Revues étrangères - L’ « Immortelle bien-aimée » de Beethoven

Revues étrangères - L’ « Immortelle bien-aimée » de Beethoven
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 456-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’ « IMMORTELLE BIEN-AIMÉE » DE BEETHOVEN


Beethoven’s Unsterbliche Geliebte. — Das Geheimniss der Grœfin Brunsvich und ihre Memoiren, par La Mara, un vol. in-8o, Leipzig, Breitkopf et Hœrtel, 1909.


On rencontrait chaque jour dans les rues de Budapest, entre les années 1850 et 1860, une étrange petite vieille toute bossue et contrefaite, vêtue d’un ample manteau de coupe surannée, mais gardant un certain air de distinction native sous la trop évidente pauvreté de sa mise. Parfois elle entrait s’agenouiller un moment dans une église ou une chapelle catholique, parfois on la voyait frapper à la porte de l’un des palais de l’aristocratie hongroise, dont les maîtres semblaient, d’ailleurs, assez peu empressés à la recevoir ; mais, le plus souvent, ses visites s’adressaient à des écoles enfantines, où professeurs et élèves ne se faisaient pas faute de sourire des admonitions pédagogiques qu’elle leur prodiguait inexorablement. Ou bien encore c’étaient les employés du ministère de l’Instruction publique qui avaient à subir les doléances de la vieille demoiselle, leur reprochant le retard apporté à l’inauguration d’un asile d’enfans, ou l’excès de hâte avec lequel ils avaient choisi, pour telle école, tel professeur au lieu de tel autre : tout cela accompagné de commentaires verbeux où reparaissaient sans cesse des citations d’écrits ou d’entretiens privés du vénérable et fastidieux Pestalozzi. Après quoi la petite vieille, du même pas rapide et affairé, reprenait le chemin de son logement ; et là, tout de suite, assise devant une table où s’entassaient en désordre les objets les plus disparates, elle se mettait à écrire de nouvelles pages de ses Mémoires, pendant que, peut-être, un gros chat, son unique ami, mêlait son ronron au bruit monotone de la plume d’oie grattant le papier.

La créature qui achevait ainsi sa longue existence dans la solitude et le dénuement avait été honorée, jadis, d’un privilège merveilleux, et tel qu’il n’y a certes pas une femme qui ne doive profondément envier celle qui l’a reçu. Elle avait eu le bonheur et la gloire d’être fiancée, pendant quatre ans, à l’un des plus grands hommes de l’histoire du monde ; et c’est à elle que l’auteur de Fidelio et de la Symphonie avec chœurs avait envoyé cette lettre fameuse « à l’immortelle bien-aimée, » ce brûlant et pathétique poème d’un amour presque surhumain, qui depuis longtemps a pris place, dans tous les cœurs, à côté de ses plus sublimes expansions musicales. La lettre a été traduite bien souvent ; mais je ne résiste pas au désir de la citer une fois de plus, avant de raconter brièvement la curieuse querelle historique qui s’est élevée à son sujet, et que vient enfin de trancher la découverte des Mémoires originaux de l’ « immortelle bien-aimée » du maître allemand :


Le 6 juillet, au matin.

Mon ange, mon tout, mon moi, quelques mots seulement aujourd’hui, et avec un crayon (avec le tien) ! Ce n’est que demain que mon logement se trouvera assuré : quelle misérable perte de temps, dans tout cela ! — Mais pourquoi ce profond désespoir, lorsque la nécessité parle ? Est-ce que notre amour pourrait exister autrement que par des sacrifices, par l’obligation de ne pas tout demander ? Peux-tu rien changer à cette situation qui exige que tu ne sois pas toute à moi, ni moi tout à toi ? — Au nom du ciel, regarde la belle nature, et tranquillise ton âme sur ce qui doit être. C’est l’amour qui exige tout cela, et à juste titre : ainsi il en est pour moi avec toi, pour toi avec moi. Mais tu oublies trop facilement que j’ai désormais à vivre pour toi comme pour moi : oh ! si nous étions tout à fait réunis, ces choses pénibles te seraient aussi légères qu’à moi ! — Mon voyage a été affreux ; je ne suis arrivé ici qu’hier matin à quatre heures. Faute d’assez de chevaux, la poste a choisi un autre itinéraire : mais quelle terrible route ! A l’avant-dernier relais, on m’a déconseillé de voyager la nuit, en m’effrayant d’une forêt à traverser ; cela n’a fait que m’exciter davantage, et combien j’ai eu tort ! Car la voiture a failli se briser, sur cette odieuse route ; et sûrement je serais resté à moitié chemin, sans les bons postillons que j’avais.

