 000 livres par an, et se plaignait à Allingham d’avoir à peine de quoi manger à sa faim. Il jetait l’argent plutôt qu’il ne le dépensait, achetant au Jardin Zoologique des bêtes bizarres dont il n’avait que faire, louant des maisons qu’il n’habitait pas, souscrivant des traites à des taux fantastiques. Mais toute sa vie aussi il donnait, à de plus pauvres que lui, une grosse partie de l’argent qui lui tombait dans les mains. Il se faisait payer ses aquarelles aussi cher qu’il le pouvait par Ruskin, William Bell Scott, et tous ses amis riches ; mais à peine en avait-il touché le prix qu’il le distribuait sans rien garder pour soi-même. A toutes les pages de sa correspondance avec Allingham on retrouve la trace de cette générosité. Tantôt il écrit à son ami : « Je tiens l’œil ouvert sur toutes les personnes que je sais atteintes de la funeste habitude d’acheter des tableaux, de façon à pouvoir les mettre en demeure, le moment venu, de faire l’acquisition d’un Millais ou d’un Boyce. » En 1860, retournant à Londres de son voyage de noces, il apprend, par un journal, la mort subite d’un homme de lettres nommé Brough, qu’il connaissait à peine, mais qu’il savait pauvre, et père de deux enfans. Il a malheureusement dépensé à Paris tout l’argent qu’il avait ; mais il songe que sa femme a des bijoux qui valent bien quelques livres ; il court aussitôt les engager chez un prêteur, puis porte l’argent à la veuve de Brough, et c’est ensuite seulement que, sans un sou en poche, il rentre chez lui avec sa jeune femme.

Encore ces nombreux traits débouté ne sont-ils pas aussi touchans, ni d’une signification aussi décisive, que les jugemens portés par Rossetti, tout au long de ses lettres, sur ses confrères les peintres et les poètes. J’ai dit plus haut combien ces jugemens étaient peu motivés ; mais il n’y en a pas un qui ne soit un éloge, un véritable cri d’enthousiasme, proféré avec une joie ingénue et vibrante. On sent que ce grand enfant n’était pas plus ménager de son cœur que de sa bourse, toujours prêt à l’admiration comme il l’était à la charité. En vain on chercherait, dans ses lettres, une ombre de jalousie ou de mauvaise humeur, tant à l’égard de ses amis que de ses rivaux. J’ai cité le passage où, à court d’argent lui-même, il parlait de ses efforts pour faire vendre les tableaux de Millais et de Boyce. Quelque temps après, c’est Leighton qu’il exalte. Il a vu de ce jeune peintre, à la Royal Academy, un grand tableau qui a un succès énorme auprès du public, et qui sert de prétexte à de nouvelles attaques contre le groupe préraphaélite. « Je l’ai d’abord trouvé sans intérêt, écrit-il, mais en le revoyant j’y ai découvert une remarquable richesse d’arrangement, l’instinct de la couleur, et le sentiment de la beauté féminine. » Sur Browning, sur Tennyson, il ne tarit pas en éloges : il parle de ces deux poètes avec l’humilité d’un obscur écolier. Les moindres articles de Ruskin lui paraissent des monumens de science et de poésie. Il écrit, le 7 mars 1856, qu’il vient de rencontrer an jeune peintre nommé Burne Jones, « un des compagnons les mieux doués du pays des rêves ». Six mois plus tard il déclare que ce Jones, et un de ses camarades, William Morris, sont, « chacun à leur manière, des êtres prodigieux ». Il ajoute que « Jones fait des dessins qui rendent honteux, à force de beauté », et qu’avant peu de temps sa gloire et son génie feront oublier tous les autres. Quant à Morris, « il écrit les plus beaux contes, et des poèmes encore plus beaux. » Puis, c’est M. Swinburne dont il proclame le talent. « Son Atalante est une noble chose, supérieure à tout ce qui a été fait jusqu’ici dans ce genre. » Il n’y a pas jusqu’aux subtilités psychologiques de M. Meredith qu’il ne juge « merveilleuses ». Et non seulement il admire avec frénésie, mais il entend encore que tout le monde admire avec l’ù : il n’a point de repos qu’Allingham n’ait lu ou vu les œuvres qu’il lui signale ; leur succès lui tient plus à cœur que celui de ses propres ouvrages.