Esterhazy a eu, sur l’autre route, la même mésaventure, avec huit chevaux, que moi avec quatre ; et je dois ajouter que j’ai éprouvé aussi une part de plaisir, comme toujours lorsque je surmonte heureusement un obstacle. Mais maintenant, bien vite, je reviens des choses extérieures à celles du dedans ! Bientôt nous nous reverrons ; pour aujourd’hui, je ne puis pas te communiquer les réflexions que j’ai faites sur ma vie, durant ces quelques jours : si nos deux cœurs étaient toujours bien serrés l’un contre l’autre, je n’aurais plus le loisir de faire de telles réflexions. Ah ! ma poitrine est trop pleine pour que je puisse t’en dire beaucoup ! — Il y a des momens où je trouve que le langage parlé n’est rien, ne peut rien dire ! — Mais toi, reprends ta gaîté, — et reste toujours mon unique fidèle trésor, mon tout, comme moi pour toi ! Quant au reste, les dieux décideront ce qui doit être, et qui sera, pour nous. — Ton fidèle Louis.

Le lundi 6 juillet dans la soirée. — Tu souffres, ma créature infiniment chère, — je viens seulement d’apprendre que les lettres doivent être expédiées les lundi et jeudi matin, les seuls jours où la poste aille d’ici à K. — Tu souffres, mon trésor ! Ah ! là où je suis, tu y es avec moi ; et je saurai bien faire en sorte que nous puissions vivre ensemble ! Quelle vie ! Tandis que maintenant, sans toi, poursuivi ici et là par cette bonté des hommes que j’entends désirer aussi peu que je la mérite… L’humilité de l’homme devant l’homme m’est intolérable. Lorsque je me considère dans l’ensemble du monde, que suis-je ? et qu’est même celui que l’on nomme le plus grand ?… Et cependant, il y a toujours là l’élément divin de l’homme… — Je pleure quand je pense que ce ne sera vraisemblablement que samedi que tu recevras la première nouvelle de moi ! — Si fort que tu m’aimes, plus fortement encore je t’aime ! Mais ne te cache jamais de moi ! — Bonne nuit : en ma qualité de baigneur, il faut que je me couche tôt ! Ah ! mon Dieu, si près, et pourtant si loin ! N’est-ce pas un véritable édifice céleste, notre amour[1] ? Mais aussi est-il solide comme la voûte du ciel !

Bonjour, le matin du 7 juillet. — Dès mon réveil, dans le lit, mes idées se pressent vers toi, mon immortelle bien-aimée, tantôt joyeuses, puis de nouveau tristes, se demandant si le destin va nous exaucer. Je ne puis plus vivre qu’entièrement avec toi, ou pas du tout. Oui, j’ai décidé d’errer au loin jusqu’au jour où je pourrai me réfugier dans tes bras, et trouver ma patrie en toi, mon âme adorée, et me plonger, entouré de toi, dans le royaume des Esprits. Hélas ! il faut que les choses soient comme elles sont ! Et toi, tu vas reprendre courage, d’autant plus que tu connais ma fidélité envers toi ! Jamais une autre ne pourra posséder mon cœur, jamais, jamais ! O Dieu, pourquoi devoir être séparé de ce qu’on aime à ce point ! Et pourtant ma vie présente à Vienne est toute pleine de soucis. Ton amour m’a rendu, à la fois, le plus heureux des hommes et le plus malheureux ! A mon âge, j’aurais besoin d’une vie un peu égale, un peu régulière : et comment une telle vie serait-elle possible, étant donné nos rapports actuels ? Mon ange, j’apprends à l’instant que la poste part d’ici tous les jours ; et il faut donc que je finisse ma lettre, afin que tu la reçoives tout de suite ! Sois calme, ce n’est que par une contemplation tranquille de notre sort que nous pourrons atteindre notre but, qui est d’arriver à vivre ensemble ! Sois calme ! — Aime-moi ! — Aujourd’hui, — hier, — quelle aspiration tout arrosée de larmes vers toi ! — Vers toi, — vers toi, — ma vie, mon tout ! — Adieu, — oh ! ne cesse pas de m’aimer ! ne méconnais pas le cœur fidèle de ton aimé.

L.

Éternellement à toi
Éternellement à moi
Éternellement à nous.


J’ai dit tout à l’heure que cette lettre avait été « envoyée » à sa destinataire : le contenu de la lettre nous le prouve assez. Mais sans doute la fiancée de Beethoven, — lorsque celui-ci, en 1810, a définitivement renoncé à ses rêves de mariage, — sans doute elle a dû lui rendre les lettres qu’elle avait eues de lui, en échange des siennes ; et, de même qu’elle semble bien avoir détruit jusqu’au moindre des souvenirs de son roman d’amour, il est probable aussi que Beethoven, de son côté, a jeté au feu la nombreuse série de ses propres lettres, — à l’exception d’une seule, qui lui aura paru trop imprégnée du plus pur sang de son cœur pour qu’il pût se résigner à l’anéantir. Toujours est-il que c’est chez lui, au lendemain de sa mort, que ces feuillets jaunis et froissés ont été découverts, pieusement cachés au fond d’un tiroir secret, en compagnie d’une petite liasse d’obligations et de titres de rente qui constituaient l’unique chose un peu précieuse qu’il possédât au monde.

La lettre ne portait point d’adresse, ni aucune indication du nom de la ville d’eaux d’où elle était écrite, non plus que de l’année de ce « lundi 6 juillet » qui se lisait en tête du second morceau : autant de mystères qu’on ne pouvait manquer de vouloir éclaircir. Mais aussi bien, le plus ancien des biographes de Beethoven, Schindler, qui avait été son confident le plus familier durant les dernières années de sa vie, se prétendait-il, tout de suite, en état de tout expliquer. La destinataire de la lettre, d’après lui, était cette belle Giulietta Guicciardi, devenue plus tard la comtesse Gallenberg, à qui le maître avait dédié sa rêveuse et poétique sonate du Clair de Lune. Souvent Beethoven avait parlé à son compagnon de l’ardent amour qu’il avait autrefois ressenti pour cette jeune élève, venue d’Italie à Vienne vers l’année 1800, ainsi que du coup terrible qu’avait été pour lui, en 1803, la nouvelle du mariage de Giulietta avec l’imprésario et compositeur de ballets Robert de Gallenberg ; récits que confirmait encore une lettre du musicien à un ami d’enfance, écrite le 16 novembre 1801, — c’est-à-dire à la veille de la composition du Clair de Lune, et dans un temps où Beethoven, momentanément guéri de la longue crise de misanthropie que lui avait value la constatation définitive de sa surdité, passait toutes ses soirées chez les Guicciardi :


Ma vie, — annonçait-il à Wegeler, — est redevenue un peu plus agréable depuis que je me suis mêlé de nouveau à la société des hommes… Ce changement a été causé par une chère et ensorcelante jeune fille, qui m’aime et que j’aime. Pour la première fois depuis deux ans, j’ai recommencé à connaître des momens heureux, et c’est la première fois, aussi, que j’en suis arrivé à sentir que le mariage pouvait donner du bonheur. Mais, hélas ! la jeune fille est d’une condition trop supérieure à la mienne, et puis, d’ailleurs, comment pourrais-je songer à me marier, dans l’état où je suis ? Non, il faut que je m’accommode bravement de ma solitude !


Il est vrai que la comtesse Gallenberg, interrogée sur ses rapports avec son glorieux professeur, répondait invariablement qu’elle n’avait jamais éprouvé pour lui le plus léger penchant. « Il était affreusement laid, déclarait-elle, et s’habillait souvent de la façon la plus misérable : avec cela, fort bien élevé et plein des sentimens les plus délicats. » Mais le fragment de lettre susdit démontrait, tout au moins, que l’attitude de la jeune fille à l’égard de Beethoven avait, un instant, permis à celui-ci l’illusion d’être aimé ; et comme le 6 juillet de l’année 1801 se trouvait, précisément, avoir été un lundi, longtemps les historiens de la musique ont continué à admettre, avec Schindler, que c’était bien ce jour-là que l’auteur de la sonate du Clair de lune avait écrit, à son élève Giulietta Guicciardi, la lettre fameuse où, pour tous les siècles à venir, il la proclamait son « immortelle bien-aimée. »

Les premiers assauts vraiment sérieux qu’ait eu à soutenir l’opinion ainsi établie lui ont été infligés, en 1872 et 1S79, par Alexandre Thayer, dans les tomes II et III de sa grande biographie de Beethoven. Je regrette de ne pouvoir pas, à ce propos, esquisser ici un portrait de ce nouveau biographe du maître, tout de même que celui de son devancier Schindler : car le hasard a voulu que la commémoration du plus « excentrique » des hommes de génie échût aux mains de deux personnages qui, pareillement dépourvus du moindre génie, lui fussent presque égaux en singularité. Ignorant la langue allemande, et n’ayant que des connaissances musicales assez rudimentaires, l’Américain Thayer avait cependant résolu de mettre à profit les loisirs que lui laissaient ses fonctions de consul des États-Unis à Trieste pour offrir au monde un monument biographique comparable aux célèbres Vies de Mozart et de Sébastien Bach, écrites avant lui par Otto Jahn et Philippe Spitta. Trois gros volumes avaient paru coup sur coup, encombrés d’un prodigieux déballage de documens hétéroclites ; et puis la publication s’était arrêtée, pendant les vingt dernières années de la vie de Thayer, et le bruit avait couru que celui-ci était en train d’oublier jusqu’à l’existence de Beethoven, pour ne plus s’occuper que de solliciter, de recevoir, ou de dépenser les subventions de généreux compatriotes, acharnés à vouloir lui faciliter l’achèvement d’une entreprise qu’il s’obstinait à regarder comme « inachevable. »