Ajoutons cependant qu’à mesure que les années passent, ses admirations changent d’objets. Tour à tour Millais et M. Burne Jones, Browning et M. Swinburne, Ruskin et William Morris lui apparaissent comme les plus « glorieux » des maîtres. Et sans cesse des noms nouveaux surgissent, dans ses lettres, en remplacement d’autres qu’on n’y retrouve plus. C’est qu’il était aussi prompt au désenchantement qu’à l’enthousiasme, et toujours extrême dans ses sentimens. Il avait raffolé de Byron, durant son enfance : mais quelqu’un lui ayant fait lire les poèmes de Shelley, Byron avait, depuis ce moment, tout à fait cessé d’exister pour lui. Au sortir du Salon de Paris, en 1849, il écrivait que « Delacroix, tant admiré ici, était un parfait imbécile », tandis qu’Ingres « dépassait en perfection tout ce qu’il avait jamais vu ». Six ans plus tard, en 1855, il appelait Delacroix « un des puissans de la terre », et affirmait qu’Ingres ne lui venait pas à la cheville. Après avoir déclare que les Noces de Cana du Véronèse étaient « la plus grande peinture du monde, sans l’ombre d’un doute », il en arrivait à juger le Véronèse « simplement détestable ». Et ainsi de tous.

Cette étonnante mobilité d’opinions, cet enthousiasme toujours débordant, et toujours changeant, cette prodigalité et cette bonté, tout cela ne donne-t-il pas du caractère de Rossetti une idée très différente de celle qu’avaient pu suggérer les Souvenirs de Bell Scott ? Considérées à ce point de vue, les lettres à Allingham ont vraiment toute la portée d’une réhabilitation. Elles montrent que le poète de la Damoiselle Elue n’était pas l’égoïste, le trafiquant, l’homme cupide et sans scrupules qu’on a dit, mais plutôt une façon de bohème, hors d’état de mettre de l’ordre dans sa vie ni dans sa pensée, ou plutôt encore, suivant le mot de Ruskin, « un Italien », dépaysé parmi les Anglais. En vain il se targuait d’être un parfait Anglais, poussant même l’orgueil national jusqu’au chauvinisme, et s’entraînant, par exemple, à tenir les Français pour une race inférieure. L’Angleterre ne lui a jamais été qu’une patrie de hasard. Italien par son père, plus qu’à demi Italien par sa mère, l’influence de l’hérédité a primé, chez lui, celle du milieu et de l’éducation. Ainsi s’explique qu’il ait pu être à la fois athée et superstitieux, intéressé et prodigue, compliqué et naïf, incapable de réflexion et passionnément épris de beauté. Et si, de tous ceux qui l’ont connu, personne ne l’a bien compris, cela aussi, peut-être, s’explique par cette même raison. Pour ses plus intimes compagnons il a toujours été un étranger ; et l’on n’aime guère les étrangers, on ne fait guère d’efforts pour les bien comprendre, dans le pays où la destinée l’avait condamné à vivre sa vie. De là vient que tous ses amis se sont, l’un après l’autre, éloignés de lui : il y avait entre lui et eux une différence de nature qui, tôt ou tard, finissait par les choquer, et qui tenait simplement à la différence des races. Telle est, du moins, la conclusion qui ressort de ses lettres. Elle confirme pleinement l’avis, cité par M. Birkbeck Hill, d’un des plus zélés combattans de la bataille préraphaélite. Comme quelqu’un déplorait, devant lui, « le manque d’honnêteté » de Rossetti en matière d’argent : — « Oui, certes, répondit ce vieillard, vous avez raison de la déplorer ; mais je crois que William Bell Scott n’aurait pas dii écrire de lui ce qu’il en a écrit. Il n’était pas bon juge, dans la circonstance. Représentez-vous, d’une pari, ce parfait Écossais, ayant le souci de l’argent, et possédant de plus, en affaires, l’inflexible probité des hommes de sa race ; et, d’autre part, représentez-vous Rossetti, un Italien jusqu’à la moelle des os, ayant, lui aussi, le désir de l’argent, mais prodigue, généreux, désirant l’argent plutôt encore pour le donner aux autres que pour s’en servir lui-même. Généreux, il l’était à un degré effrayant ; c’était une sorte de Robin Hood de l’art. Il avait la conviction que les gens riches avaient été créés pour entretenir les artistes pauvres ; et il tirait d’eux tout l’argent qu’il pouvait, mais il faisait cela autant et davantage pour d’autres que pour lui. Maintes fois il a travaillé nuit et jour afin de pouvoir aider un ami dans le besoin : dès qu’un homme riche lui paraissait capable d’acheter des tableaux de ses camarades, il ne lui laissait plus de repos qu’il n’en eût acheté. Et si vous saviez combien il était généreux dans ses jugemens, toujours prêt à admirer ce que produisaient ses amis ! » Oui, désormais nous savons tout cela. Ses lettres à Allingham nous en apportent un sûr témoignage ; et quand elles n’auraient d’autre mérite, c’en serait assez pour nous faire voir en elles, effectivement, « les meilleures lettres de Rossetti qu’il ait publiées jusqu’ici. »


T. DE WYZEWA.

  1. Sur Dante Gabriel Rossetti, voyez, dans la Revue du 1er octobre 1894, l’étude de M. de la Sizeranne : la Peinture anglaise contemporaine ; I. Les Origines préraphaélites.