Mais si la partie proprement « historique » des trois volumes publiés de son vivant révélait trop ouvertement son incompétence, — nous racontant la vie de Beethoven de la même façon qu’on aurait étalé devant nous l’existence d’un négociant ou d’un bureaucrate, sans jamais tâcher à isoler, parmi la masse des menus faits plus ou moins relatifs au maître, ceux qui concernaient plus directement son rôle d’artiste, — on ne pouvait pourtant contester à cet Anglo-Saxon avisé et pratique une remarquable adresse pour débrouiller les difficultés d’ordre matériel, et, par exemple, pour déterminer les dates d’une foule de lettres ou de billets, d’après leur écriture, le format de leur papier, ou les diverses allusions qui s’y rencontraient. C’est dire que les problèmes suscités par la lettre « à l’immortelle bien-aimée » avaient chance d’être, enfin, soumis à un examen minutieux ; et le fait est que les trois volumes de Thayer ne contenaient peut-être pas de chapitres plus intéressans que ceux que le biographe américain avait consacrés à l’étude de ces problèmes, ou plutôt de toute la désolante histoire de » amours de Beethoven. Plusieurs conclusions s’en dégageaient, dont l’une, la plus nette et la plus formelle, était celle-ci : que la destinataire de la lettre n’était pas, ne pouvait pas avoir été Giulietta Guicciardi !


Un seul argument aurait suffi à le prouver : pendant aucune des trois années où Beethoven avait aimé Giulietta, les circonstances connues de sa vie ne rendaient possible, au début de juillet, le pénible voyage, ni le séjour dans une ville d’eaux, dont nous parle sa lettre. Mais, en plus de cette preuve péremptoire, vingt autres raisons concordaient à démentir l’affirmation de Schindler. Jamais Beethoven n’avait été admis dans l’intimité de Giulietta au degré qu’attestaient les termes de la lettre. Il avait cru, un moment, en être aimé ; mais on a vu que l’idée d’un mariage avec elle, même alors, lui avait paru absolument irréalisable. En fait, il avait très vite compris que la jeune fille se moquait de ses regards passionnés ; et il en avait conçu un ressentiment qui, vingt ans après, continuait encore à se refléter dans ses entretiens. Sur l’un de ces navrans « carnets de conversation » où, au-dessous des questions écrites de ses visiteurs, il lui arrivait parfois d’écrire aussi ses réponses, — oubliant qu’à défaut du pouvoir d’entendre, il conservait au moins celui de parler, — nous lisons, à la date de février 1823, que la comtesse Gallenberg s’est autrefois jouée de lui, sauf à s’en repentir quelques années plus tard. « Revenue à Vienne, — raconte-t-il dans un français à peine plus barbare que son allemand, — elle cherchait moi pleurant : mais je la méprisais. » De telles relations ne se conciliaient ni avec le ton, ni avec le contenu de la lettre ; et il n’y avait pas un mot de celle-ci qui pût convenir au caractère de la jeune fille infiniment hautaine et frivole qu’avait été, suivant le témoignage unanime des contemporains, la future comtesse Gallenberg. Enfin alléguait-on, à l’appui de l’hypothèse de Schindler, la dédicace de la sonate du Clair de Lune ? Thayer avait beau jeu de répondre que ce n’était que par hasard que ce morceau avait été dédié à Giulietta : car Beethoven, d’abord, avait simplement fait hommage à sa belle élève d’un innocent Rondo de piano en sol, et n’avait ensuite transporté sa dédicace sur la sonate que parce qu’une autre dame avait sollicité l’honneur de lire son nom sur ledit rondo. Sans compter que l’admirable sonate, de l’aveu exprès de son auteur, lui avait été inspirée par une petite ballade du poète Seumer, — on sait que nombre des principales œuvres de Beethoven sont nées, ainsi, du désir d’ « illustrer » en musique des poèmes ou des drames, — et ne pouvait donc nullement avoir, pour nous, la valeur autobiographique d’une confidence amoureuse.

Encore Thayer ne s’en tenait-il pas à cette première conclusion, toute négative. A grand renfort de citations et de raisonnemens, il établissait que la lettre à « l’immortelle bien-aimée » devait avoir eu pour destinataire une jeune femme que Beethoven avait aimée après le mariage de Giulietta, aimée d’une affection plus profonde, plus durable, et probablement payée de retour. Depuis 1806, en effet, plusieurs lettres du musicien portaient l’empreinte d’une étrange exaltation romanesque mêlée de mystère, avec de discrètes allusions à des projets, des espoirs, des occupations d’une extrême importance. Cet état d’esprit se prolongeait pendant quatre années, jusqu’à une lettre du 2 mai 1810 où Beethoven priait son ami Wegeler de lui envoyer de Bonn, au plus vite, son certificat de baptême. Et puis les allusions cessaient, la correspondance du maître reprenait son ancien accent de tristesse bourrue, et le beau-frère de Wegeler écrivait de Vienne à celui-ci que, « selon toute apparence, la grande affaire du mariage de leur ami s’était décidément effondrée. » Désormais, le second roman amoureux de Beethoven disparaissait pour toujours, de l’horizon de sa vie : à moins qu’on voulût en reconnaître un dernier écho dans la plainte tragique qui, vers le même temps, s’était exhalée du cœur du poète-musicien sous la forme du plus déchirant, à la fois, et du plus mélodieux de ses lieds, — celui qui avait pour texte les vers de Goethe : « Ne séchez point, larmes d’un amour éternel ! » Ces larmes, que renouvellera d’âge en âge, au long des siècles, la simple et tragique cantilène du maître, comment ne pas supposer qu’on en devait la source à « l’immortelle bien-aimée ? »

Quant au nom de celle-ci, Thayer se déclarait incapable de le déterminer avec certitude. Tout au plus pouvait-il, à son tour, proposer une hypothèse, en se fondant sur les faits connus de la vie mondaine du compositeur pendant les années 1806-1810. Parmi les nombreuses jeunes femmes de la société viennoise que Beethoven, pendant ces années, avait fréquentées le plus assidûment, la seule qui semblât avoir occupé une certaine place dans ses pensées était une comtesse Thérèse Brunsvick, sœur d’un violoncelliste avec qui il avait toujours été lié d’une très étroite et fidèle amitié. Cette jeune fille était également la cousine de Guilietta Guicciardi, et avait, d’abord, reçu avec elle les leçons de Beethoven : mais bientôt ses rapports avec celui-ci étaient devenus assez familiers pour qu’il lui dédiât une sonate, — celle, précisément, qu’il devait toujours ensuite préférer à toutes les autres, — et composât pour elle un lied, Je pense à toi ! ainsi qu’une série de Variations à quatre mains sur ce même petit chant, publiées plus tard avec une nouvelle dédicace à Thérèse et à sa sœur cadette. Plusieurs fois il avait séjourné dans les châteaux hongrois des Brunsvick, à Martonvasar et à Korompa. Écrivant au comte François Brunsvick, il le chargeait « d’embrasser sa sœur Thérèse. » Et jusqu’au terme de sa vie il avait gardé dans sa chambre, et soigneusement transporté avec lui de l’une à l’autre des innombrables maisons qu’il avait habitées, un portrait peint de Thérèse Brunsvick, donné jadis par elle avec cette inscription de sa main : « Au rare génie, — au grand artiste, à l’homme excellent. — De T. B.[2]. »

Tout cela, évidemment, n’avait pas de quoi constituer une preuve absolue : mais aussi Thayer n’entendait-il pas nous obliger à admettre la conjecture qu’il nous proposait. Il se contentait d’affirmer que, « assez vraisemblablement, » c’était à Thérèse Brunsvick que Beethoven, le lundi 6 juillet 1807, avait adressé sa lettre, d’une petite ville de Hongrie, appelée Pystian, dont les eaux passaient pour être des plus efficaces dans le traitement de la surdité. Le K. mentionné dans la lettre pouvait fort bien signifier Korompa, où demeuraient alors les Brunsvick, et où, peut-être, le musicien se proposait d’aller « bientôt, » après l’achèvement de sa cure.


Ce qui n’était ainsi, pour le biographe américain, qu’une supposition « vraisemblable » faillit se changer en une solution définitive du problème lorsque, vers 1890, une dame écrivant sous le pseudonyme de Mariam Tenger publia une brochure intitulée : L’Immortelle Bien-aimée de Beethoven. Mariam Tenger y révélait, sur la foi de « communications personnelles » de la comtesse Thérèse Brunsvick, que c’était décidément à celle-ci qu’avait été adressée la lettre d’amour. En tâchant à consoler Beethoven du désespoir où l’avait plongé le mariage de sa cousine, la jeune fille avait laissé voir à son professeur que sa compassion envers lui, et la respectueuse admiration dont elle était remplie pour son génie musical, se renforçaient, dans son cœur, d’un sentiment plus tendre ; et les deux amoureux s’étaient secrètement fiancés, en mai 1806, pendant une visite de Beethoven au château de Martonvasar. Ils s’étaient promis de se marier aussitôt que la situation financière, et surtout mondaine, du musicien lui permettrait de présenter sa demande à la vieille comtesse Brunsvick : mais Thérèse avait dû reconnaître que jamais l’orgueil aristocratique de sa mère ne consentirait à tolérer une mésalliance aussi scandaleuse ; et bien que la jeune fille jurât qu’elle était prête à se passer de ce consentement, son fiancé, — par un scrupule généreux qui n’est point pour surprendre dans l’âme de héros que lui avait faite, dès lors, l’habitude de la douleur, — avait refusé d’accepter le sacrifice qu’elle lui offrait. Vers le milieu de l’année 1810, les fiançailles avaient été définitivement rompues, et Beethoven, depuis ce moment, n’avait plus revu son « immortelle bien-aimée. »

Résumé de cette façon, le récit de Mariam Tenger confirmait, fort à propos, l’hypothèse de Thayer ; mais l’auteur de la brochure, apparemment, avait tenu à orner et à « étoffer » les « communications personnelles » de la comtesse Brunsvick, car sa longue narration de ce roman d’amour était toute semée d’erreurs monstrueuses, dénotant l’ignorance la plus complète de la personne, des actes, et même de la signification artistique de Beethoven. Si bien que le mystère, loin d’être éclairci, menaçait de devenir plus obscur que jamais. On découvrait, par exemple, que la prétendue fiancée du musicien était bossue, ce qui ne justifiait guère l’enthousiasme passionné de la lettre. On s’apercevait que Giulietta Guicciardi et Thérèse Brunsvick n’étaient pas les seules jeunes femmes que Beethoven eût connues familièrement : il y avait une demoiselle Thérèse Malfatti, une demoiselle Amélie Sebald, dont les beaux yeux l’avaient, un moment, touché. Et tout porte à croire que le doute aurait indéfiniment continué, sur la destinataire de la lettre du « 6 juillet, » si une savante et infatigable dépouilleuse d’archives, Mme La Mara, n’avait résolu de déchiffrer l’énigme à tout prix, dût-elle parcourir le monde, et dépenser le reste de sa vie à poursuivre son enquête.

Ce beau zèle méritait sa récompense : il l’a eue, et plus ample que Mme La Mara ne pouvait l’espérer. Nous savons à présent, de la manière la plus décisive, que Thayer a eu raison, dans sa conjecture, et que le fond du récit de Mariam Tenger est strictement vrai, sous les fâcheux ornemens dont elle l’a revêtu. Il m’est, naturellement, impossible de songer à reproduire ici l’exposé que nous fait Mme La Mara de ses heureuses recherches, prolongées avec une patience admirable durant un quart de siècle : mais les résultats qu’elle a obtenus défient désormais toute critique, et ajoutent à la biographie de Beethoven un chapitre nouveau, où la connaissance même du génie créateur du maître trouvera son profit. Non seulement une dame dont la mère était l’amie d’enfance de Thérèse Brunsvick a raconté à sa visiteuse l’histoire complète des fiançailles de la jeune comtesse avec Beethoven ; non seulement Mme La Mara a recueilli, à Budapest, des traditions suivant lesquelles Thérèse Brunsvick avait « failli se marier » avec le musicien : les petites-nièces de l’ « immortelle bien-aimée, » dépositaires de tous ses papiers, ont enfin consenti à se départir d’un silence respectueusement conservé jusqu’ici d’après le désir de leur arrière-tante, et confirmé la justesse des suppositions d’Alexandre Thayer. « Oui, c’est bien la comtesse Thérèse Brunsvick qui a été l’immortelle bien-aimée de Beethoven ! » ont-elles dit à Mme La Mara, en même temps qu’elles l’autorisaient à publier le manuscrit des Mémoires que leur avait légué la vieille demoiselle.


Et maintenant il faut que j’avoue une chose singulière, qui, sans doute, va causer d’abord au lecteur la déception que j’ai éprouvée moi-même en la découvrant : dans ces longs Mémoires, où Thérèse Brunsvick nous entretient abondamment des moindres particularités de sa vie familiale, aucune allusion ne se rencontre à ses rapports avec Beethoven ! Celui-ci nous y apparaît seulement au début, lorsque l’auteur décrit sa première visite à Vienne avec sa mère et sa sœur. Nous voyons les deux jeunes filles gravissant, un rouleau de musique sous le bras, le mauvais escalier qui mène à la chambre du professeur ; nous les voyons exécutant leur sonate, et puis obtenant du maître la promesse de venir, chaque jour, leur donner des leçons. Et puis, après cette peinture des origines de l’amitié, plus un seul mot sur le grand homme qui a inscrit le nom de Thérèse Brunsvick en tête de la sonate qu’il aimait le mieux, sur l’homme qui, tous les ans, jusqu’en 1810, a été l’hôte des Brunsvick dans leurs maisons ou châteaux de Hongrie ! Au lieu de nous parler de lui, Thérèse nous expose les circonstances déplorables du mariage de sa jeune sœur ; elle nous raconte ses voyages en Italie et en Suisse, son séjour auprès du pédagogue Pestalozzi, et de quelle façon, vers 1810, elle a entrepris de se vouer tout entière à la fondation de ces écoles enfantines qui devaient, en effet, l’occuper pendant tout le reste de sa vie. Sans cesse elle s’arrête à nous peindre des figures de voisins de campagne, de voyageurs, d’amis de son frère ou d’autres comparses aperçus par hasard : et les mois, les années défilent devant nous, sans qu’elle paraisse se souvenir d’avoir revu celui qui la connaissait assez intimement pour écrire à François Brunsvick : « Embrasse, pour moi, ta sœur Thérèse ! » Enfin nous apprenons qu’un jour, aux environs de 1814, un certain baron C. P., jeune, élégant et riche, s’est pris d’amour pour elle, et lui a demandé de devenir sa femme ; elle lui a fait attendre sa réponse neuf ans, toujours lui promettant de « réfléchir » à son offre ; et lorsque ce patient amoureux l’a mise en demeure de se décider, une fois de plus elle s’est excusée, en riant, de n’avoir pas trouvé le temps de « réfléchir. » A quoi Thérèse Brunsvick ajoute, en manière de conclusion : « Les attentions du jeune homme m’avaient laissée froide ; mais c’est que, précédemment, une passion m’avait consumé le cœur. » Voilà, en vérité, l’unique phrase de tous ces Mémoires où, parmi l’insignifiant verbiage de la petite Vieille de Budapest, nous entendions la voix, la noble et douloureuse voix de l’ « immortelle bien-aimée ! »

« Une passion, autrefois, m’avait consumé le cœur. » De quelle lumière cette phrase, se joignant à ce que nous savons par ailleurs de l’objet de la « passion » de Thérèse Brunsvick, éclaire pour nous le silence des Mémoires au sujet de Beethoven ! La vieille fille, solitaire et misérable dans un monde où personne ne s’intéresse à elle, a résolu de se distraire en écrivant l’histoire de son passé : déjà elle nous a raconté son enfance, son éducation, la mort prématurée de son père, et les commencemens de ce premier séjour à Vienne qui lui apparaît comme le principal événement de sa vie ; elle a représenté Beethoven la recevant chez lui, retournant tous les jours travailler avec elle pendant de longues heures : mais soudain, arrivée à ce point de son récit, elle a revu en pensée la fin du beau roman dont elle venait d’évoquer le début, et la plume est tombée de ses mains tremblantes. Elle s’est rappelé le mystère profond qui avait entouré ses relations avec Beethoven, et comment celui-ci, s’étant résigné à briser, — par égard pour elle, — le lien qui longtemps les avait unis, jusqu’au bout avait enfermé son secret dans le sanctuaire le plus caché de son cœur ; elle s’est rappelé son propre silence, à travers tant d’années, alors que l’Europe entière s’ingéniait à découvrir le nom de la fiancée de celui qui l’avait élue entre toutes les femmes : et une voix impérieuse lui a ordonné de recouvrir d’un mystère immortel l’immortelle figure de la « bien-aimée. »

Du moins la pauvre femme ne pouvait-elle défendre à son cœur de revivre ces chères années, dont elle allait emporter le secret dans la tombe. Elle retrouvait devant elle l’image de l’élégante et charmante jeune fille qu’elle avait été, avec ses grands yeux sombres, d’une ardente douceur, illuminant un visage aux traits finement accentués, sous le flot parfumé de ses cheveux noirs : infiniment vive et spirituelle, avec cela, passionnée de poésie comme de musique, et surtout pénétrée d’un besoin natif de tendre compassion qu’avait encore développé, en elle, le spectacle du veuvage tragique de sa jeune sœur. Son infirmité, qu’elle nous avoue elle-même sans l’ombre de réserve, ne l’empêchait point de séduire tous ceux qu’elle daignait honorer de son attention ; et peut-être même cette infirmité nous expliquerait-elle bien des choses, dans le roman de Thérèse avec le musicien sourd, si les circonstances de ce roman ne nous étaient pas aussi absolument inconnues. En tout cas, il y avait là une faiblesse et une douleur qui ne pouvaient manquer de parler éloquemment à cette grande âme : avec quel généreux enthousiasme l’auteur de la lettre d’amour devait imaginer, appeler l’heure délicieuse où sa souffrance et celle de Thérèse se guériraient « immortellement, » associées l’une à l’autre !

Et la fiancée de Beethoven revoyait ses promenades avec celui-ci, dans les forêts sauvages de Korompa ou sous les élégans bosquets du Prater viennois. Elle entendait sonner à ses oreilles les accords légers et sensuels de la sonate que son ami avait écrite pour lui plaire, dans ce ton de mi majeur qui, de tout temps, par tradition, avait été tenu pour le plus « amoureux. » Souvent, depuis lors, elle avait assisté dans les journaux à d’aigres querelles au sujet de cette sonate, où les uns s’ingéniaient à apercevoir des mérites cachés, tandis que d’autres s’étonnaient de l’étrange préférence de son auteur pour elle, et, en souriant, elle songeait que cette préférence ne tenait pas aux subtiles qualités musicales que prétendaient découvrir les défenseurs de la sonate, mais seulement à ce que, toujours, le cher poète avait aimé, par-dessus toutes ses autres œuvres, celle qui portait sur son titre le nom adoré de Thérèse Brunsvick[3].

Ainsi celle qui avait été jadis l’ « immortelle bien-aimée » se rappelait et rêvait. Oui, un tel amour était, décidément, d’une beauté trop sacrée pour pouvoir être livré en pâture à l’indifférente et frivole curiosité de la foule ! Et la petite vieille renfermait dans un tiroir le portrait où Beethoven, à son intention, s’était fait représenter en « homme du monde, » avec des favoris sur les joues et une grosse fleur à la boutonnière ; elle séchait les dernières larmes que cette évocation de son roman d’amour avait fait monter à ses yeux ; et puis, après encore une caresse à son compagnon, endormi sur sa table, elle entamait la copieuse relation de ses entretiens pédagogiques avec Pestalozzi…


T. DE WYZEWA.

  1. Probablement il aura relevé les yeux, après la phrase précédente, et aperçu le ciel illuminé d’étoiles. Nous avons l’impression, tout au long de la lettre, qu’il est là vivant, devant nous, assis auprès de la fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôtel ; et non pas vêtu négligemment et les cheveux en désordre, ainsi que nous sommes habitués à l’imaginer, mais attifé à la mode des « lions » viennois, avec une élégante redingote serrée à la taille, un ample jabot de soie blanche encadrant le menton, et une paire de superbes favoris « assassins des cœurs, » — tel que nous le montrent deux curieux portraits conservés, à Florence, par la nièce et héritière de l’ « immortelle bien-aimée. »
  2. Ce tableau se voit aujourd’hui à Bonn, où il est une des pièces les plus précieuses du petit musée installé dans la maison natale de Beethoven. Plusieurs des personnes qui ont connu Thérèse Brunsvick dans sa vieillesse affirment n’y avoir retrouvé aucun de ses traits, — ce qui prouverait tout au plus que l’amie de Beethoven avait beaucoup changé, en vieillissant. Mais, d’autre part, je ne serais pas éloigné de penser que le tableau, œuvre excellente du peintre Lampi, n’a jamais prétendu être un portrait, et que Thérèse Brunsvick a simplement donné à son fiancé l’image d’une Muse, avec cette dédicace autographe qui devait lui rendre le tableau infiniment cher.
  3. Sans compter que, peu de temps avant cette sonate en mi, Beethoven en avait écrit une autre, la célèbre Appassionnata, qui, elle, n’était sûrement tout entière qu’un poème d’amour fiévreux et triomphant. Il l’avait dédiée à François Brunsvick, le violoncelliste : mais comment ne pas supposer que cette œuvre-là encore, sous l’apparente dédicace au frère, s’adressait à la sœur, — véritable et parfait pendant de la lettre « à l’immortelle bien-aimée ? »